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  • Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.

    Du Bellay (1558 : Les Regrets XXXI)

  • Heureux celui qui n’a pas de patrie ; il la voit encore dans ses rêves.

    Hannah Arendt (2015 :103)

Si Joachim du Bellay et Hannah Arendt se déclarent heureux de leur éloignement du pays natal en s’identifiant à Ulysse ou à un cosmopolite sans patrie, leurs sentiments vont au-delà de la simple désinvolture qu’ils manifestent dans leurs vers. En réalité, l’exil a un grand impact sur la vie et la pensée des écrivains, et cela apparaît nettement dans leur écriture qui propose une réflexion sur l’exil en tant que condition humaine. Le parcours de l’exil se transforme en questionnement existentiel étroitement lié à la question identitaire et au mode d’existence. L’écriture de l’exil regroupe des oeuvres écrites par des exilés, des immigrés, des réfugiés à titre temporaire ou permanent, et aussi des oeuvres dont le thème majeur est l’exil, qu’il soit collectif ou individuel. Les rapports entre l’écriture et l’exil se révèlent ambigus, comme Edward Saïd l’indique : « L’exil [étant] terrible à vivre […] constitue étrangement un sujet de réflexion fascinant » (Saïd 2008 : 241). La vision de l’exil est ballotée entre deux extrémités : souffrance et palingénésie, calvaire et champ de fécondité. L’ambivalence et le paradoxe de l’exil se manifeste notamment dans l’écriture de Milan Kundera.

Né le 1er avril 1929 à Brno, Milan Kundera est un écrivain tchèque naturalisé français. Lorsque l’invasion soviétique met fin à la liberté d’expression en août 1968, ses oeuvres sont mises à l’index et lui-même est renvoyé de son poste de professeur. Il émigre en France en 1975, et obtient la nationalité française en 1981 en embrassant la culture et la langue françaises. En partant de l’ambivalence du rôle que l’exil joue dans la vie et la création littéraire de Kundera, nous nous demandons : dans quelles conditions l’exil se transforme-t-il en expérience positive? L’exil soulève inévitablement la question identitaire en lien avec les langues, la patrie, le passé, la mémoire, alors quels sont précisément les rapports entre eux? Sachant que la problématique de l’exil reflète le paradoxe de l’existence, dans quelle mesure pourrait-elle s’expliquer par la dialectique du retour?

Avant d’aborder en détail le parcours de l’écrivain exilé ainsi que les questions relatives à l’exil, nous évoquerons le propos d’Edward Saïd concernant la notion d’exil :

L’exil est issu de la pratique antique de l’ostracisme. Une fois frappé d’ostracisme, l’exilé a une vie anormale et misérable, et porte les stigmates de son statut d’étranger. […] L’« exilé » implique, selon moi, une forme de solitude et de spiritualité.

Saïd 2008 : 250

C’est bien cette touche de solitude et de spiritualité qui fait du terme « exil » pertinent lorsqu’il s’agit d’analyser son influence sur le parcours spirituel des écrivains. L’exil implique un départ contraint, à regret, donnant lieu à un déracinement et à une invisibilité dans son pays. Il convient par ailleurs de distinguer l’exil volontaire, qui autorise un retour, et l’exil imposé par décision juridique ou politique assorti d’une interdiction de séjour sur le territoire d’origine. L’exil volontaire est synonyme d’émigration, un terme pragmatique assez neutre désignant un départ dû à une multiplicité de causes.

Claude-Gilbert Dubois distingue trois formes d’émigration, « hors du lieu », « hors du temps », « hors de soi » (Dubois 2009 : 17), qui correspondent à l’exil proprement dit – l’exil géographique – et à l’exil métaphorique, une errance dans le temps après la rupture avec le passé et la métamorphose du moi, la transformation identitaire. Puisque le passé et la mémoire sont associés intimement à l’identité, l’exil met en évidence leur rapport étroit. Comme Edward Saïd le disait : « par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur » (Saïd 2008 : 1).

L’ambiguïté de l’exil : entre souffrance et renaissance

Étymologiquement parlant, le mot « exil » est d’origine du latin, exilium (« exil ») qui signifie loin de son pays, de son sol, avec ses dérivés exul (« exilé ») et exulo (« exiler »). Dans l’antiquité, l’exil représente une punition importante avec, souvent, des stigmates ineffaçables sur le corps des criminels, et le bannissement vers les régions les plus désertes et les plus reculées. Cet exil comme punition implique une vie misérable et anormale. De plus, la souffrance de l’exil est en grande partie causée par le déracinement, inévitablement traumatisant et douloureux, et par la rupture avec le passé qui évoque une nostalgie sans remède. D’après Simone Weil, « l’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » (Weil 1990 : 61). Philippe Postel, de son côté, souligne l’aspect funeste de l’exil, qui est « une forme de mort métaphorique » (Postel 2003 : 421). Affligé par la rupture du lien avec sa patrie, l’exilé est une sorte de mort-vivant, pour lui, l’exil prend parfois la forme extrême de la tentative de suicide. Dans cette optique, l’exil est une torture marquée par le déracinement, la rupture, l’esseulement, la nostalgie de sa patrie et de son identité perdue.

