Résumés
Résumé
La chasse au phoque du Groenland par les Essipiunnuat de la Première Nation des Innus d’Essipit est une chasse traditionnelle et séculaire, ancrée profondément dans les activités innu aitun de la communauté. Cette tradition est cependant identifiée culturellement en péril par le conseil de bande et la plupart de ses membres. Cet article fait la description ethnographique de la chasse au loup-marin telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui à Essipit, et notamment depuis la fin de la chasse commerciale dans la région des Escoumins, au début des années 2000. Il replace cette tradition dans le contexte évolutif de tout patrimoine immatériel et fait part de la vision intrinsèque dont les porteurs de cette tradition envisagent, à court et à long terme, la sauvegarde de cette chasse dans leur communauté.
Abstract
The Greenland seal hunt carried on by the Essipiunnuat of the Essipit Innu First Nation is a traditional and age-old enterprise, deeply rooted in the innu aitun activities of the community. This tradition, however, is identified, culturally speaking, as endangered by the band council and most of its members. This article provides an ethnographic view of the seal hunt as it is practised today at Essipit, and more specifically since the end of the commercial hunt in the Escoumin region at the outset of the year 2000. It looks at this tradition in the changing context of all intangible heritage and shares the inherent vision which the keepers of this tradition pursue, namely the safeguarding of this hunt in their community.
Corps de l’article
Janvier 2019, Pointe Rouge, il est 7h00 du matin. De grandes plaques de glaces se déplacent lentement sur le fleuve et s’accumulent près des côtes. Richard Ross passe les jumelles à son fils Frédéric qui pense avoir aperçu un loup-marin[2] au large du quai du traversier des Escoumins. La visibilité est bonne et il n’y a pas de vent. Pourtant ils ne sortiront pas en mer encore aujourd’hui. « Il y a trop de glaces, dit Richard, la chaloupe ne pourrait pas sortir ».
Extrait du journal de terrain de l’auteure, janvier 2019, Essipit
Richard Ross et ses garçons font partie des dernières équipes innues de chasseurs de phoques à Essipit[3], réserve innue située sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent, près de la baie des Escoumins. Aujourd’hui, ils ne sont plus que trois Essipiunnuat à posséder une embarcation et à distribuer la viande de ce mammifère marin dans leur communauté. Cette situation est jugée préoccupante par le Conseil de la Première Nation des Innus Essipit (CPNIE). La chasse au loup-marin à Essipit est en effet bien plus qu’une simple activité de chasse ; elle a façonné depuis des générations l’identité même de cette première nation et est à ce titre reconnue à part entière comme une activité innu aitun, expression qui signifie « la vie innue » et qui représente un mode de vie traditionnel associé à l’occupation et à l’utilisation du Nitassinan, le territoire traditionnel (EPOG 2004 : 4; Lacasse 2004 : 41).
À Essipit, toutes les activités dites innu aitun de chasse, de pêche, de piégeage et de cueillette font d’ailleurs l’objet d’un suivi régulier, appelé le « suivi innu aitun », auprès des Essipiunnuat qui occupent et utilisent le Nitassinan d’Essipit, ainsi que les autres territoires traditionnels revendiqués dans le cadre de l’Entente de principe d’ordre général[4] depuis maintenant plus de dix ans. Ce suivi a pour principal objectif d’identifier, de géolocaliser et de cartographier de l’ensemble des informations liées aux activités traditionnelles afin d’optimiser la protection des pratiques et des droits des Essipiunnuat, en particulier lors de différents projets de développement concernant le Nitassinan. C’est dans ce contexte de suivi qu’une sonnette d’alarme a été tirée par le Conseil de la Première Nation des Innus Essipit sur la pratique de la chasse au loup-marin, et qu’une enquête plus approfondie auprès des membres a été réalisée au cours de l’hiver 2019. Cette enquête a permis de documenter et d’évaluer l’état actuel de cette chasse et d’identifier avec les Essipiunnuat des problématiques et/ou des solutions pour la sauvegarde de cette activité traditionnelle.
Très peu de recherches ethnographiques contemporaines ont été réalisées sur la chasse au phoque chez les Premières Nations du Canada et du Québec, lacune scientifique qui a déjà été évoquée par Charest et Plourde dans leur présentation du numéro de la revue Recherches amérindiennes au Québec consacré entièrement à la chasse au phoque (Charest et Plourde 2003 : 3-8). Ces auteurs constatent que si la littérature à ce sujet est plus abondante pour les périodes paléohistoriques et historiques (voir entre autres Plourde 2003, 2011; Castonguay 2003; Frenette 1990), c’est probablement parce que le phoque et la chasse au phoque chez les groupes amérindiens côtiers occupaient une place plus importante dans leur économie à ces époques-ci qu’actuellement. Pour la région Côte-Nord du Québec, Paul Charest est le seul à avoir documenté cette activité chez les Innus de la Première Nation d’Essipit et aux Escoumins (Charest 2003) alors qu’elle était encore une activité économique importante à la fin des années 1990. Il y a déjà près de vingt ans, Paul Charest constatait que cette communauté innue était l’une des dernières à poursuivre cette activité sur la Côte-Nord à des fins commerciales ; il observait cependant que les campagnes anti-chasse et la fermeture des marchés à l’international pour les produits du phoque affectaient non seulement l’économie de cette région mais mettaient également en péril cette tradition millénaire (Charest 2003 : 102-103).
