Résumés
Résumé
L'analyse de la construction d'un monastère à Lesvos (Grèce), dans les années 1960, consacré à des saints « nouvellement apparus », souligne les liens entre pèlerinage et tourisme. L'article étudie les débats suscités par la fabrication de ce patrimoine: au-delà du support à la foi des fidèles, il est au coeur de discussions portant tantôt sur les choix architecturaux, tantôt sur l'authenticité d'une région et la manière de la représenter. Enfin, le cas de ce monastère offre l'occasion de réfléchir sur la question de la mise en scène de l'histoire locale et nationale.
Abstract
The analysis of the edification in the 1960s of a monastery in Lesvos (Greece), which commemorates “ecently appeared”saints, underlines the links between pilgrimage and tourism. The article examines the debates surrounding this heritage production: beyond the support for the faith of the worshiper, it is at the heart of discussions about either the architectural choices, or the authenticity of a region and how to represent it. Finally, the case of this monastery gives the opportunity to think about the staging of local and national history.
Corps de l’article
Situé à Lesvos, une île de la mer Egée, au nord-est de la Grèce (à quelques milles marins de la Turquie), le monastère Agios Rafaíl[1] est un important centre d’attraction pour les pèlerins et les touristes. Pourquoi analyser un espace religieux dans le cadre d’une réflexion sur le tourisme et le patrimoine ? Précisément parce que ce cloître est, depuis ses origines (années 1960), associé au tourisme et que cela a fait l’objet de controverses au fil de sa construction et de son développement. Il offre donc un cadre révélateur pour analyser les pratiques et les discours qu’une société élabore à l’intention de ses visiteurs et qui indiquent plus généralement comment elle se (re)présente. Cet exemple permet d’étudier la fabrication d’un patrimoine : autant sa mise en place que ses liens avec des politiques patrimoniales. Après avoir précisé les liens entre pèlerinage et tourisme en ce qui concerne ce monastère, je traiterai des pratiques de patrimonialisation et de gestion du patrimoine en évoquant les débats sur ce cas particulier et sur le contexte en Grèce. Enfin, j’aborderai la patrimonialisation à travers la mise en scène de l’histoire, locale et nationale, et son utilisation dans la rhétorique de présentation du monastère et, partant, de l’île[2].
Le monastère Agios Rafaíl
Le monastère Agios Rafaíl se situe près du village de Thermi, à une quinzaine de kilomètres de Mytilène, le chef-lieu de l’île de Lesvos. Il est aujourd’hui un centre d’attraction pour les fidèles qui s’y rendent surtout durant l’été et il est devenu, depuis sa fondation, un véritable phénomène populaire, tant pour les habitants de l’île que pour l’Eglise orthodoxe.
Le monastère commémore trois saints « nouvellement apparus » et qualifiés de « néomartyrs »[3] : Agios Rafaíl, Agios Nikólaos et Agia Iríni, qui ont été vénérés par des pratiques populaires depuis le début des années 1960. Cette révérence fut assez promptement soutenue par l’Eglise locale puis nationale, et suivie en 1970 par la reconnaissance officielle des saints par le Patriarcat oecuménique de Constantinople : dans l’Eglise orthodoxe, la canonisation est une procédure qui avalise, en quelque sorte, une vénération populaire, car celle-ci témoigne de la grâce divine ayant touché tel ou tel individu (les signes de cette grâce étant, notamment, le martyre, l’incorruptibilité du corps ou le fait qu’il embaume, ou encore les récits de miracles). Ces saints sont des « néomartyrs », car ils sont considérés avoir été massacrés en 1463 par des Ottomans lors des célébrations de Pâques qui avaient lieu dans un cloître existant à l’endroit où se dresse aujourd’hui le monastère.
Il n’est pas lieu ici de préciser les circonstances de la fabrication de la sainteté et les enjeux qui l’ont traversée (Rey 2008). Cependant, certaines polémiques suscitées par la reconnaissance des saints et par l’édification du monastère sont intéressantes à analyser sous l’angle de la patrimonialisation et de ses liens au tourisme. Les critiques à l’encontre du cloître sont assez courantes et elles concernent divers aspects ; mais à part dans un contexte informel, peu de personnes prennent position, hier comme aujourd’hui. En 1966, un débat va quand même se tenir par écrit et rendre visibles certaines controverses, en particulier sur le style des constructions édifiées et les intérêts économiques et touristiques sous-jacents à l’« apparition » des saints. Dans le compte-rendu d’une publication de la Société des études de Lesvos, paru dans le quotidien de Mytilène Lesviakós kírix, Stratis Paraskevaïdis (25-28 juillet 1966), un archéologue qui avait été le conservateur des antiquités de Lesvos jusqu’en 1959, traite d’un article sur le culte des reliques à Lesvos, occasion pour lui de formuler quelques remarques relatives aux édifices alors en construction à Thermi. Il critique le style architectural du monastère et son coût important, jugé inconvenant en raison de la population pauvre des villages environnants. Sa prise de position va susciter une réponse de la part du président de la commission de construction du monastère, le protosíngelos[4] de l’évêché (Protosíngelos Anagnostou, 8 août 1966), qui ajoute une dimension intéressante à l’échange : il explique que le président de la commune de Thermi participe à cette commission et qu’il « encourage l’effort d’édification du temple, car le travail accompli – il y croit lui-même – est saint et il servira de plusieurs manières les intérêts de son village ». Puis il enchaîne :
Le pèlerinage de Agios Rafaíl favorise grandement notre île, parce que des pèlerins pieux arrivent de toutes les parties du monde, et avec le temps qui passe, il se développe en un pèlerinage panhellénique, lequel créera aussi un important mouvement touristique à Lesvos. Déjà les chauffeurs [de taxi, bus ou car] perçoivent plusieurs milliers de drachmes avec l’arrivée massive des pèlerins.