Pourtant, loin de considérer l’exil comme une expérience douloureuse, l’écrivain tourne le parcours exilique à son avantage et adopte un point de vue optimiste. Selon Kundera, « pour un écrivain, vivre dans plusieurs pays est une aubaine. Pour comprendre le monde, il faut l’examiner sous différents angles » (Kundera 2004 :138). L’exil permet de prendre le recul géographique et culturel, il aiguise la perception du monde et apporte la lucidité de l’observateur afin d’examiner son pays natal, la culture à laquelle il s’attache et lui-même. Son double arrière-fond culturel – sa vie en Tchécoslovaquie (1929-1975) puis en France (1975-présent) — constitue l’une des richesses de son oeuvre.

Qu’il s’agisse de l’immigration volontaire ou de l’exil forcé, le départ de son propre pays signifie un nouveau commencement ailleurs et une ouverture à l’altérité. D’un côté, la défamiliarisation permet de sortir des sentiers battus, des idées toutes faites et de découvrir le monde et le moi dans une perspective originale ; d’un autre côté, le changement des repères culturels permet de comprendre le pluralisme et de s’adapter à divers systèmes de valeurs. Si l’exil signifie le détachement d’un lieu familier et l’éloignement de l’état de sécurité et de la routine, il n’est pas étonnant qu’il serve à enrichir l’expérience humaine (l’agréable et le pénible confondus) favorisant, ainsi, un épanouissement personnel, et cette aventure ouvre un nouvel horizon. L’exil sert de stimulant à la création en suscitant des sentiments vifs et intenses et en fournissant matière à de riches réflexions dans ce va-et-vient entre diverses cultures hétéroclites, entre la mêmeté et l’altérité. La nouvelle vie s’accompagne inévitablement d’un choc culturel et nécessite des efforts d’intégration. Sorti de sa zone de confort, l’écrivain s’aventure dans l’inconnu pour explorer le monde à la fois extérieur et intérieur. L’exil métaphorise l’aventure spirituelle que connaît le romancier.

Choix linguistique : choix patriotisme / cosmopolitisme, périphérie / centre

La création littéraire de Kundera reste en étroit lien avec son choix linguistique, son appartenance identitaire, affective et axiologique à deux patries. Pour l’écrivain exilé naviguant entre deux langues et cultures, le choix de langue est sans conteste l’indicateur important de l’identification culturelle. Le changement identitaire et la transculturation se reflètent dans la langue qu’il emploie pour écrire. Son oeuvre est composée du « cycle tchèque » qui comprend sept romans écrits en tchèque et du « cycle français » qui comprend quatre essais, quatre romans et une pièce de théâtre écrits en français.

Pour décrire son ancien pays, Kundera préfère employer « la Bohême », notion socio-culturelle, plutôt que « la Tchécoslovaquie[1] », notion d’ordre géopolitique. À ce sujet, il écrit : « Si on peut, à la rigueur, fonder un État sur un mot [la Tchécoslovaquie] si peu solide, on ne peut pas fonder sur lui un roman. […] Du point de vue de la poésie, [la Bohême] est la seule dénomination possible » (Kundera 1986 : 176). Cela montre que l’écrivain s’attache plus à sa patrie sur le plan culturel qu’au sens géopolitique. De plus, Kundera souligne le contraste entre la longévité de la civilisation et la brièveté de la durée des autorités au pouvoir due aux mutations fréquentes au cours de l’Histoire.

La France, Paris notamment, un centre névralgique marqué par sa richesse culturelle, son universalisme et son pluralisme devient également un lieu d’accueil privilégié pour les intellectuels et les artistes cosmopolites ainsi que les écrivains exilés. Dans cette capitale de la littérature et de l’art, le français s’impose comme moyen d’intégration et moyen de se faire reconnaître. Une galaxie d’écrivains, tels que Rainer Maria Rilke, Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Tzvetan Todorov, issus de pays non-francophones, écrivent en français. Robert Jouanny qualifie ce phénomène de « singularité francophone » : le rejet de leur langue maternelle pour s’exprimer en langue française. Selon lui, « leur quête littéraire est souvent l’expression d’une quête d’identité : l’adhésion à une langue, à un mode de vie, à une philosophie, peut aussi traduire un rejet des origines et le désir d’une réconciliation avec soi » (Jouanny 2000 : 1).

Les motifs de Kundera sont divers : la reconnaissance de la culture française – Kundera admet maintes fois qu’il est redevable à la littérature française, qu’il est admirateur et héritier de Rabelais et de Diderot (entre bien d’autres écrivains français) ; la stratégie de publication – par rapport au tchèque, la langue française favorise un rayonnement international de ses oeuvres[2] ; l’intégration au mode de vie français. La France n’est pas seulement un pays d’accueil qui lui fournit un soutien lorsqu’il a subi des persécutions politiques dans son pays natal, mais elle représente aussi une notion plus affective, un pays d’adoption qui accueille un enfant abandonné sans abri.