Depuis l’arrêt de la chasse commerciale sur la Côte-Nord dans les années 2000, aucune autre étude n’a été réalisée à ce jour pour évaluer l’état de cette pratique traditionnelle. Cet article vient donc combler ce manque et peut être considéré comme un prolongement de ce que Charest a documenté il y a deux décennies. Ainsi, comment se déroule l’activité de la chasse au loup-marin à Essipit depuis une vingtaine d’années ? Combien d’équipes d’Essipiunnuat partent-elles encore à la chasse et existe-il une relève pour cette tradition? Que fait-on aujourd’hui des peaux et des produits dérivés du phoque? La tradition culinaire de la viande de phoque à Essipit est-elle menacée? Enfin, les Essipiunnuat envisagent-ils des solutions pour perpétuer cette activité innu aitun? Afin de dresser un portrait global de la situation de cette chasse traditionnelle, nous avons effectué deux séjours d’une dizaine de jours à Essipit au cours de l’hiver 2019, durant lesquels onze entrevues ont été réalisées, dont huit avec des chasseurs et des aînées d’Essipit. Afin d’avoir un éclairage sur l’historique des coopératives et la fin de la chasse commerciale aux Escoumins dans les années 2000, deux entretiens ont été réalisées avec l’ex-président de l’Association des chasseurs de loup-marin et l’ancien propriétaire de la tannerie « Aux trois-phoques » aux Escoumins. Nous avons également fait des observations sur le site de remisage des chaloupes, interrogé des artisanes de la boutique d’artisanat d’Essipit ainsi que d’autres membres ou employés du conseil de bande de la Première Nation des Innus Essipit en lien avec notre enquête. Les principaux thèmes abordés dans ces entretiens portaient sur l’expérience et l’initiation des chasseurs à cette activité, la chasse au loup-marin en tant que telle, la composition des équipes de chasse, les sites actuels et historiques de remisage des chaloupes, l’utilisation et la transformation du phoque, l’historique des dernières coopératives et, en dernier lieu, les problématiques et les solutions envisagées pour la perpétuation de cette activité à Essipit. Les résultats qui suivent sont donc tirés en grande partie de ces entrevues, mais également des données de captures du suivi innu aitun de 2010 à 2017. Ces dernières sources nous ont permis d’obtenir quelques informations quantitatives sur le nombre de loups-marins chassés par année par les Essipiunnuat depuis la fermeture de l’usine de transformation du phoque aux Escoumins. Toutefois, ce suivi n’ayant débuté qu’en 2007 dans la communauté et n’ayant pas été régulièrement réalisé auprès des membres, nous avons dû également colliger durant nos entretiens des estimations de captures pour plusieurs années antérieures.
Afin de replacer la chasse au loup-marin à Essipit sous l’angle évolutif et dynamique de toute activité traditionnelle, nous commencerons par faire un rapide survol de son importance économique depuis ses origines paléohistoriques dans l’embouchure du Saguenay, jusqu’à la fin des dernières coopératives de chasseurs aux Escoumins en 2003. Nous nous attarderons davantage sur l’activité de la chasse en chaloupe telle qu’elle se déroule aujourd’hui, sur son importance dans le régime alimentaire de la communauté et sur la façon dont les chasseurs envisagent la sauvegarde de cette pratique traditionnelle.
Survol historique de l’exploitation du phoque dans la région de l’embouchure du Saguenay
L’exploitation du phoque, toutes espèces confondues, est attesté par la présence de nombreux restes osseux sur la plupart des sites archéologiques de l’embouchure du Saguenay et ce, dès le début de la période de l’Archaïque, soit vers 8 000 ans avant aujourd’hui (Plourde 2003, 2012). À cette époque, puis tout au long des millénaires suivants, la richesse faunique de l’estuaire a attiré saisonnièrement des groupes de chasseurs spécialisés dans la chasse au phoque, comme par exemple sur le site Manakashun (DcEi-20)[5] découvert en 2016 à l’intérieur des limites de la réserve d’Essipit (Archéo-Mamu 2016). Ce mode de subsistance essentiellement centré sur ce mammifère marin s’est perpétué jusqu’à l’arrivée des premiers Européens, Basques et Français, venus au XVIe siècle chasser la baleine franche dans l’estuaire du fleuve Saint-Laurent. Parmi les groupes amérindiens identifiés, il est reconnu que les Iroquoiens du Saint-Laurent venaient chasser le phoque jusque dans le secteur de l’embouchure du Saguenay ; néanmoins, cette caractéristique n’aurait pas été exclusive à ces derniers, puisque déjà en 1603, les « Montagnais de Tadoussac » en consommaient dans leurs festins (Plourde 2012 : 27). Si, au début du XVIIe siècle, les Innus en faisaient l’exploitation essentiellement durant la période estivale (de la fin du printemps jusqu’à l’automne), ce n’est qu’une centaine d’années plus tard, qu’ils vont commencer à chasser le phoque également en hiver, à des fins de subsistance et de traite. Cette transition, engendrée par la volonté coloniale de produire intensivement de l’huile de mammifères marins, a connu son apogée sur le site de rassemblement hivernal de Pipunapi[6], au poste de Bon-Désir[7]. Ce dernier comptait parmi les plus productifs du Domaine du Roi ; par exemple, en 1731, on estime qu’une seule équipe de chasseurs pouvait amasser près de 90 peaux en une année (Castonguay 2003 : 66).
L’exploitation du phoque à Pipunapi par la « bande des Escoumains » a perduré jusqu’au milieu du XIXe siècle, bien qu’à cette époque Pointe Rouge[8], située à l’ouest de la baie des Escoumins, fût également un lieu de chasse hivernal (Charest 2003, 2014; Frenette 1990; Mailhot 1996). Sous la pression de la colonisation dans la baie de Bon-Désir, et malgré les vaines réclamations territoriales qu’ils firent auprès du gouvernement du Canada-Uni pour conserver leurs terres ancestrales, les Innus quittèrent ensuite définitivement Pipunapi pour chasser à partir de Pointe Rouge, à proximité de la future réserve d’Essipit (Charest 2003; Frenette 1996). Si la chasse au phoque s’est par la suite perpétuée dans l’estuaire du Saint-Laurent, nous savons qu’elle fut également pratiquée à la fin du XIXe siècle dans le fjord du Saguenay, depuis l’Anse-Saint-Jean où une famille d’Essipiunnuat s’était établie[9].
Au début du XXe siècle, la chasse au loup-marin se faisait essentiellement à partir de Pointe Rouge et depuis quelques petites anses situées en contrebas des habitations, notamment à l’Anse-à-Bélanger. La chasse en canot de toile à partir des années 1930 ayant été amplement décrite dans l’article de Charest (Charest 2003 : 95-98) nous n’y reviendrons pas. Soulignons toutefois qu’à cette époque une équipe de deux chasseurs pouvaient capturer en moyenne une vingtaine de loups-marins par hiver[10] et que l’utilisation et la transformation de l’animal étaient complètes : la peau était dégraissée et vendue à des acheteurs itinérants, de même que le gras qui était fondu en huile au printemps, puis vendu à des marchands. Avec la peau, les femmes confectionnaient des bottes ; la graisse était utilisée comme imperméabilisant, dans la cuisson de beignes et parfois même en onguent pour les blessures (Parcoret 2009). La viande était consommée dans différentes recettes et servait également de nourriture pour les chiens. La chasse au loup-marin était alors pratiquée par toutes les familles à l’intérieur d’un cycle saisonnier bien précis d’exploitation des ressources, c’est-à-dire à partir du retour des chasseurs durant la période des fêtes de Noël jusqu’à la mi-février, moment où ils retournaient ensuite à l’intérieur du territoire pour y continuer la trappe (Laforest 1983). Il semble cependant que si la chasse au loup-marin a été davantage pratiquée par les familles Ross, c’est en partie parce que leur territoire de trappe se situait plus près du littoral et qu’elles pouvaient ainsi se permettre de tels allers-retours dans le Nitassinan (Parcoret 2009 : 71-74).
