En 1777 le greffier du sénéchal de Rodez prit en note l’audition d’une métayère. Son frère cadet venait de tuer leur frère aîné. Dans un premier temps elle entendit un coup de fusil. Dans un second temps, alors qu’elle se trouvait être avec son mari dans la métairie, son frère cadet poussa la porte. Voici mot pour mot le texte du greffe : « Raymond vint et s’assit. Son mari lui dit qu’il y en avait qui ne mangeraient pas de bons morceaux. Dit que oui. Son mari lui dit qu’il y en avait qui avaient été à l’affût de bonne heure. Raymond ne répondit pas. Son mari lui dit qu’il y en avait qui seraient pendus. Alors Raymond dit qu’il valait mieux un coup de fusil. Elle lui dit qu’il valait mieux que les fusils n’existent pas. Raymond répondit que si les fusils n’existaient pas, ce qui était arrivé ne serait pas arrivé. » Cette déposition de la soeur de Raymond au sénéchal de Rodez constitue pour moi un modèle. Chaque fois que je le relis je me dis : « C’est peut-être le plus beau texte français. » Ce style me fascine en ce que 1. la narration exclut de prendre directement parti sur ce qui est dit, 2. chacun de ceux qui parlent exclut farouchement de prendre directement à partie la personne à qui il s’adresse. Selon la métayère le langage se borne à entourer de négations et d’images et à éviter de crever la poche non verbale recelée au fond de chaque corps. Il est hors de question que le langage puisse évoquer jamais les motifs ni les sentiments ni les causes. C’est la pudeur à l’état de langue. C’est le style antipsychologique par excellence. On trouve des traces de cette rhétorique extraordinairement rétive en lisant les vieilles sagas des anciens Islandais. On en exhume des lambeaux dans les anecdotes romaines. Les contes des anciens Japonais en ont transcrit les courts-circuits, les énigmes, le repli clinique. Mais rien de ce que j’ai trouvé ne me paraît aussi saisissant que l’unique phrase que la métayère prononce en son propre nom. Le greffier rapporte sobrement un dialogue lui-même rapporté. Le greffier est comme la servante dans Les hauts de Hurlevent d’Emily Brontë. Il est comme le garde dans la Cassandre de Lycophron. Interrogée par le sénéchal la métayère laisse son mari parler dans sa parole le plus qu’il lui est possible. Mais soudain elle n’en peut plus de douleur ; c’est de son frère qu’il s’agit et non celui de son mari ; c’est son frère qui a tué son frère — et soudain elle explose : « Elle lui dit qu’il valait mieux que les fusils n’existent pas. » La métayère prononce ces mots alors que son frère aîné vient de mourir d’une balle de fusil tirée en pleine tête. Le langage vrai est négation. Toutes les langues naturelles — qui dérivent des rêves qu’inventèrent les hallucinations affamées chez les homéothermes — créèrent les fictions. Le langage est un irréalisateur qui a des effets réels. L’Ersatz a des conséquences imprévisibles sous la forme de petits bouts de phrases surgissantes. C’est plus que de la pudeur, de la circonspection, de la prudence, ce dont fait preuve la métayère de Rodez. C’est beaucoup plus que du laconisme. C’est le secret sans sécrétion. Je pense soudain que l’attitude qui sous-tend la seule phrase que la métayère ait prononcée en son nom propre devant le greffier du tribunal de Rodez en 1777 va plus loin encore que le rejet de toute publication de ce qui est à …
La métayère de Rodez[Notice]
- Pascal Quignard
Diffusion numérique : 25 août 2004
Un article de la revue Études françaises
Volume 40, numéro 2, 2004, p. 9–11
Pascal Quignard, ou le noyau incommunicable
Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 2004