Corps de l’article

Après avoir fait paraître plus d’une vingtaine d’ouvrages appartenant à des genres différents (recueils de poèmes, essais et romans), Jean Tortel a publié en 1982 un essai singulier, Le discours des yeux [1], dans lequel il se penche sur les fondements de son écriture. Rédigé essentiellement entre 1970 et 1973, ce livre est le premier de l’auteur à exposer sous la forme de fragments en prose les composantes de sa poétique et à interroger les relations qui se tissent entre elles. Il forme en quelque sorte le premier volet d’un diptyque, que viendra compléter, deux ans plus tard, Feuilles, tombées d’un discours (1984). Dans ces deux essais, l’écrivain aborde les préoccupations majeures de sa poésie : la perception sensorielle, la réalité concrète des objets et la matérialité de la parole. Qualifié par la critique de « long poème en prose[2] » et reconnu comme l’« un des livres les plus audacieux qu’ait écrit Jean Tortel[3] », Le discours des yeux est selon son auteur un « traité du regard métaphorique[4] ». Ce texte prend place au sein d’une oeuvre qui se caractérise d’abord par une grande constance des thèmes et par un rigoureux travail sur le vers, mais aussi par une volonté de réfléchir et de comprendre dont témoignent, non sans ironie, les titres Explications ou bien regard, « Explications de textes » ou encore « Didactique pas trop[5] ». Animé d’un semblable souci de compréhension, je propose ici une lecture de cette oeuvre dense et je souhaite étudier certaines articulations de la réflexion, qui repose notamment sur les principes de séparation et d’opposition.

La poétique tortélienne se distingue par l’omniprésence du regard qui découle de la primauté accordée au désir par l’auteur. En effet, celui-ci n’a cessé, tout au long de son oeuvre, de considérer le désir comme un facteur déterminant et inaliénable de la condition individuelle. Moteur de l’existence, le désir est défini ici comme un principe dynamique central qui suscite et oriente l’activité sensorielle et affective propre à chacun. Un tel postulat renvoie simultanément au corps, à la mobilité et à l’altérité, trois notions qui trouvent un point de convergence au sein du regard. Affirmant que « le regard réside dans le désir » (DY, 50), Tortel souligne l’étroite interaction entre les deux termes en les inscrivant dans un rapport d’inclusion. Par ailleurs, cette poétique s’appuie aussi sur la notion de limites qui renvoie, pour le poète, au corps sensible — lui-même restreint dans sa capacité de percevoir, d’agir et de subsister dans le monde — et tout particulièrement à l’avancée rectiligne et plus ou moins parallèle des deux yeux qui captent sensiblement le monde en le découpant. Dans ses textes, Tortel associe constamment cette condition de la perception visuelle à la forme rectangulaire et à certains objets qui la matérialisent, comme le tableau, la fenêtre ou encore la page[6].

Une pensée qui se partage

Soucieux de toujours faire valoir le caractère relationnel qui détermine un objet, Tortel définit la notion de regard en s’appuyant sur un lien d’opposition entre deux composantes, le désir et les limites. La lecture du Discours des yeux montre d’ailleurs que la nature antinomique de ce lien est, à cet égard, tout à fait emblématique de la conception binaire et du principe de dualité qui sous-tendent de façon générale l’univers tortélien. En effet, l’oeuvre poétique et essayistique formule un rapport au monde qui s’articule sans cesse de manière dichotomique. Plusieurs aspects de ce rapport sont ainsi traités dans Le discours des yeux, comme la perception visuelle, qui est décrite à l’aide des notions — aux accents merleau-pontiens — de visible et d’invisible : « [nous sommes] incapables de relater les rapports du visible et de l’invisible autrement que selon la série binaire qui nous circonscrit » (DY, 159). En ce sens, Tortel souscrit à l’idée, issue de la phénoménologie, qu’une chose se donne toujours à voir partiellement puisqu’elle est constituée d’un indissociable revers qui en empêche la perception totale, et il fait de cette idée l’un des principaux moteurs de son écriture. Sans doute est-ce ce qui explique en partie pourquoi la vision est constamment ramenée aux conditions de lumière qui opposent le jour et la nuit, et en fonction desquelles le regard, selon l’auteur, peut ou non s’exercer : « le jour, pourtant, en tant qu’il est le paradigme du clair, est à la fois ce qui se voit, ce par quoi, où et quand on voit et à travers quoi » (DY, 100). Dans cette perspective, le jour est présenté comme une condition essentielle à l’exercice du regard et comme une sorte de canal visuel, contrairement à « la nuit [qui] rend le regard inutile » (DY, 24). Cette attention portée à la lumière suggère aussi un certain rapport au temps qui apparaît dans l’opposition entre le jour et la nuit. La journée entière, qui constitue l’une des principales unités à partir desquelles est mesurée l’expérience du temps chez Tortel, se distingue par sa durée relativement courte et son recommencement. Elle souligne l’importance accordée par l’auteur à la brièveté des choses et à leur faculté de réapparaître. En faisant notamment allusion aux saisons, les poèmes mettent souvent l’accent sur la dimension cyclique du monde extérieur.

