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1. Préliminaires sur la liberté de la lecture

L’histoire que Suzanne Jacob nous donne à lire avec Rouge, mère et fils s’inscrit dans une oeuvre qui, depuis vingt-cinq ans, ne cesse de témoigner d’un effort de lecture refusant de s’accorder avec l’idée communément admise selon laquelle « nous sommes d’accord sur ce dont nous ne parlons pas, en premier lieu sur les conventions de réalité qui nous régissent en plein jour[1]  ». Ainsi, ses romans mettent en scène des personnages qui ne cessent de questionner, de négocier et de renégocier ces conventions, qu’elle appelle « l’entendu », renvoyant à l’expression « c’est entendu », qui « désigne, sans qu’on doive en dresser la liste, tout ce dont on n’aura pas à débattre pour se parler […] “ce qui va de soi” » (BE, 33). Ils veulent ainsi échapper au piège de ce qui n’est pas dit, à savoir, avant toute chose, que la réalité est une convention de réalité et qu’elle « ne dépasse jamais la fiction parce que la fiction est la condition de la réalité » (BE, 35). Toute fiction qui se pose comme réalité obscurcit ou écarte ce qui l’identifierait comme fiction et mettrait en danger son statut de réalité. Car pour se maintenir, ce statut exige que les individus croient à cette fiction « comme à la réalité elle-même » (BE, 35). De ce manège naît, à plusieurs échelles, ce que nous avons décidé d’appeler avec Sigmund Freud le Unheimliche.

Attardons-nous brièvement sur cette notion pour illustrer le sens qu’elle prendra dans le contexte de notre lecture. Nous nous référons, comme nous l’avons déjà indiqué, directement au Unheimliche freudien et nous préférons le terme original à sa traduction française (« inquiétante étrangeté ») car cette dernière ne saurait rendre compte de toute l’étendue significative du mot allemand. Dans un article de 1919, dont le but est de cerner la teneur émotive du Unheimliche, Freud propose une analyse sémantique qui s’appuie, entre autres, sur la duplicité de l’adjectif heimlich : celui-ci désigne, d’un côté, ce qui est familier, confortable, ce qui se passe dans l’intimité du foyer et, de l’autre, ce qui est secret, caché, dissimulé. Retenons que dans la langue allemande, le familier et le dissimulé peuvent être exprimés par un seul et même mot. « Serait unheimlich, nous dit Freud, tout ce qui devrait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti[2]. » Or le Unheimliche — contrairement à ce que l’on pourrait croire — n’est pas ce qui n’est pas familier, c’est-à-dire ce qui est nouveau ou étranger et donc effrayant et inquiétant — d’ailleurs, tout ce qui est nouveau ou étranger n’est pas nécessairement inquiétant —, mais quelque chose qui est familier, qui n’est devenu étranger que par le processus de refoulement et qui, à un moment donné, est revitalisé, de nouveau rendu visible ou sensible. En ce sens, le Unheimliche serait davantage une inquiétante familiarité qu’une inquiétante étrangeté, une familiarité qui reste à dire.

Les personnages jacobiens opéreraient donc comme des experts dans l’identification du « reste », de ce qui « reste » à l’ombre et heimlich et devient par cela même unheimlich. À l’instar des jardiniers, ils bêchent le terrain de l’entendu et y repèrent toute une panoplie d’apories d’ordre individuel ou communautaire ; le fait que ces apories soient mises en histoire(s) ouvre un nouvel espace de réflexion en regard de l’entendu tel qu’il a été défini plus haut, ou, comme c’est vrai pour Rouge, mère et fils, en regard d’une impasse identitaire vécue par une mère, un père et un fils au sein d’une communauté, à savoir la communauté québécoise.

Face à l’extraordinaire complexité de Rouge, mère et fils, cette étude espère apprécier à sa juste valeur une dynamique narrative qui résulte de l’action réciproque entre une lecture en liberté et la réponse qu’elle met au monde. Elle en proposera une lecture possible, une lecture qui mettra en relief notamment la question du Unheimliche qu’est la réalité métissée du Québec. Ce sera à partir de cet aspect qu’elle tentera de cerner une dimension de réécriture : en effet, le discernement à l’oeuvre dans ce roman effectue une traduction de ce qui, sous l’effet de la force « négative » de l’entendu, n’est pas dit, il transpose une langue étouffée par un silence séculaire, une langue à laquelle seules les histoires savent rendre justice en s’en faisant l’écho. Si, poussés par l’urgence de survivre, plusieurs personnages de Rouge, mère et fils font face à la nécessité d’affronter le Unheimliche où se fondent — ils s’en doutent bien — à la fois leur inquiétude, leur familiarité et leur impuissance à se projeter dans un avenir, c’est en premier lieu le personnage du Trickster qui, souvent malgré lui et par une suite de hasards, en devient le traducteur par excellence.