Protosíngelos Anagnostou, 8 août 1966
Quelques jours plus tard, Paraskevaïdis réplique à son tour et commente :
J’attendais de vous cet aveu. L’argent, mon cher, beaucoup d’argent ! Je le sais… Le tourisme est une mode contemporaine, mais tellement sans rapport avec l’Eglise. L’EOT [Ellinikós Organismós Tourismoú : l’office grec du tourisme] ne vous suffit pas ? Pour l’amour de Dieu !.
Paraskevaïdis, 18 août 1966
Paraskevaïdis ne développe pas plus loin cette critique, mais il la martèle :
[Cette] colline […] comme vous l’avez dénaturée, n’a plus aucune sacralité. Sauf si vous vous intéressez seulement à vos institutions touristiques et productrices de richesse.
Paraskevaïdis, 19 août 1966
À travers cette polémique, les intérêts liés la fabrication de la sainteté émergent de façon plus claire : l’argument du développement touristique de la région n’est pas au centre de l’action de l’Eglise, mais il est au moins un outil de persuasion pour obtenir le soutien de différentes personnes.
Pèlerinage et tourisme à Lesvos
Quoi qu’il en soit des motivations initiales de certains acteurs de la fabrication de la sainteté, et surtout de l’édification du monastère, ce lieu de pèlerinage est devenu un centre important vers lequel converge un grand nombre de personnes, pèlerins mais aussi touristes (y compris des touristes croyants) – il en va de même pour d’autres destinations en Grèce comme l’île de Tinos par exemple (Dubisch 1995). Certains de mes interlocuteurs étaient clairement animés par une motivation religieuse, d’autres étaient plutôt des vacanciers pour qui la visite de l’église était une activité à caractère plus ou moins sacré. Pour significative qu’elle soit, cette distinction entre pèlerins et touristes repose essentiellement sur les motivations des uns et des autres, lesquelles ne sont pas au centre de la présente analyse – c’est pourquoi il paraît plus simple de parler ici de « visiteurs », pour éviter de les différencier a priori. Cependant, quelques réflexions sur les liens entre les deux pratiques ne sont pas inutiles pour réfléchir au patrimoine, à sa constitution et à sa conservation.
Certaines études anthropologiques ont envisagé les deux types de déplacement dans le but de les comparer. Valene Smith (1992) considère par exemple le voyage comme un continuum le long duquel se distribuent sacralité et sécularité : le « pèlerin pieux » se situe à l’une des extrémités, du côté du sacré ; le « pèlerin touriste », au centre, s’inscrit dans ce qu’on peut qualifier de tourisme religieux (il est croyant mais ne se déplace pas forcément pour des motifs religieux) ; enfin le « touriste séculier » se trouve à l’autre extrémité, du côté du tourisme. Ces positions reflètent les motivations multiples et changeantes du voyageur. La différence pèlerin / touriste n’est alors pas simplement classificatoire : les attitudes et les comportements des deux types de visiteurs sont complètement différents, ainsi que, probablement, la signification et les conséquences de leurs visites respectives, pour eux-mêmes et pour leur destination. Dans la même perspective, d’autres chercheurs, comme Erik Cohen (1992), estiment que pèlerinage et tourisme diffèrent en fonction de la direction du voyage : le pèlerin voyage vers son centre socioculturel, alors que le voyageur se meut dans la direction opposée, vers un ailleurs, une périphérie.
Aujourd’hui, ce type de dichotomies rigides entre pèlerinage et tourisme ne semble plus tenable. Pour David Brown (1999 [1996]), loin d’être placés sur un même continuum, tourisme et pèlerinage sont deux faces opposées d’une même quête de l’authentique. Plus encore, ils « sont des aspects opposés d’un seul mode d’interaction, entre le touriste-pèlerin qui voyage et ceux qu’il rencontre lors de ses voyages (qu’on appelle “invités” et “hôtes”) » (1999 [1996] : 54). Ellen Badone et Sharon Roseman vont plus loin et mettent l’accent sur la notion de « voyage » et sur la déconstruction postmoderne de catégories longtemps essentialisées : « The idea of “travel,” rather than that of “place,” has thus had a major impact on postmodern theories of society » (2004 : 9). Ces auteures soulignent que les cadres théoriques actuels de l’anthropologie, dont certains mettent l’accent sur la mobilité et le franchissement des frontières (on pense ici à Clifford et Appadurai notamment), ne permettent plus la même conception du voyage, jusque-là conçu dans le cadre d’unités sociales statiques et délimitées.