Kundera décide de passer outre sa langue maternelle pour adopter le français qui préside alors à son mode de réflexion et d’écriture. Ce choix de penser et écrire directement en français traduit une métamorphose de la mentalité du romancier désormais déterminé à se fondre dans une culture de coeur et non d’instinct. D’un côté, Kundera est pleinement conscient de l’importance du rôle que la culture joue en matière de conservation de l’identité nationale notamment pour un petit pays et se sent responsable d’assumer cette vocation en tant qu’écrivain tchèque. D’un autre côté, il s’efforce de réconcilier le Kundera-patriote et le Kundera-cosmopolite, tout en faisant preuve d’hésitation entre la tentation de s’intégrer dans une culture plus largement répandue, et la volonté de sauvegarder la culture d’un pays plus modeste afin de promouvoir un esprit de diversité culturelle.

Dans son article intitulé « Le pari de la littérature tchèque », Kundera compare la littérature tchèque à la littérature québécoise pour mieux extraire la spécificité de la littérature minoritaire. Il s’interroge, comme le firent ses ascendants :

Les intellectuels tchèques du dix-neuvième siècle ont eu le courage de se demander en toute lucidité : est-ce que, du point de vue de l’humanité, il ne serait pas préférable de participer à la grande culture allemande, mieux formée et plus avancée, plutôt que de gaspiller des forces intellectuelles à créer une nouvelle culture pour une petite nation?

Kundera 1981 : 6

D’un point de vue sociologique, le choix de Kundera se situe entre les cultures du centre et de la périphérie, tiraillé entre le rayonnement de l’une et la parenté envers l’autre. Cette question n’est pas saugrenue puisque la Tchéquie a été et demeure un pays enclavé dans les aires d’influence germanophone et slave. En tant qu’écrivain désireux de représenter les voix minoritaires et de conserver son indépendance, Kundera évite de s’intégrer à une culture dominante (ni germanophone ni slave) tout en élargissant les possibles influences de son oeuvre. Le choix de la France pourrait alors être considéré comme le recours à un tiers, allié tant géopolitique que culturel de la République tchèque à ses débuts. Dans une certaine mesure, le climat liberticide de son pays natal après l’invasion russe accélère la transition du Kundera-patriote vers le Kundera-cosmopolite; la francophilie et les affinités réciproques (la découverte de ses premières oeuvres et la reconnaissance de son talent en France) favorisent l’intégration de Kundera. Il s’agit d’un exil volontaire au coeur de la langue et de la culture françaises.

Écrivain bilingue naturalisé français, Kundera est considéré tantôt comme un romancier français, tantôt comme un romancier tchèque; la classification de son oeuvre témoigne de la même ambivalence. Antonin J. Liehm dans son article « Milan Kundera, Czech Writer » (Liehm1992 : 27-43), souligne la liaison qu’entretient l’écriture de Kundera avec l’histoire tchèque et le destin du pays, l’importance de la particularité de son expérience originelle, ainsi que l’emploi de l’ironie et l’autodérision, arme absolue des écrivains tchèques. Il confirme également l’attachement de Kundera à l’Europe et le cosmopolitisme de l’auteur qui s’applique à promouvoir la weltliteratur (littérature mondiale) proposée par Goethe. Par contre, Guy Scarpetta, dans son article « Milan Kundera, écrivain français? » (Scarpetta 2020 : 25-34), examine le problème identitaire de cet auteur sous divers angles (comme l’état civil, le changement de statut, l’esprit français, la contribution essentielle, la question du contexte, l’exil définitif) et il tend à considérer Kundera comme un écrivain français en soulignant son affinité avec la culture française. L’abandon du tchèque au profit du français, l’arrière-plan des histoires se déroulant en France, le refus de retourner en Tchécoslovaquie après 1989, tout cela traduit la détermination de l’écrivain de dire adieu à son passé tchèque et une lassitude face à la perspective d’une émigration dans l’autre sens. Avec le temps, le retour au pays natal devient, tristement, une autre émigration.

Selon Kundera, « La relation avec une patrie dans laquelle on ne vit plus est toujours compliquée » (2011 : t. I, 1217). À cela, il faut ajouter « le rapport complexe et obligé qu’entretient tout écrivain d’un petit pays avec sa littérature nationale », rapport dont parle Kafka pour décrire le dilemme des écrivains minoritaires qui évoluent dans un univers littéraire marginal (Casanova 2008 : 290). Si la culture du pays natal se grave dans les gènes de l’écrivain et constitue la source inépuisable de sa création, la patrie en tant que concept politique et géographique, même linguistique, s’éclipse pendant une longue séparation pour devenir un imaginaire collectif quelquefois fragile. La patrie d’adoption prend le relais pour fournir la source de la création et les repères culturels. Du point de vue linguistico-culturel, l’intégration française permet l’écrivain de voyager de la périphérie vers le centre dans l’espace littéraire et de faciliter ainsi la visibilité et la reconnaissance de son oeuvre. Si les centres littéraires assimilent sans cesse les écrivains talentueux venus de périphérie, il est difficile de qualifier ce phénomène de domination littéraire, du fait de son ambiguïté et de par la volonté des écrivains. Comme Pascale Casanova l’indique : « C’est une forme très particulière de dépendance par laquelle les écrivains peuvent à la fois être dominés et user de cette domination comme d’un instrument d’émancipation et de légitimité » (Casanova 2008 : 174). La situation est d’autant plus ambiguë pour l’écrivain exilé qui fuit la persécution politique subie dans son propre pays.