2. Du « tricksterisme » à l’oeuvre

On constate d’abord que le Trickster à qui nous avons affaire dans Rouge, mère et fils est un personnage fort complexe : en effet, ce Trickster qui, tel un deus ex machina, entre dans le roman au moment même où les différentes histoires mises en place commencent à former un ensemble de noeuds inextricables, n’est pas un dieu-trickster, mais un certain Jean Saint-Onge doté d’une histoire et d’une expérience « humaines ». Le lecteur apprendra, après son apparition, qu’il a grandi sur le Plateau, entouré ou plutôt surveillé par ses parents qui « passaient leur temps à se méfier de ce qu’ils buvaient, de ce qu’ils mangeaient, de ce qu’ils rêvaient, et donc de l’enfant lui-même qu’ils avaient fini par mettre au monde[3]  » ; qu’il a commencé à apprendre le piano à l’âge de quatre ans et qu’il désespérait de ne jamais avoir réussi à en « jouer […] de manière à suspendre quelques secondes la méfiance qui tendait le tissu des fauteuils, qui fermait le piano à clef tous les soirs, qui rongeait le silence là où la musique aurait voulu le modeler, le sculpter » (RMF, 207). Le lecteur apprendra aussi qu’à sa majorité, Jean Saint-Onge était parti pour l’Ouest, pour la Colombie-Britannique, qu’en traversant le continent il était arrivé à se libérer de la méfiance que ses parents lui avaient donnée en héritage et qu’en revenant vers l’Est, vers le Québec, doté d’un totem, le carcajou, et prêt à aimer et à être aimé sans méfiance, il a rencontré Charles Bois, un professeur de littérature à la retraite, qui l’a initié à la passion des livres, des histoires de son pays et des vins rouges.

Cependant, c’est en tant que Trickster dans toute sa dimension mythologique que Jean Saint-Onge intervient dans l’histoire et en change l’issue. Cette dimension du personnage relie le roman à une tradition de légendes amérindiennes[4], dans lesquelles le Trickster prend les apparences les plus diverses dont celles du Corbeau, du Coyote, de l’Araignée ou du Lièvre, pour ne nommer que les plus connues[5]  ; il incarne alors, outre les qualités communes à tous les Tricksters, qui constituent le noyau de leur fonction narrative, les caractéristiques attribuées à l’animal qui lui est associé.

Fidèle à son totem, le carcajou, Jean Saint-Onge apparaît d’abord comme voleur. Tout comme le carcajou, communément considéré comme un animal agressif et dangereux, qui se nourrit des animaux piégés par les trappeurs, les leur « vole », Jean Saint-Onge gagne sa vie en volant les touristes : « […] je ramasse l’argent qui se présente. […] Les gens promènent leur argent. Moi, je le leur prends » (RMF, 168-169). Le carcajou, surnommé « glouton » pour son appétit d’ogre, n’a pas que des défauts, même si la croyance populaire lui en attribue beaucoup : il est un nomade solitaire capable de suivre les troupeaux migrateurs et de parcourir de grandes distances ; les Micmacs et les Montagnais lui reconnaissent une grande habilité presque unheimlich lorsqu’il s’agit d’éviter les chasseurs. Il est le « survivant » par excellence et celui qui, dans un fabliau de Félix Leclerc, rassemble en lui toutes les qualités qui manquent aux autres animaux, soit le courage, la hardiesse et l’incorruptibilité : « L’émeutier qui fait honte aux abuseurs. Qui sera seul contre tous à défendre le pauvre. Toute sa vie dans la politique, n’appartenant à aucun parti. Il punit ceux qui la font mal[6]. »

Tout en débutant dans l’histoire comme voleur, le personnage de Jean Saint-Onge est également doté de plusieurs des qualités « positives » propres au carcajou. Il est successivement le survivant courageux qui échappe à ce qui tente de l’enfermer (la méfiance de ses parents), le migrateur parcourant de grandes distances et le solitaire qui hiverne dans le Nord, en cachette, où « [il] mange du lièvre, de la perdrix, tranquille. […] li[t] des livres et […] joue du piano » (RMF, 171).

