Volume 40, numéro 2, 2004 Pascal Quignard, ou le noyau incommunicable Sous la direction de Jean-Louis Pautrot et Christian Allègre
Sommaire (11 articles)
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Présentation
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La métayère de Rodez
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Une écriture intraitable
Bruno Blanckeman
p. 13–24
RésuméFR :
Les Petits traités constituent le point d’orgue de l’oeuvre de Pascal Quignard. Mais comment définir leur identité générique ? L’écrivain mène en effet le traité aux confins de la littérature (il brasse plusieurs champs disciplinaires) et à l’intersection de plusieurs catégories littéraires, l’une romanesque, l’autre poétique. Intraitable alors, le traité ? L’article montre comment cette indécidabilité statutaire et générique relaie une visée intime (s’écrire à la source, au plus près des pulsations de la psyché, dans les dénivelés et les heurts de la conscience) et une visée spéculative (faire jouer le texte, pointer ses failles, ses lacunes, les gouffres qu’il recouvre, donner ainsi à entendre une « alerte au néant », selon la formule de Jean-François Lyotard).
EN :
The Petits traités represents the pinnacle of Pascal Quignard’s oeuvre. But how can their generic identity be defined? The writer pushes the treaty to the limits of literature (he mixes various disciplinary fields), and brings it to the intersection of several literary categories, one fictional and one poetic. But is the treaty untreatable? The article demonstrates how this statutary and generic undecidability relays goals that are both intimate (to write oneself from the source, closer to the beatings of the psyche, in the meanderings of consciousness) and speculative (to put the text to work, to point out its faults, its gaps, the abyss it covers, leading to understand an “alertness to nothingness,” according to Jean-Francois Lyotard’s formula).
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Les « fictions critiques » de Pascal Quignard
Dominique Viart
p. 25–37
RésuméFR :
Les récits de Pascal Quignard font dialogue du critique et du fictif. Ce trait de l’écriture contemporaine ne relève pas simplement d’une investigation des limites génériques de l’écriture mais d’une articulation inédite de l’invention fictive et de la pensée critique qui n’est plus un rapport d’illustration ou de servitude mais de confrontation et de collaboration. Au delà de l’hybridité formelle, l’enjeu est de nature critique, au sens fort du terme, et mêle les considérations littéraires, rhétoriques, biographiques, socio-historiques, anthropologiques, psychanalytiques… Pascal Quignard, très réservé envers les catégorisations de la pensée, se livre ainsi à une archéologie de la prérationalité et active un paradigme archaïque aux confins de la prédation, de la sexualité et du sacré. La rêverie d’un « premier récit prémigratoire » nourrit ses fictions autant que ses méditations, désormais indissociables les unes des autres. Elle s’oppose aux « grands méta-récits » en construisant face à leur téléologie, une archéo-logie ou plus exactement une archéo-pathie. Le langage s’offre à l’écrivain comme l’instrument de cette recherche et le lieu sur lequel elle s’exerce. Quignard retrouve dans le mot le vestige de la chose plus que sa signification. L’explication du mot lui permet de reconstituer son environnement archaïque et produit ainsi un retour au sens ancien, concret, « rude ». Elle accomplit ainsi une désymbolisation du langage. De tels déplacements favorisent les récits : ils sont en puissance de fiction, de représentations imaginaires. Le discours se résorbe alors dans une « raison » fabulante dont la présente contribution étudie les caractéristiques.