À Lesvos, le tourisme international est relativement récent : son développement s’est accru dans le courant des années 1980, avec l’arrivée de vols charters. Auparavant et aujourd’hui encore, c’est également un tourisme national qui est pratiqué : de nombreux Grecs se déplacent de préférence à l’intérieur même de leur pays. Comme le signale Laurent Sourbès (1998), le tourisme à Lesvos se situe entre deux courants antagonistes : des formes classiques de tourisme (tourisme héliotropique, qui se concentre dans quelques emplacements précis) et des formes alternatives (agritourisme et écotourisme) qui tentent de se créer une niche et de la maintenir. L’île a cependant un potentiel jugé « largement utilisable » (1998 : 83) dans une optique de développement durable grâce à son patrimoine culturel très riche (archéologie, architecture, musées, monastères), des produits du terroir réputés (ouzo, huile d’olive, sardines, etc.) et un environnement naturel préservé (biotopes, forêt pétrifiée, sources thermales). Dans ce cadre, la venue de visiteurs aux motivations diverses est perçue à la fois comme une source de revenus (hôtels et chambres d’hôtes ont proliféré, de même que des tavernes et autres cafés) et comme une occasion de mieux faire connaître l’île dans l’espoir de faire venir d’autres personnes. Il n’est dès lors pas anodin de noter qu’un des ferry-boat qui relie l’île au continent a été baptisé « Agios Rafaíl » ; il a été inauguré le 11 juin 1989 par la Compagnie nautique de Lesvos (NEL, Naftiliakí Etairía Lésvou) et par l’Eglise (Pimín 1989 : 212)[5].
Des contacts que j’ai pu avoir avec les personnes qui passent par le monastère, il ressort différents types de visiteurs : touristes, pèlerins, étrangers ou habitants de l’île. Ceux qui correspondent plutôt à un profil de « touristes » visitent plusieurs endroits, sans forcément avoir pour objectif central de se rendre au monastère de Thermi. En revanche, les pèlerins viennent en général d’abord ou prioritairement dans ce lieu dédié à Agios Rafaíl ; mais ils vont également visiter d’autres lieux de pèlerinage sur l’île, l’un dédié à la Panagía[6] (à Agiassos) et l’autre à l’Archange Michel (Taxiárchis, à Mandamados). C’est l’une des principales différences entre les visiteurs extérieurs à l’île et les habitants de Lesvos : ces derniers viennent seulement faire l’excursion jusqu’au cloître et ne vont pas autre part. Les autres, qu’ils logent sur place dans les pensions construites autour du monastère ou ailleurs, restent souvent quelques jours, voire une semaine, et profitent ainsi de l’occasion pour prendre des vacances ou pour visiter l’endroit.
C’est par centaines que les gens se rendent au monastère ; les croyants veulent rendre hommage aux saints, formuler des voeux (de santé, etc.) ou encore les remercier pour un événement particulier. Ils viennent de divers endroits de la Grèce (continentale), de Chypre, voire même de pays plus éloignés (Grecs immigrés vivant en Australie, au Canada, aux Etats-Unis, en Allemagne). Beaucoup se déplacent en groupe, par bateau puis par car ; en général, ils assistent à la messe et font le tour des églises. Un des points forts de leur visite est le tombeau de Agios Rafaíl qui contient ses ossements.
Progressivement, le lieu de pèlerinage est devenu de plus en plus connu et fréquenté, au-delà d’une démarche religieuse. Ainsi, en 1981, la revue de l’évêché de Mytilène célèbre le développement du monastère et signale que l’« afflux de fidèles de chaque coin de la terre grecque et de l’étranger a contribué à ce qu’en une vingtaine d’années soit érigé le temple splendide des saints, le complexe du monastère et ses autres dépendances et bâtisses » (Pimín 1981 : 88).
Aujourd’hui, un point sur lequel tout le monde s’entend, habitants de Lesvos et autorités (notamment religieuses), est le pouvoir d’attraction du monastère de Thermi et la venue en très grand nombre de visiteurs. Tous soulignent ce fait, soit pour le saluer, soit pour regretter que le partage des gains ne se fasse pas plus largement, ou pour déplorer la récupération commerciale de la dévotion religieuse. Comment cloître et tourisme sont-ils associés dans les discours contemporains des uns et des autres ?
Pour les représentants de l’Eglise de Mytilène, les pèlerinages constituent un attrait particulier, non seulement pour les fidèles, mais aussi, plus largement, pour les touristes. Tout en profitant de la mer et du soleil, ceux-ci peuvent en effet visiter les lieux saints, y acheter des ouvrages d’histoire ou de conseils religieux. Dans un entretien radiophonique, le mitropolítis (évêque) de Mytilène a distingué deux types de tourisme, tout en montrant leurs liens avec la religion :
D’abord, le tourisme à Lesvos est double. Il y a celui des pèlerins, qui est le plus important. Ce sont des personnes qui viennent rendre hommage à nos saints, pas pour passer quelques jours à Mytilène. Bien sûr, il n’y a pas de problème avec eux, parce qu’ils viennent, rechargent leurs batteries, si on peut formuler cela ainsi simplement, et repartent dans leur patrie. Maintenant en ce qui concerne les autres [les touristes], lesquels font récemment connaissance de Mytilène, nous ne pouvons pas dire que l’Orthodoxie les influence tellement, mais ce que nous voyons est qu’ils entrent dans nos temples – et nous en avons beaucoup de beaux à Mytilène. Ils contemplent les icônes, ils examinent nos églises, ils suivent quelques offices, particulièrement durant la Semaine sainte et Pâques.