Au milieu des années 1960, avec l’apparition des chaloupes[11], des moteurs hors-bords et des carabines à longue portée, l’équipement pour la chasse au loup-marin se modifia (Charest 2003 : 98) et les chasseurs purent élargir leurs zones de chasse ; ils quittèrent le littoral pour s’aventurer à plusieurs milles des côtes, soit d’est en ouest, des îlets Penchés à l’embouchure du Saguenay, et au sud jusqu’à l’île Verte et à l’île aux Basques. À cette époque, les Essipiunnuat occupaient moins intensivement leurs territoires de trappe et pouvaient poursuivre la chasse au loup-marin jusqu’au printemps. Vers la fin des années 1970, et les deux décennies suivantes, cette chasse redevint une activité économique plus lucrative, et le nombre des captures passa à 100 loups-marins par saison et par équipe dans les années 1980[12]; lors d’une bonne saison, en l’an 2000, les captures se montèrent à 300 loups-marins. Trois coopératives de transformation du phoque, une tannerie locale et une association allaient se succéder dans le village voisin aux Escoumins, mais toutes durent déclarer forfait au fil des ans, devant la chute du prix des peaux et la fermeture des marchés à l’international. À la fin des années 1990, le CPNIE tenta de redorer l’activité traditionnelle de la chasse au phoque auprès des touristes européens par le biais de conférences locales et de dégustations, mais cette mise en valeur ne dura pas longtemps. La dernière coopérative, « Les Quatre Mains », ferma en 2003, la tannerie locale en 2010, et l’Association des chasseurs de loup-marin des Escoumins, regroupant tous les chasseurs de la Haute-Côte-Nord, mit un terme à ses activités en 2016.
Retour à une chasse « alimentaire » (2003-2019)
Équipes de chasse
Lorsque la dernière usine de transformation du phoque ferma ses portes aux Escoumins, les Essipiunnuat qui étaient engagés dans cette chasse commerciale continuèrent de pratiquer la chasse au loup-marin selon leur droit ancestral de pêche à des fins alimentaires[13]. En 2003, au moins quatre équipes de chasseurs pratiquaient encore cette chasse à Essipit, soit les trois frères Gérard, Jean-Noël et Richard Ross ainsi que leur cousin Pascal Ross, qui est le seul n’avoir pas fait partie de la coopérative. Tous sont issus d’une longue lignée de chasseurs de loup-marin et ont un ancêtre commun, Paul Ross (1859-1947). La composition des équipes s’est donc toujours tissée à l’intérieur de ce cercle de parenté, les plus âgés emmenant leurs propres fils ou leurs neveux. Gérard Ross faisait aussi équipe avec son cousin maternel allochtone Donald Tremblay, qui était également sociétaire de la dernière coopérative, « Les Quatre Mains », jusqu’à ce que Gérard Ross arrête complètement la chasse en 2009. À ce moment-là, son frère Jean-Noël continua à chasser avec son cousin mais également avec son fils Gilles, son deuxième frère Richard, et parfois aussi avec ses neveux, et ce, jusqu’à son récent décès en 2017.
Aujourd’hui, il ne reste plus que trois chasseurs qui possèdent leur propre embarcation, et ils font équipe avec six autres Essipiunnuat. Les équipes sont généralement composées de deux personnes, un conducteur et un tireur, bien qu’une troisième personne puisse monter dans la chaloupe, si la taille de l’embarcation le permet. La figure 3 décrit, pour la saison 2018-2019, les équipes et le choix des coéquipiers.
Dans le cas des deux premières équipes, les chasseurs prennent leurs coéquipiers dans l’une ou l’autre de ces deux équipes, tout comme les années précédentes, au sein de leur proche parenté et en respectant également l’ancienneté des chasseurs. Seul Pascal Ross ne chasse pas avec les deux autres équipes[14], et il en va de même pour ses partenaires actuels qui chassent uniquement avec ce dernier. Depuis les années 2000, la relève se compose donc toujours principalement des enfants et des neveux qui prennent placent dans les embarcations des pères ou des oncles plus expérimentés, à l’exception de la dernière équipe qui chasse depuis 2009 avec deux nouveaux chasseurs non apparentés, et depuis 2019 avec une toute dernière recrue.
Choisir son partenaire de chasse au sein de sa parenté directe est la situation idéale aux dires des chasseurs, puisqu’elle permet d’assurer naturellement la transmission de la tradition aux générations suivantes. L’initiation et le transfert des connaissances de ce savoir-faire se fait sur plusieurs années, généralement dès le plus jeune âge : avant d’avoir sa propre embarcation, un chasseur doit connaître les différents courants marins de l’estuaire, interpréter adéquatement les éléments météorologiques et savoir les anticiper au besoin.
J’ai commencé à chasser avec mon oncle et mon père, à l’âge de dix ans. Mon oncle Gérard Ross a chassé longtemps, c’était familial […] parfois je n’y allais même pas avec mon père, j’y allais avec mes oncles, mon oncle Marcel […], il passait me chercher et j’embarquais dans son pick-up, moi ça m’a toujours intéressé les activités traditionnelles.
David Ross, 23 janvier 2019, Essipit
Il faut que tu connaisses les différentes sortes de glaces sur le fleuve. Il y a la glace du fleuve et la glace du Saguenay. On a la glace d’eau salée et la glace d’eau douce. C’est deux sortes de glaces pas pareilles. On a une glace dure et une glace moins dure. La glace d’eau douce est pas mal plus dure que la glace d’eau salée. C’est pas mal plus dangereux pour nos chaloupes, il faut faire plus attention. À Tadoussac, les courants ne sont pas pareils non plus et tu peux rester pris dans les glaces si tu ne fais pas attention !
Pascal Ross, 25 janvier 2019, Essipit
Toute la chasse, de l’embarquement au débarquement, est d’ailleurs intimement liée aux conditions météorologiques et la décision de « sortir en mer » est prise uniquement le matin, aux petites heures, lorsque toutes les conditions sont réunies. Parmi celles-ci, l’absence de vent est essentielle car les vagues créent une instabilité dans l’embarcation pouvant nuire au tir à la carabine. La présence d’une importante couche de glace sur la rive n’est pas souhaitable non plus car elle empêcherait la mise à l’eau des chaloupes. Enfin, une neige trop abondante peut également nuire à la visibilité et empêcher les chasseurs de s’orienter.