Avant de nous aventurer plus loin dans l’histoire de Jean Saint-Onge, revenons à ce que nous avons appelé le noyau de la fonction du Trickster dans les légendes amérindiennes. Selon la définition de Paul Radin, le Trickster mythologique est celui qui crée et détruit à la fois, propose des systèmes de pensée qu’il nie par ailleurs, dupe les autres et se voit lui-même toujours dupé. Il ne connaît ni le bien ni le mal, mais est responsable des deux. Il n’a pas de valeurs morales ou sociales. Tout en étant lui-même à la merci de ses passions et de ses appétits, il est celui dont les actions font que toutes les valeurs se mettent à exister[7]. Il est aussi un guérisseur, comme l’a montré Jung dans une étude intégrée à la publication de Radin : le psychanalyste explique en effet qu’au personnage de Trickster s’attache une « vérité mythologique », apparemment confirmée par toutes les occurrences, selon laquelle le blessé qui blesse est l’agent même de la guérison tout comme celui qui souffre guérit la souffrance[8].

Le Trickster de Rouge, mère et fils reçoit plus ou moins toutes les qualités mentionnées par Paul Radin, mais c’est particulièrement celle du guérisseur, que Jung met en relief dans son commentaire pour l’associer avec celle du « saint » des récits chrétiens, qui nous intrigue, du fait que celui qui, dans Rouge, mère et fils, apparaît d’abord comme Trickster est en même temps Jean Saint-Onge. Car c’est en sa fonction de guérisseur — et nous allons voir en quoi consiste la guérison dont il est responsable — que le Trickster/Jean Saint-Onge permet à l’intrigue, à l’intérieur de laquelle il figure aussi comme celui qui souffre, de passer d’une histoire d’où les histoires sont absentes ou ne figurent que sous forme du Unheimliche à une histoire nommant les histoires du métissage des cultures amérindienne et chrétienne.

Le Trickster/Jean Saint-Onge, dont la duplicité métaphorise ce métissage culturel, condense en lui une énergie salvatrice qui lui permet de transgresser les tabous que nous impose la fiction dominante[9] des « tests objectifs » et, ce faisant, de mettre au jour les significations reléguées au silence par celle-ci. La fiction dominante réduit en effet à l’insignifiance ce qui ne passe pas l’épreuve du test objectif, ce qui, en fait, met en danger son fantasme d’absolu et de totalité. Rappelons à ce propos ce que Delphine déclare dans un monologue intérieur au début de Rouge, mère et fils :

Si la plupart des questions tombent désormais en désuétude avant même d’être formulées […], c’est que le futur expire, c’est que le futur est KO. Il a fallu des siècles pour créer et élargir l’espace du futur dans la pensée humaine, et quelques années pour administrer au futur le choc qui l’a fait disparaître ; impossible de transmettre aucun espace de futur par la méthode du test objectif. Il faut des histoires, mais les histoires sont interdites parce qu’elles ne se soumettent pas aux tests objectifs.

RMF, 18-19

Avant d’aborder l’interdiction du récit du métissage, sur laquelle nous reviendrons amplement plus loin, il nous importe de parler d’une autre interdiction, celle qui frappe l’histoire des rituels, des rituels respectifs des traditions amérindienne et chrétienne. La négation de cette histoire court-circuite, pour ainsi dire, la transmission nécessaire à l’établissement du lien entre passé et futur, qui seule permet aux individus de se reconnaître dans le présent. Dans Rouge, mère et fils, la question du rituel est indissociable à la fois de l’interdiction de l’histoire du métissage et de celle de la tradition catholique. Lorsque le fils, Luc, écoute La Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach, il traduit les implorations « “Herr !… Herr !… Herr !…” » par « “Monsieur !… Monsieur !… Monsieur !” » (RMF, 32) comme si ces implorations s’adressaient à un passant ; c’est, en tout cas, ce que Luc imagine : « Qui est celui que le choeur appelle Herr ? », se demande-t-il (RMF, 33). La force consolatrice de ce chant ne saurait l’atteindre puisque son père, Félix, — comme le roman finira par nous l’apprendre — n’a pas voulu lui transmettre l’histoire du chant ecclésiastique, celle de son propre père, celle d’un homme doux qui chantait le Panis angelicus (RMF, 110). Or, le refus de son devoir de transmission tient Félix lui-même en otage, en otage d’un ordre, « du seul ordre qu’il connaissait, celui de l’ironie et du sarcasme, un snobisme en somme », ordre qui ne lui permet pas d’imaginer « une nouvelle manière d’apercevoir le futur » (RMF, 116-117), le sien et celui de son fils. Désespéré de son incapacité à ouvrir un nouvel espace d’avenir, Félix finit par appeler ce père dont il a nié l’héritage : « Père, ton livre de cantiques a été broyé. Me feras-tu entendre une ultime fois ce chant d’amour que je n’ai pas voulu transmettre à mon fils ? » (RMF, 159)

