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Dans ce récit en forme de témoignage, Fabienne Pasquet a réussi le beau pari d’écrire la mémoire d’un personnage féminin, Jeanne Duval, égérie et compagne délaissée de Charles Baudelaire, avec pour seule trame la persistance de l’effacé. Aussi ne s’agit-il pas tant dans ce livre d’une apologétique féministe visant à réévaluer l’autorité d’une oeuvre-monument à partir d’une figure marginalisée de l’histoire littéraire que de l’exploration, à partir d’une zone d’ombre où le geste de recréation se mêle au travail documentaire, d’une dimension occultée, car trop humaine, de l’exotisme baudelairien au miroir d’une quête identitaire.
Issue du monde du théâtre, Fabienne Pasquet emprunte une démarche dramatique faisant se succéder des scènes au terme desquelles le portrait au fusain que Baudelaire fit de Jeanne, reproduit au début de l’ouvrage, acquiert peu à peu une consistance « légendaire ». L’approche se justifie d’elle-même, alors que le destin de la « muse créole » semble se confondre avec celui de son image. Un malaise symbolique inaugure dans les coulisses du récit cette aventure de la ressemblance par l’évocation de la célèbre photographie de Baudelaire par Nadar, dont une moitié, conservant l’empreinte de Jeanne restée dans l’ombre, aurait été détachée, censurée pour la postérité. Avatar d’une même crise du reflet, la narration par l’entremise du biographe fictif de Jeanne investit l’atelier de Gustave Courbet et sa fameuse transposition allégorique dans L’Atelier du peintre, dans laquelle la figure du futur auteur des Fleurs du mal occupe une place de choix. Séparée de Charles dans la vie, Jeanne se découvre à ses côtés dans une version initiale de la toile et, bien que reléguée dans la pénombre du tableau, lui est à jamais associée. Cependant, dans le passage de la contemplation intimiste à l’exposition appelée à consacrer l’image, la silhouette de la « négresse du poète », déjà estompée par les pigments, est définitivement recouverte, selon les voeux de Baudelaire. Elle n’apparaît plus. Les preuves de sa présence effacées, l’inspiratrice répudiée en vient même à douter de cette rencontre bouleversante dans l’oeuvre de Courbet. Autres versants de l’image soumise à l’épreuve du semblant, la succession de clichés déploie dans le livre toute la scénographie idéologique d’une époque. Jeanne en traverse la galerie, comme une forêt de modèles lui renvoyant sa troublante dissemblance.
Avec l’aide de Privat, Jeanne reconquiert Charles par le théâtre, lors d’une représentation à laquelle assistera d’ailleurs un Eugène Delacroix élogieux. Incarnant la Reine de Saba, elle rejoue dans un salon la soumission de la belle des confins au génie du prince des poètes. Cette reprise ou reproduction de la fantasmatique d’une culture et de son écriture rejoue, derrière l’anecdotique et la mondanité de la fiction, l’une des plus grandes mises en scène de l’imaginaire occidental du pouvoir sur l’altérité, qui se poursuit dans cet épisode, à l’érotisme troublant, où Baudelaire, à l’instar de l’empereur Justinien, écrit littéralement le corps de Jeanne, inscrit en fait sur sa peau son châtiment pour avoir modifié un de ses textes. Si l’on songe bien sûr au futur appareil pénitentiaire de Kafka, c’est également à la pratique esclavagiste du marquage soumettant une chair muette aux caprices « graphiques » du traducteur qu’il convient également de se référer. De même, se délectant de l’apparition sur ce corps indomptable des symptômes d’une maladie qu’il lui a transmise, Baudelaire traduit-il aussi bien Poe que l’étrangeté et l’ailleurs que lui dispute son image de Jeanne. Bientôt les surfaces de la représentation et celles de l’inscription se froissent, les empreintes de la correction deviennent les lignes d’un zona, traces d’une voie vers la folie, donnant lieu à la fin du récit à une vaste mise en scène thérapeutique où l’auteur, convoquant la tradition antillaise, esquisse un portrait inquiétant et fantastique de Baudelaire.
Paradoxale actrice qui, à force d’oubli, ne parvient plus à jouer le rôle d’attraction exotique que lui réservait ce Paris d’Haussmann imposant une forme amnésique à la ville, trop « savante », trop « raffinée », pas assez « sauvage» pour incarner — il s’agit bien ici d’une épreuve et le terme est à comprendre dans toute sa matérialité — l’image de la négresse des revues et vaudevilles en mal de corps spectaculaires, Jeanne se découvre en définitive sans valeur sur le marché symbolique d’une époque, tandis qu’elle n’était qu’une icône pour l’homme dont elle attendait l’immortalité.
Orchestrant ses traces, la patiente « traduction » de Fabienne Pasquet recompose ses reliefs imaginaires dans un texte suggestif qui lui restitue superbement son reflet dans une oeuvre toujours plus fascinante, dont elle fut à la fois l’écrin et la captive.