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Dans les résultats de la « Table ronde d’experts » organisée par l’UNESCO en 1996, le tourisme est présenté comme un « nouveau facteur de développement pour les pays du Sud » et « le premier vecteur mondial d’échanges culturels » (Unesco 1997 : 4). Les deux dernières décennies marquent le début de l’ère de la diversité culturelle consacrant le principe que toutes les cultures et tous les patrimoines se valent et peuvent, de ce fait, être légitimement mis en valeur dans une perspective touristique. Il semblerait, comme le souligne Saskia Cousin, que le « culturel » du tourisme culturel englobe désormais tellement de pratiques et tellement de lieux, que, le tourisme redevienne culturel, sans qu’il ne soit plus nécessaire de mentionner son caractère culturel (Cousin 2008 : 52). En effet, les destinations qui cherchent à se distinguer de plus en plus de leurs concurrentes se sont tournées vers la culture comme un moyen de distinction, et la culture est de plus en plus liée au tourisme comme un moyen de générer des revenus et d’emplois (Richards 2001). Nombre de pays sont appelés ainsi à mobiliser leur culture pour assurer leur développement touristique.

Les pays qui agréent à la vision touristique de leur culture deviennent des réussites (success story) en matière de développement du tourisme culturel et sont proposés de nos jours comme des modèles. Mais on s’interroge rarement sur ce qu’adviendrait dans le cas d’un pays où ses principaux acteurs prendraient conscience que ses éléments culturels – tels qu’ils sont présentés à l’extérieur – renvoient une image négative et figée de leur pays dont ils veulent se sortir.

Cet article met en avant la dynamique de la mise en valeur du patrimoine culturel immatériel en Haïti dans un contexte touristique. Pour ce faire, nous mobilisons un corpus composé de textes historiques et ethnographiques, de récits de voyages, de documents de projet, de films documentaires ; aussi nous nous sommes appuyés sur des observations directes et des entrevues que nous avons réalisées à Léogâne de 2007 à 2011 et à Souvenance (Gonaïves) en 2010. L’analyse tend à démontrer que loin de chercher à fabriquer des « authenticités » ou mobiliser des éléments du patrimoine culturel haïtien qui seraient vus comme authentiques – renvoyant aux manifestations de ces éléments dans le passé ou tels qu’ils ont été décrits dans les textes ou présentés dans les films –, les différents acteurs impliqués dans cette dynamique misent de préférence sur des éléments culturels qui font l’objet d’esthétisation ou qu’ils sont en train d’esthétiser. Prenant conscience des contextes dans lesquels certains éléments culturels et patrimoniaux d’Haïti ont été construits, reconnus et valorisés, ils sont en train de les articuler d’une autre manière à travers de nouveaux récits, de nouveaux films, de nouvelles expositions muséales, des représentations théâtrales, des festivals et des activités universitaires. Autrement dit, certains de ces éléments sont en train d’être remodelés avec d’autres discours, voire d’être mobilisés sur un mode performatif. On se trouve dans toute une dynamique de changement de régime de rapport avec les éléments culturels et patrimoniaux d’Haïti. Les héritiers cherchent à mettre ceux-ci au goût du jour. Ce qui ressort de cette lecture c’est la notion de « patrimoine remodelé ».

Nous présenterons, dans un premier temps, de façon succincte le malaise ressenti dans le passé – même encore de nos jours – face à la façon dont certains éléments culturels devenus marqueurs touristiques d’Haïti ont été inventoriés et promus. En s’appuyant sur l’exemple du rituel du retour à Souvenance aux Gonaïves et du Rara de Léogâne, nous essayerons de décrire, dans un second temps, les interprétations, les réinterprétations et les remaniements qui se font autour de ces expressions culturelles, afin de mettre en perspective ce que nous appelons « patrimoine remodelé ».