En ce qui concerne l’héritage des rituels amérindiens, nous rencontrons une impossibilité semblable, une impossibilité qui, cette fois-ci, relève d’une loi intérieure, subtilement aménagée, de non-reconnaissance de la culture amérindienne. Lorsque, à l’occasion d’une première rencontre, le Trickster apprend la mort du frère de Luc, il fait don à celui-ci de l’histoire du rituel de deuil des Outaoüas, rituel grâce auquel un homme ayant perdu son frère peut retrouver la paix :

Il se met à nu, il se barbouille le visage de charbon, il se dessine un trait rouge sur chaque joue, il prend son arc et ses flèches et il traverse le village en chantant une chanson lugubre de la voix la plus enragée possible, et il se met à courir partout comme un perdu qui veut tirer sur le premier homme qu’il va rencontrer. C’est une séance, il faut le comprendre, une séance pour que sa peine soit vue et entendue par tout le monde, […] et dès que les gens ont compris, ils s’entendent entre eux pour faire un cadeau au mort, pour que le frère aîné mort apaise le coeur révolté de son frère cadet vivant.

RMF, 168

Si Luc, à la suite d’un enterrement où il s’est senti étrangement touché par le chant du Panis angelicus, se met à quêter, à la sortie du cimetière, maquillé et habillé d’un costume de soie noire, c’est qu’il réclame, pour calmer la douleur de ceux qui viennent de perdre leur mère et pour guérir aussi la sienne propre, le droit à son double héritage, catholique et amérindien : « […] mais laisse donc les gens m’adopter, je suis leur fils aux yeux indigo et aux cheveux corbeau, laisse-les se souvenir de moi lorsqu’ils m’aperçoivent » (RMF, 183), dit-il à son père Félix qui s’offusque de son déguisement. Face à Félix, Luc devient lui-même presque un Trickster, un Trickster déguisé en clown. Ce déguisement rappelle celui de l’homme outaoüas exprimant la douleur face à la mort de son frère, mais relève aussi de la nécessité de dire et de faire accepter aux gens, par le rituel même du déguisement, la vérité qui est celle du métissage.

On pourrait résumer en reprenant les propos de Jeanne Rosier Smith, selon qui le Trickster, dans sa fonction « d’interprète, de conteur d’histoire et de “transformateur” », est « un maître des frontières et de l’échange, qui introduit des perspectives multiples pour défier tout ce qui est abrutissant, stratifié, terne ou prescriptif[10]  ». Le Trickster/Jean Saint-Onge, tout comme le « tricksterisme » plus généralement à l’oeuvre dans Rouge, mère et fils, déploie une énergie transgressive qui mène les personnages à poser les bonnes questions face aux « secrets » du « foyer » qui les inquiètent, ces histoires reniées qui, tout en fondant une obscure familiarité entre les personnages, les tiennent à distance les uns des autres. La restitution des histoires, qui est en même temps la restitution du passé individuel et collectif et par cela même l’ouverture d’un espace d’avenir, permet aux personnages de se reconnaître eux-mêmes et de se reconnaître mutuellement. Elle est la condition même de la guérison.

3. La réécriture du métissage dans une société qui ne veut pas d’histoires

Dans un ouvrage intitulé Amériques, Jean Morisset et Éric Waddell nous invitent à repérer les traces francophones au travers du continent américain et à reconsidérer, à relire, l’américanité du Québec[11]. On qualifierait volontiers ce livre d’écrit polémique contre l’absence de mémoire (dont témoignerait le discours national officiel attaché à une pureté illusoire) et pour la reconnaissance du métissage. Dans « Exploration identitaire et géographie métisse », Jean Morisset soulève de nombreuses questions qui nous paraissent de première importance en regard de l’histoire de Rouge, mère et fils [12]. Ses réflexions portent à la fois sur la négation du métissage au Québec, la censure identitaire qu’exerce le discours national officiel et l’interdiction inhérente à « un langage savant[13]  » qui se serait approprié le droit de dire le Québec mais qui, en fait, le dissimulerait. D’entrée de jeu, il décrit « la peur du métissage » comme la part la plus refoulée de l’histoire québécoise[14]. Or, la fiction dominante de normalité, que le fils du roman de Suzanne Jacob se torture à explorer dans sa thèse, se fonde sur ce refoulement.