On remarque qu’une semblable répartition antinomique est aussi présente dans le réseau de figures géométriques sur lequel s’appuie l’auteur pour développer sa réflexion. Ce réseau se répartit explicitement en deux catégories : la première regroupe les composantes linéaires — le trait, la rayure et la ligne — que Tortel associe à l’action de « déchirer », de « rayer » ce qu’il nomme « le cela d’en face » (DY, 28), c’est-à-dire le monde qui s’offre au regard ; la seconde réunit des composantes courbes — le méandre, la spirale et le cercle —, qui rendent compte de la dimension extérieure et totale de l’espace ou des choses : « Les paroles circulaires : comme l’espace. Elles sont peut-être l’espace, une infinité de cercles concentriques (ils s’écraseront sur nos globes jumeaux) apparus effacés dans la grande aire plurielle où nous ne pénétrons pas » (DY, 152). Par le biais de ce réseau géométrique binaire, qu’on retrouve aussi dans sa poésie, Tortel explicite sa position sur l’acte de perception. Considérant que sujet et monde entretiennent un incontournable rapport de face à face, le poète affirme la nécessité de rompre cette condition, qui entretient selon lui l’immobilité et l’ignorance. Il souhaite investir l’espace et pratiquer des percées au sein des objets qui sont, comme il le mentionne régulièrement, « impénétrables ». L’attrait pour les figures linéaires acérées découle de cette attitude qui mise sur la transformation des choses pour les mieux connaître.

Enfin, le discours tortélien s’appuie à maintes reprises sur « [d]eux autonomies sans doute inconciliables » (DY, 51) qui viennent régir le fonctionnement et le comportement de l’individu : la loi et le désir. La loi constitue ici un savoir « rassurant » ou encore l’expression de « certitudes » que le désir vient bouleverser et remettre en cause. Dans cette relation, la loi ne peut cependant totalement surmonter le désir :

La sécurité qu’apportent les lois est donc suffisante pour que le projet ne soit pas absurde, pour qu’aussi chaque objet occupe sa place à l’intérieur de son nom. Elles sont toutefois incapables de régler la projection du désir qui veut que, précisément, cela ne tienne pas mais s’échappe de soi.

DY, 50

Employant ces deux notions, Tortel examine la nécessité d’un cadre et de règles (pôle objectif), et le besoin de transgresser ce cadre (pôle subjectif). Tiraillé entre ces deux pôles, il s’intéresse, par exemple, aux lois de la perception visuelle (savoir scientifique) ou encore aux règles de la rhétorique et de la poésie classique, mais il ne souhaite aucunement y être soumis ou s’en remettre à elles de manière inconditionnelle. Au contraire, l’incursion de son désir à l’intérieur de tels cadres constitue, pour lui, l’occasion d’interroger son propre rapport à la vision, à l’écriture.