Malaise dans les activités liées au tourisme culturel traditionnel en Haïti

Dans le discours d’introduction du Plan Directeur Tourisme (PDT) 2007, il est clairement indiqué que « l’État haïtien décide de faire du tourisme le principal vecteur de croissance afin d’optimiser les retombées des investissements qui seront consentis dans les autres secteurs, notamment ceux des Travaux Publics, de l’Agriculture et de l’Environnement » (Ministère du Tourisme 2008 : 2). Et, la culture et le patrimoine représentent l’une des ressources que les autorités étatiques et les communautés locales comptent mobiliser pour développer ce secteur (Ministère de la planification et de la coopération externe d’Haïti 2007 : 12-13). La conception de la culture comme une ressource à capitaliser se renforce en Haïti depuis le puissant séisme du 12 janvier 2010[1]. Lors de la « Conférence des donateurs pour la culture en Haïti » tenue à Paris en avril 2011 par l’UNESCO, on a proposé, par exemple, de faire de la culture du pays le « moteur de sa reconstruction » (UNESCO 2011).

La relation entre culture et tourisme n’est cependant pas nouvelle en Haïti. Depuis l’accueil des premiers touristes internationaux proprement dits vers la deuxième moitié des années 1940, le pays a toujours été marqué principalement par l’offre d’un produit culturel (cuisine locale, participation à des événements culturels, des cérémonies vodou, etc.). C’est la culture du pays qui a principalement attiré les visiteurs. Ayant acquis une certaine renommée sur la scène internationale, Haïti a été même frappé par la « menace » d’un tourisme culturel de masse à un certain temps. Cet élan du tourisme culturel – et du tourisme en général – a été interrompu par des crises politiques répétées depuis la deuxième moitié des années 1950. Mais un malaise s’installe dans le pays depuis son ouverture officielle au tourisme international quant à la demande de la « culture haïtienne authentique » de la part des visiteurs.

Les touristes qui visitent Haïti à cette époque ont été intéressés essentiellement par le vodou. Le gouvernement haïtien, lui, a organisé une Exposition internationale et a présenté aux visiteurs les « progrès » du pays en termes d’infrastructures culturelles modernes – musée, théâtre, salle d’exposition, restaurant chic mettant en valeur la gastronomie du pays, etc. – et des membres de l’élite intellectuelle de la capitale haïtienne, eux, ont invité les étrangers dans des soirées littéraires, des congrès de philosophie, des spectacles de danse modernes, des opéras et des représentations des artistes d’ici et d’ailleurs. Au lieu de présenter la culture exotique du pays, on a présenté davantage la culture urbaine Port-au-Princienne en objet touristique exotique. Pour parler comme MacCannell (1976, 2000), les touristes ont demandé pour l’arrière scène, car ce qui est présenté en avant scène se rapproche trop de ce qu’on rencontre généralement dans leur pays. La chose essentielle à voir en Haïti doit être, dans cet ordre d’idée, ce qui fait sa différence, son « authenticité » : le vodou principalement.

Le vodou était cependant un « marqueur dépréciatif » d’Haïti, pour reprendre l’expression de Jardel (2000 : 451-463), et les autorités haïtiennes ont voulu donner d’autres images de marque à ce pays. L’image du vodou – ou l’image d’Haïti dans une certaine mesure – qui a eu le plus de succès surtout aux États-Unis à l’époque, c’était celle projetée par L’île magique – le livre du journaliste américain William Buehler Seabrook (1929 [1926]) – des « corps noirs sauter, crier, se tordre, ivres de sang, de désir sexuel et de mysticisme », « des dents étincelantes », des « yeux enflammés » et « des individus (homme et femme se saisissant l’un l’autre) s’entrainaient mutuellement vers la forêt afin d’apaiser leur frénésie sacrée ». C’était une image d’un vodou traité comme une étrangeté, en dehors de son cadre socioculturel et historique. Une image qui peut jouer sur l’affectivité, sur l’émotionnel comme dans les publicités touristiques savamment travaillées de nos jours. L’auteur a lancé, en effet, à la fin de sa description, une invitation à tout le monde : « mes yeux contemplaient cette scène dans sa réalité vivante » ; « c’était sauvage et sans frein, mais non point dépourvu d’une certaine beauté » ; « à quoi bon la vie sans ses moments d’émotion et ses heures d’extase » (46-47). À coté de l’ouvrage de Seabrook qui a suscité l’intérêt de nombreux visiteurs, Haïti était présenté par des agences touristiques américaines sous le vocable de « vodoo-land » (Métraux 1958 : 318). C’est cette image représentative de l’altérité haïtienne qui était demandée par les touristes étrangers et que les Haïtiens étaient appelés à rendre de manière « authentique ».