Sites d’embarquement
Avec l’arrêt de la chasse commerciale, le site de l’anse à Bélanger est redevenu le seul lieu[15] d’embarquement et de débarquement pour tous les chasseurs de loup-marin à Essipit. C’est également dans cette anse que les chasseurs dépècent directement sur la plage les phoques qu’ils ont capturés. À cet endroit, une chapelle en pierre avait été érigée au milieu du siècle dernier, dans laquelle Mgr Bélanger a dit plusieurs messes. Une grande épinette, probablement âgée de plus de cent cinquante ans selon une aînée de la communauté, faisait également office d’abri naturel pour les chasseurs de loup-marin d’Essipit qui venaient autrefois remiser leurs canots sous ses grandes branches. Celle-ci est cependant tombée au mois de mars 2019, sous le coup de grands vents, mais elle n’a endommagé aucune des trois embarcations qui s’y trouvaient à ce moment-là. Les Essipiunnuat usent de trois noms différents pour désigner ce lieu, en lien avec les éléments naturels et religieux qui s’y retrouvent, soit les toponymes en usage suivants : « l’anse à Monseigneur », « l’anse de la Chapelle » ou « l’anse de la Grosse Épinette » (Figure 4). Le site présente toutefois plusieurs inconvénients pour les chasseurs, notamment pour la mise à l’eau des chaloupes, comme le précise une nouvelle recrue.
On doit soulever à bout de bras la chaloupe pour la mise à l’eau et lorsque la marée est basse, on doit le faire sur plusieurs dizaines de mètres […] faire glisser la chaloupe sur les rochers, à un moment donné, le dessous finit par s’user, l’eau s’infiltre, et ça fait pourrir le bois […] Pour le retour, il faut attendre que la marée soit haute pour revenir, et ça peut être long sur le fleuve à moins vingt degrés ! [Rires]
Sébastien Larouche, 6 mars 2019, Essipit
Devant ces difficultés d’embarquement et de débarquement, les chasseurs utilisent généralement un treuil qu’ils fixent à leur quatre-roues ou à leur motoneige pour hisser les embarcations jusqu’à la berge, ou emploient encore la force des bras si la mer est basse. Aussi, si l’anse de la Grosse Épinette est appréciée par sa situation limitrophe aux limites de la réserve d’Essipit, il n’en demeure pas moins certains problèmes que les chasseurs cherchent à résoudre, comme nous le verrons plus loin.
Équipement de chasse
Les chaloupes qui sont actuellement utilisées par les chasseurs sont de plus petites dimensions que celles qui étaient en usage durant les années de la coopérative et, hormis l’embarcation de Pascal Ross, elles ne sont pas conçues pour la navigation dans les glaces. En effet, les chaloupes de pêche de Gilles et de Richard Ross sont en aluminium et mesurent respectivement 14 et 18 pieds de long. Par mesure de sécurité, les chasseurs qui chassent le loup-marin dans ces embarcations ne s’éloignent pas beaucoup du littoral, ne dépassant pas un mille des côtes, afin de ne pas risquer d’être pris dans les glaces et de se faire « écraser » par celles-ci.
Pascal Ross est le seul à posséder une chaloupe en bois recouverte de fibre de verre et ayant de hauts francs-bords. Ce type d’embarcation, spécialement conçu pour les conditions de chasse hivernale au loup-marin dans cette partie de l’estuaire a été fabriqué localement par la famille Otis aux Escoumins, et lui permet de couvrir une zone de chasse plus étendue (Figure 8). À Essipit, les chasseurs de loup-marin se distinguent donc entre « ceux qui restent sur le bord » et « ceux qui chassent sur les glaces ». La recherche du phoque du Groenland se fait ainsi de deux manières différentes. Les équipes 1 et 2 qui restent « sur le bord » naviguent le plus souvent dans des eaux plus libres et attendent de voir une tête de phoque émerger de l’eau avant de la viser à la carabine. L’équipe 3, qui chasse « sur les glaces », se dirige au contraire vers les glaces et vise les loups-marins qui se tiennent dessus. Si la recherche du phoque pour ces équipes se passe de cette façon, il arrive également que des formations de glaces se retrouvent à portée des équipes qui restent « sur le bord » et qu’elles capturent des phoques sur celles-ci. De même, l’équipe qui chasse « sur les glaces », peut en capturer en eau libre lorsque la situation se présente.
Au large, on le voit. Quand il fait beau parfois, ça brille, le soleil fait reluire la peau du loup-marin. […] Il faut le trouver, on se promène. Moi je le vois parce que les loups-marins sortent la tête hors de l’eau et puis c’est quand même assez gros. Quand on les voit, nous autres on dit que « ça se pique » parce qu’ils sortent de l’eau et tu les vois bien sur la mer. Il y a tout le temps un côté de la mer que tu vois mieux que de l’autre. Et puis le loup-marin est curieux, parfois il ne ressort pas loin [de nous], c’est comme ça que je le repère. Et puis on le repère aussi quand il y a de la glace, c’est plus facile, allons à la glace on peut risquer d’en voir plus, c’est un loup-marin de glace.
Pascal Ross, 25 janvier 2019, Essipit
L’équipement pour la chasse est resté le même depuis la fermeture de la coopérative. Les chasseurs continuent de chasser le loup-marin à la carabine et utilisent des outils qu’ils ont fabriqués eux-mêmes pour hisser le loup-marin vers ou dans leur chaloupe : la gaffe, tout d’abord, qui consiste en une longue perche munie à son extrémité de trois crocs (parfois juste un) et qui permet d’attraper le phoque avant qu’il ne coule et de le tirer vers les plats-bords de la chaloupe. Les chasseurs se servent ensuite d’un crochet, fait d’une tige de métal recourbée et aiguisée, attachée ou non à une corde, et qui permet de hisser le phoque à l’intérieur de la chaloupe ou de le remorquer jusqu’au site de débarquement. Toutes les équipes ne remontent pas en effet systématiquement le phoque à l’intérieur de l’embarcation. La taille et le type de la chaloupe déterminent le nombre de loups-marins qui peuvent être hissés à l’intérieur, aussi l’équipe 1, qui a la plus petite chaloupe, remorque le phoque au bout d’une corde jusqu’au rivage ; l’équipe 2, remonte un ou deux phoques maximum ; et l’équipe 3, cinq à six loups-marins.
