La revue Études françaises n’est pas coutumière des célébrations, son mandat la vouant en premier lieu à la parole critique et à l’étude. Rien ne lui interdit cependant de faire coïncider celles-ci avec un anniversaire, surtout s’il s’agit de faire découvrir ou redécouvrir à ses lecteurs un écrivain que Jean-Luc Steinmetz présente si justement comme « l’une des grandes figures secrètes de la poésie de la fin du xxe siècle ». Cette figure est celle de Jean Tortel, qui aurait cent ans aujourd’hui. « On me dit que Jean Tortel est octogénaire, et je me demande si je ne me sens pas quelquefois plus vieux que lui », écrivait en 1984 un Philippe Jaccottet perplexe, qui, après avoir parlé avec chaleur des premiers livres de son aîné, se montre plus réservé qu’admiratif face à l’oeuvre de maturité et à sa conquête de « nouveaux territoires ». Il se peut que d’autres, éprouvant comme Jaccottet le besoin « non seulement d’espace, et de souffle, mais aussi de leurs multicolores, odorantes et multiformes émanations », aient été déroutés par l’apparente austérité d’un poète qui « s’était de plus en plus rapproché de lui-même en se dépouillant, en se risquant aussi […] et quelquefois dans un espace abstrait, plutôt aride […], se concentrant, avec une sorte de tranquille insouciance de toute facilité, d’oubli ou plutôt de refus du divers, du charme ». Car si son refus de la luxuriance surréaliste et son attachement au monde concret le rapprochent de quelques poètes de sa génération (Ponge et Guillevic) et de la suivante (Bonnefoy, Jaccottet, du Bouchet), Tortel n’a jamais bénéficié de la même ferveur — du moins dans la critique — que tous ceux-là. Son intérêt obstiné pour certaines questions de langage a peut-être fait oublier la dimension charnelle de ses poèmes, qui pourtant ne cessent de parler des « corps » — ceux du dehors comme celui de l’écrivain. Son travail du vers, à la fois rigoureux et novateur, a pu voiler une émotion, une inquiétude certes discrète, mais perceptible néanmoins, et cela justement dans le vers, cette « découpe » qui, isolant des mots « grammaticaux », des marqueurs de relation (pronoms, auxiliaires, conjonctions, adverbes), révèle l’arbitraire des rapports par lesquels nous ordonnons et qualifions notre espace, met à nu l’instabilité de notre situation. Tortel s’est pourtant gagné au fil des ans l’estime de nombreux poètes, issus d’horizons multiples, ce dont témoigne, entre autres, le numéro d’hommages que lui consacra la revue Action poétique en 1984, celui-là même où Jaccottet exprimait sa distance. Depuis, la critique a emboîté le pas aux poètes, et d’autres ouvrages sont parus sur cette oeuvre stimulante. Mais ces travaux demeurent encore peu abondants, et il reste beaucoup à dire sur l’écriture de Tortel et son apport à la poésie de langue française. La parution de ce dossier coïncide aussi, plus prosaïquement, avec quelques changements au sein du comité de rédaction. François Paré et Catherine Mavrikakis ont dû nous quitter, le premier ayant terminé son mandat, la seconde étant requise par d’autres tâches ; tous deux ont apporté une contribution inestimable à la revue, tant par leurs idées nouvelles que par leur sens critique, ce dont toute l’équipe les remercie. Pour les remplacer, deux nouveaux membres se sont joints au comité : Isabelle Daunais, de l’Université McGill et Jeanne Bovet, de l’Université de Montréal. Leur arrivée succède à celle d’Isaac Bazié, de l’Université du Québec à Montréal, qui est venu l’hiver dernier combler un poste vacant. Les compétences diversifiées de ces trois professeurs constitueront un apport précieux pour l’actuel comité. Enfin, ce numéro constitue également la …
Notes de la directrice[Notice]
- Lucie Bourassa
Diffusion numérique : 20 décembre 2004
Un document de la revue Études françaises
Volume 40, numéro 3, 2004, p. 3–5
Le corps des mots. Lectures de Jean Tortel
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