Le vodou est passé en un tour de main de l’élément phare de la « barbarie haïtienne » à la « culture haïtienne authentique ». Alors que le foyer de tension est encore visible, alors que les textes stéréotypés sur le vodou continuent à être réédités[2] et des films comme L’empire des ténèbres (1987) de l’Américain Wes Craven sont encore recommandés aux visiteurs potentiels du pays, le vodou est à promouvoir aujourd’hui comme patrimoine de la différence culturelle du pays. En effet, c’est principalement le vodou ou certains objets et pratiques liés à cet élément culturel qui sont promus – bien souvent de façon folklorique – à travers le monde d’aujourd’hui dans les salles de cinéma, les théâtres, les festivals, les expositions itinérantes comme témoins authentiques de la culture haïtienne. Est-ce qu’on peut d’emblée faire la mise en valeur touristique du vodou ou de ces éléments dérivés sans comprendre pourquoi et comment ils deviennent des éléments historiques et culturels d’importance méritant d’être valorisés et partagés ?

La question de « faire de la culture du pays le moteur de sa reconstruction » peut paraître d’autant plus complexe, car le malaise se rapportant au vodou peut être ressenti pour n’importe quel autre élément culturel du pays, qu’il s’agisse de la peinture, du carnaval, de la musique ou du Rara. Cette situation de tension est inhérente à ce qu’on appelle la « culture haïtienne » renvoyant à certains anciens discours textuels et aux pratiques traditionnelles des coins les plus reculés du pays. On écarte d’emblée tout ce qui se passe en milieu urbain voire ce qui est pratiqué et valorisé par les groupes scolarisés du pays ou les éléments traditionnels qui font l’objet d’une certaine esthétisation. Autrement dit, on ne fait référence qu’aux éléments exotiques. Aussi, tous changements dans les éléments culturels observés sont qualifiés d’« acculturation », de « dénaturation », d’« hybridation déconcertante » ou de « perte d’authenticité ». Une fois qu’une culture est décrite, proclamée et connue par tout le monde, on dirait que son authenticité est scellée. Tout changement dans cette culture constitue un acte de falsification et celle-ci perd d’emblée sa valeur. On tend à oublier cependant que loin d’être un héritage du passé qui se transmet de génération en génération comme un paquet clos, un élément culturel ou un « patrimoine se veut, se construit, s’invente et se vit » (Turgeon 2003 : 155). Ce qui se passe de nos jours autour des rituels vodou à Souvenance aux Gonaïves et du Rara de Léogâne tend à montrer cette dynamique.

Regarder, comprendre et partager le vodou de façon créative

Le rituel du retour à Souvenance et le film The Oblivion Tree

Les films participent beaucoup à la construction des destinations touristiques (Vergopoulos et Bourgatte 2001 : 99-107). Ils constituent des dispositifs de médiation qui mettent en relation des univers narratifs et des territoires ainsi que des pratiques culturelles. Les productions filmiques ont la capacité de promouvoir les environnements (naturels et culturels), dont elles se servent en toile de fond. Elles participent dans ce sens à la qualification ou requalification de certaines pratiques et de certains lieux apparemment banals pour en faire des choses dignes d’un intérêt touristique. Le film-documentaire The Oblivion Tree du réalisateur haïtien Norluck Dorange[3], sorti en Floride en 2009, s’inscrit bien dans cette perspective.

Ce film attire l’attention sur un rituel vodou qui se déroule chaque année à Souvenance : le rituel du retour. Il offre une manière nouvelle de découvrir le vodou. En lieu et place des zombis, des personnes en transes et des accoutrements particuliers des pratiquants, il oriente le visiteur sur d’autres formes d’expression du vodou : l’histoire et la mémoire de l’esclavage par exemple. Il peut attirer dans ce sens un public nouveau s’intéressant davantage à une image thématique des sites vodou. Il s’inscrit ainsi dans un processus de réagencement des dispositifs de médiation touristique du vodou comme chose à voir.