Quant aux moteurs, ils ne sont plus aussi puissants que dans les années de la chasse commerciale où les chaloupes pouvaient être équipées de moteurs allant jusqu’à 200 « forces »[16] (Charest 2003 : 98). Les besoins étant différents, les chasseurs des chaloupes d’aluminium utilisent maintenant un 10 et un 35 « forces » et Pascal Ross un 40 « forces ». Ce dernier est également le seul à posséder un deuxième petit moteur d’appoint de 10 « forces » en cas de panne du premier. L’équipement de sécurité est en effet plus sommaire que par le passé ; les chasseurs d’Essipit n’utilisent plus de radio portative dans leur embarcation et un seul d’entre eux possède des vestes de sauvetage et des fusées de détresse à son bord. Une paire de rames est présente dans les chaloupes en cas de panne du moteur, et le téléphone cellulaire est leur seul moyen de communication avec la côte. Idéalement, comme le soulignent ces derniers, deux équipes devraient partir ensemble pour assurer leur sécurité respective, mais il est très rare aujourd’hui que deux embarcations sortent en même temps comme c’était le cas dans les années de la chasse commerciale.
Dans le temps, quand on partait à deux équipes, on s’arrangeait pour rester pas loin de l’autre. Comme ça lorsqu’il y avait un problème, on pouvait se voir et aider l’autre équipe. On avait un signal pour avertir l’autre équipe s’il y avait un problème : on prenait une rame et on la levait dans les airs. Une rame dans les airs, ça se voit de loin, c’était le signal qu’il y avait un problème […] ça pouvait être un problème de moteur.q
Richard Ross, 24 janvier 2019, Essipit
Diminution du nombre de captures
Le retour à l’utilisation de petites chaloupes pour la chasse au loup-marin à des fins alimentaires a rendu la chasse beaucoup moins productive que dans les années où la coopérative était en fonction. Aujourd’hui, les équipes qui restent « sur le bord » capturent entre 5 à 10 phoques par année et ceux qui chassent « sur les glaces » entre 10 et 30 loups-marins par hiver. Richard et Gilles Ross sortent en effet plus rarement en mer, soit cinq à six fois par saison, en raison du manque de disponibilité de leurs partenaires, mais aussi à cause des conditions climatiques qui ne sont pas toujours favorables. Pascal Ross, qui va chasser au large « sur les glaces », et qui peut sortir une dizaine de fois par saison, chasse en moyenne une trentaine de loups-marins par hiver.
Cela dit, le nombre de captures par saison est très variable puisque, depuis deux ans, il ne se capture à Essipit qu’une vingtaine de loups-marins par année, toutes équipes confondues, ce qui représente 97% de moins que dans les années 2000, époque où l’on pratiquait encore la chasse commerciale (Figure 9).
Utilisation et transformation des produits du phoque
Lorsque l’usine de transformation était encore fonctionnelle aux Escoumins, la coopérative s’occupait de toutes les séquences de transformation du loup-marin, depuis le dépeçage jusqu’à la vente des peaux et des autres produits du phoque (Charest 2003 : 100). En plus de cet acheteur, les chasseurs pouvaient également vendre les peaux de loups-marins à la tannerie « Les Trois Phoques » qui les achetait pour 25$ l’unité. Aujourd’hui et depuis maintenant près de vingt ans, si l’on excepte la consommation de la viande, la transformation et l’utilisation des produits du loup-marin ont quasiment disparu de la région et de la communauté d’Essipit. Les chasseurs vont encore « décapoter » le loup-marin, c’est-à-dire retirer la peau du phoque, uniquement lors de la préparation de chaudières d’appâts à ours, dans lesquelles ils vont mélanger la peau et le gras avec des viscères, puis les revendre pour environ 10$ à des pourvoyeurs ou à des trappeurs. La peau peut parfois aussi être retirée pour des particuliers qui en font la demande ou encore à des fins personnelles, mais tout cela reste dans l’ensemble très marginal. De même, la boutique d’artisanat à Essipit, qui produit pourtant plusieurs objets en peau de phoque, ne se fournit pas en matière première auprès des chasseurs de la communauté mais auprès d’un grossiste de Wendake à Québec.
Jusqu’à ce que la tannerie ferme ses portes en 2010, certaines femmes de la communauté d’Essipit confectionnaient encore chez elles divers objets et pièces de vêtements en peau de loup-marin[17]. Aujourd’hui, Aline Ross est parmi les dernières artisanes à son compte à confectionner encore des objets avec les griffes et les os de loups-marins chassés localement, comme des colliers, des porte-clefs, des petites bottes et autres décorations pour la maison.
La confection de pièces vêtements en peau de loup-marin n’est toutefois plus en usage dans la communauté depuis maintenant plusieurs années, bien que ce savoir-faire local n’ait pas entièrement disparu.
Importance alimentaire
À Essipit, si l’on chasse encore le loup-marin, c’est bien parce que l’on en mange encore beaucoup. En effet, la viande de loup-marin a toujours fait partie des mets locaux et la demande est encore là, notamment auprès des aînés de la communauté qui ont toujours mangé du loup-marin et qui souhaiteraient même pouvoir en manger davantage. En effet, les chasseurs d’Essipit disent ne pas arriver à combler toutes les demandes de la communauté qui proviendraient essentiellement des dernières générations (40 ans et plus) qui ont connu cette alimentation durant leur jeunesse.
Comme par le passé, les parties du loup-marin les plus prisées sont les épaules, dont on retire des filets, mais aussi les organes vitaux tels que le foie, le coeur et les rognons qui sont très appréciés par les aînés de la communauté. On mange la viande en steak haché, en boulettes, dans les pâtés chinois, en saucisses et en rôti. La saucisse boucanée à l’épinette, le cipâte au loup-marin, les épaules en chiard et les boules en steak haché sont parmi les recettes les plus populaires à Essipit[18].
Nous autres on fait de la saucisse. C’est pas mal pareil pour tout le monde [les recettes]. On a toujours fait de la saucisse boucanée. Maman fait du cipâte au loup-marin c’est très bon. On fait des boules en steak haché, parfois on mange les épaules avec des patates, on appelle ça des chiards. On mange aussi le foie.
Martin Ross, 4 mars 2019, Essipit
Moi, c’est Marcel Ross qui m’a appris à boucaner la saucisse de loup-marin. Mais moi je mets moitié loup-marin, moitié porc. Ça, c’est moi, il y en a qui vont mettre plus de porc, d’autres plus de loup-marin. Juste du loup-marin, c’est sec […] Lorsque ma saucisse est faite, je vais dehors, je fais mon feu de bois. Ensuite j’arrive avec mes branches d’épinette, je tape le feu avec ça, là ça boucane, et là je mets toute ma saucisse là-dessus. […] tout dépendant des goûts, tu laisses longtemps ou pas longtemps ta saucisse.
Richard Ross, 24 janvier 2019, Essipit
Ces recettes semblent avoir toujours été en usage à Essipit bien que nous ayons eu connaissance également de recettes aujourd’hui disparues, notamment lorsque la graisse de loup-marin était utilisée à la fois comme enduit imperméabilisant (pour les chaussures) et en cuisine. Ferrière Ross, une aînée âgée de 82 ans, se souvient à ce sujet d’une recette de beignes cuite dans la graisse de loup-marin.
