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Belle transition pour cette nouvelle série de la revue, publiée précédemment par Jean-Michel Place et éditée dorénavant par le Musée du Quai Branly, qui conserve toutefois une structure identique regroupant des essais, études originales, archives — inédites pour certaines — et témoignages d’anthropologues, d’historiens, d’épistémologues, d’historiens de l’art ou de la littérature. Ce double numéro, consacré à l’histoire et aux développements actuels de l’anthropologie en Haïti, débute par trois textes qui s’inscrivent dans une perspective comparative. Le premier est une discussion disciplinaire, au sujet de « l’entre-deux » reliant l’anthropologie et l’histoire, de Marcel Detienne, qui avance des propositions de réponse à la question « Comment comparer l’incomparable ? », abordant en ces termes la quête d’un « comparatisme expérimental et constructif » du politique ; comparatisme que le deuxième pourrait qualifier de « géographique », entre Haïti et la France, et ce à partir d’une conférence donnée par le poète franco-haïtien René Depestre au sujet de son parcours et de son analyse de la société haïtienne ; le troisième est un témoignage de ce même écrivain recueilli par Jean-Luc Bonniol sur les figures de proue en Haïti et le poids de l’anthropologie dans la construction nationale.
Adoptant une perspective plus historique et localement située, le dossier établi par Carlo Avierl Célius contient de nombreuses études portant sur la constitution de l’anthropologie en Haïti, nécessairement liée à la question raciale et à la situation politique et religieuse. Que ce soit à partir de récits d’anthropologues locaux tels qu’Anténor Firmin, Jean Price-Mars, Jacques Roumain, Suzanne Comhaire-Sylvain, Jean Chrisostome Dorsainvil, Rémy Bastien, ou étrangers comme Roger Bastide, Michel Leiris, Melville Herskovits, Alfred Métraux, ou d’une institution (Bureau d’ethnologie de Port-au-Prince), le dossier donne la place à une série d’articles questionnant les modes de représentation liés à la création artistique, au vodou — en tant que phénomène religieux, politique et artistique —, ainsi qu’à la culture et à la société haïtienne comme lieux d’investigation anthropologique.
Paradigme au fondement de l’anthropologie, la problématique de la race est présente en Haïti dès les premiers temps de la construction coloniale du Nouveau Monde. Adoptant cette perspective, Carlo A. Célius montre ainsi que la discipline anthropologique peut être considérée comme « consubstantielle à l’histoire d’Haïti ». Dès lors, les concepts fondateurs de l’ethnologie doivent être explicités si l’on veut comprendre en quoi cette vision du monde constitue « la formation discursive dominante du XXe siècle haïtien ». Quant aux liens entre création artistique et espace discursif des ethnologues en Haïti, ces domaines nécessitent tous deux une recontextualisation au sein du paradigme évolutionniste de départ, lequel s’est déplacé progressivement, au sein de l’avènement d’un « art naïf », d’une conception civilisationnelle de l’altérité au primitivisme, tel que conçu par l’anthropologie puis élargi à l’univers esthétique. Par la suite, Rachel Beauvoir-Dominique nous fait découvrir la collection privée rassemblée depuis 1980 par Marianne Lehmann, analysant sa portée indubitablement ethnologique et esthétique, et retrace l’origine de ce véritable trésor d’objets de culte vodou et makaya, reflet d’un « foisonnement rituel et mythologique ».