Cette forte inclination pour les structures dichotomiques pourrait laisser croire que l’oeuvre renferme un sens de l’équilibre et de l’harmonie — comme on le trouve, par exemple, dans la philosophie taoïste et la poésie traditionnelle japonaise qui s’en inspire. Et pourtant ce n’est pas le cas. Chez Tortel, l’antinomie est un mode d’organisation complexe qu’« il est vain de vouloir épuiser » (DY, 34) et qui suscite des tensions sur divers plans. Perçue comme le principal mode de structuration globale du monde et des rapports que l’homme entretient avec celui-ci, l’antinomie est, pour le poète, partout présente. Elle renvoie à la mise en opposition des choses, à leur détermination par le biais de la lutte et de la comparaison. Elle réunit des éléments qui se frottent l’un à l’autre, s’entrechoquent et ainsi se trouvent affectés, voire transformés, par cette relation qui associe des contraires. Cette dynamique suscite cependant une « inquiétude » particulièrement grande qui se manifeste dans Le discours des yeux par un vocabulaire évoquant constamment l’univers de la menace, de la crainte et des rapports de force. En effet, toute la réflexion est empreinte des mots « peur », « tyrannie », « combat », « détresse », « conflit » et combien d’autres qui désignent un rapport d’affrontement et d’impuissance. À cet égard, les passages portant sur la nuit et l’obscurité, par exemple, sont très révélateurs. Comme il a été mentionné plus haut, l’exercice du regard est ici entièrement assujetti à la lumière ; par conséquent, l’absence de celle-ci prive tout sujet sensible de cette activité perceptive et fait naître « la peur » : « La vue qui paraît menacée et comme étouffée sous une espèce de taie qui la gênerait (comme si une nuit pouvait être imparfaite), n’est atteinte, avant d’être abolie par la nuit réelle, que dans le jeu mental qui ressemble fort à de la peur […] » (DY, 17). Selon cette perspective, l’appréhension d’une chose conduit à envisager l’éventuel surgissement de son contraire, d’où cet état de tension qui caractérise la posture du poète et qui se situe entre apparition et disparition, naissance et mort. En réponse à cette condition, vécue de manière angoissante, Tortel accorde à l’écriture un pouvoir capable de « détruire » l’objet afin de le « révéler » — l’auteur emploie ce verbe en recourant à une forme intransitive inhabituelle. Cette destruction s’inscrit dans un processus visant à transformer la réalité matérielle de l’objet en une réalité verbale qui émane d’un sujet parlant. Le fait que cette transformation soit formulée en termes de destruction — « l’intervention verbale […] détruit l’objet pour le transformer en sa figure » (DY, 30) — manifeste une attitude défensive qui trahit en quelque sorte une anxiété profonde et un terrible sentiment de danger ou de perte.

Extraction et destruction du regard

La portée de cette conception dichotomique atteint aussi la manière dont Tortel dissocie, non sans étonner, le regard et le corps. Le poète insiste à quelques reprises sur l’autonomie du regard par rapport au corps ainsi que sur l’écart qui sépare le premier du second. Bien qu’il reconnaisse certains traits qui tendent à les rapprocher, il écrit :

Que le travail de voir bute sur l’opaque : il réclame qu’un obstacle lui soit opposé et c’est dans ce but et sur cette butée que le regard et le corps se reconnaissent ensemble. La distance qui les sépare abolie et maintenue et par conséquent le corps au coeur de lui-même, dispersé qu’il est dans l’éclatement double, le sien et celui du regard […].