« L’arithmétique de l’émigration » et « l’exil libérateur »

Perçu comme un processus de transformation identitaire, conjugué à divers éléments, l’exil provoque la réflexion sur l’identité, le passé et la patrie. De l’exil forcé à l’émigration volontaire, Kundera effectue inlassablement sa réflexion sur ce changement, notamment dans son « arithmétique de l’émigration » (Kundera 1993 : 112-115). Kundera donne sa propre définition de l’émigration qui est « un séjour forcé à l’étranger pour celui qui considère son pays natal comme sa seule patrie » (Kundera 1993 :116); il souligne également le changement de l’appartenance affective, « l’émigration se prolonge et une nouvelle fidélité est en train de naître, celle au pays adopté » (Kundera 1993 : 116). Si Kundera préfère le mot « émigration » à celui d’« exil » pour qualifier cette séparation involontaire d’avec sa patrie, c’est, d’une part, dû à son changement d’attitude au fil du temps envers son pays natal et son pays d’adoption; d’autre part, à son appréciation sur l’exil dit « libérateur ».

Dans « l’arithmétique de l’émigration », Kundera prend plusieurs écrivains émigrés originaires d’Europe de l’Est afin d’analyser l’influence de leur émigration et le changement d’appartenance culturelle en fonction de la durée de leur séjour, de leur langue d’écriture, de la thématique qu’ils abordent et même du lieu de leur sépulture. En effet, ce sont quatre indicateurs importants qui permettent d’évaluer le degré d’intégration dans le pays d’accueil et l’impact de l’émigration sur leur transformation identitaire. Pour un écrivain, la langue d’écriture et la thématique principale de son oeuvre sont révélatrices de cette appartenance.

Force est de constater que par une force d’inertie psychologique, au premier stade de l’émigration, la langue maternelle perdure comme langue d’écriture et l’ancienne patrie demeure souvent la thématique. L’expatriation donne lieu à des sentiments complexes : nostalgie, angoisse de l’abandon, sentiments de perte et de rupture. La difficulté de l’intégration, l’esseulement et le dépaysement accentuent la nostalgie pour son ancien pays. L’éloignement du sol familier signifie le détachement de sa communauté et le refus de l’assimilation de l’individu par le collectif. Il s’agit d’un acte de désolidarisation, d’un mode d’existence en tant qu’individu qui réduit ses liens sociaux au minimum.

Au fil du temps, le pays d’adoption se substitue au pays natal, durant ce processus « ce qui nous a été proche est devenu étranger » (Kundera 1993 :114), un exilé éprouve une autre souffrance déchirante – l’aliénation (entfremdung en allemand) après son intégration. Tiraillé entre deux patries et deux villes, Tzvetan Todorov ressent aussi cette étrangeté : « Je vis désormais dans un espace singulier, à la fois dehors et dedans : étranger “chez moi” (à Sofia), chez moi “à l’étranger” (à Paris) » (Todorov 1996 : 23). Dans cette situation paradoxale, des sentiments complexes s’entremêlent : la mélancolie de l’ancienne patrie perdue, l’attachement à la patrie d’adoption, le sentiment de culpabilité dû à l’oubli du pays natal et le sentiment d’absurdité causé par l’aliénation. L’immigrant accepte le changement d’appartenance culturelle et essaie de trouver un point d’équilibre entre deux patries, deux cultures, entre le passé et le présent dans un processus divisé en trois étapes : la déculturation, la transculturation et l’acculturation que Todorov définit respectivement comme « la dégradation de la culture d’origine », « l’acquisition d’un nouveau code sans que l’ancien soit perdu pour autant », « l’acquisition progressive d’une nouvelle culture » (Todorov 1996 : 23-24).

Vera Linhartova, de son côté, propose « une ontologie de l’exil » selon laquelle l’exil est un départ libérateur « vers un ailleurs, inconnu par définition, ouvert à toutes les possibilités » (Kundera 2009 :146). La liberté est perçue par elle comme la valeur suprême : « L’écrivain est tout d’abord un homme libre, et l’obligation de préserver son indépendance contre toute contrainte passe avant n’importe quelle autre considération » (Kundera 2009 : 146). Son idée que l’attachement excessif à une seule langue et à un lieu familier deviendra une sorte de prison rejoint celle d’Edward Saïd :

Les frontières et les barrières, qui nous enferment dans un lieu sûr, un territoire familier, peuvent aussi devenir les limites d’une prison, et sont souvent défendues au-delà de la raison ou de la nécessité. Les exilés franchissent les frontières et brisent les barrières de la pensée et de l’expérience.