La thèse que Luc essaie de faire avancer sans grand succès se veut une recherche « sur les mécanismes qui fondent la normalité dans chaque tribu et dans la tribu planétaire » (RMF, 59). Or, Luc se trouve dans une impasse qui est celle d’un vacuum d’histoires, car la société où il vit et face à laquelle et dans laquelle il voudrait devenir « normal », un « homme adulte prêt à transmettre ce qu’on lui a appris » (RMF, 46), interdit les histoires. Dans son entourage immédiat, cette société est représentée, à différentes échelles, autant par son père que par d’autres personnages dont Rose, sa compagne, qui, détenant un « diplôme en deuil » (RMF, 41), ne supporte pas les histoires. Elle reproche à Luc de ne pas vivre dans la réalité, ce « geste collectif impérieux » (RMF, 63 ) qui se traduit par le parcours frénétique des « Grandes Surfaces » de la consommation, un parcours dont on dirait qu’il a remplacé l’exploration des grandes surfaces du continent américain où ne se révéleraient que des histoires.

Or, pour Luc, vivre dans cette « coutume générale » que l’on appelle réalité et « dont la consigne était “surtout pas d’histoires” » (RMF, 63) n’est pas si simple. Au cours des vingt-sept années de sa vie, il a intégré de nombreuses histoires et notamment des histoires qui ne passent pas le test objectif de la coutume générale : l’histoire des « conditions de travail des clandestins mexicains au sud des États-Unis » (RMF, 63) dont les récoltes réjouissent les flâneurs du marché Jean-Talon, celle aussi des enfants esclaves qui ont tissé le tapis sur lequel Luc et Rose font l’amour (RMF, 65), ou celle que Lenny, un jeune Américain qu’il a adopté comme frère dans son adolescence, lui lègue juste avant son décès et qui raconte son départ pour l’Afrique et son désir de réparation face à la destruction impérialiste.

À côté de ces histoires qui révèlent les fondements de la normalité du capitalisme et de la consommation, Luc a également intégré les histoires de Delphine, sa mère — « La vie de Delphine était entièrement fondée sur l’imprécision et l’oscillation, sur l’indécision et l’hésitation, et, avant tout, sur les histoires qu’elle se racontait » (RMF, 10) —, dont celle de l’écoute d’un satellite glissant « entre les soies tendues des aurores boréales », qui est « le rappel bienfaisant d’un amour indéfectible » (RMF, 44), ou celle d’un enfant suivant « le “sillage des Nageuses” dans le ciel » (RMF, 43), des histoires, donc, qui ne passeraient pas elles non plus le test objectif de la réalité — de la fiction dominante.

Avant de pouvoir sortir de ce vacuum, avant de pouvoir répondre de sa propre personne à ce qui l’enferme dans un état de passivité et de colère — une colère qui le ronge à l’intérieur et qui le tient à distance de tout, qui le maintient dans une douloureuse attente s’exprimant par le cocon qu’il crée autour de lui en jouant au Solitaire, en se calfeutrant dans l’espace virtuel et neutre d’un jeu d’ordinateur d’où sont exclus l’étranger, l’inédit et le jamais vu —, Luc devra trouver les bonnes questions, les questions qui lui permettront de relire les histoires par lesquelles il s’est enraciné dans le monde, celles de sa mère et de son père, qui sont autant l’histoire d’une société, la société québécoise, que celles de deux individus. Il s’agira pour Luc de relire les mécanismes relationnels (au double sens du mot « relation ») qui le déterminent dans le présent — ceux de la langue en premier lieu —, de comprendre ce qu’ils taisent à l’aide de ce qu’ils disent, de saisir que c’est par la langue elle-même qu’il risque de rester tenu en otage. La réflexion sur cette dernière le mène à poser une question, la plus importante, peut-être, de toutes celles qui l’habiteront tout au cours du roman :

[…] comment […] on peut étudier la normalité et la perception et le sentiment de normalité avec cet instrument totalement normalisé et processé par la normalité qu’est la langue ? Comment est-ce que le consensus peut lui-même étudier le consensus […].

RMF, 245

Le fait d’avoir reconnu que la langue ne nous reconnaît pas, au contraire, que c’est à nous de reconnaître la langue, c’est-à-dire de comprendre ce qu’elle permet et ce qu’elle interdit, convainc Luc de tenter un coup, de jouer un tour à cette langue, celle de sa thèse, celle de la normalité et du consensus, en ne racontant plus que des histoires : « Des histoires, j’en raconterai mille malgré tous ceux et celles qui ne veulent pas d’histoires » (RMF, 248).

Le problème de la normalité imposée par une langue qui semble exclure les histoires nous ramène aux propos de Jean Morisset sur la peur du métissage :

La question qui se pose, lorsqu’on tente d’écrire le métissage, est de savoir comment on peut échapper aux censures du « langage savant » qu’est le français écrit par rapport au langage parlé de la francophonie nord-américaine, ce langage parlé qui défie le discours officiel de la pureté et de la négation du métissage[15].