Sotiriou 1996a : 124
Dans cette perspective, c’est le patrimoine, matériel en particulier, qui va servir de support au développement touristique. Pour l’autorité ecclésiastique, l’emprise sur les touristes est réduite voire nulle, elle ne peut qu’espérer que leurs visites soient bénéfiques et veiller, si possible, à ce qu’elles se déroulent dans un climat respectueux. L’Eglise voit d’un très bon oeil la venue toujours plus nombreuse de pèlerins, lesquels « d’habitude rentrent dans leur région enthousiasmés et font la publicité des pèlerinages […] de sorte que d’année en année, les pèlerins, ou plus exactement les excursionnistes, augmentent en nombre » (Sotiriou 1996a : 124). Elle met en avant le patrimoine architectural et religieux et insiste sur le fait que les lieux saints répondent à la nécessité de conserver l’identité de l’île et offrent aux visiteurs la possibilité d’emporter quelque chose de la région, notamment des livres.
En dehors de la sphère ecclésiastique, beaucoup d’habitants de l’île estiment que l’effet provoqué par le monastère est profondément bénéfique pour l’économie régionale. Selon Alekos Mathiellis, alors préfet de Lesvos, la venue des visiteurs a des conséquences importantes :
Ces nombreuses visites de Lesvos, le tourisme religieux, qui a pour repère le monastère Agios Rafaíl mais qui connaît de près aussi les autres monuments religieux de valeur de l’île, forment une très importante partie de notre mouvement touristique. L’intérêt touristique, que centralise le monastère Agios Rafaíl avec la force thaumaturgique des saints et la propagation des livres de la Osiologiotáti [sainte-docte] igouméni[7] Evgenía propulse le développement plus général de l’île.
Mamouridou 1998 : 19
Quant à lui, le journaliste Manos Guiguilinis mentionne aussi l’apport des visiteurs au niveau de l’économie locale et l’associe à l’effort de diffusion entrepris par l’igouméni :
Le « marché » de Mytilène, mais aussi de la campagne, est consolidé économiquement, de manière déterminante, par les pèlerins, surtout durant les mois d’été. Selon les données statistiques et économiques, le tourisme intérieur augmente chaque année vigoureusement. Les produits de Lesvos (huile, olives, fromage, salaisons, souvenirs en poterie ou en bois) se sont fait connaître, particulièrement en Macédoine, dans le Péloponnèse, à Chypre et dans les pays balkaniques. Pèlerins éponymes et anonymes ont appris et connu l’île.
Guiguilinis 1996 : 64, souligné par l’auteure
Si l’attrait du monastère et ses apports sont souvent perçus positivement, de très nombreuses personnes ont un point de vue nettement plus critique. Elles se demandent si le succès du monastère ne témoigne pas, précisément, de son inscription dans une logique plutôt commerciale, aux prises avec le développement économique local. Elles qualifient dès lors le monastère de « supermarché », comme me l’a dit par exemple Sotiris[8] : « Ce n’est pas un monastère, c’est une multinationale (poliethnikó) ». D’autres, en revanche, relativisent la nouveauté de la chose, à l’instar de Nikos : « mais [ce côté commercial], ce n’est pas nouveau : ça date, déjà il y a deux mille ans c’était la même chose ! ». Ces personnes signalent d’une part l’accaparement par un petit groupe de l’argent qui circule grâce à la venue des visiteurs et d’autre part le fait que le monastère a désormais comme principale activité le soin des hôtes plutôt que des oeuvres charitables. Parmi d’autres de mes interlocuteurs, Emy n’est pas tendre : à l’entendre, l’igouméni considère les pèlerins comme ses « clients », ce que démontre selon elle la présence de magasins, restaurants et pensions autour du monastère. Elle regrette notamment que malgré un grand nombre de tavernes dans les environs, en particulier à Thermi, les cars emmènent les pèlerins toujours dans le même restaurant d’un village proche, en raison d’un accord entre les principaux concernés. De plus, dès qu’un groupe annonce sa venue, toute une organisation se met en place pour accueillir les pèlerins et prendre en charge leur séjour, un peu comme le ferait un hôtel ou un centre de vacances.
Ce type de critique est partagé aussi par les protagonistes de la fabrication de la sainteté, initiateurs en quelque sorte de ce nouveau culte : ils auraient souhaité la création d’institutions pouvant prendre en charge ceux qui en ont le plus besoin, orphelins, vieillards, malades. Ils notent que Agios Rafaíl s’était montré, lors de ses apparitions dans des rêves, très généreux et qu’il avait développé une grande oeuvre philanthropique. Or, comme le formule l’une de ces personnes, Maria, ce n’est pas exactement le modèle suivi par l’igouméni, qui « a fait [du monastère] un commerce alors qu’il fallait faire des fondations caritatives ».