DY, 16

Dans ce passage, on constate à quel point le regard et le corps sont considérés isolément et qu’un tel postulat, reposant sur la mise à distance, favorise la comparaison entre les deux entités. De plus, les points communs identifiés par l’auteur ne sont pas, comme on pourrait s’y attendre, d’ordre physiologique ou sensoriel, mais plutôt d’ordre structural : la notion d’obstacle apparaît ici comme un déclencheur et un révélateur de l’activité perceptive ; la dispersion et l’éclatement, comme une condition ou un état venant accentuer la disjonction entre ces deux éléments. Ailleurs dans le texte, Tortel souligne autrement l’autonomie du regard : « mon regard s’échappe de soi en vue d’avancer dans la distance (l’oeil fait office de main) jusqu’à la chose éloignée sur l’opaque de laquelle il s’écrasera » (DY, 120)[7]. Ces deux exemples montrent bien qu’un tel procédé de distinction et de comparaison permet de mieux hiérarchiser les composantes et, dans le cas présent, de mettre en valeur le rôle prépondérant accordé au regard. Au fil de la réflexion tortélienne, le regard se différencie du corps par le biais notamment d’une puissance, d’une agilité et d’un caractère incisif qui le propulsent en dehors du corps pour l’emmener au-devant du monde. Ces qualités se matérialisent, entre autres, dans la figure du couteau — objet tranchant, mais aussi arme blanche — que le poète emploie à propos du regard et qui désigne un indéniable rapport de force : « le corps est ainsi qu’il attend le tremblant couteau du regard » (DY, 97)[8]. Le regard affiche ici une supériorité qui vient en effet contraster avec la passivité attribuée au corps qui « attend ».

Tortel maintient la primauté du regard lorsqu’il aborde la relation entre la vision et l’écriture. Même s’il emprunte à Maurice Scève la notion de « discours des yeux », qui suggère un rapport entrelacé, l’auteur met à distance l’une de l’autre les deux composantes réunies dans l’expression. Il soutient que la perception visuelle est antérieure à la parole et, par conséquent, il inscrit ces deux activités au sein d’un rapport de succession :

Sans doute l’origine de l’interrogation recule sans cesse, au fond de quelque innommable et c’est une espèce de coup de force qui décrète que le regard (incluse la valeur métonymique du terme) est le commencement, cette rupture. Quoiqu’il en soit [sic], antérieur à toute formulation interrogative, il la présente déjà. Il l’annonce, la présuppose, l’a déjà formée dans son espace qui n’est plus celui du silence ni celui de la nuit et qui se transforme en espace parlé dans l’intervalle non mesurable qui le sépare de l’objet-corps. Il y a prise de possession préalable, à la fois éclatante et souterraine, de l’objet : maléfique en un sens, avant que fuse longtemps gonflée, la question.

DY, 22-23

Cette répartition dans le temps crée un ordre, un déroulement, mais indique aussi une relation de cause à effet qui peut paraître paradoxale dans le cadre d’une réflexion qui laisse entendre un entrelacement étroit du regard et de la parole. Présenté ici comme « l’origine » de la parole, le regard n’acquiert cette fonction première que par l’intermédiaire d’un « coup de force », lequel impose en quelque sorte ce statut. Face à un tel postulat, on peut se demander quel est l’apport de la parole dans la constitution du sens. En effet, si le regard « prend possession » de l’objet et qu’il « forme » la parole, comme l’expose Tortel, cela suppose-t-il que celle-ci ne fait que convertir verbalement un sens déjà déterminé par le regard ? Sans pouvoir répondre catégoriquement, on constate cependant que cette relation se fonde toujours sur une domination du regard sur la parole (primauté dans le temps[9] et appropriation de l’objet) qui confère parfois à celle-ci une dimension subalterne, et ce, malgré toute l’importance accordée au langage et à l’écriture dans cette réflexion. L’idée que le sens serait formé principalement par l’action du regard s’oppose d’une certaine façon à la pensée phénoménologique d’un Merleau-Ponty — avec laquelle l’oeuvre de Tortel entretient pourtant d’évidentes affinités, puisque toutes deux accordent une grande importance au corps et à la perception sensorielle —, qui affirme à l’égard de la parole :

le sens est pris dans la parole et la parole est l’existence extérieure du sens […]. Il faut que, d’une manière ou de l’autre, le mot et la parole cessent d’être une manière de désigner l’objet ou la pensée, pour devenir la présence de cette pensée dans le monde sensible, et, non pas son vêtement, mais son emblème ou son corps[10].