« Tous les Métis, dit encore Jean Morisset, doivent faire face un jour au dilemme de l’écriture qui les trahit et les réhabilite à la fois[16]. » C’est dans ce sens que nous entendons la remarque de Félix lorsque, tout au début du roman, il « apparaît » à Delphine roulant sur l’autoroute : « J’aimerais bien connaître la raison qui t’oblige à parler comme si tu écrivais, avec ce ton invraisemblable de quelqu’un qui est en train d’écrire solennellement un testament » (RMF, 17). Plus tard, quand Luc demandera à Armelle, la nouvelle femme de son père, la permission de quêter à la sortie du cimetière, celle-ci observera à son tour : « Tu prends un ton bien solennel, on dirait que tu écris en parlant, tu me fais peur […] » (RMF, 181). La question — parler comme si l’on écrivait ou écrire comme si l’on parlait, censurer ou transgresser, et à quel prix — sous-tend donc l’ensemble du roman, en plus d’apparaître comme une préoccupation explicite du personnage de Luc.

En racontant la censure qui pèse sur le récit du métissage, le roman Rouge, mère et fils déjoue l’interdit, dans la mesure où il ne cesse de parler du métissage, à partir d’un enchevêtrement d’histoires qui nous mènent par le bout du nez. Il le fait d’abord en nous présentant, dans le premier chapitre, les fouilles symboliques de Delphine, la mère, qui désespérément cherche « à reconnaître ses morts » dont toute trace s’est perdue (RMF, 25-29) ; ensuite en insistant, à plusieurs reprises, sur les yeux indigo et les cheveux corbeau de Luc (RMF, 46) ; finalement en mettant en scène l’apparition du Trickster/Jean Saint-Onge dont il a été question plus haut. Mais il y a encore deux « scènes » qui nous en parlent de façon plus explicite et que nous nous proposons d’observer de plus près. La première s’inscrit dans l’histoire de la mère, la deuxième dans celle du père.

Après le décès de Lenny, ce frère « adoptif » de Luc mais qui fut également l’amant de Delphine, celle-ci passe un long moment à la campagne, en compagnie de Lorne, un riche anglophone né en Alberta. Lorsque les chemins de Delphine et de Lorne s’étaient croisés de longues années auparavant, elle l’avait repoussé pour ce qu’il était, un anglophone riche, sous le prétexte qu’il n’était pas de son monde (RMF, 198) ; maintenant c’est ce même Lorne qui l’aide à continuer à vivre, à faire son deuil. Lors d’un petit voyage à Ottawa qu’elle fait en sa compagnie, Delphine découvre une toile exposée dans un restaurant, Les souliers rouges. Elle la regarde pendant un bon moment et puis « [e]lle se met à la voir » :

La toile représente une classe de fillettes toutes en robe de première communion, robe, voiles et chaussures blanches, guidées par une jeune religieuse sur le chemin d’une petite église posée sur la tête d’une colline toute verte. […] Delphine remarque alors un détail. Une des communiantes, la dernière du groupe, porte des souliers rouges. Ce que Delphine voit alors, c’est que les voiles des communiantes, au fur et à mesure que le vent les peigne, deviennent des bouquets de plumes éblouissantes. De plumes de harfang des neiges ? Elles portent donc toutes la Couronne boréale ?

RMF, 240

Ce que cette toile, peinte par l’Américaine Anne Marie Bourgeois, lui communique, c’est le souvenir enfoui, tous les souvenirs enfouis, mais avant tout celui d’une langue qui l’« a guérie il y a très longtemps » (RMF, 243), une langue étrangère et inaccessible qui lui est parvenue, bien avant la naissance de Luc, « dans une fièvre sans température » (RMF, 28), dans un rêve, et que nous reconnaissons comme étant la langue de ses ancêtres amérindiens ou métis. Qu’une Américaine née à Cincinnati, Ohio — d’ailleurs, comment se peut-il qu’une Américaine s’appelle Anne Marie Bourgeois ? —, ait peint l’histoire des Souliers rouges l’étonne, car ces souvenirs rouges (de sang ?), elle les réclame comme siens. Cependant, quand Lorne lui raconte qu’il entend lui aussi la langue de la toile qu’elle ne cesse d’écouter, elle doit bien reconnaître que l’histoire des Souliers rouges n’est pas exclusivement franco-québécoise — ou faut-il dire franco-canadienne ? —, mais aussi anglo-canadienne ou américaine tout court :

— Oui, chuchota Lorne, c’est si loin, si loin, c’était totalement interdit de s’en souvenir. Une fois, une seule fois, ma grand-mère a été autorisée à m’emmener avec elle chez les siens.
— Je ne te crois pas, ce n’est pas possible, les Anglais ne se sont pas métissés, protesta Delphine.
My love, dit Lorne doucement, mon grand-père était écossais, ma grand-mère était métisse, tes croyances n’y peuvent rien.