Ainsi, une bonne partie de l’opinion des habitants de l’île est globalement négative envers le monastère tel qu’il a été développé et envers l’igouméni (leur critique s’arrête cependant à l’institution, elle ne concerne pas les saints eux-mêmes). Beaucoup font la distinction entre d’un côté ce cloître, dont ils associent le succès aux personnes étrangères à l’île qui le visitent et le soutiennent, et de l’autre côté les églises et lieux saints plus anciens de l’île, qui ont une place centrale dans leurs propres dévotions. Cette opposition leur permet d’établir une certaine hiérarchie entre les lieux saints et de protéger, en quelque sorte, leur propre identité ou leur authenticité : apparemment Lesvos est associée au monastère Agios Rafaíl et sa réputation est grande, mais pour eux l’essentiel est autre part, leur fierté et leur authenticité sont ailleurs. Beaucoup d’îliens mettent en avant leurs saints plus traditionnels : surtout la Panagía, avec son lieu de culte à Agiassos, et Taxiárchis (l’archange Michel) à Mandamados. Pourtant, comme à San Giovanni Rotondo (Italie) où saint Jean-Baptiste, le saint patron officiel, est relégué par Padre Pio (McKevitt 1995), les saints de Thermi semblent de facto devenus les saints patrons locaux. Hormis dans les nombreux magasins qui en font le commerce et vendent leur effigie sur toutes sortes de supports (calendrier, tasse, thermomètre, etc.), leur icône est visible partout, dans les boutiques, les bars, les hôpitaux. Agios Rafaíl, Agios Nikólaos et Agia Iríni sont devenus indissociables de l’image de l’île.
Pratiques de patrimonialisation et de gestion du patrimoine
Que choisit une société pour se représenter ? « Entre emblème, territoire et production, comment se constituent le patrimoine et ses images, comment s’élaborent les discours qui l’accompagnent ? » (Bonnot 1995 : 154). Différents niveaux de décision interviennent dans ces choix qui vont largement puiser dans un héritage à mettre en évidence (monuments, sites archéologiques, etc.). C’est donc un assemblage d’objets matériels et immobiliers qui va jouer le rôle de « présentoir » de l’identité d’une ville ou d’une région, par l’intermédiaire d’éléments d’architecture bâtie. Une telle identité renvoie à une histoire monumentale, à des traditions et à des savoir-faire techniques et architecturaux. Autrement dit, c’est un ensemble d’éléments et d’idées reçues qui produisent des « marqueurs culturels », récupérés par le tourisme et les instances politiques. Thierry Bonnot énonce trois pôles dans la construction du patrimoine (1995 : 161) : le monde savant (historiens, archéologues, etc.), le pouvoir politique (et donc, dans un système démocratique, la population et ses représentants élus) et enfin le pouvoir économique (le marché). À ces trois pôles il semble qu’il faille ajouter, au moins dans le cas de Thermi, celui de l’institution religieuse, qui a mobilisé et convaincu différents individus des intérêts du monastère en termes de développement touristique. Il est également nécessaire d’associer à la réflexion la question de l’identité nationale : en Grèce comme ailleurs, ce sont les monuments et le folklore qui vont jouer un rôle important dans sa constitution.
Dans le cadre de la construction du monastère à Thermi, une autre polémique est révélatrice des enjeux du patrimoine. Le débat que j’ai déjà mentionné plus haut, opposant l’archéologue Paraskevaïdis au protosíngelos de l’évêché de Mytilène, aborde en effet aussi le style des bâtisses et leur caractère « authentique » ou non. La critique initiale de Paraskevaïdis (26 juillet 1966) portait surtout sur le style des bâtisses du monastère : c’est ainsi que la polémique est née. Loin de lui, écrivait-il, de penser qu’un culte de plus fasse du tort à cet endroit, « sur un coteau élevé et isolé avec une vue excellente sur la mer » : étant donné son emplacement, il devrait être « purement grec et respectueux de la nature ». Or il constate que ce qui s’y construit n’est pas exactement proche de sa conception, mais plutôt un « fatras monstrueux de constructions », une « glorification du ciment, sans aucune composition ni élégance architecturale » : pour lui, tout cela « ne peut bien sûr être ni chrétien ni grec ». Il s’étonne que les plus hautes instances du Service de restauration archéologique n’aient ni suggéré ni imposé un style plus modeste, avec
une modeste chapelle artistique, qui exprime l’inspiration divine de l’art et la simplicité humble et exceptionnelle de Jésus, dans le style des basiliques mytiliniennes ou byzantines, […] véritable, sans ciment.
Paraskevaïdis, 26 juillet 1966
Au-delà de critères personnels, sa critique met en avant des styles qualifiés d’« authentiques » qui sont pour lui ceux qui s’inscrivent dans la tradition byzantine et dans l’époque ultérieure, et non ceux de style gréco-romain ou néoclassique. Une telle position est par ailleurs largement partagée : durant mes séjours à Mytilène, j’ai rencontré un certain nombre de personnes qui ont repris exactement ce point de vue, sans le connaître. En effet, la plupart d’entre elles s’étonnait, voire s’insurgeait, de mon choix de m’intéresser au monastère Agios Rafaíl, me disant qu’il y avait d’autres églises, d’autres cloîtres, « plus anciens », « plus authentiques ». Toutes mentionnaient un manque de goût : celui d’utiliser autant de ciment et de béton pour un édifice religieux ; le monastère n’ayant cessé d’accumuler des recettes impressionnantes, il devrait, selon elles, en consacrer une partie à embellir ses bâtiments.
Ce débat relatif au style architectural renvoie aux thématiques de l’identité, de la représentation de soi et du rapport à l’histoire. Associer tradition byzantine et authenticité semble renvoyer aux stéréotypes de l’« Hellène » et du Romiós, tels qu’analysés par Michael Herzfeld (1987, 2001). Ces deux termes opposent des conceptions radicalement différentes : d’un côté, « Hellène / Hellénisme » se réfère à la Grèce classique (antique), de l’autre Romiós / Romiossíni à la « nouvelle Rome » (Constantinople) fondée par l’empereur Constantin, devenue la capitale de l’Empire romain d’Orient puis de l’Empire byzantin. Autrement dit, ce sont des représentations antagonistes de deux figures :
le Grec comme descendant de glorieux ancêtres antiques par opposition au Grec ayant hérité, de manière plutôt compromettante, de traits culturels byzantins, turcs, arabes, et slaves, traits qui ont été eux-mêmes stylisés d’une façon tout aussi drastique.