Le rituel : une route symbolique

Diverses routes emblématiques de par le monde sont mises en évidence dans une double considération, géographique et historique : la route de Saint-Jacques-de-Compostelle en France et en Espagne, la route de la Soie entre l’Asie et l’Europe, les routes du Sel (Europe, France, Chine, Tibet, Népal et l’Afrique), la route de l’esclave à Ouidah au Bénin, etc. Ces routes sont construites par des experts et peuvent être identifiées physiquement. Les concepts sont les résultats de recherches assez laborieuses et les discours sont proposés en fonction d’objectifs préalablement établis par des institutions nationales et/ou internationales. Tout un ensemble de marqueurs matériels participent à ces constructions et concourent à atteindre les objectifs fixés. La route du retour à Souvenance apparaît dans ce cas comme une exception. Elle ne fait pas l’objet d’autant de travaux et tout se joue dans le symbolique. Cette idée de Jean-Didier Urbain prend tout son sens dans le cas de cette route.

Un lieu de mémoire n’est pas une destination comme les autres. Il n’existe pas en soi, mais par un regard spécifique, le regard de celui qui se souvient et le fait devenir et demeurer le réceptacle d’un passé toujours vivant dans les mentalités et les sensibilités collectives.

Urbain 2003 : 5

Avant d’être embarqué pour l’Amérique dans le cadre de la traite négrière coloniale, de million d’Africains étaient forcés de tourner autour d’un arbre appelé communément « l’arbre de l’oubli ». Ce nom vient d’un rituel au cours duquel les captifs tournaient autour de l’arbre afin d’oublier leur patrie et leur souffrance. Les hommes tournaient neuf fois, les femmes sept fois, le nombre étant en relation avec la tradition qui stipule que les hommes sont associés au chiffre neuf et les femmes au sept. L’origine de ces chiffres dans la tradition au Benin vient de la croyance que les hommes ont neuf côtes et les femmes sept. Cet arbre n’existe plus aujourd’hui. Il a été remplacé par un autre, le kpatiman en langue Fon-gbé ou l’hysope africana en botanique, utilisé depuis des siècles au Bénin pour des purifications. À ses cotés, la statue d’une sirène symbolise une destination inconnue pour les esclaves déportés (Dorange 2008 ; Bertrand Poda 2010 : 93-112). À Souvenance, le nom mystique de l’arbre est « Papa Lisa ». Lisa est le coté masculin du Dieu suprême Mawu Lisa dans le vodou dahoméen.

Cette tranche d’histoire non relatée dans l’histoire officielle d’Haïti a été codifiée dans la mémoire des captifs déportés en Amérique depuis la période coloniale, transmise de génération en génération pour rester vivante jusqu’à aujourd’hui parmi les descendants à travers ce rituel religieux. À Souvenance, les descendants des Africains font chaque année le rituel du retour qui est en quelque sorte une reprise en sens inverse du rituel qui a été institué en Afrique. Il constitue un retour dans une Afrique originelle, une Afrique mythique, une Afrique qui a perdu nombre de traces de son passé.

Le lundi, au lendemain du dimanche de Pâques, très tôt dans la matinée, un défilé part du temple central vers un mapou [bougainvillier] situé au fond de la concession. Le trajet vers le mapou symbolise le voyage vers l’Afrique. On chante en créole et en fon (la langue parlée par les Dahoméens) : « Komi Komi Kida, Mikode Zanholi e » (Nous demandons, nous recherchons la route de Zanholi)[4]. Zanholi est le nom d’un quartier à Ouidah où furent parqués les captifs avant leur embarquement pour l’Amérique.

Les ousi en route vers l’Afrique avec le drapeau du Bénin.

Photo Norluck Dorange, avec la courtoisie de l’auteur.