RMF, 244

La deuxième scène que nous invoquons rejoint directement les propos sur lesquels se termine celle des Souliers rouges, à savoir que le métissage peut ou même doit être considéré comme une réalité fondatrice proprement américaine, au sens le plus large du mot « américain ». Elle nous ramène aussi au Trickster, cette fois-ci à tout ce qui situe le personnage du côté du carnavalesque, de ce qui prête à rire, ce rire qui, selon Lawrence Millman, constitue l’essence des « histoires de carcajou » montagnais[17].

Lorsque Armelle, la jeune femme de Félix, qui voudrait tant avoir un enfant — ce que son compagnon lui refuse —, est sur le point de le rejoindre dans sa maison de campagne « rouge », elle est agressée par un jeune homme, qui lui demande de l’argent tout en la menaçant de mort. Armelle consent à lui donner tout ce qu’elle a sur elle mais à des conditions que le lecteur n’apprendra que plus tard, c’est-à-dire lorsque ce même jeune et bel homme rencontrera Luc, se présentera — « moi, c’est le Trickster » (RMF, 169) — et lui racontera son aventure : une jeune femme qu’il a essayé de voler l’aurait entraîné derrière les thuyas d’un petit cimetière et lui aurait demandé de lui faire un enfant, en précisant qu’elle demandait un « géniteur », « le père [étant] trouvé depuis longtemps » (RMF, 173). Alors que Luc comprend tout de suite que la femme dont lui parle le Trickster ne peut être qu’Armelle Ryan, la femme de son père, le Trickster, carcajou ou non, se voit piégé par celle même qu’il a essayé de piéger.

Il nous est difficile de rendre compte du côté drôle et bouffon de la situation, mais il est évident qu’elle incarne un acte transgressif par excellence, par le fait qu’Armelle et le Trickster font l’amour dans un cimetière, qu’Armelle désire faire un enfant sur le silence de tous les morts, qu’elle cherche ainsi à duper — « to trick » — le silence autour d’un passé renié. La même nuit, Félix, de son côté, se décide enfin à faire un deuxième enfant, et on dirait que toute une magie « Trickster » prend le dessus sur une impossibilité de se projeter dans l’avenir.

Le résumé de cette aventure nous permet de mieux comprendre ce qui sera dit autour d’un déjeuner que Luc prendra en compagnie d’Armelle, bien après cet événement. Lorsque la jeune femme lui affirme être sûre de sa grossesse, Luc, « lourd » du secret de l’histoire du cimetière, lui demande à qui elle voudrait que l’enfant ressemble. C’est en réponse à cette question — non exempte de reproches — qu’Armelle lui parle du métissage dans sa famille, de son arrière-grand-père noir qui était steward sur les trains du Canadien national au début du xx e siècle et dont lui reste une photo. Elle évoque également le sang amérindien de Delphine, ajoutant que « Félix en a sans doute aussi, il n’a pas un poil sur la poitrine » (RMF, 249). Elle dit par ailleurs à Luc : « Je pourrais avoir un bébé noir, ou alors un tout blond et presque crépu comme Yves, ou encore un presque comme toi, avec des yeux légèrement bridés, pour que vous soyez sûrs d’être des frères. Vous auriez du chinois tous les deux » (RMF, 249). Ainsi, la réalité obscurcie du métissage devient, par la projection d’une nouvelle vie qui inclut dans l’espace du possible toutes les histoires du continent nord-américain, un espace d’avenir qui pourrait permettre à une société de s’assumer.

À la lumière de cette analyse, on constate que l’un des principaux moyens qu’emploie le roman pour dire le métissage est la simulation, dans le texte écrit, d’une ambiance d’oralité. Celle-ci est créée par la présence de nombreux dialogues et l’inclusion dans ceux-ci de récits révélant, petit à petit, la texture métissée de la culture québécoise nord-américaine. Mais ce qui nous paraît encore plus intéressant, voire plus efficace, dans ce projet de réécriture, est l’architecture du texte dans son ensemble, qui, par la force d’une énergie « hasardeuse », superpose « à contresens » les histoires, les noue entre elles de façon tout à fait étonnante. Cette architecture métaphorise elle-même le métissage et le Unheimliche qu’il représente ; elle malmène en tout cas le lecteur, défie sa logique, lui fait comprendre que la lecture des romans de Suzanne Jacob ne relève pas du « tourisme », mais d’un voyage véritable dont l’organisation consiste « à prendre le risque d’une désorganisation de ce qui va de soi » (BE, 81).