Herzfeld 2001 : 39
Le soutien des élites européennes des Lumières aux Grecs qui se sont mobilisés pour libérer leur territoire de l’emprise ottamane, puis la création de la Grèce comme Etat ont vu l’imaginaire occidental projeter sur le pays son patrimoine antique et l’entériner comme seule et unique réalité, en dépit, voire contre son passé plus récent :
Les Grecs se retrouvèrent à incarner les citoyens d’un Etat-Nation supposé représenter la « régénération » d’une Hellas inventée pour l’essentiel par des philologues classiques allemands de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle.
Herzfeld 2001 : 40
La Grèce antique, conçue comme le berceau de la civilisation européenne, devait être le modèle, la juste anticipation de la Grèce-Etat moderne. L’entre-deux, « l’influence turque (et certains ajouteraient byzantine) sur son héritage culturel » (Herzfeld 1987 : 20), est dès lors considéré être un mélange d’influences orientales et barbares, source de « pollution » à rejeter. Cette projection, partagée ou relayée par l’élite grecque occidentalisée, a profondément marqué la Grèce, tant dans son rapport à son histoire, à son identité et à sa langue, que dans sa pratique politique et sa soumission « au colonialisme silencieux des puissances occidentales » (Herzfeld 2001 : 43). Les dirigeants politiques grecs, avec leurs soutiens étrangers, ont alors développé un programme de reconstruction culturelle, cherchant à valoriser le patrimoine classique du pays : jusqu’à il y a peu, toute trace de la présence ottomane a été soit détruite, soit laissée à l’abandon. Intériorisé par les Grecs, le dualisme a imprégné toute l’histoire de la Grèce moderne, partagée entre un héritage classique païen et celui du christianisme orthodoxe (byzantin). C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la politique du nouvel Etat envers ses monuments, lequel a systématiquement cherché à mettre en valeur le patrimoine classique. En parallèle, de nouveaux bâtiments de style néoclassique sont érigés pour rappeler ce passé et les travaux dans le domaine du folklore s’efforcent de souligner cette continuité historique.
Mise en scène de l’histoire locale et nationale
Le cas du monastère Agios Rafaíl représente une forme particulière de fabrication du patrimoine (édification d’édifices) et d’« habillage » du territoire. Situé en plein champ d’oliviers, sur les hauteurs du village de Thermi, il fait en même temps face à la côte turque, d’où de nombreuses personnes, de religion orthodoxe, ont dû fuir durant la guerre gréco-turque. En effet, entre 1919 et 1922, la Grèce et la Turquie se sont opposées dans une guerre dont l’enjeu était Smyrne[9] (l’actuelle Izmir, sur la côte Ouest de la Turquie) et plus globalement la présence grecque en Asie Mineure (Anatolie occidentale). Ces pays s’affrontaient autour de deux nationalismes : du côté grec, le projet irrédentiste dit de la « Grande idée » (Megáli idéa) avait pour objectif d’unifier toutes les régions habitées par des Grecs au Proche-Orient, dans les frontières d’un seul Etat avec Constantinople pour capitale ; du côté turc, Mustafa Kemal cherchait à obtenir l’indépendance de la Turquie et à gérer les suites du démantèlement de l’Empire ottoman. En 1920, le Traité de Sèvres devait régler le statut de Smyrne en planifiant son administration par la Grèce et une éventuelle annexion (sur plébiscite) à ce pays après une période de cinq ans ; non ratifié par la Turquie, il fut un échec. Affaiblies pour des raisons à la fois internes (restauration de la monarchie) et internationales (les Alliés déclarant en 1921 une stricte neutralité dans le conflit opposant Grecs et Turcs), les forces grecques ont évacué Smyrne à la suite de nouveaux combats armés. Les Turcs ont alors occupé la ville et massacré environ 30 000 Grecs et Arméniens, et fait fuir près d’un million de personnes vers la Grèce, avant que le conflit ne soit résolu par le Traité de Lausanne (1923) qui a fixé les frontières de la Turquie et instauré un échange massif de population[10]. Cette série d’événements est depuis nommée par les Grecs la katastrofí tis mikrás Asías, c’est-à-dire la destruction (ou catastrophe, si l’on traduit littéralement le terme) de l’Asie Mineure. Comme je l’ai montré ailleurs (Rey 2008), une large partie de ceux qui ont « fabriqué » la sainteté à Thermi, villageois et certains membres du clergé, étaient des réfugiés d’Asie Mineure : au départ, ces saints étaient un peu « leurs » saints et ils les ont commémorés comme ils auraient souhaité le faire pour leurs proches morts ou disparus durant les conflits des années 1920. Par la suite, avec l’institutionalisation du culte, ils se sont vus d’une certaine manière dépossédés de cette proximité : les saints sont désormais devenus plus « universels » et contrôlés par l’institution religieuse.