Saïd 2008 : 255

Dans cette optique, l’écrivain est en droit de refuser d’être prisonnier d’une seule langue, y compris sa langue maternelle. Vera Linhartova rejette l’idée de « l’individu comme propriété de sa nation » (Kundera 2009 : 146) justifiée par le nationalisme qui met l’accent sur l’appartenance à un pays, à un peuple et à son héritage culturel. L’écrivain, sans renoncer à son rôle du gardien de la littérature nationale, s’oriente vers un monde plus vaste pour embrasser la diversité culturelle et le plurilinguisme.

En effet, la vie de l’esprit est définie par Aristote comme une vie d’étranger. Les activités intellectuels et artistiques sont propices au nomadisme, puisqu’elles sont moins soumises à des contraintes géographiques. Pour l’explorateur aspirant à découvrir un ailleurs inconnu et d’autres possibilités, le nomadisme qui permet de rencontrer de nouvelles idées et de raviver la dynamique créative, est plutôt le fruit de la volonté qu’une nécessité. Sophie de Mijolla-Mellor reprend cette idée aristotélicienne et met l’accent sur « l’extraterritorialité de la pensée » pour dire que l’activité de l’esprit elle-même est « apatride » (Mijolla-Mellor 2012 : 13).

De plus, l’écrivain est celui qui effectue fréquemment un exil intérieur en terra incognita et qui crée un nouvel univers fictif au cours duquel l’identité du moi se complexifie. Par exemple, Fernando Pessoa effectue un voyage immobile, un exil hors du moi sous le masque des personnages hétéronymiques. Selon le principe de l’indétermination du métier d’écrivain proposé par Nathalie Heinich, « écrire, donc, est ce qui permet de faire profession de toutes les formes de flottements identitaires » (Heinich 2000 : 87). Autrement dit, si l’aspiration à l’altérité se concrétise par les fameuses formules rimbaldiennes : « La vie est ailleurs » et « Je suis un autre », l’écriture est un exil intérieur et métaphorique, une extériorisation de l’aventure spirituelle que l’écrivain amène dans une autre langue, sous d’autres identités.

Par ailleurs, l’écrivain cherche un ailleurs plutôt qu’un retour, ou précisément, il effectue le retour à travers l’aventure tant intellectuelle que psychologique vers l’ailleurs dans son écriture. Carson McCullers, écrivaine casanière à cause de sa mobilité réduite, avoue sa mentalité paradoxale dans ce genre d’exil intérieur. Selon elle, « C’est une émotion Janus, à double face : nous sommes déchirés entre la nostalgie de ce qui nous est familier et le désir ardent de l’étrange, de l’inconnu. Le plus souvent, nous nous languissons d’endroits que nous n’avons jamais vus » (McCullers 2007 : 481). Elle connaît ainsi le déchirement entre la nostalgie du pays natal et l’aspiration à l’ailleurs dans son imagination. Selon Sartre, la création est principalement motivée par « le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde » (Sartre 1948 : 50), l’aventure tant physique que spirituelle répond à ce besoin.

L’exil comme processus de transformation identitaire

Processus de transformation identitaire, l’exil constitue un champ privilégié pour discuter de l’identité et de l’ambivalence de l’homme face à cette transformation. Le changement d’appartenance identitaire des immigrants est dû au choc des cultures entre l’ancien pays et le pays d’adoption, il soulève également la question identitaire à travers le temps, le rapport entre l’homme et son passé et les frontières entre le soi et l’altérité. Ce processus de transformation identitaire de l’homme exilé est tel « le bateau de Thésée[3]» , qui se répare perpétuellement et dont les pièces sont remplacées progressivement pour devenir un bateau neuf. Aussi les philosophes, dans leur dispute sur la nature des choses, citent-ils ce navire comme un exemple de doute, et soutiennent-ils, les uns qu’il est toujours lui, les autres qu’il ne plus le même.

Ces réflexions s’infiltrent dans le monde romanesque de Kundera, à travers la figure de l’expatrié. Comme Kundera renonce à l’écriture autobiographique, on portera notre attention sur ce changement à travers une galaxie de figures d’expatriés dans ses romans. Selon Kundera, « Quand un artiste parle d’un autre, il parle toujours par ricochet, par détour, de lui-même et c’est en cela que consiste la valeur de son jugement » (Kundera 2020 :101). Il met en scène la figure de l’exilé, qui est un reflet de sa propre expérience de l’exil et du lien complexe avec la patrie.

Il est à noter que l’écriture de l’exil, notamment la poésie, s’inscrit dans le mode élégiaque (Les Tristes d’Ovide, Les Regrets de Du Bellay, Les Contemplations de Victor Hugo, etc.), elle met l’accent sur une expression du moi affligé par la dépossession et la fragmentation identitaire ; le personnage (souvent le je) est hanté par le désir du retour inassouvi, le sentiment de perte. L’écriture romanesque de l’exil sous la plume de Kundera montre la complexité de cette expérience et souligne la mentalité paradoxale des exilés. Parmi les figures des expatriés, que ce soient Tamina et Jan (Le Livre du rire et de l’oubli), Jakub (La Valse aux adieux), ou Irena et Josef (L’Ignorance), chacun a sa manière de vivre entre deux pays et deux cultures.