Quand on avait envie de manger des beignes, Papa fondait la graisse. Quand la graisse était fondue, pis qu’elle était ben bouillante, là ils partaient et ils allaient se chercher une branche de sapin, ils sauçaient ça dedans pour ôter le goût fort de la graisse. Ça goûtait la graisse, mais un peu, et puis ça donnait bon goût. […] Ma mère faisait sa pâte, ça toujours été les meilleures beignes pour moi.
Ferrière Ross, 5 mars 2019, Essipit
Aujourd’hui, les aînés sont encore ceux qui possèdent le plus de savoir-faire culinaire dans la communauté et qui en font profiter plusieurs familles. Ainsi, par exemple, un tel va faire des saucisses fumées et des boules et en apportera à ses soeurs. De même, on se régalera du pâté au loup-marin de tante Josette au cours d’un dîner chez Gaétane Ross avec ses enfants et ses petits-enfants. Une fois le loup-marin dépecé, la viande est donc distribuée, cuisinée, apprêtée, puis les plats préparés sont à nouveau redistribués puis consommés, et ce toujours à l’intérieur du cercle de la proche parenté. Car en effet, bien que l’on dise couramment à Essipit que « tout le monde mange du loup-marin », il appert que les familles Ross[19] seraient celles qui en consommeraient le plus.
Les nouveaux chasseurs de loup-marin semblent cependant apprêter avec moins de variantes la viande de loup-marin. De même, toute la nouvelle génération d’Essipiunnuat ne mange pas, ou presque pas, de viande de loup-marin. Les jeunes hommes qui vivent avec des femmes qui n’ont elles-mêmes pas eu l’habitude d’en manger n’en cuisinent pas, comme le remarque justement Ferrière Ross.
Ben souvent, les jeunes sont avec des femmes qui ne mangent pas de loup-marin. Eux-autres, faire de la saucisse, ils ne connaissent pas ça. C’est les vieux, comme nous qui en font, mon frère Étienne qui en fait, mais c’est pas tout le monde. Les jeunes, ils n’en mangent plus […] ce sont les personnes plus âgées qui en mangent.
Ferrière Ross, 5 mars 2019, Essipit
Des améliorations et des solutions pour l’avenir
La chasse au loup-marin est considérée comme une activité traditionnelle en déclin, voire en péril, par la majorité des chasseurs d’Essipit. À court terme, ces derniers envisagent tout d’abord une amélioration du site d’embarquement et de débarquement à l’anse à Bélanger pour faciliter l’accès au fleuve lors de la mise à l’eau des chaloupes. Unanimement, ils proposent de concevoir une rampe d’accès amovible afin de faciliter les opérations manuelles qui consistent à descendre et à remonter les embarcations vers la berge. Le site de l’anse à Bélanger est apprécié des chasseurs parce qu’il est limitrophe de la réserve et qu’ils y ont développé un sentiment d’appartenance très fort puisque ce lieu fait partie intégrante de la mémoire collective de la communauté. Bien que plusieurs d’entre eux aient évoqué la possibilité d’embarquer à partir d’autres anses, comme l’anse à Jos-Ross ou encore à l’anse de Pipunapi, où les marées ont moins d’incidences sur la topographie du littoral, les Essipiunnuat préfèrent opter pour une amélioration de leur site actuel de chasse au loup-marin.
Les chasseurs s’inquiètent plus particulièrement du long terme, devant le manque d’intérêt général de la communauté et des jeunes générations pour cette chasse traditionnelle. Pour y remédier, ils envisagent des journées de démonstrations de chasse au loup-marin à Essipit afin d’initier de nouvelles recrues, ainsi que des événements communautaires de dégustation du loup-marin, notamment des makushams, comme il s’en fait actuellement pour le crabe.
C’est déjà presque disparu [cette tradition]. La question ne se pose plus. Il en reste quelques-uns qui peuvent donner l’expertise, mais il va falloir que l’on se la réapproprie. Ça prend du monde qui veut en faire […] il faudrait des journées de démonstration ou emmener des personnes pour leur montrer, faire des makushams […] que l’on ait une bonne place aussi pour nos chaloupes, que l’on agrandisse le chemin pour nos camions, mais il faut du monde qui veuille y aller, qui s’en occupe.
Jean-Pierre Gagnon, 4 mars 2019, Essipit
Par ailleurs, si peu d’Essipiunnuat s’équipent également pour cette chasse, c’est entre autres parce qu’elle est onéreuse, difficile physiquement, et qu’elle demande plusieurs années d’expérience de navigation en mer dans les glaces. Ainsi, la plupart des chasseurs préconisent-ils si une aide financière était envisagée, l’achat de chaloupes adéquates ainsi que des formations sur mesure sur la chasse au loup-marin. Ils déplorent en effet la formation actuelle[20] qui est donnée par les agents de Pêches et Océans Canada car, pour eux, celle-ci n’est pas adaptée à la chasse qui est pratiquée dans l’estuaire, mais plutôt à la chasse en haute mer, à la façon des Madelinots. Enfin, l’absence de transformation et d’utilisation locale du loup-marin interpelle plusieurs d’entre eux, notamment les chasseurs qui n’ont pas connu la chasse commerciale. Le projet d’une petite tannerie traditionnelle sur la réserve a d’ailleurs été envisagé comme une solution durable pour revitaliser l’artisanat local et/ou commercial à Essipit.
Conclusion
La chasse au loup-marin à Essipit est une activité traditionnelle qui a toujours existé chez les Essipiunnuat, et nous avons fait la démonstration historique que celle-ci s’est toujours perpétuée depuis le XVIIIe siècle, sans interruption, depuis la chasse commerciale sur le site de Pipunapi jusqu’à aujourd’hui, soit depuis plus de trois cents ans. Il y a toujours eu des Essipiunnuat qui ont chassé le loup-marin, au large ou près du littoral, en canot d’écorce, en canot de toile, puis en chaloupe à moteur. Ils l’ont fait à des fins commerciales, alimentaires, ou les deux, mais ils l’ont toujours pratiquée et transmise de génération en génération aux jeunes et à tous ceux qui s’y sont intéressés. Aujourd’hui cette chasse traditionnelle est-elle en voie de disparition? Deux grands chasseurs ne pratiquent plus cette chasse à Essipit et l’un d’eux est décédé il y a moins de deux ans. Les porteurs de savoir-faire se font moins nombreux, et bien qu’une relève semble émerger dans la communauté, plusieurs chasseurs s’inquiètent de voir cette activité disparaître un jour si celle-ci n’est pas davantage valorisée auprès des membres de la première nation d’ici les prochaines années. La mise en valeur passera-t-elle par l’estomac? Il s’agit d’un point à considérer puisque, si l’on chasse encore le phoque à Essipit, c’est bien parce que l’on en mange encore. Mais combien de temps le goût du loup-marin restera-t-il dans la bouche des Essipiunnuat? Les nouvelles générations délaissent cette viande qu’ils n’ont pas connue dans les plats de leur enfance, la préparation même du loup-marin et de toutes ses variantes culinaires est détenue par les plus âgés, quant à la circulation des mets, elle se fait à l’intérieur des cercles de la proche parenté, et plus spécifiquement à l’intérieur des familles issues d’une longue lignée de chasseurs de loups-marins.