L’« apparition » des saints de Thermi se produit quelques années avant une série de commémorations. À travers ces figures, représentant des membres du clergé et des fidèles laïques, l’Eglise met l’accent sur le martyre d’individus et, à travers eux, du peuple grec et de l’Eglise orthodoxe soumis à l’autorité ottomane : ils sont qualifiés de « héros anonymes de la patrie et martyrs de la foi » (Anónimi Iroes tis Patrídos kai Mártires tis Písteos) et leur reconnaissance officielle les range dans la catégorie des « néomartyrs ». Plusieurs éléments participent à la patrimonialisation : l’édification des bâtisses du cloître (églises, cellules, restaurants, puis pensions pour les pèlerins) bien sûr, mais également tout ce qui est représenté dans les églises (peintures figurant le martyre des saints, exposition de leurs tombeaux et reliques, autres objets mis au jour par les fouilles). Les objets appartenant strictement au domaine archéologique sont présentés dans le Musée d’archéologie de Mytilène, au milieu de tous ceux qui représentent le passé antique de Lesvos. Quant aux objets d’ordre religieux (sceau patriarcal, médaillon représentant Jésus-Christ Pandokrátor, datant tous deux du XIVe siècle), ils sont visibles au Musée Byzantin de Mytilène. Les reliques sont dans ce cas-ci utilisées tout à la fois comme illustration du martyre et comme support aux commémorations : elles sont sorties de terre juste à temps pour les célébrations des 500 ans du début de l’occupation ottomane de Lesvos (1462-1962) et des 50 ans de la libération de l’île (1912-1962). Le martyre, estimé s’être produit en 1463, est considéré comme étant particulièrement symbolique : il représente le premier cas de massacre, hormis ce qui a pu se passer durant le siège de l’île par les Ottomans. Au début des années 1960, alors qu’il vient d’être « découvert », il suscite beaucoup de ferveur et de démarches publiques. Les saints représentent alors, en quelque sorte, la foule des anonymes qui ont perdu la vie durant l’occupation. Pour l’évêque, la commémoration est « une double fête, une double annonciation » célébrée pour les Grecs orthodoxes : en tant que chrétiens, ils célèbrent « la liberté spirituelle et le salut donné par Christ » ; en tant que Grecs, ils commémorent « la libération du joug de plusieurs siècles et la révolution de la Nation » (Pimín 1962 : 194). On voit là comment sont constamment associées appartenance religieuse et nationalité voire nationalisme. La construction de l’église du monastère est un élément central des commémorations de 1962. Partout, les écrits officiels martèlent le fait que les saints nouvellement apparus sont des martyrs :
Comme on le sait, les saints [de Thermi] sont à compter parmi les premiers martyrs, ils ont offert leur sang quelques mois après la chute de Mytilène (le 9 avril 1463) pour la religion bannie du Christ et la patrie asservie, et c’est pourquoi le nouveau temple s’appellera « Église des Martyrs ».
Pimín 1962 : 62
Quelques années plus tard, à Pâques 1971, la fête des saints a pris une connotation particulière en raison d’un double événement : elle était la première célébration après la reconnaissance officielle des saints et 1971 marquait la commémoration du 150e anniversaire de la « révolution grecque » (soit la guerre d’indépendance, débutant en 1821). L’annonce de la fête est l’occasion de rappeler encore que les néomartyrs « ont donné leur sang pour l’Eglise persécutée du Christ et la régénération de la Nation » (Pimín 1970 : 180). On le voit, de telles cérémonies instaurent certains événements comme fondateurs de l’histoire d’une région ou d’une Nation : elles mettent en scène le passé en fonction d’enjeux présents, comme le formule Gérard Namer :
Il est de l’essence de la commémoration de rendre contemporains par une fiction théâtrale le temps présent, le temps passé lié au temps mythique d’une part et le temps futur d’autre part. Commémorer, c’est d’abord jouer au présent le théâtre du passé .
Namer 1987 : 211, souligné par l’auteure
Les commémorations sont un des moyens de la construction sociale et politique de la mémoire et de l’identité (Gillis 1994) : à travers l’image des néomartyrs, il s’agit de souligner les dimensions (religieuses, résistantes) positives pour élaborer un regard sur le passé. Si les cérémonies à Thermi mettent l’accent sur le collectif et le transcendant, elles établissent une continuité temporelle entre l’avant et l’après de l’occupation et définissent également un « nous » (victimes) par rapport à un « eux » (bourreaux). L’image de ces néomartyrs n’est pas celle de résistants, de combattants de la foi, bref, de héros : tout se passe comme si ce n’était pas leur mort qu’on cherchait à donner en exemple, mais une situation qui ne doit plus se répéter. C’est parce qu’ils sont victimes qu’ils deviennent, au XXe siècle, des héros : c’est la (re)lecture des années 1960 qui les « fait » tels. À ce moment-là en effet, leur sort paraît lié à une histoire longue de 500 ans, dont l’issue est renversée par les événements de 1462-1463. Ce type d’exemplarité renvoie en dernière analyse au territoire et à ses frontières ; il met en scène une situation de rencontre tragique avec une altérité, religieuse ou nationale. Par un regard forcément anachronique, ce sont la victoire définitive contre l’Empire ottoman et la libération de la Grèce qui sont glorifiées par le biais du martyre, lequel semble contenir en germe l’évolution historique ultérieure. Il s’agit bien d’une lecture présente du passé, par laquelle celui-ci est identifié à la situation contemporaine.