Jan fête son départ pour aller cueillir la vie dans une nouvelle contrée, mais l’adieu à son pays natal lui laisse un sentiment de vide ainsi qu’une mélancolie profonde liée à la rupture avec son passé et à la disparition silencieuse de sa personne au sein de son pays d’origine. De même, Jakub aspire chaleureusement à sa nouvelle vie en disant adieu à son pays, où il a connu l’amertume d’être trahi par son camarade et la cruauté de la politique. Son pays étant devenue une partie intégrante de son existence, le sentiment complexe se fait sentir devant l’imminence de la séparation. Jakub se demande : « Devait-il être triste de ne pas être triste ? » (Kundera 1973 :175) Ce conflit intérieur se traduit non pas par le déchirement, mais par une sorte d’engourdissement : « Il n’éprouvait pas de tristesse, mais il n’avait pas non plus envie de se hâter » (Kundera 1973 :175). Le souhait de quitter son pays est aussi une fuite de son passé, une négation de son vécu. Un voyage sans retour est toujours mélancolique. Jakub, victime de purges politiques, éprouve cette mélancolie et souhaite conserver le moindre détail dans sa mémoire lors de son adieu à l’ancien pays.

Si le motif de l’exil est analysé de manière ponctuelle dans les romans précités, L’Ignorance se concentre davantage sur ce thème à partir de l’interprétation du mythe de l’Odyssée. Étant l’archétype du récit d’exil, ce mythe ne s’appliquerait plus au récit du migrant chez Kundera, puisque le grand retour dans le cas des retrouvailles d’Ulysse et Pénélope s’avère impossible pour ces migrants modernes. À travers la démystification du mythe de l’Odyssée, Kundera met en lumière l’impossibilité du grand retour et la fragilité du lien que l’expatrié entretient avec son pays natal à notre époque. En effet, le romancier se demande déjà si « le lien qui unissait [les expatriés] à leurs pays n’était qu’une illusion et […] qu’une persévérance de l’habitude » à travers le personnage Jan (Kundera1978 : 349).

Kundera décrit avec justesse l’expérience de l’exil et du retour pour entrer dans l’intimité de deux expatriés — Irena et Josef. Bien que l’émigration soit involontaire et imposée, Irena se révolte contre l’image d’Épinal imposée de l’exilée malheureuse, et elle s’efforce de se débarrasser de la nostalgie basée sur cette « illusion de malheur » (Kundera 2000 : 30) pour mieux vivre dans le présent. Pourtant Irena demeure tourmentée par un sentiment paradoxal envers son pays natal : « le jour était illuminé par la beauté du pays abandonné, la nuit par l’horreur d’y retourner. Le jour lui montrait le paradis qu’elle avait perdu, la nuit l’enfer qu’elle avait fui » (Kundera 2000 :139). Hantée par des fantasmes contradictoires, Irena est affligée d’un déchirement entre le rêve d’émigration et « l’ambiguïté de la mémoire » (Le Grand 2003 : 56).

Après vingt ans d’immigration en France et au Danemark, Irena et Josef montrent une réticence à se réapproprier leur patrie perdue. Même après le succès de la Révolution de velours en 1989, et bien que leur ancien pays se soit débarrassé d’un régime totalitaire et soit redevenu un pays libre, ces deux expatriés n’ont pas envie de rentrer. C’est sous la pression de leur entourage, ou pour des raisons impérieuses, que les deux expatriés font leur retour au pays natal. Le retour vers la patrie est à la fois une pérégrination et un voyage désenchanté. Lors de retrouvailles avec d’anciens amis, le fossé colossal qui s’est entretemps creusé entre leurs modes de vie rend la communication presque impossible. Ils ressassent en vain le passé dans le souhait de renouer le lien ténu qui pourrait demeurer entre eux. C’est le cas aussi pour Josef lors de ses retrouvailles avec son frère. Quand ils souhaitent partir à la recherche du passé perdu, les expatriés éprouvent de la difficulté à revivre la mémoire. Avec la force dévastatrice du temps, il reste peu de traces du passé. Tout tombe dans l’oubli et tout change avec le temps.

Cette étrangeté se fait sentir aussi par le changement des langues que les émigrés utilisent. À travers l’expérience du retour d’Irena et de Josef, Kundera porte son regard sur le plurilinguisme en Tchéquie, petit pays européen dont les habitants sont souvent polyglottes, et qui font leur choix entre le russe, le tchèque, l’anglais et le français en fonction de diverses situations pendant différentes étapes de leur vie. Précisément, le russe est une langue imposée par les envahisseurs, il fait partie d’une histoire d’humiliation et de servitude pour les Tchèques. Avec l’effondrement de l’URSS, cette langue, comme une page tournée dans l’Histoire, disparaît rapidement de la vie quotidienne et de l’horizon des Tchèques. Le tchèque est une langue d’antan que les émigrés utilisent de moins en moins au fur et à mesure d’un passé qui s’éloigne. En revanche, l’anglais est une langue privilégiée par son universalité, à laquelle on donne la priorité dans le commerce international ; le français est pour Irena une langue utilisée au quotidien qui remplace sa langue maternelle.

