Les difficultés des sourds ne sont pas relatives à leur surdimutité, comme on pourrait le croire, mais au fait qu’ils côtoient quotidiennement des entendants qui ne comprennent pas ce qu’être sourd veut dire. Cette idée constitue le fil conducteur de l’ouvrage de Delaporte qui souhaite ainsi faire connaître le monde des sourds. Comme il l’explique, il y a autant de manières d’être sourd que de sourds, ce qui est un premier point allant à l’encontre des idées reçues chez les entendants. Pour comprendre le monde des sourds, terme regroupant les différentes manières d’être sourd (sourd-muet, sourd-oraliste, vrai sourd, faux sourd, demi-sourd, etc), Delaporte a enquêté en France auprès de la population des sourds d’Île-de-France et de Bourgogne. Il a appris la langue des signes, ce qui lui a permis, non sans difficulté, de s’intégrer au monde des sourds après plusieurs années afin de le percevoir d’un point de vue émique, c’est-à-dire du point de vue des sourds eux-mêmes. Pendant près d’une dizaine d’années, il a évolué dans ce monde afin d’en comprendre les rouages. Son ouvrage rend ainsi compte des résultats de cette enquête de manière extrêmement riche et intéressante. Chaque chapitre du livre pourrait en soi être un ouvrage à part. Delaporte nous explique ainsi comment les sourds sont perçus par le monde entendant et comment la définition même de sourd est problématique de par la diversité de cette population. Seul ce chapitre fera référence à des points de vue émanant de personnes entendantes. Par la suite, il offre une description de la vision qu’ont les sourds de leur monde et de leurs différences avec les entendants. Ainsi on apprend que la culture sourde est en fait une culture visuelle, puisque les sourds comprennent par la vue et les entendants par les oreilles. Cette distinction marque une dichotomie sourd/entendant qui reste encore à ce jour figée. Un sourd parlant la langue des signes ne peut entendre et un entendant ne peut parler la langue des signes, selon les conceptions des sourds. Or il existe des entendants pratiquant la langue des signes, mais ces personnes ne sont que très rarement intégrées au monde des sourds, puisqu’il leur manquera toujours l’expérience de l’altérité que les sourds rencontrent. Delaporte décrit cette expérience de l’altérité à laquelle les sourds font face en raison du fait qu’ils vivent dans un monde audiocentriste. Avec humour et attendrissement, Delaporte fait alors part d’anecdotes pour témoigner de ces difficultés quotidiennes. Le téléphone est un exemple parmi tant d’autres qui concourt à cette expérience de l’altérité. Pour parer à ces difficultés, les sourds développent des stratégies de débrouillardise exceptionnelles pour s’intégrer à un monde basé sur l’ouïe. Un autre exemple de base est celui du système nominal employé par les sourds. Ils n’utilisent pas leur prénom et leur nom civiques faute de signes les désignant ; c’est pourquoi ils ont recours à des noms basés sur des caractéristiques personnelles (physiques, intellectuelles, comportementales, etc.). Autre idée fausse, les sourds ne sont pas malheureux ; au contraire ils considèrent leur surdité comme un signe du destin et développent un fort sens de l’humour, basé principalement sur leur différence avec les entendants. L’humour des sourds est un moyen de faire face à la dure réalité de leur exclusion sociale en raison de leur soi-disant « handicap ». Ce handicap, envisagé uniquement par les entendants et non par les sourds eux-mêmes, entraîne une volonté des entendants à rendre les sourds moins sourds. Or, c’est méconnaître le monde des sourds et leurs critères culturels que de leur infliger cette volonté et ainsi les couper du monde dans lequel ils se sentent totalement intégrés. …
Les sourds, c’est comme ça. Ethnologie de la surdimutité. Par Yves Delaporte. (Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Mission du Patrimoine ethnologique, 2002. Pp. 398, ISBN 2-7351-0935-6)[Notice]
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Célia Forget
Université Laval, Québec
Université de Provence, Aix-Marseille