Avec l’édification du monastère, c’est bel et bien l’identité chrétienne orthodoxe qui est mise en avant : il s’agit de visibiliser et de marquer, concrètement et architecturalement, le territoire de son identité chrétienne. Dans le cas de Lesvos, la promotion du site comme patrimoine national est à associer à certains positionnements liant orthodoxie et nationalisme. Ce dernier est en effet, en Grèce, fortement imbriqué avec l’Eglise orthodoxe, comme le précise notamment Thanos Lipowatz :
L’Eglise orthodoxe a été traditionnellement l’agent porteur de l’identité collective grecque depuis le temps de la domination ottomane. […] Dans l’idéologie populiste, l’orthodoxie est restée l’arche de l’identité collective contre les deux « ennemis » : les Latins occidentaux et les Turcs orientaux.
2003 : 79
Ce type de discours établit une « identité imaginaire entre, d’une part, le christianisme et l’orthodoxie, d’autre part, l’orthodoxie et l’Antiquité idéalisée, enfin l’orthodoxie et les Grecs modernes » (2003 : 85). Ainsi, le fait de constituer un nouveau patrimoine chargé de représenter à la fois le caractère chrétien (par opposition au musulman), orthodoxe (par opposition aux autres églises chrétiennes) et grec joue un rôle non négligeable dans la promotion d’une certaine identité. Pour les visiteurs d’un tel lieu, en particulier pour ceux qui ont des motivations religieuses, le voyage permet une (ré)actualisation de la communauté dans laquelle ils s’insèrent, qu’ils soient touristes ou pèlerins. Le contact entre personnes de différentes provenances promeut certainement la conscience qu’elles sont engagées dans une foi commune et, ce faisant, renforce leur identité religieuse – voire nationale.
Enfin, notons que la fabrication d’un patrimoine et les discussions qu’elle a soulevées dans le cas présenté ici permettent de souligner l’imbrication entre lieu de pèlerinage et tourisme : cela ne concerne pas seulement la venue des visiteurs et les infrastructures qui leur sont proposées mais, plus profondément, la logique même de l’édification de cet endroit. Il serait intéressant de généraliser la réflexion en établissant des comparaisons avec d’autres lieux de mémoire et sites touristiques, ainsi qu’en approfondissant les liens entre patrimoines archéologiques ou religieux et identité nationale, notamment en Grèce[11]. Enfin, c’est le caractère conflictuel du cas qui offre l’opportunité de souligner les enjeux sous-jacents à la fabrication du patrimoine : une perspective qui immerge d’emblée l’analyse au coeur même de son sujet.
Parties annexes
Notes biographiques
Séverine Rey est anthropologue, professeure à la Haute école cantonale vaudoise de la santé (HECVSanté) à Lausanne (Suisse). Après une étude de la fabrication de la sainteté en Grèce, elle mène actuellement des recherches sur le genre, les professionnel(le)s de la santé, l'image et les techniques.
Séverine Rey is an anthropologist, professor at the School of Health Sciences (HECVSanté) in Lausanne (Switzerland). After a study on the construction of sainthood in Greece, her current research concentrates on gender, health professionals, image and technology.
Notes
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[1]
En grec, agios signifie « saint » (agia au féminin). Le monastère est consacré principalement à trois saints, Rafaíl, Nikólaos et Iríni, mais son nom ne retient que le premier d’entre eux.
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[2]
L’essentiel des informations présentées ici ont été rassemblées au cours d’une recherche de terrain à Lesvos, principalement entre 1997 et 1999, période durant laquelle j’ai bénéficié d’une bourse du Fonds national suisse de la recherche scientifique.
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[3]
Titre spécial attribué par l’Eglise orthodoxe à ceux qui sont morts pour leur foi ou qui ont souffert de quelque manière que ce soit sous l’Empire ottoman : le préfixe « néo » est destiné à les distinguer des martyrs des premiers siècles du christianisme.
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[4]
Le protosíngelos est le suppléant de l’évêque (le premier, après lui, des officiels de l’évêché).
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[5]
O Pimín [Le Berger] est le bulletin de la paroisse de Mytilène. Les références sans auteur renvoient à des pages de chroniques et brèves informations.
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[6]
Panagía signifie la « Toute-Sainte » : il s’agit de Marie, mère de Jésus-Christ.
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[7]
L’igouméni est la mère supérieure du monastère.
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[8]
Les prénoms qui suivent dans ce passage sont fictifs. Ces paroles sont extraites de discussions et entretiens que j’ai menés durant l’un ou l’autre de mes séjours à Lesvos.
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[9]
Smyrne était, avec Thessalonique et Constantinople, un des centres majeurs du commerce dans la région. Cette ville avait plus d’habitants grecs qu’Athènes, capitale que s’était choisie la Grèce en 1830, qui n’était alors qu’un bourg autour des ruines du Parthénon, mais qui représentait le passé classique du pays.
-
[10]
Au total, l’échange a concerné quelque 380 000 « Turcs » contre près de 1 100 000 « Grecs », si l’on compte les personnes réellement « échangées » (environ 150 000 « Grecs ») et celles qui avaient fui auparavant, l’échange ayant entériné leur non-retour (Campbell et Sherrard 1968 : 129). Le critère de base de ce transfert était la religion, plutôt que la langue ou une « conscience nationale » (Clogg 1992 : 101).
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[11]
Voir par exemple Yalouri (2001) sur l’Acropole, ou Stewart (1998) en ce qui concerne la Rotonda à Thessalonique.
Références
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