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Forme d’art insoupçonnée, et qui échappe par ses dimensions temporelle, spatiale et philosophique à la catégorisation, les environnements d’art se différencient peut-être trop des oeuvres d’art classiques pour faire partie de notre imaginaire culturel collectif. S’il n’est pas envisagé dans le livre de décrire les environnements d’art comme une forme plus grandiloquente d’expression de soi, il n’en reste pas moins que le nombre d’artistes dont le support des pulsions créatrices s’est étendu à l’espace domestique et aux cours arrière et avant, est limité, ce qui confirme une certaine rareté. D’un autre côté, cette rareté est parfois source d’éloquence, si l’on se fie à Vestige de l’indiscipline. Environnements d’art et anarchitectures.
L’auteure de l’ouvrage, Valérie Rousseau, est doctorante en histoire de l’art à l’UQAM et a fondé la Société des arts indisciplinés (SAI). Le discours qu’elle développe dans Vestige de l’indiscipline est spécialisé et mis à l’épreuve d’une ethnologie de l’art indiscipliné. Il n’est pas un instant où la réflexion de l’auteure s’arrête pour catégoriser ou figer dans le temps l’oeuvre d’un artiste dont de toute manière on connaît mal le passé, et dont on ignore l’avenir et les intentions. En fait, nous découvrons que les créateurs d’environnements d’art sont d’autant plus mystérieux qu’ils évitent en tout point d’embrasser les lieux communs de la vie artistique qui seraient susceptibles de les rendre sans doute trop lisibles. La visite des environnements d’art est celle d’une ethnologue sur les terres d’un voisin chez qui il y a encore beaucoup à saisir, à observer. C’est ainsi que Valérie Rousseau tente d’habiter quelques instants les univers d’une multitude d’artistes qui, au-delà de leurs personnalités différentes, ont souvent en commun le choix de s’être reclus dans leur chez-soi microcosmique, de s’être bâti ce que l’auteure appellera leur “paradis”. Ils sont indépendants et même souverains pontifes dans le cas de l’artiste Palmerino Sorgente, le pape de Montréal. C’est donc l’usage du regard distant sur les univers artistiques d’un groupuscule méconnu et profondément à part qui vient caractériser la partie ethnographique du livre et, disons-le, la connaissance qu’a Rousseau de l’anthropologie du processus créatif est mise au service d’une ethnographie définitivement humanisante.
Le livre lui-même, de 190 pages, n’est pas un ouvrage qui peut prétendre à l’exhaustivité en la matière. Les pages 55 à 135 contiennent les photos des créations de huit artistes. Ces pages séparent la première partie, celle des ethnographies, et la partie plus réflexive du livre. On comprendra que l’espace important occupé par les photographies prises par Rousseau et Richard-Max Tremblay se justifie par l’intention chez l’auteure de préserver et diffuser la mémoire de ce patrimoine culturel.
Si elles peuvent nous être offertes comme des visites libres, complètes et éphémères, c’est parce que les présentations des environnements d’art sont vraisemblablement étoffées de la longue expérience de l’auteure avec les créateurs des sites et des nombreuses discussions qui ont pu avoir lieu entre eux durant ses années de recherche sur les environnements d’art (1996 à 2004). Bien davantage qu’une description esthétique de chaque site, le lecteur a droit à un exposé ethnographique allant entièrement dans le sens du concept de profondeur de la culture : social, psychologique, esthétique, personnel, linguistique, historique, et toutes ces catégories sorties de la subjectivité à la lecture d’un contenu ethnographique aussi dense. Les sept portraits des huit artistes passent d’abord par quelques éléments biographiques marquants de leur vie. La démarche ethnographique inductive de Valérie Rousseau est un va-et-vient entre un discours de l’intérieur humain et celui de l’extérieur technique. Elle s’approprie le langage de l’artiste, fait ressentir sa présence ou son absence, décrit les environs, les créations, les gestes qui ont fait l’oeuvre, et l’impact de l’oeuvre sur l’entourage du créateur ou sur le tourisme local. Souvent créés autour de l’âge de la retraite, ces environnements semblent jaillir d’un besoin enfoui de polyvalence et de liberté. Nous pouvons nous demander s’il n’y a pas un lien conscient entre la philosophie de chaque créateur et sa façon de choisir son matériel, ses techniques de création et son support. Et ce questionnement, aussi facilement nait-il, n’en est toutefois pas moins marquant et vient ajouter une dimension particulière à nos tentatives de comprendre ce qu’il y a à comprendre dans chaque environnement d’art, dans ce qui l’unit à celui qui le façonne.
Léonce Durette, le premier artiste populaire présenté, a su, comme les six autres, ramasser, conserver et classer des objets apparemment inutiles pour ensuite les utiliser dans ses créations : des matériaux échoués sur le bord de la mer ou des vestiges de bois de chantier. Beaucoup d’objets, collectés pour le « frisson » ressenti par l’artiste à leur vue, ont servi à créer un environnement flamboyant, majestueux. L’auteure remonte au cabinet des curiosités pour laisser naître en nous une nouvelle vision du collectionnisme des artistes, qui s’accommodent volontairement de contraintes, repèrent le potentiel d’objets délaissés en les réintégrant dans de nouvelles entités par le biais de techniques variées. Ces choses, ces machins, deviennent des objets de compagnie aux particularités subjectives et identitaires. Graduellement, nous avons le loisir de découvrir quelques parties de l’oeuvre de Durette, comme le magnifique plafonnier de sa maison, jusqu’à ce que nous saisissions l’étendue de son audace : un environnement d’objets et de gestes artistiques qui couvrent entièrement l’intérieur et l’extérieur de son logis. Les objets utilitaires deviennent banals, dissimulés dans cet univers de nouveaux sens, dense et hétéroclite. Alors qu’il n’est plus en état physique et mental de créer, Durette perçoit son oeuvre comme un prolongement de son existence, qui peut aussi bien disparaître avec lui.
