Volume 40, numéro 3, 2004 Le corps des mots. Lectures de Jean Tortel Sous la direction de Marc André Brouillette
Sommaire (11 articles)
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Notes de la directrice
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Présentation. Le corps des mots. Lectures de Jean Tortel
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Limites du jardin : un parcours de la poétique de Jean Tortel
Nicolas Castin
p. 15–42
RésuméFR :
Le jardin de Tortel concentre la plupart des lignes de force qui scandent son oeuvre. On y affronte l’épaisseur têtue du monde sensible, et on y assiste au déploiement des pulsions qui lui répondent. L’expérience sensible se superpose d’ailleurs ici à un questionnement de la subjectivité, de ses figures aléatoires et intermittentes, de ses difficultés à trouver la distance juste pour établir une articulation valide entre le dehors, le moi et l’écriture. La poésie semble alors se définir comme une tentative de formulation, de « qualification » du lien perceptif, et comme la tentative, sans cesse menacée, de ressaisir une présence.
EN :
Most of Tortel’s major themes can be found in his garden. One is faced with the stubborn thickness of the empirical world and the spreading of reactions to this world. The experience of the senses is combined with a questioning of subjectivity — subjectivity’s occasional and fleeting representations, and its struggle to find the distance appropriate to establish a viable articulation between the outside world, the self and writing. Thus, poetry seems to become an attempt to express, to “qualify” the link to the senses, and like the ever-threatened attempt, to once again seize a lost presence.
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La présence de Jean Tortel
Suzanne Nash
p. 43–54
RésuméFR :
Bien que Jean Tortel ait toujours envisagé le langage poétique comme une façon de soustraire les choses du monde matériel au flux de la réalité phénoménale, la publication des Villes ouvertes (1965) marque un tournant décisif dans sa conception du langage envisagé comme instrument de ce transfert. Le recueil posthume intitulé Limites du corps (1993), composé d’un choix de poésies tirées de quatre de ses ouvrages de maturité — Les villes ouvertes (1965), Relations (1968), Limites du regard (1971) et Instants qualifiés (1973) —, saisit l’intensité de ce passage d’une langue renvoyant au monde de manière imagée à une attention dénuée de tout lyrisme, portée sur l’acte même de transcription. Cet article retrace l’art poétique plus tardif de Tortel et propose de lire Passés recomposés, publié en 1989, comme un recueil avec lequel Tortel aurait sciemment refermé la fenêtre des Villes ouvertes, détournant ainsi son regard du monde extérieur pour le diriger vers le lieu fugitif de la mémoire.
EN :
Although Jean Tortel always understood poetic language as a way of rescuing elements of the material world from the flux of phenomenal reality, the writing of Les villes ouvertes (1965) represents a turning point in the way he conceived of language as the instrument for enacting that transfer. The posthumous collection, Limites du corps (1993), containing a selection of poems from four of his mature works — Les villes ouvertes, Relations (1968), Limites du regard (1971), and Instants qualifiés (1973) — captures the drama of this change from language used in its referential relationship to the world of visual imagery to a resolutely de-lyricized focus on the act of inscription itself. This paper gives an account of Tortel’s mature poetics and proposes a reading of Passés recomposés, written shortly before the poet’s death and published in 1989, as a collection that self-consciously closes the frame opened by Les villes ouvertes by turning the poet’s gaze away from the outside world to the fleeting place of memory.
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La force du regard : présences antinomiques dans Le discours des yeux
Marc André Brouillette
p. 55–64
RésuméFR :
Dans son essai intitulé Le discours des yeux (1982), Tortel s’interroge sur les principales composantes de sa propre poétique. Sa réflexion s’inspire de ses préoccupations à l’égard de la perception sensorielle, de la réalité matérielle des objets et de la parole. La notion de regard y occupe une place prépondérante et est constituée, selon le poète, du désir et de limites, deux composantes entre lesquelles s’établit un rapport d’opposition. La nature de ce rapport s’avère emblématique de la manière dont Tortel formule sa relation au monde, relation largement influencée par les rapports binaires et le dualisme. La lecture proposée ici de cet essai souhaite montrer l’importance de ces principes à l’intérieur d’une oeuvre ayant constamment accordé une grande attention à la dynamique relationnelle entre les êtres et les choses.
EN :
In his essay titled ‘Le discours des yeux’ (Discourse of the Eyes), Tortel questions the main components of his own poetics. His musings arise from his preoccupation with sensory perception, the material reality of objects and speech. The gaze, one of his central concerns, is fleshed out, according to the poet, by desire and limits, two components that embody oppositional terms. The nature of this divide is emblematic of the way Tortel posits his own relation to the world, largely expressed through binary relationships and dualism. The reading of the essay developed in the following pages singles out the importance of these principles with respect to the works of Tortel, in which careful attention is constantly paid to the relational dynamics between beings and things.