Pour Merleau-Ponty, la parole doit incarner — au sens de « représenter sous une forme matérielle et sensible » (Nouveau Petit Robert) — la pensée ; chez Tortel, c’est le regard qui est associé à un corps : « Je ne sais s’il est possible d’écrire que la visibilité est un corps. Si c’est acceptable ou. Mais. Bien que ce soit abstrait, oui, elle contient quelque chose de corporel » (DY, 17). Ce « quelque chose de corporel » découle notamment de l’autonomie du regard et de la manière dont celui-ci « intervient ». Le regard constitue ici une entité propre qui se compare au corps au point d’en devenir un véritablement : « s’accrochant aux angles, la vue reprend corps (reprend le corps) » (DY, 117). Par une telle incarnation, le discours tortélien tend à instaurer, entre le regard et le corps, un rapport de dépendance et de succession[11].

La réflexion proposée dans Le discours des yeux montre que Tortel conçoit sa démarche créatrice en fonction des étapes qui la composent et qui forment un parcours. L’action du regard se révélant la première phase de ce processus — et, dans l’esprit de son auteur, la plus déterminante —, la suivante consiste en l’action de la parole qui conserve ici l’esprit d’opposition avec lequel les éléments entrent en relation et qui se retourne contre le regard afin de le « détruire » à son tour. Après une première destruction de l’objet par le regard surgit celle du regard par la parole :

Mais nul arbre, ici deux platanes taillés d’ailleurs plutôt en largeur qu’en hauteur — et déjà l’objet arbre est en cours de destruction quand il est qualifié platane, ne peut être plus haut que haut. […] Dire l’arbre haut c’est : ne pas dire le reste. C’est oublier ce qui le concerne, la hauteur exceptée, détruire la totalité que le regard avait amenée jusqu’ici pour que ce dire la double en s’engendrant ; […] c’est que le dire fragmente l’objet en énoncés inconciliables devant un regard impuissant, qui abandonne la place […]. L’espace fragmenté par les objets, l’objet fragmenté par le dire, les yeux ne savent pas où commence, ou finira leur discours.

DY, 42

Le propre de la démarche tortélienne est de s’appuyer sur une succession de transformations — que le poète désigne à sa façon par le terme « destructions » — par le biais de laquelle le sujet sensible et parlant s’approprie graduellement et partiellement le monde extérieur. Comme on peut l’observer dans l’extrait cité, les « destructions » procèdent par fragmentation, retranchement et élimination. Détruire par la parole signifie ici rompre l’illusion de « totalité » que peut, malgré les limites du champ de vision, créer le regard. Selon cette perspective, la parole découpe et décompose avec des mots l’objet qui a été transformé une première fois par le regard. Cette seconde transformation — que Tortel nomme le « renversement » par la parole — « acquiert ainsi une autonomie surprenante » (DY, 54) qui a pour effet de repousser le regard et de faire apparaître l’objet autrement. L’action du renversement suscite la disparition de l’objet et sa réapparition en un objet d’écriture, comme le souligne l’auteur : « l’écriture, dès qu’elle apparaît, se charge de l’objet en lui imposant sa propre condition d’être, elle l’arrache de soi et l’absorbe. Aussitôt qu’il est devenu sien — non plus objet mais objet d’écriture, celui qu’elle qualifie n’est plus lui » (DY, 28-29). À l’intérieur d’un tel système, l’idée de destruction ne vise jamais à un anéantissement total de l’objet, mais à un processus de transformation dont la force et la puissance réimposent un nouvel objet, distinct de ce qu’il était précédemment. L’univers belliqueux, qui marque de manière constante la formulation de ce processus, vient soutenir en quelque sorte l’action, l’autonomie et la singularité qui contribuent à susciter « l’éclatement » tant recherché par Tortel. La « qualification » — autre nom donné par l’auteur pour désigner l’écriture — procède à cet éclatement en faisant surgir différentes qualités qui viennent scinder, fragmenter, altérer l’objet[12]. Loin de renvoyer à un discours valorisant le chaos, la notion de qualification est définie ici, au contraire, comme une action permettant d’« imposer son propre ordre : qui dérangera l’objet » (DY, 13) — non sans une certaine autorité, semble-t-il. Cet ordre, qui constitue l’expression d’un sujet, est indissociable du phénomène de la destruction. Tous deux entretiennent une relation antinomique par le biais de laquelle le poète caractérise le rapport du sujet au langage.