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Contrairement aux voeux des trafiquants de l’époque qui voulaient que ces Africains oublient leur terre ancestrale, à Souvenance, les descendants des dahoméens trouvent une connexion émotionnelle à travers ce rituel religieux. La traversée symbolique des mers, est placée sous l’autorité de Maitre Agwe, la divinité des mers dans le vodou haïtien. Sous le calebassier couplé au tamarinier situé à mi-distance entre le péristyle et le mapou, le serviteur s’agenouille et fait sa prière.

O, Maitre Agwe, nous allons naviguer sur les mers, accompagne nous. Que notre trajet arrive au bon port au cours de la journée. Eloigne la jalousie parmi les marins et mes assistants pendant notre voyage sur les mers, éloigne de nous les mauvais vents et les récifs. Tout le reste dépend de ta puissance, O Maitre Agwe.

L’arrivée sous les feuillages de ce mapou est l’arrivée symbolique en Afrique qui est célébrée au son du tambour. On souffle le lambi (symbole de rassemblement et de liberté en Haïti). Et on chante : « O Miwa e, Ousi yo mande woumble » (Venez, rassemblons nous, tous les adeptes du vodou). Les participants au rituel viennent se frotter le front contre les racines du mapou. Puis ils font sept fois le tour du mapou géant symbolisant la démarche à l’envers que les Africains avaient été forcés d’observer sous l’arbre de l’oubli. Le reste de la journée est consacrée à la célébration du retour sur la terre d’Afrique. Salutations aux divinités dahoméennes, communion, chants et danses en l’honneur des divinités vodou se succèdent.

Le tour de l’arbre à Souvenance.

Photo Norluck Dorange, avec la courtoisie de l’auteur.

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Le rituel du retour à Souvenance participe d’un même travail que les routes préalablement citées : le travail de mémoire. La mémoire de l’esclavage est, ici, bel et bien actualisée et ce retour symbolique permet aux descendants des Africains déportés en Haïti de passer l’éponge sur ce drame. Comme l’a souligné Urbain (2003), le tourisme de mémoire permet un travail de deuil, pour non seulement se souvenir et connaître, mais aussi accepter ce qui s’est passé. De ce fait, il participe à un grand rituel nécessaire à la paix sociale en faisant se rencontrer conscience individuelle et conscience collective en une seule : la conscience du monde.

Le site Souvenance est projeté dans le film-documentaire The Oblivion Tree comme un lieu servant à soutenir la mémoire africaine en Haïti et « participant activement à sa construction et à sa structuration »[5]. Il met en lumière toute la charge historique et mémorielle liée à ce rituel, et permet aux Haïtiens aussi bien qu’aux étrangers de l’apprécier dans son contexte.

Le Rara de Léogâne[6] : Un patrimoine remodelé

Dans son acception la plus populaire, le Rara fait référence à des fêtes traditionnelles haïtiennes commençant le lendemain du mercredi des Cendres et finissant le lundi de Pâques, soit durant la période du carême chrétien. Les manifestations sont animées par les bandes de Rara, généralement dans la rue, et rassemblent une immense foule dansant et chantant au rythme du tambour, l’instrument central de la musique rara. De son site, ou lakou[7], une bande se déplace avec quelques dizaines de personnes et augmente en cours de route pour atteindre jusqu’à 2000 personnes. Elle est menée par un chef nommé « colonel ».

Dans le temps, l’activité d’une bande de Rara était comparable à celle d’une petite armée appelée à défendre un territoire donné. Ce qui implique aussi la démonstration de la force mystique[8] de son propriétaire qui est généralement un ougan (prêtre du vodou). Cette préoccupation se traduit dans la dénomination de plusieurs bandes à Léogâne : « Chien Méchant », « Taureau lakou », « Tirailleurs[9] ». Fréquentées essentiellement par des gens vivant dans les périphéries de leur site d’origine, les déplacements des bandes se faisaient surtout la nuit et se déroulaient en marges des villes. L’effectif d’une bande de Rara ne dépassait pas à ce moment là une cinquantaine de personnes. L’orchestre entonnait des chansons au rythme des rituels vodou et était accompagné de petits instruments traditionnels : coquille du lambi, vaksin[10], râpe en fer-blanc, tige de fer et tambour.