La chasse au loup-marin serait-elle plus viable à Essipit si elle devenait plus lucrative pour les chasseurs? Les Essipiunnuat seraient certainement plus enclins à la pratiquer, et à s’équiper adéquatement, comme ce fut le cas durant les années où la chasse commerciale battait son plein. Toutefois, sans revenir à une chasse commerciale à grande échelle, la peau et les autres produits dérivés du phoque pourraient être mis en valeur, d’une manière ou d’une autre, par la Première Nation des Innus d’Essipit. En effet, bien qu’actuellement 34 pays interdisent le commerce des produits dérivés du phoque, dont 28 pays membres de l’Union Européenne, la Russie et les États-Unis, les interdictions qui sont imposées, notamment celle de 2010 par l’UE, ne concernent pas les produits dérivés de chasses traditionnelles par les autochtones (Lafrance 2017). La Première Nation des Innus Essipit pourrait bénéficier des programmes de financements du Canada[21] mis en place en 2015 pour relancer cette activité traditionnelle dans leur communauté et aider ainsi les chasseurs de loup-marin à perpétuer cette chasse. L’avenir de la chasse au loup-marin est néanmoins entre les mains de ceux qui la pratiquent, et nous avons vu que les porteurs de ce savoir-faire ont déjà envisagé des pistes de mise en valeur. Dans ce sens, les solutions envisagées et les implications à venir des chasseurs quant à la sauvegarde de leur propre activité innu aitun, sont à l’image du pouvoir de revitalisation des Essipiunnuat de leur propre patrimoine immatériel à travers le temps.
Parties annexes
Notes
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[1]
Je tiens tout d’abord à remercier M. Laurier Turgeon, mon directeur de recherche, pour son soutien permanent, sa patience et ses commentaires judicieux pour la révision de cet article, ainsi que Mme Caroline Desbiens, ma co-directrice, pour ses précieux conseils et son implication engagée dans le cadre de mon doctorat. Il va sans dire que je remercie ici chaleureusement le Conseil de la Première Nation des Innus Essipit, ainsi que tous les membres de cette merveilleuse nation qui ont accepté, avec une grande générosité, de partager leur savoir et leur savoir-faire sur la chasse au loup-marin. Enfin, je tiens particulièrement à remercier le Centre de recherche Nutrition, santé et société (NUTRISS), INAF, de l’ Université Laval, pour m’avoir attribué une bourse de recherche et initié à de nouvelles connaissances dans le domaine de la nutrition.
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[2]
Ce terme, qui désigne toutes les espèces de phoques, est utilisé depuis l’arrivée des premiers explorateurs français et est encore en usage au Québec et chez tous les chasseurs de phoque d’Essipit. Le phoque du Groenland, qui est la seule espèce de phocidé chassé dans l’estuaire, possède également plusieurs appellations selon son âge (voir la description dans Charest 2003 : 99).
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[3]
La bande d’Essipit comptait 797 membres en 2019 dont 208 sur réserve (communication personnelle, Conseil de la Première Nation des Innus Essipit). Les membres de cette première nation innue se nomment les Essipiunnuat (du toponyme Essesipi « rivière aux palourdes » ou « rivière aux coquilles » ; les Essipiunnuat sont donc : « les gens de la rivière aux palourdes » ou « les gens de la rivière aux coquilles » (Mailhot 1996; Parcoret 2016; Speck 1927).
-
[4]
Cette Entente de Principe d’ordre général (EPOG) a été signée en 2004 entre les gouvernements du Québec et du Canada et les Premières Nations de Mamuitun (Mashteuiatsh, Essipit et Pessamit) ainsi que la Première Nation de Nutashkuan dans le cadre de la politique fédérale sur les revendications globales. Les Nitassinans (territoires traditionnels) faisant l’objet de négociations territoriales globales sont représentés dans l’annexe 4.1 de l’Entente de principe d’ordre général (EPOG 2004). Le territoire traditionnel actuel des Essipiunnuat se situe entre la rivière Saguenay et la rivière Portneuf.
-
[5]
Les découvertes réalisées sur ce site ont permis d’identifier la présence de deux foyers d’habitations datant de l’Archaïque récent (6 000 à 3 000 AA) ainsi qu’un imposant atelier de taille consacré essentiellement à la fabrication d’outils en pierre pour la chasse au phoque. Une analyse zooarchéologique réalisée à partir de plus de deux milles restes osseux a en effet permis de confirmer que le phoque (toutes espèces confondues) était le mammifère le plus consommé sur les lieux (Gaia 2018 : 7).
-
[6]
Le toponyme innu Pipunapi ou Pip8napitch signifie « campement d’hiver » et non, comme le veut la croyance locale, « eau d’hiver » ou « ici ça ne gèle pas », erreur de traduction que firent les premiers historiens locaux, l’abbé René Bélanger et Mgr Victor Tremblay, au milieu du XXe siècle (Mailhot et Vincent 1973). C’est à cet endroit que le père Laure fonda en 1721 la mission de « Notre-Dame de Bon-Désir » (voir Jones 1889) et les traiteurs, le poste de « Bon-Désir », lequel était rattaché à celui de Tadoussac. Les ressources fauniques de cet endroit de l’estuaire étaient connues de toute la nation innue ; le site de Pipunapi attirait en effet non seulement les familles innues du secteur de l’embouchure du Saguenay, mais aussi des familles venant de plus loin, de l’aval de l’estuaire du Saint-Laurent, depuis les Ilets Jérémie jusqu’ à Godbout (Garneau 2015 : 54-57).
-
[7]
Ce poste, et incidemment Pipunapi, se situent dans la baie de l’Anse-à-la-Cave et non dans la baie de Bon-Désir, comme l’ont cru plusieurs auteurs ; voir la bonne localisation donnée par Bélanger (1973 : 32) et réitérée dans Parcoret (2016 : 60-63).