Cette franche distinction entre l’action du regard et celle de la parole se répercute aussi dans la manière de concevoir deux types d’espace : le premier correspond à celui du monde extérieur comportant les objets qui seront éventuellement saisis à l’intérieur des limites du regard ; le second, à « l’espace de la figuration ». Chacun de ces espaces est toujours exprimé de manière séparée et ne semble jamais faire l’objet d’aucun recoupement avec l’autre. Tous deux sont cependant liés entre eux par le mouvement de transfert qui s’opère d’un lieu à un autre : « un objet […] s’ouvre pour se laisser voir et […], dès cet instant est hors de son lieu propre, projeté dans celui du dire ; détourné par et dans le dire » (DY, 29). Comme le mentionne cet extrait, le passage d’un espace à l’autre s’effectue toujours dans la même direction (c’est-à-dire de « l’espace circulaire » à « l’espace de la figuration ») et ce mouvement apparaît irréversible (une fois projeté dans l’espace de la parole, l’objet ne retourne jamais dans l’espace précédent). Selon Tortel, la parole, au moment de son surgissement, ne laisse aucune possibilité de retour en arrière : « une phrase qualifiante fabriquera, pour l’occuper tout entier, un espace nouveau que nous ne soupçonnions pas » (DY, 134). Cet espace — nommé aussi « espace autre » ou « deuxième espace » — prend place dans une dynamique faisant écho à l’idée de succession qui a été traitée plus haut. Il est présenté comme une solution de rechange à l’espace du regard et comme le lieu où la parole, par le biais de la qualification, procède à une différenciation de l’objet, à son retrait de l’anonymat.

Au sortir de cet essai, le lecteur retient sans nul doute l’importance de la tension, perçue par Tortel à la fois comme un mode de relation originel et comme un facteur de transformation. Présente tout au long de la réflexion par l’intermédiaire des univers de l’opposition, de l’agression et de la « destruction », cette tension induit une pensée qui s’avère grandement marquée par des modalités binaires et antinomiques. Cette influence n’a pas pour effet d’éluder la complexité des choses et du sens, mais d’en dégager des pôles « élémentaires » — pour employer l’un des titres de Tortel. Chez lui, il semble que ce soit au prix d’une telle polarisation que le sujet puisse prendre part au monde extérieur et que sa parole puisse intervenir auprès de l’objet afin d’y inscrire la présence du sujet. Par ailleurs, il demeure un certain paradoxe — ou du moins une étrangeté — dans la manière dont l’auteur s’appuie sur l’univers de la perception, mais pour en écarter constamment le caractère entrelacé au profit d’une séparation et d’une hiérarchisation des sens. Privilégiant l’opposition et la scission (cf. la figure du couteau), Tortel s’emploie à déjouer toute illusion de totalité que peuvent dégager, à des échelles différentes, le monde ou un simple objet. Cette méfiance à l’égard d’une telle illusion engage le poète dans un combat aux accents primitifs, tant il se dégage ici « une dramaturgie archaïque et sacrificielle[13] ». Mais au-delà de ce combat demeure la parole que l’auteur investit, pourrait-on dire, plus que tout par le biais de ses textes. C’est elle, finalement, qui élabore cette dramaturgie et qui fait en sorte que « toute composition réimpose le présent en équivalences entre l’étonnement et l’oubli et que par conséquent il n’y a[it] plus de durée » (DY, 115). À cet égard, Le discours des yeux est un véritable essai dramaturgique, puisqu’il développe et structure de manière originale une réflexion portant sur la tension qui surgit entre un sujet et un objet, un auteur et son écriture.