Le Rara a été considéré comme quelque chose qui faisait la mauvaise renommée de Léogâne. Animées du désir d’écraser les concurrents, les rixes entre les bandes étaient choses courantes avec pour corollaire empoignades et « coups de poudre »[11]. S’ajoutent à tout cela les préjugés rattachés au vodou et à la culture populaire dans la société haïtienne d’avant 1986. En témoigne, dans le débat autour de l’Exposition internationale de Port-au-Prince en 1949, cette intervention d’Ern Smith :

Durant tout le cours de l’Exposition [que soient tenus] éloignés de ce centre de civilisation […] les adeptes et les amoureux du culte vodou […] : les raras et les bandes grotesques de mardi-gras considérés comme des pestiférés. […] Il est grand temps que nos intellectuels et nos folkloristes jettent un pleur sur ces cadavres et prononcent définitivement leurs oraisons funèbres.

Smith 1948 : 1

Les anciennes formes de compétition entre les bandes de Rara ont donné lieu à des affrontements violents. Ces rivalités ont projeté une image négative de cette fête traditionnelle et celle-ci s’est répercutée sur toute la région de Léogâne. Les dirigeants de bandes ont voulu renverser cette situation. Dans cette veine, les responsables sont souvent intervenus auprès des médias de la capitale (la télévision nationale en particulier) pour expliquer la nature du Rara. Il n’en demeure pas moins que leurs activités au niveau local, pour que tout se passe bien, étaient colossales (motiver les dirigeants pour éviter les rixes entre les bandes, les inciter à sortir un peu plus tôt dans l’après-midi, former des comités pour assurer la sécurité des participants et l’encadrement des visiteurs, etc.). L’organisation d’un premier festival en 1992 impliquant le défilé des bandes dans l’espace urbain va contribuer à l’esthétisation de cette pratique. Se déroulant sur fond de concours de musique entre les différentes bandes, ce festival va donner lieu à de nouvelles formes de compétitions. Il ne s’agit plus de mettre à point les forces physiques et mystiques mais de bien accorder les notes de musique et préparer banderoles, drapeaux et autres accessoires, afin de faire bonne figure aux grands défilés du Centre-ville. Le projet de changer l’image de cette expression culturelle a permis aux différents dirigeants de bandes jadis en confrontation de s’assembler dans un projet commun. D’autres acteurs comme la Mairie, la Députation, la diaspora léoganaise, le Ministère de la Culture et des mécènes de la zone se sont tour à tour impliqués dans la dynamique. Le Rara a ainsi fait l’objet de remodelage. On est passé d’un Rara faisant la mauvaise renommée de Léogâne à un Rara qui fait la fierté des Léoganaise et Léoganais et qui se profile depuis une décennie environ comme le patrimoine identitaire et touristique de la région.

L’arrivée de nouveaux dirigeants scolarisés et/ou issus de la diaspora participe aussi à la transformation du Rara. Si, dans le temps, une bande de Rara était dirigée par une seule personne – le « propriétaire » de cette bande, était généralement un ougan –, de nos jours, elle est administrée par un comité exécutif. Les membres du comité sont nommés en fonction de leurs aptitudes, à l’exception du président qui, lui, est choisi en fonction de sa position privilégiée dans la localité. Ce dernier est transformé en distributeurs de biens et assume seul certaines dépenses de la bande.

Les rivalités entre les bandes de Rara se déroulent aussi de nos jours sur fond de concours de musique improvisés dans les rues. De fait, pour être compétitive, une bande doit nécessairement renforcer son orchestre en instrument et en musicien. L’apport matériel et financier des Léoganaises et des Léoganais vivant à l’étranger est à ce niveau remarquable. Les instruments de musique (trompettes, trombones, hélicon et contrebasse) utilisés dans les bandes de Rara sont généralement des dons de ces derniers.

Dans la diaspora haïtienne, des comités se mettent en place dans plusieurs États des États-Unis d’Amérique et dans plusieurs autres pays, notamment en France et dans les Antilles, pour financer les bandes et faire leur promotion. En effet, avec la musique rara, s’est ouvert au sein des communautés haïtiennes de ces pays un marché de disques compacts attirant des Haïtiens, quelques musicologues et/ou ethnomusicologues et d’autres étrangers. L’intérêt ainsi suscité, motive nombre d’entre eux à venir participer aux festivités rara. D’où l’ouverture de Léogâne au tourisme créatif.