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« L’intérieur est le lieu » : poésie/endoscopie
Catherine Soulier
p. 65–78
RésuméFR :
La notion de corps joue un rôle essentiel dans la poésie et la poétique de Jean Tortel. Entendue dans un sens très large, elle y désigne tout objet perçu par un regard désirant. Mais si le poème tortélien privilégie le corps objet, le corps propre n’en est pas absent pour autant. Longtemps maintenu à sa propre surface par sa réduction à la main et surtout à l’oeil — instrument majeur de cette poésie du regard —, le corps vécu se fait corps profond dans « Spirale interne » (Des corps attaqués, 1979) et « La boîte noire » (Les solutions aléatoires, 1983), où les yeux semblent se retourner sous le crâne pour permettre l’enfoncement du regard dans l’obscurité intérieure. C’est cette tentative d’endoscopie poétique que l’article se propose d’examiner. Il s’attache tout d’abord à l’élaboration d’hypothétiques images des profondeurs organiques, y lisant, selon que les poèmes prétendent plonger le regard dans la cavité abdominale forée par l’ulcère ou voir derrière les yeux le cerveau logé dans la boîte crânienne, l’effort pour figurer l’infigurable de la sensation ou la volonté de s’incorporer des images construites à partir de souvenirs de descriptions scientifiques et de planches d’anatomie. Déployant les implications de l’entreprise endoscopique, il aborde ensuite la question de l’identité qui, sous-jacente à la traversée organique dans « Spirale interne », se pose explicitement dans « La boîte noire » où les visions fragmentaires du cerveau viennent fissurer le moi et le confronter à sa précarité, conduisant ainsi le corps à « se désigner lui-même en tant qu’objet non immobile non éternel ».
EN :
The notion of the body plays an essential role in the poetry and in the poetics of Jean Tortel. In the broadest sense, it designates all objects perceived by a desiring gaze. But while the Tortellien poem highlights the body-object, the actual body is not absent. Long restricted to its own surface by its reduction to the hand and especially to the eye — the essential tool of this poetry of the gaze —, the lived body becomes the profound body in ‘Spirale interne’ (Des corps attaqués, 1979) and in ‘La boîte noire’ (Les solution aléatoires, 1983), in which the eyes seem to turn inwards into the skull, to allow the gaze to penetrate this internal obscurity. It is this tendency towards poetic endoscopy that the article proposes to examine. It first undertakes the elaboration of hypothetical images of the organic depths, there reading — as the poems claim to peer into the ulcer-gouged abdominal cavity, or to see behind the eyes the brain lodged in its cranial box — the effort to represent the unrepresentable of the sensation or the desire to incorporate oneself, images constructed from memories of scientific descriptions or of anatomical drawings. Developing the implications of the endoscopic enterprise, he next tackles the question of identity, which underlies the organic journey in ‘Spirale interne,’ and is explicitly dealt with in ‘La boîte noire,’ where the fragmentary visions of the brain split the self and confront it to its own precariousness, thus leading the body to ‘designate itself as a non-immobile non-eternal object.’
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D’une audace à demeure
Jean-Luc Steinmetz
p. 79–91
RésuméFR :
L’auteur prélève d’abord dans différents livres de Jean Tortel certaines strophes qu’il commente, en tant qu’éléments critiques permettant de mieux lire le fonctionnement de l’oeuvre. Il en déduit une manière de phénoménologie du regard écrivant. Puis il s’applique à considérer les rapports entre la pensée de Mallarmé et l’intention de Jean Tortel, en insistant sur la Prose (pour des Esseintes). Il conclut en montrant les limites du poème découvrant par les mots eux-mêmes ce qu’il lui faudrait dépasser.
EN :
The author begins by taking verses from various books by Jean Tortel and then comments on them in order to establish them as critical elements allowing the reader to better grasp the functioning of the oeuvre. From this, he develops a manner of phenomenology of the writing gaze. Next, he considers the links between the reflections of Mallarmé and the intentions of Jean Tortel, with special emphasis placed on Prose (pour des Esseintes). He concludes by showing the limits of the poem, discovering through its very words what must be surpassed.
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Jean Tortel : bibliographie
Exercices de lecture
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Errances interdites : la criminalité au féminin dans L’astragale d’Albertine Sarrazin
Karin Schwerdtner
p. 111–127
RésuméFR :
Selon les traditions sociales et religieuses de l’Europe, l’errance féminine sur des lieux publics est conçue comme étant très contraire au génie de la femme, qui est de son élément naturel casanière et conservatrice. Face à la conception historique de la mobilité féminine, en littérature comme en société, nous nous proposons ici de saisir l’impact que la femme errante du genre « truande » peut avoir dans le roman français contemporain. Nous étudierons la construction et la signification de l’errance dans L’astragale d’Albertine Sarrazin, en faisant appel aux considérations de l’espace, du déplacement, des relations sociales et de la causalité, et puis aux théories de l’énonciation.