EN :
Pascal Quignard’s texts put the critical and the fictional in a dialogue with each other. This characteristic of contemporary writing does not simply derive from the investigation of the generic limits of writing, but also from the novel articulation of fictional invention and critical thought, which is no longer a relationship of illustration or of servitude, but rather one of confrontation and collaboration. Beyond formal hybridity, the problematic is of a critical nature, in the strong sense of the term, and combines literary, rhetorical, biographical, socio-historical, anthropological and psychoanalytical considerations. Pascal Quignard, very reserved towards the categorization of thought, devotes himself to an archaeology of pre-rationality and activates an archaic paradigm at the limits of predation, of sexuality, and of the sacred. The dream of a “first pre-migratory narrative” inspires his fictions like his meditations, now inseparable from one another. This opposes the “grand meta-narratives” by confronting their teleology with an archaeo-logy, or more specifically an archaeo-pathy. For the writer, language is both the tool for this research and the terrain on which it is conducted. Quignard finds in the word the remains of the thing more than its signification. The explanation of the word permits him to reconstruct its archaic environment and thus produces a return to its ancient, concrete and rude meaning. Therefore, this accomplishes a desymbolisation of language. Such movements privilege the narratives, powered by fiction and by imaginary representations. The discourse is thus absorbed in an imaginary “reason,” of which this present contribution studies the characteristics.
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Pascal Quignard : une poétique de l’agalma
Chantal Lapeyre-Desmaison
p. 39–53
RésuméFR :
La psychanalyse freudienne et lacanienne nourrit l’oeuvre de Pascal Quignard dont elle influence notablement la position éthique et esthétique, en ce qui concerne notamment la question du langage. Pour l’auteur, elle est aussi un fabuleux réservoir d’images et de fictions en dormance, orientées vers le passé. Pascal Quignard, en quelque sorte contre Proust, médite sur le temps perdu, non pour le retrouver mais pour s’en affranchir au profit de ce qu’il nomme le Jadis, dont l’objet sordide porte témoignage. Cette lecture engage une poétique singulière : l’écriture se fera analytique au sens premier du terme, cherchant à déjouer la préemption du langage pour laisser place à la surprise de l’ineffable.
EN :
Freudian and Lacanian psychoanalysis infuses the works of Pascal Quignard. Such an influence is noticeable in Quignard’s ethics and esthetics of language. For the author, psychoanalysis is also a fabulous stock of potential images and narratives, looking back towards the past. Pascal Quignard, against Proust so to speak, meditates on lost time, not to “regain” it, but to free himself from it and find the “Great Before” (le Jadis), of which the sordid object testifies. This reading entails a peculiar poetics: writing becomes analytical in the literal sense of the term, and seeks to undo the hold of language in order to make room for the ineffable.
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La musique de Pascal Quignard
Jean-Louis Pautrot
p. 55–76
RésuméFR :
L’oeuvre et la vie de Pascal Quignard entretiennent des relations intimes avec la musique. Cet essai examine la parenté du geste musical et du geste littéraire. Il considère d’abord la dimension régressive de la musique quignardienne, où se donne à lire son affinité avec le discours de la psychanalyse, dont la fréquentation transparaît dans La leçon de musique. Ensuite, on identifie dans les relations respectives de la musique quignardienne avec le langage oral et l’écriture, l’influence de la réflexion anthropologique de Claude Lévi-Strauss. Si le référent utérin de la musique est aussi celui de l’écriture, on ne peut cependant parler de modèle musical. La musique, avec ses rappels universels des origines, sert plutôt de mémoire à une écriture qui se débat entre singulier et universel.
EN :
The life and works of Pascal Quignard entertain close relations to music. This essay examines the similarity between music and writing as Quignard conceives them. The regressive dimension of music is first considered, betraying its affinity with psychoanalysis, with which La leçon de musique shows great familiarity. Then is identified the influence of Claude Lévi-Strauss’ structuralist anthropology, apparent in the manner in which Quignard maps the relations between music, oral language and writing. If writing possesses the same “uterine” referent as music, it is not possible, however, to speak of a musical model of literature. Music and its universal link with human origins functions, rather, as a place of memory for writings that struggle to distinguish between singular and universal.
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Vérité et affirmations chez Pascal Quignard
Dominique Rabaté
p. 77–85
RésuméFR :
Ce qui frappe d’abord dans l’oeuvre de Pascal Quignard, c’est sa force assertive, son goût pour l’affirmation — parfois péremptoire. C’est à partir de ce trait stylistique et rhétorique que l’on peut tenter de définir son rapport complexe à la vérité. Car si le texte asserte avec autorité, c’est pour rappeler constamment l’échec de sa prétention au vrai, les tâtonnements d’une écriture qui cherche plutôt à excéder le défaut du langage.