Le tourisme créatif se caractérise par la participation des visiteurs à des activités artistiques et créatives leur permettant de découvrir la culture locale grâce à l’expérimentation, l’apprentissage ou la représentation. Cette nouvelle forme de tourisme culturel offre aux voyageurs la possibilité de développer leur potentiel créatif en participant activement à des cours ou des expériences caractéristiques de leur lieu de séjour.

À l’instar de Barcelone (Richards 2011 : 1225–1253), des liens artistiques avec d’autres villes commencent à se créer. Les membres de la diaspora léoganaise et les étrangers partagent certaines techniques et expériences avec les dirigeants et les musiciens des rara(s) en particuliers ; les artistes ou musicologues étrangers, eux, parlent de l’apport de leur fréquentation des musiciens de rara(s) à leur répertoire musical ou certaines de leurs mélodies.

Les retombées économiques d’une saison rara, sont assez importantes et elles le sont encore plus pour le Festival. Les mototaxis, les hôtels, les chambres d’hôte, les restaurants, les marchands de fritures, de pistaches grillées, d’écorce trempée ou clairin tranpe[12], les charpentes, les propriétaires de dépôts de boissons gazeuses, les artistes, les chorégraphes, les ingénieurs du son, les musiciens, etc. font généralement de bonnes affaires. Les gains nets des bandes rejaillissent sur le bien-être commun. Malgré leur budget de dépenses relativement lourd, certaines bandes arrivent à investir dans des activités communautaires comme en témoigne l’un des dirigeants de la bande de Rara dénommée Tirailleurs. Le comité organisateur de son groupe a jeté un pont sur la route reliant leur site au centre-ville de Léogâne après les festivités de 2007.

Le Rara devient un espace privilégié pour les acteurs qui cherchent à se positionner sur la scène publique. Les candidats aux collectivités territoriales, à la mairie et à la députation cherchent toujours à attirer la sympathie des bandes. Aux élections de 2006, deux des trois conseillers municipaux élus étaient d’anciens présidents de bande et dirigeants de l’URAL (Union des Rara de Léogâne). Le député élu lors de cette même élection avait l’habitude de jouer le rôle de colonel (meneur de bande). Le Rara sert ainsi de support aux pouvoirs politiques locaux. De belles festivités rara réalisées pour une saison très proche des élections peuvent garantir la réélection des dirigeants en place.

Le Rara joue aussi le rôle de catalyseur de projets d’infrastructure. À la veille des festivités, les dirigeants locaux sont plus enclins à voir les problèmes d’infrastructure de la ville : vétusté des rues, électricité, télécommunications, hôtels, etc. Comme il est écrit dans le document de projet préparé par la Mairie de Léogâne et l’URAL pour relancer le festival en 2011 après une année d’interruption suite au séisme de janvier 2010 : « il y a la nécessité d’utiliser ces activités populaires pour sensibiliser la population à la prise de conscience collective pour relever les grands défis de cette reconstruction ». Ils croient ainsi en la force mobilisatrice du Rara.

Le Festival Rara joue un formidable rôle d’intégration. Il met en scène des porteurs de traditions, comme les colonels, les joueurs de tambour, les « Majors-jonc », et nombre de ressources culturelles immatérielles du pays qui étaient victimes de préjugés et qui restaient inconnues. Loin de se limiter aux seuls aspects traditionnels du Rara, les organisateurs profitent de la scène du Festival pour exposer des oeuvres artisanales et picturales, présenter des spectacles de danse et d’autres éléments historiques et culturels de Léogâne. Ils envisagent d’amener les visiteurs à prendre conscience des autres aspects culturels de la région. Le Rara de Léogâne s’inscrit, en ce sens, dans un processus d’esthétisation qui consiste à façonner cette expression culturelle, dans l’objectif principal de capter l’attention des visiteurs par des manières attrayantes, séduisantes et de créer par cette stratégie un capital de sympathie. Le Rara devient une source de fierté pour les Léoganaises et les Léoganais qui ne cessent de faire sa promotion à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Subséquemment, le Festival Rara rassemble chaque année de nombreux Haïtiens vivant à l’étranger, des coopérants travaillant dans le pays et des visiteurs locaux, et s’impose en tant que ressource de développement dans une zone ravagée par des confrontations humaines et des catastrophes naturelles répétées.