4. En guise de conclusion : l’histoire du « H muet » et ce qui en « reste »

Si nous lisons Rouge, mère et fils comme une histoire où la portée existentielle du « secret » associé au métissage figure au premier plan, il nous importe de souligner que Suzanne Jacob évite sagement la folklorisation du métissage, car celle-ci le reléguerait, une fois de plus, dans les archives, du côté du déjà-dit, de l’entendu, donc à distance de la vie. L’intérêt du roman consiste, entre autres, dans le fait qu’il aborde le Unheimliche du métissage à partir de sa négation dans la langue savante qu’est celle de l’écriture. Dans son essai La bulle d’encre, Suzanne Jacob assigne à l’écrivain le devoir de « travailler et [de] faire travailler la langue pour que son oeuvre nous fasse prendre conscience de ce dont nous sommes capables, de ce dont nous sommes privés, que nous n’imaginons pas » (BE, 48). Il reviendrait donc à l’écrivain de repérer, dans son travail, la part d’étrangeté qui dépasse le consensus linguistique et qui, par ce dépassement même, nous inquiète. L’écriture prendrait alors la dimension d’une réécriture vers un espace d’ouverture nous rappelant « que tout peut être comme c’est, que tout peut ne pas être comme c’est, et que vivre, c’est précisément redécider son récit jour après jour en y intégrant aussi bien ses expériences récentes que différents modes de les percevoir » (BE, 36), en restituant à la langue ses « histoires muettes ».

Lorsque, au début du roman, Delphine roule sur l’autoroute, elle pense à la prochaine encre qu’elle fera : « […] elle l’intitulerait Écho. Il fallait qu’elle s’y remette, à la Suite H » (RMF, 23-24). Quelque deux cents pages plus loin, séjournant à la campagne avec Lorne après la mort de Lenny, elle s’y met enfin. Nous comprenons que cette Suite H est une suite d’histoires, de l’encre crachée « sur papier ou sur toile dont les titres Écho, Ethnie, Hôtel,Khmer, Hiver, et d’autres encore, comporteront tous un H muet » (RMF, 227). Aurions-nous là affaire à une mise en abîme très subtilement intégrée dans le texte ? La Suite H, refléterait-elle l’ensemble du projet de Rouge, mère et fils, où tout tourne autour de la question du H muet, de l’Histoire ou des histoires muettes qui restent à dire, à écrire ? Nous le pensons bien, et nous tenons à souligner que l’acte de création dont nous fait part cette scène nous renvoie à ce que nous avons reconnu, au début de nos réflexions, comme « liberté de la lecture », une lecture en liberté qui s’exécute dans l’écriture, ou, comme chez Delphine avec ses encres, dans la peinture. D’ailleurs, l’encre elle-même ne nous renvoie-t-elle pas à l’écriture ?

Toute la journée, se dit Lorne, pendant que je navigue sur les flots monétaires via Internet et mon téléphone cellulaire, Delphine prépare les chiffons, les éponges, les spatules et la toile blanche. Tu penses que ça y est, que tout est prêt, qu’elle va s’y mettre. Eh bien non. D’abord, elle sort marcher dans le chemin de la Cime, elle s’imprègne des vibrations de l’air comme elle le dit, et enfin, elle s’y met, il faut bien qu’elle invente d’abord[18] […].

RMF, 226-227

Pour Suzanne Jacob, la lecture est toujours partie prenante du travail d’écriture ; elle est « une prise de vue, de position ou d’écoute, c’est-à-dire une manière de lire qui soit un engagement vis-à-vis de l’oeuvre et du monde […][19]  ». Elle implique la mise au monde d’une réponse, « l’invention » d’une réponse, ce qui nous convie à penser que les activités de lecture et d’écriture se confondent, constituent un seul et même acte, comme l’illustre le geste créateur de Delphine.

Une des questions principales du roman serait donc de savoir comment il faut procéder pour donner une voix à ces histoires muettes, comment écrire ou peindre à partir du silence, comment réécrire, soit témoigner des H muets, comment dire, écrire et peindre ce qui en « reste » et nous inquiète. Comment effectuer cet exercice sur la corde raide étendue entre l’inquiétante familiarité et son éventuelle reconnaissance et les forces négatrices inhérentes à la langue ? Nous considérons Rouge, mère et fils comme une oeuvre qui « se pose en reste », qui nous rappelle que tout témoignage, face à son incapacité de témoigner, reste toujours à relire et à réécrire au sens où la genèse du livre ne se terminera jamais (BE, 93).