En outre, le passé est aussi un pays étranger que nous devons connaître dans son altérité et dans sa diversité. Le retour impossible au pays de jadis est essentiellement l’impossibilité de retrouver un passé éloigné. Les protagonistes ont connu un sentiment de vide causé par un passé qui s’écoule en emportant avec lui leur langue maternelle dont l’usage se perd, leur compagnon défunt dont l’image s’estompe dans leur mémoire. Si la mémoire du passé permet de saisir ce qui est essentiel dans leur vie, l’amnésie remet en cause cette importance prétendue. De plus, le passé sert de repère identitaire, alors que la mémoire atteste et garantit la continuité de l’existence humaine en conservant ces repères. La continuité identitaire se trouve menacée par la mutation et par l’oubli, le lien rompu avec le passé est à la fois insoutenable et émancipateur.

La rupture de l’appartenance à un pays, la commutation entre plusieurs cultures et la vie mouvementée donnent lieu naturellement à la réflexion sur le soi et l’altérité. Selon François Desplechin, « L’exil est avant tout à entendre comme l’expérience d’une altération radicale de la relation symbolique à l’Autre » (Desplechin 2015 : 49). Il qualifie la mentalité paradoxale des exilés de dédoublement « entre crainte de l’oubli et fantasme inconscient de trahison » (Desplechin 2015 : 50). La crainte de l’oubli s’interprète sans doute dans les deux sens : la crainte d’oublier les choses prétendument inoubliables suscite un sentiment de culpabilité, tandis que la crainte d’être oublié engendre une souffrance de voir disparaître la trace de sa propre vie. Cette mentalité paradoxale est associée à la double absence des exilés, précisément, l’absence sur le sol du pays natal et l’absence dans la mémoire d’autrui. Cela rejoint ce qu’entend le titre du roman de Kundera L’ignorance : le malheur d’être inconnu et l’affliction d’une absence de lien avec le passé. Quant à la trahison, Kundera supprime le sens péjoratif de « trahir » en lui conférant une nouvelle dimension : « Trahir, c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu » (Kundera 1984 : 140). Dans cette optique, la « trahison » incarne l’esprit d’aventure et de révolte, elle constitue voire l’arme contre le kitsch et contre la culpabilisation.

Kundera concrétise l’ambivalence et le paradoxe de l’exil à travers ses personnages en proposant une série de réflexions sur la patrie, le passé, la nostalgie, le temps, le rêve d’émigration, etc. L’instabilité des repères identitaires chez les exilés, est à l’origine du nouveau rapport qu’ils entretiennent avec la patrie, le passé, l’Autre dans l’instabilité de leur existence. Selon Eva Le Grand, « La nostalgie de l’exil en tant que bonheur et non souffrance [est] la suprême découverte romanesque et dernier “paradoxe terminal” de la fabuleuse ironie kundérienne » (Le Grand 2003 : 56). L’ignorance étant un « roman nostalgique sur la perte de la nostalgie » (Boyer-Weinmann 2009 : 127), cette expression renferme les conflits entre, d’une part, le besoin de s’enraciner tant culturellement qu’affectivement et, d’autre part, celui d’avoir une existence aventurière, en constante mobilité. Le problème de l’exil conjugué avec celui de l’identité, du temps, de la mémoire, constitue le mystère de l’existence que Kundera explore.

La dialectique du retour et l’art comme sa patrie

Au sens large, l’exil est la métaphore du mode d’existence et du destin de l’homme moderne dont la vie est marquée par le déracinement, la mobilité constante et le vagabondage de l’âme dans un monde instable. L’exil répond ainsi au mythe du Paradis perdu où l’homme, au sortir du jardin d’Éden, se voit contraint d’accepter son destin d’exclu et de relégué sans retour. Selon Martin Heidegger, « L’absence de patrie devient un destin mondial » (Heidegger 1947 : 101). Pour Heidegger, l’homme sans patrie ne se borne pas à l’exilé qui s’éloigne de sa terre natale, il désigne aussi la déréliction de l’homme moderne et son besoin perpétuel mais inassouvi de retour à la source.

La question « Qui suis-je? » est associée intimement à la question « d’où viens-je? » afin de bien se repérer et éviter l’égarement. Un retour à la patrie est essentiellement la réponse au doux appel de l’enfance, par nostalgie du passé, glorification du sentiment patriotique, attachement aux origines. Plutôt que d’évoquer l’impossibilité du grand retour, nous préférerons mettre en avant l’ambivalence de l’exil de Kundera, laquelle transmet effectivement une dialectique du retour, c’est-à-dire qu’elle est un mouvement complexe comprenant le revirement, la réconciliation et la redécouverte. Il s’agit d’un trajet non linéaire qui se manifeste par des déplacements contradictoires : un retour chez soi pour mieux s’ouvrir à un monde plus vaste ; un pèlerinage vers le lointain pour accomplir un retour spirituel. C’est aussi une dialectique entre la finitude et l’infini, entre la mémoire et l’oubli, entre la présence et l’absence.