Les recherches sur le vodou, souvent fortement empreintes de représentations et de préjugés (allant de la « satanisation », la dénégation et la pénalisation à la folklorisation ou la reconnaissance), sont réanalysées par Laënnec Hurbon sur la base d’une généalogie des statuts associés au vodou depuis la période coloniale esclavagiste, resituant ainsi le phénomène tant dans ses dimensions religieuses, économiques, culturelles, qu’identitaires, historiques et politiques. Au travers de l’étude de la littérature sociologique et anthropologique portant sur Haïti, principalement centrée sur le vodou, Kate Ramsey s’intéresse à la période de l’occupation américaine (années 1930 et 1940), et met en avant les relations entre pénalisation et « mise en scène » ethnographique des rituels, liens ayant conduit à un processus de folklorisation de cette religion. Pour répondre à la question « Quelle est l’Haïti de l’anthropologie ? », Gérarde Magloire et Kevin A. Yelvington s’attachent à une compréhension des modes de pratiques et de représentations présents au fondement du système conceptuel de l’anthropologie en Haïti, en s’appuyant sur une démarche constructiviste de mise à jour des conditions de production des discours tels qu’élaborés par trois chercheurs — Melville Herskovits, Jean Price-Mars et Roger Bastide —, divergents tant par le mode d’exposition d’écriture, la position théorique et la tradition nationale, que par la conjonction historique, le contexte social, politique et idéologique. Belle gageure, qui ne satisfera qu’à demi notre appétence d’en connaître davantage sur l’imagination anthropologique, ne dépassant qu’en partie les critiques habituelles relatives à l’ethnocentrisme, au discours colonial ou à l’effet de réification des pratiques et des représentations.
Un grand intérêt de ce dossier réside dans les divergences entre anthropologues autour de questions encore aujourd’hui débattues : la divulgation d’informations et le compte-rendu des données de terrain lors de l’écriture — l’étude effectuée par Jean Jamin à propos des écrits de Michel Leiris en est un bel exemple —, la possibilité d’une anthropologie appliquée, les influences réciproques entre chercheurs et intellectuels dans le cheminement de la pensée, la relation au politique, etc. La contribution significative d’Haïti à l’anthropologie — à travers la réhabilitation de l’apport anthropologique d’écrivains tels qu’Anténor Firmin et Jean Price-Mars — est évoquée par Carolyn Fluehr-Lobban à partir de leurs cheminements intellectuels et de leurs relations plus ou moins directes avec les précurseurs de cette discipline. Le texte pionnier de Firmin, De l’Égalité des races humaines (1885), constitue un des textes fondateurs de l’anthropologie générale, en tant que réponse critique aux anthropologues physiques racialistes (J. A. de Gobineau, P. Broca ou G. Le Bon), et son occultation illustre à merveille le silence de l’historiographie française sur Haïti. Rendre compte de l’histoire intellectuelle, institutionnelle et sociale du Bureau d’ethnologie de Port-au-Prince (1941) n’est pas une mince affaire, étant donné les implications politiques et religieuses qui lui sont si souvent attribuées. Rachelle Charlier-Doucet aborde ainsi les causes du rayonnement puis du déclin d’un bureau qui se voulait « le bastion de la connaissance scientifique haïtienne », cherchant notamment à former localement des ethnologues. Puis Christine Laurière nous permet une belle incursion dans le parcours d’Alfred Métraux au sein de ce qui a été un des premiers essais d’anthropologie appliquée : le projet pilote de la Vallée de Marbial.
Les divers articles de ce dossier s’enchaînent, malgré la rupture assez brutale de cette homogénéité « historique » que provoque un article consacré à l’ethnologie d’aujourd’hui. Il s’agit de la prise en compte par Chantal Collard d’Haïti comme pays « source » dans l’adoption internationale, système mis en rapport avec la circulation traditionnelle des enfants. Bien que cette étude ne soit pas dénuée d’intérêt, son intrusion nous fait regretter que le dossier ne donne qu’un bref avant-goût des recherches sur l’Haïti contemporaine. De plus, malgré la centralité du vodou dans les recherches anthropologiques, il aurait été intéressant de reconsidérer le « tournant ethnologique » de manière globale, dans ses implications notamment, même si un aperçu en est donné par Kathleen Gyssels au sujet des contes recueillis par Suzanne Comhaire-Sylvain. Densité et richesse ethnographique de données tant matérielles (objets, documents écrits, contes, nombreuses illustrations d’archives du Cidihca, du Bureau d’ethnologie, du Laboratoire d’anthropologie sociale, du Musée d’art haïtien du Collège Saint-Pierre, de la collection Lehmann, des pères du Saint-Esprit, de l’Unesco, du Musée du Quai Branly) qu’idéelles (concepts, élaboration historique d’une discipline) caractérisent toutefois ce premier numéro d’une nouvelle série fort prometteuse.