Richard Greaves est celui pour qui le terme d’anarchitecture utilisé dans le titre de l’ouvrage prend tout son sens. Ses maisons sculpturales, complètement hors-normes, déformées, fragiles, sont pourtant parfaitement solides et fascinent. À la vue d’un visiteur, l’artiste se dérobe de son village de sculptures (habitables pour la plupart) afin de laisser aux spectateurs le loisir de créer des sens, mystifiés par l’absence du créateur. Puis, Charles Lacombe décrit fièrement la spontanéité contenue dans ses créations dessinées à même des rebuts dont il sait repérer le potentiel (pintes de lait, goulots de boisson gazeuse, etc.). Il y a Roger Ouellette, l’homme à tout faire, qui a parsemé furtivement salon, jardin, grange et montagne sacrée de ses personnages faits de bois et de ciment, des matériaux aussi utilisés autrefois pour fabriquer les cercueils. Il a d’ailleurs construit le sien. Émilie Samson a directement inspirée sa fille Adrienne Samson-Fortier à l’art de tout transformer ce qui lui tombe sous la main, des rebuts de la cuisine aux accessoires de couture. L’omniscient Palmerino Sorgente, autoproclamé pape de Montréal, crée quant à lui coiffes, vêtements, pierres éclatantes et chapeaux de personnages importants, et consacre son temps au don de soi, vivant bien plus que totalement sa vision religieuse du monde et imprimant sur son environnement ses goûts et élans esthétiques naïfs et particuliers. Le trajet de cette route des environnements d’art se termine à la maison d’Arthur Villeneuve, de Chicoutimi, qui à la fin des années 1950 est devenu célèbre en deux ans en élaborant un « programme pictural complexe » sur tous les murs de sa maisons, des surfaces dites « cédées par sa femme ». Il a ensuite peint 4000 toiles et est l’auteur de 2000 dessins. Aujourd’hui, sa maison, qui était un musée de son vivant, a été déplacée à l’intérieur d’un centre culturel, où l’on peut toujours l’admirer.
Les artistes rencontrés par Valérie Rousseau sont polyvalents, habiles, et excessivement productifs. Rousseau relève aussi chez quelques-uns un trait récurrant : leur attitude médiumnique, comme s’ils craignaient d’assumer la totale responsabilité de cet art non savant et comme s’il ne s’y retrouvait pas une volonté consciente. La mosaïque des appellations depuis 1960 traduit bien la difficulté à cerner le statut de ces manifestations d’art qui, de la part de leurs créateurs eux-mêmes, ne reçoivent aucun nom de catégorie. Souvent par opposition aux arts nobles et savants, les termes d’art populaire – folk art chez les Anglo-Saxons –, d’outsider art (Roger Cardinal), sans oublier celui d’art indiscipliné et bien d’autres renvoient à un déni de l’existence propre de cet art.
Fait intéressant, puisque nous n’en savons jamais trop à propos de l’histoire des artistes populaires non traditionnels du Québec, le répertoire qui a servi « d’amorce » pour Rousseau et ses collègues avant d’effectuer leurs recherches sur les environnements d’art provenait d’un livre publié en 1978 et intitulé Les patenteux du Québec. S’ils n’ont pas trouvé de sites qui existaient encore aujourd’hui, ils ont pu sillonner le Québec afin de dresser un nouveau répertoire des environnements d’art vivants et entretenus. Ces environnements, au même titre que d’autres lieux culturels, deviennent fragiles et éphémères lorsqu’ils sont laissés à l’abandon. Il y a aux États-Unis quelques dizaines d’organismes et de communautés de sauvegarde de folk art environments, ainsi que des projets universitaires de protection et de restauration de lieux, particulièrement de sites dont les créateurs sont décédés. Comme c’est le cas pour les autres types d’expression artistique, la sauvegarde des environnements d’art passe par des dilemmes similaires. Par exemple, si des modifications ou des restaurations sont apportées sur un site, perdra-t-il de son authenticité ? La vente de produits dérivés pour financer l’entretien du site nuira-t-elle à l’esprit du lieu ?
Dans le cadre d’une investigation dans les environnements d’art indiscipliné, il aurait été indélicat et réducteur de poser une hypothèse classique et de procéder à l’analyse en se servant d’outils qui n’ont jamais servi dans un tel contexte. Au sein de ces petits musées personnels en constante évolution, le lent processus d’adhésion à l’oeuvre renvoie autant les chercheurs que les curieux à leurs propres perceptions. Pour établir cet inventaire de huit artistes québécois peu communs, Valérie Rousseau a usé d’un sens aiguisé de la réflexivité qui a fait appel à ses propres expériences et à son propre intérêt pour les arts indisciplinés et l’art en général.