Iain Chambers, de son côté, estime que « le sens de déracinement, marqué par un état de vivre entre un passé perdu et un présent non intégré est peut-être la métaphore la plus pertinente de notre condition moderne et postmoderne » (Chambers 1994 : 27). Il s’agit d’un exil hors du temps, caractérisé par la rupture avec le passé, l’écart que l’exilé entretient avec le présent et les angoisses pour le devenir incertain. L’exilé risque de s’égarer dans le labyrinthe du temps : d’un côté, la dysmnésie signifie le projet voué à l’échec de retrouver le temps perdu, une forme de mort silencieuse du passé ; d’autre côté, l’aliénation commence par la perte de nostalgie et de repère, provoquant un sentiment d’étrangeté à soi-même.

Kundera définit le mot « chez-soi » comme « le lieu où j’ai mes racines, auquel j’appartiens. Les limites topographiques n’en sont déterminées que par décret du coeur. Il peut s’agir d’une seule pièce, d’un paysage, d’un pays, de l’univers » (Kundera 1986 : 146). Le chez-soi signifie non seulement le lieu de rattachement où on éprouve un sentiment d’appartenance, mais aussi un mode d’existence par lequel on vit la vraie passion, une entreprise à laquelle l’homme se consacre âme et corps. Dans La Plaisanterie, Ludvik se trouve dans un monde où les valeurs sont galvaudées, où les grandes aspirations en politique et en amour se détrônent et se désacralisent face à l’absurdité et au néant. Il trouve enfin leur valeur ontologique comme son chez-soi dans la musique, dans l’art. Kundera commente ainsi la vie de Stravinski, musicien russe exilé : « sa seule patrie, son seul chez-soi, c’était la musique » (Kundera 1993 : 116).

La nostalgie pour la patrie concrète, selon Kundera, résulte de la brièveté de la vie, qui disparaîtrait pour les immortels ayant la vie éternelle. « Car la notion même de patrie, dans le sens noble et sentimental de ce mot, est liée à la relative brièveté de notre vie qui nous procure trop peu de temps pour que nous nous attachions à un autre pays, à d’autres pays, à d’autres langues » (Kundera 2000 : 139). Selon un vieux dicton, ars longa, vita brevis, c’est-à-dire que « l’art est long et la vie courte » ; si le parcours personnel est sous la mainmise d’un destin hasardeux qui décide du lieu de naissance de l’individu et motive son départ vers un autre pays, il ne lui reste que la vraie patrie éternelle, qui est l’art : la littérature, la musique, ou bien la philosophie. Comme Novalis l’affirmait, « La philosophie est proprement nostalgie – aspiration à être partout chez soi » (Novalis 1966 : 65).

L’exil est la métaphore de l’identité flexible de l’homme moderne déraciné et de son existence en constante mobilité. Les mutations qu’il a traversées sont considérées comme une expérimentation de l’existence, fournissant plus de possibilités à connaître l’homme et à réfléchir sur sa nature dans sa complexité. En revanche, Kundera effectue son retour à la patrie littéraire en affirmant son amour et sa fidélité envers le roman ainsi que sa seule identité comme romancier. La patrie littéraire devient le vrai chez-soi ; c’est dans l’art du roman qu’il trouve ses valeurs appréciées et la liberté de la création. Sa seule identité étant romancier, l’écriture de Kundera se caractérise cependant par une alternance entre l’essai et le roman, et par la richesse et l’hétérogénéité souvent manifestées au sein de la même oeuvre. En ce sens, Kundera ne se borne pas seulement à être un exilé de la langue tchèque, il est aussi un exilé du genre romanesque, en quête perpétuelle d’un nouvel art du roman qui s’aventure en terre étrangère.

Conclusion

L’écriture de l’exil est un champ privilégié qui permet d’exprimer une existence en constant changement, sous l’ambiguïté identitaire. Elle permet d’approfondir la compréhension des rapports entre l’altérité et le soi, la modification du monde extérieur et la métamorphose du for intérieur à travers le temps. L’ambivalence de l’exil se manifeste par son impact sur la vie et la création de l’écrivain et aussi par l’attitude que l’exilé adopte envers son expérience exilique. Le paradoxe de l’exil dans l’écriture de Milan Kundera reflète l’errance d’un parcours spirituel naviguant entre la pluralité des langues, la diversité culturelle, le dédoublement du moi. Correspondant à l’aspiration de l’écrivain à la liberté et à l’éternité en créant des oeuvres résistant à la force du temps, l’art devient la patrie et la littérature, un vrai chez-soi. L’ambivalence de l’exil dans l’écriture de Kundera est l’expression des angoisses identitaires et de la nécessité de les surmonter. Derrière l’ambivalence, c’est le paradoxe de la situation existentielle que l’écrivain examine à travers les personnages. Pour l’exilé dont les repères culturels et axiologiques sont en perpétuelle mutation, l’écriture reflète un parcours en quête d’équilibre entre fluidité et immuabilité, déconstruction et reconstruction.