Conclusion

Les différents travaux d’interprétation, de réinterprétation et de remaniement qui se font de nos jours tant au niveau des éléments culturels d’Haïti qu’au niveau des discours qui les encadrent permettent bien de parler de patrimoine remodelé. Ceci est vu comme un patrimoine – principalement immatériel – qui, dans son expression, ne répond pas au goût des héritiers à un certain moment donné, ou qui ne correspond pas à l’image qu’ils veulent projeter et garder d’eux, voire un patrimoine qui devient dans une perspective touristique un marqueur dépréciatif. Ce patrimoine, au lieu d’être rejeté, fait l’objet, suivant une démarche volontariste, de réappropriation, d’esthétisation et de capitalisation à travers de nouveaux créneaux. Ce qui implique que les héritiers ne se bornent pas à revaloriser les éléments du passé, mais aussi « de redéfinir la relation signifiante avec eux en les mettant en scène comme symbole, mythe et mémoire »[13] aussi bien que d’en introduire de nouveaux éléments et de donner plus de place à la créativité. Le patrimoine remodelé peut continuer, ainsi, à être une propriété identifiante pour la communauté qui l’a hérité, l’a sélectionné ou « un creuset où s’exprime et se forge un lien collectif » (Martin 1998 : 209). La notion de patrimoine remodelé ouvre ainsi la voie à la valorisation durable du patrimoine, car elle permet de rassurer les descendants qu’ils sont héritiers de quelque chose dont ils peuvent s’en servir, capitaliser, donner de la valeur ajoutée ou modifier en fonction des aspirations contemporaines.

Des éléments culturels comme le rituel du retour à Souvenance et le Rara de Léogâne ne sont pas à regarder dans cet ordre d’idée en terme d’authentique ou non. Ils sont à considérer, de préférence, comme des éléments dont les héritiers sont non seulement conscients de leur contexte historique de production, mais aussi de leur importance pour leur communauté et l’humanité qu’il importe de sauvegarder et de donner sens pour les usagers actuels et futurs. Avant tout, ne s’agit-il pas de laisser aux descendants quelque chose qui a du sens pour eux et qui fait leur fierté.

En définitive, certains éléments culturels haïtiens – le vodou entre autres patrimoine difficile[14] du pays – sont à regarder comme des témoins de contextes historiques particuliers et de certaines conditions d’existence spécifiques qui ont marqué le peuple haïtien. C’est à ce compte qu’ils méritent d’être conservés et valorisés à l’intérieur du pays et ouverts aux autres. Car tous ces éléments issus des périodes coloniales esclavagistes, des confrontations humaines, des moments douloureux, de résistance ou de gloire, les expériences et les vécus des générations antérieures, des manifestations vivantes, des efforts pour résister physiquement et psychologiquement à un monde et à une nature souvent hostiles constituent à la fois le patrimoine culturel haïtien et celui de l’humanité. Ne méritent-ils pas à ce titre d’être mis en contexte, racontés et connus à travers de nouveaux films, de nouvelles expositions muséales, des centres d’interprétation, des représentations théâtrales, des circuits touristiques, des expériences créatives – et non folklorisés pour assouvir la soif d’exotisme du monde ? Le tourisme culturel créatif représente, ainsi, un grand chantier ouvrant sur la redéfinition et la valorisation durable de la culture et du patrimoine d’Haïti aussi bien que la construction de ses infrastructures culturelles et touristiques. En attendant le retour des touristes étrangers à grande échelle, le chantier s’ouvre avec les touristes locaux, les coopérants internationaux travaillant dans le pays et en sollicitant le concours des membres de la diaspora haïtienne.