EN :
Obviously striking, in Pascal Quignard’s writings, is his use and sometimes his abuse of affirmative sentences. This stylistic feature can be the starting point of a reflexion on the gap between assertion and truth in his works. For, if the narrative voice asserts with explicit authority, it does so with the acute consciousness that we can only pretend to any truth. Literature is then the quest, with necessary attempts and failures, for what could exceed language.
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Dix questions à Pascal Quignard
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Bibliographie
Exercices de lecture
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Pluralité des voix et repentirs autobiographiques : une lecture d’Enfance de Nathalie Sarraute
Keling Wei
p. 101–114
RésuméFR :
Enfant, infans : celui « qui ne parle pas ». Qui ne se laisse pas écrire. C’est vers ce mutisme et cette résistance que Nathalie Sarraute procède, péniblement, à écrire son récit d’enfance, « une enfance qui n’est pas un âge de la vie et qui ne passe pas. Elle hante le discours » (Lyotard). C’est un discours rapporté par la voix narratrice. L’enfance de « Natacha » est déjà tortillée, déchirée, donc loin de cette image de « pureté », d’« innocence » ; la narration de cette enfance devient ainsi plurielle, ramifiée, morcelée. D’où les repentirs : d’une part, le sentiment d’impuissance, d’échec, de culpabilité ; d’autre part, dans la terminologie de peinture, ce mot désigne « changement apporté, correction faite en cours d’exécution », donc entreprise toujours à reprendre, à repenser, à corriger et à défaire. L’écriture, en devenir, en mouvement, en transformation, laisse voir sa texture, son processus. Le procédé du repentir est souvent opéré par cette seconde voix dérangeante. C’est la voix critique au second degré, la mauvaise conscience à l’égard des « beaux souvenirs d’enfance ». La recherche de l’enfance, chez Sarraute, est moins une reconstitution de quelque unité qu’un dispositif de dispersion, d’éparpillement, de fragmentaire.
EN :
From its Latin sources, the word infans means “someone who doesn’t speak.” A child, then, expresses him or herself rather by ambiguous voices than by articulated sentences as an adult. Thus there is a silence and a resistance rooted in the childhood that Nathalie Sarraute proceeds to describe by words in her autobiographical text about childhood: Enfance. The narration transmits the plurality and the ambiguity of child voices. The repentirs, on the one hand, express the feeling of guilt about childhood writing and, on the other hand, designating corrections made on a painting in arts terminology, represent writing process as in permanent movement and transformation, always to be interrogated. The critical voice of the narration reveals the reflexive aspect of the text and contributes to construct a poetics of fragmentation.
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Monomanie à deux : « Mademoiselle Bistouri » et le dialogue de Baudelaire avec l’insensé
Marina Van Zuylen
p. 115–130
RésuméFR :
Rapprochant certaines théories de Kant et de Hegel sur la folie, cet article interprète « Mademoiselle Bistouri », un des poèmes en prose du Spleen de Paris de Baudelaire, par le biais d’une nouvelle interprétation de la monomanie. Entre les mains du narrateur, l’idée fixe de mademoiselle Bistouri devient un antidote à la conscience malheureuse de Hegel. Ses obsessions médicales vont redonner une raison d’être à un monde qui s’est libéré de tout système de croyance. L’ouvrage de Gladys Swain, Dialogue avec l’insensé, sert de support théorique à l’article.
EN :
By providing a sampling from Kant and Hegel’s theories of madness, this article argues that Baudelaire’s prose poem “Mademoiselle Bistouri” affords an unexpected lens through which to rethink the term monomania. In the hands of the poem’s narrator, mademoiselle Bistouri’s idée fixe becomes an antidote to Hegel’s unhappy consciousness. Her obsession brings a raison d’être to a world that has relinquished its systems of belief. Gladys Swain’s Dialogue avec l’insensé serves as theoretical backbone to the article.