-
[8]
Anciennement « Pointe des Escoumains » ; il s’agit de la pointe située à l’ouest de la baie des Escoumins ; ce toponyme apparaît dans les archives historiques et cartographiques du XIXe siècle, entre autres dans la carte d’arpentage dressée par Elzéar Boivin en 1882 pour la création de la réserve d’Essipit (Boivin 1882).
-
[9]
Avant 1880 et le rassemblement des familles innues sur la réserve d’Essipit, les ancêtres des Esspiunnuat actuels étaient établis entre la rivière Saguenay et la rivière Porneuf, mais également sur la rive sud-ouest du Saguenay (Frenette 1996 ; Parcoret 2016 ; Speck 1927). La chasse au phoque aurait été pratiquée dans la rivière Saguenay, à la fin du XIXe siècle, et peut être même avant, si l’on en croit un recensement daté de 1871 à l’Anse Saint-Jean, et dans lequel figure la mention d’une capture de 50 loups-marins par Denis Jean-Pierre, qui résidait alors cet hiver-là dans la famille de Flavien Moreau (Goudreau 2012 : 13). Nous ne savons pas toutefois si la chasse au loup-marin dans le fjord du Saguenay était pratiquée couramment par les membres de la bande des Escoumins ; nous pensons cependant qu’elle aurait pu l’être par les descendants de Flavien Moreau, notamment Édouard Moreau, qui occupa ces territoires de chasse du Bas-Saguenay jusqu’à la fin du XIXe siècle (Parcoret 2016 : 73-77).
-
[10]
Ces données sont inférieures aux moyennes estimées par Charest pour cette période, soit entre 30 et 80 loups-marins par saison (Charest 2003 : 97). Arthur Ross enregistré lors de la grande recherche du CAM parle en effet plutôt d’une moyenne de 20 à 25 loups-marins par hiver par équipe de chasseurs à l’époque des canots (Parcoret 2009 : 116-117).
-
[11]
Au Québec, une « chaloupe » est une embarcation légère, non pontée, à distinguer des chaloupes de l’ancienne marine à voile (bateau de charge ou de pêche à rames ou à voile).
-
[12]
Données de Jacques Ross dans les enregistrements du CAM à Essipit (Parcoret 2009).
-
[13]
Le droit ancestral de pratiquer la pêche à des fins alimentaires, sociales ou rituelles (ASR) a été reconnu dans l’arrêt R. c. Sparrow (1990) par la Cour suprême du Canada. Le droit de pêche à des fins alimentaires, sociales ou rituelles, est inscrit dans la Constitution au paragraphe 35.1 et a préséance sur tous les autres une fois les impératifs de la conservation satisfaits (Canada, 2018 : 2). En 1992, Pêches et Océans Canada a mis en oeuvre un programme, la Stratégie relative aux pêches autochtones qui permet au gouvernement de mieux gérer les pêches à des fins ASR (Canada 2018 : 3-4). Dans le cadre de cet accord, la Première Nation des Innus Essipit reçoit donc un permis de pêche communautaire, délivré en vertu de la Loi sur les pêches, pour l’ensemble de ses membres.
-
[14]
Pascal Ross demeure toutefois un proche parent, neveu et cousin des autres chasseurs actuels (Pascal Ross, 25 janvier 2019, Essipit).
-
[15]
Quatre autres sites anciens d’embarquement sur le littoral, entre le quai du traversier et l’anse à Otis, ont été utilisés par le passé par les chasseurs d’Essipit, notamment au cours de la chasse commerciale, soit, d’est en ouest, le site de Pointe Rouge, la Grande Pointe, l’anse de la Tente (dont le toponyme en usage est l’anse à Lepage), et le site « en bas de chez Ligori », situé à l’ouest de la pointe du Persil. Ces sites présentaient certains avantages, comme « en bas de chez Ligori » où les chasseurs avaient installé un débarcadère et une roulotte chauffée (Donald Tremblay, 4 mars 2019, Les Escoumins).
-
[16]
Terme local au Québec qui équivaut à l’unité de puissance « cheval-vapeur », ou « horsepower » en anglais, pour mesurer la puissance des moteurs.
-
[17]
Claudette Ross et Aline Ross ont été parmi celles qui ont suivi un cours en 1988-1989 sur la confection de vêtements en fourrure, une formation de plusieurs semaines qui était à cette époque organisée par l’Association des chasseurs de loup-marin des Escoumins (Charest 2003 : 101)
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[18]
Voir aussi le livre de recettes réalisé en 1998 par l’association des chasseurs de loup-marin des Escoumins et dans lequel on retrouve des recettes de plusieurs membres de la Première Nation des Innus Essipit (Deschênes 1998).
-
[19]
Ceci viendrait du fait que les équipes de chasseurs d’Essipit étaient et sont encore principalement constituées des membres de la famille Ross. Par conséquent, le réseau de distribution de nourriture du loup-marin réside également au sein de ces mêmes familles.
-
[20]
Le cours « abattage sans cruauté en trois phases » était effectivement désuet selon Donald Tremblay qui a dispensé ce cours pour la région Côte-Nord.
-
[21]
Le Canada investi en effet plus de 5,7 millions de dollars (investissement prévu jusqu’en 2020) dans des programmes de certification et d’accès aux marchés des produits du phoque (PCAMPP) afin de répondre aux dernières exigences en matière de marché d’exportation établies par l’UE. Parmi les activités admissibles au PCAMPP, un financement est alloué aux Premières Nations du Canada qui ont des projets de formation, de mentorat, d’acquisition d’équipement, ou encore d’activités de développement d’entreprises liées à la commercialisation du phoque (Canada 2017).
Références
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- Boivin, Elzéar, 1882, Plan d’un terrain que les Sauvages désirent acquérir comme réserve sur la Pointe des Escoumains, Canton Escoumains, échelle 4 chaînes au pouce, Saint-Alphonse, juillet, Bibliothèque et Archives Canada, NMC-1746.
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- Charest, Paul et Michel Plourde, 2003, « La chasse au phoque : une activité multimillénaire ». Recherches amérindiennes au Québec 33 (1) : 3-9.
- Canada, 2004, Entente de principe d’ordre général entre les Premières Nations de Mamuitun et de Nutashkuan et le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada (EPOG), Ottawa, Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux.
- Canada, 2011, « Plan 2011-2015 de gestion intégrée de la chasse au phoque d’Atlantique ». Ministère des Pêches et des Océans, en ligne : www.dfo-mpo.gc.ca/fm-gp/seal-phoque/index-fra.htm.
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- Canada, mai 2018, « Programme sur la stratégie relative aux pêches autochtones, document de travail », Ministère des Pêches et des Océans, en ligne : www.indigenousfisheries.ca/fr/wp-content/uploads/2018/05/.
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