EN :
Social and religious traditions in Europe view female vagrancy or wandering in public as entirely contrary to the essence of woman who is by nature a homebody and conservative. With reference to historical conventions regarding feminine mobility, in literature as in society, this paper addresses the impact that the wandering female criminal can have in the contemporary French novel. It examines the construction and meaning of wandering in Albertine Sarrazin’s L’astragale, focusing on the role or significance of representations of space, movement, social relations and causality and then on theories of enunciation.
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(Im)possible autobiographie : vers une lecture derridienne de L’amour, la fantasia d’Assia Djebar
Ching Selao
p. 129–150
RésuméFR :
Assia Djebar, qui est l’une des écrivaines les plus connues de la littérature maghrébine actuelle, a exploré de façon exemplaire les difficultés pour une femme algérienne musulmane et, qui plus est, issue de la colonisation française de s’abandonner à l’écriture de soi. Bien que L’amour, la fantasia soit son premier livre dit autobiographique, la lecture ici proposée tente de montrer qu’à l’instar de l’essai autobiographique de Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, ce « roman » expose davantage une réflexion sur l’impossible autobiographie qu’il n’expose la vie de son auteure. Cet article se penchera sur les différents procédés utilisés par Djebar dans ce récit au croisement de la « vérité » et de la fiction : l’inclusion du discours historique, l’intégration des récits oraux, la mise en scène d’un « Je » pluriel ; autant de procédés impersonnels qui transgressent l’autobiographie au sens restreint de sa définition. En outre, si écrire c’est déjà sortir de soi — « Je est un autre » selon la maxime rimbaldienne —, s’écrire en langue française, pour Djebar, c’est aussi prendre conscience que l’écriture autobiographique ne peut finalement qu’être une mise à nu voilée.
EN :
Assia Djebar, one of the best-known and prolific female Magrebi writers of the moment, has explored, in an exemplary fashion, the difficulties for a Muslim Algerian woman to write about herself using the language of the former French colonizer. Although, L’amour, la fantasia is said to be her first autobiographical book, the following article proposes to read this “novel” as a literary work which, like Jacques Derrida’s autobiographical essay Le monolinguisme de l’autre, offers a reflection on the impossibility of writing an autobiography rather than exposing the life of its author. I shall examine how Djebar seeks to transgress the classical definition of an autobiography by intertwining “truth” and fiction (incorporating, in her narrative, the historical accounts of French soldiers and the oral testimonials of Algerian women), as well as using the first person singular as plural and collective. Furthermore, if writing is always a way of experimenting oneself as another — “Je est un autre” once wrote Rimbaud — for Djebar, writing an autobiography in the language of the Other also means that exposing herself can only occur through a sort of veiling.
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Les natures mortes de Chardin : l’échec de l’écriture dans les Salons de Diderot
Magali Gasse-Houle
p. 151–165
RésuméFR :
Dans les Salons de Diderot, il y a quelques tableaux où se bute l’écriture, où la parole est mise en échec. Il y a un peintre, un peintre très admiré, devant les oeuvres duquel la verve de Diderot se tarit. Et ce peintre est Chardin. Certes on peut affirmer que Diderot a développé tout un savoir pictural grâce à Chardin, le tapissier, savoir qui aura enrichi les Salons. Mais qu’a dit, en vérité, Diderot sur les natures mortes de Chardin, presque rien. En fait, ses commentaires, partant de la simple énumération des choses représentées sur la toile, puis de l’étude de la singulière manière du peintre, de son « faire », se révèlent impuissants à expliquer la véritable beauté des oeuvres. C’est donc ce mouvement de l’écriture vers un inévitable silence de la peinture qu’il s’agissait de tracer, mouvement qui passe des objets au « technique », et qui se perd, enfin, dans l’homme, l’homme Chardin…
EN :
In Diderot’s Salons, there are a few paintings which cannot be described. There is a painter, a very admired painter, whose work does not solicit Diderot’s eloquent expression. And this painter is Chardin. Indeed, thanks to Chardin — the “tapissier” —, Diderot has acquired a vast pictorial knowledge, knowledge that would have enriched the Salons. But what Diderot has written on Chardin’s still lifes amounts to almost nothing. In fact, his comments, from the simple enumeration of represented things on the canvas to the study of the singular style of the painter, are incapable of explaining the true beauty of Chardin’s work. It is this movement of writing towards an inevitable silence of painting that is in question, movement from objects to technique and ending in the search of the man, Chardin.