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Introduction

L’objet de cet article est d’interroger d’une part l’éthique de l’intervention artistique telle qu’elle est conduite en France dans un cadre socioéducatif lié à l’éducation artistique et culturelle (EAC), et d’autre part, sa place dans un dispositif de formation à l’intention d’artistes plasticiens intervenants. Ni enseignement artistique ni animation, l’intervention artistique comme forme particulière de relation entre un artiste et des participants à un atelier créatif mérite d’être définie tant le terme est flou et peut recouvrir différentes acceptions selon les pays et les différents champs sociaux. La multiplicité des définitions nous amène à clarifier son cadre et ses particularités.

Au cours des interventions artistiques émerge un questionnement inévitable : celui de l’éthique propre à la situation. Dans la relation avec les publics, l’artiste intervenant n’est pas un enseignant. Si son éthique est assez proche de l’éthique enseignante, il existe une différence liée à la nature non professionnelle[1] de l’intervention artistique, celle d’une éthique du « présent » (Prairat, 2021) au sens du don d’une manière d’être au monde propre à l’artiste. Comment former alors les artistes à la considération d’une relation au départ asymétrique et non choisie par des participants et à sa transformation en une relation émancipatrice ? Il nous paraît nécessaire d’interroger le fondement de cette éthique, qui semble être, comme le soutient Kerlan (2021), l’expérience esthétique comme fondement anthropologique. Celle-ci, vécue par le groupe en intervention artistique, permet l’instauration d’une relation horizontale entre artiste et participants. L’évocation de la portée éthique des trois enjeux de l’intervention artistique selon Kerlan (2021) qui, in fine, vise l’émancipation de la personne, poursuit la réflexion.

Nous présenterons et analyserons ensuite une formation à l’éthique telle que nous la menons au Centre de formation des plasticiens intervenants (CFPI) au sein de la Haute école des arts du Rhin (HEAR), basée à Strasbourg (France).

Les effets de cette formation d’une journée, basée sur un questionnement maïeutique, sont interrogés ensuite à travers l’analyse de deux entretiens semi-directifs menés auprès de deux artistes ayant fini leur formation au sein du CFPI dix mois auparavant. L’analyse de leurs réponses nous amène à réinterroger le dispositif de formation, à discuter de ses enjeux et limites et à réfléchir à son amélioration.

1. De l’intervention artistique à l’éthique

1.1 Vers une définition

L’intervention artistique connaît différentes acceptions, variant selon les cultures et les lieux d’exercice. En France, elle désigne des interventions menées par des artistes dont la pratique est reconnue par le ministère de la Culture dans les milieux scolaires, du travail social ou judiciaire, et/ou hospitaliers, et s’insère dans l’EAC. Toutefois, pour Bordeaux (2017), le développement de l’EAC témoigne d’une coexistence de visions différentes.

Pour les uns, il s’agit de développer l’enseignement des arts au sein des programmes scolaires ; pour les autres, l’enjeu est d’ouvrir des espaces d’expression et de création au sein de l’école, mais en dehors des enseignements programmatiques et en lien étroit avec des artistes et des institutions culturelles. Ce malentendu recouvre en partie une opposition couramment invoquée entre l’éducation à l’art et l’éducation par l’art. L’EAC n’est donc pas une forme stable ni une définition partagée ; en d’autres termes, c’est une cible floue

Bordeaux, 2017, p. 261

Ce flou nous amène à définir l’intervention artistique telle qu’elle est comprise dans le cadre de la formation que nous donnons au CFPI[2] au sein de la HEAR[3].

On peut la définir comme une forme d’éducation par l’art qui agit dans deux dimensions :

- Une ouverture et une familiarisation avec un mode d’être au monde propre à l’artiste. Est en jeu ici la rencontre[4] à travers une relation horizontale, d’égal à égal, avec un artiste qui peut favoriser et idéalement susciter le vécu d’expériences esthétiques, enjeu majeur de l’EAC (Kerlan, 2021).

L’expérience esthétique loge tous les acteurs à la même enseigne dans une expérience partagée et non plus hiérarchisée. Dans une relation d’égal à égal, selon la formule qui revient comme un leitmotiv dans le propos des artistes. Ce qui compte alors, c’est un vécu partagé par tous les acteurs, enlevant chacune des spécificités, celle de l’artiste, celle de l’enseignant, celles de l’enfant.

Filiod et Kerlan, 2014, p. 481

-La pratique[5], sous une forme accompagnée, voire simplifiée, d’une dynamique de création vécue habituellement par les artistes, c’est-à-dire « une démarche à l’intérieur de laquelle les étapes ou les phases interagissent » (Gosselin et al., 1998, p. 648).

Kerlan (2021) cite trois enjeux majeurs partagés par les artistes et les enseignants dans le cadre notamment des interventions. Le premier enjeu est la formation du sujet acteur de sa propre vie dans un processus d’individuation. En effet, éduquer, selon Kerlan, « consiste toujours à faire en sorte que chacun devienne sujet, acteur et auteur de sa propre vie » (2021, p. 191). Le second est la créativité comme savoir-être, comme mode créatif de perception, Kerlan se référant ici à Winnicott (1971), comme moyen de « préserver cette liberté fondatrice » qu’est la façon de considérer le monde comme « une création permanente » (Kerlan, 2021, p. 194). Enfin, le dernier enjeu est la capacité à « produire, travailler, déplacer la normativité » pour que le rapport à la norme ne soit plus seulement vécu « dans un rapport d’extériorité et de surplomb » (Kerlan, 2021, p. 198), mais que le sujet soit en mesure de produire de la norme et d’agir sur le monde. Ce sont bien ces trois enjeux que nous voulons révéler aux artistes que nous formons à l’intervention afin qu’ils les prennent en compte. Ces enjeux d’émancipation sont fortement liés aux finalités de l’institution scolaire, réfléchie en France à la fin du XVIIIe siècle par Condorcet pour rendre possible aux citoyens l’exercice de leurs droits fondamentaux. Comme le dit Condorcet dans ses mémoires sur l’instruction publique (1791) : « Les lois prononcent l’égalité dans les droits, les institutions pour l’instruction publique peuvent seules rendre cette égalité réelle » (Boissineau, 2018). Boissineau rajoute que, pour Condorcet, « le premier niveau d’instruction, celui qu’il faut assurer à tous, c’est celui qui permet d’être libre, de juger par soi-même, de se comporter en citoyen éclairé » (2018). On voit ici combien ces enjeux émancipateurs sont anciens et fondateurs, en France, des principes éducatifs.

1.2 Cadre de l’intervention artistique en France

En France, ce sont majoritairement les ministères de la Culture et de l’Éducation nationale ainsi que les collectivités territoriales et structures (institutions et associations) qui oeuvrent dans le domaine de l’aide sociale et du soin qui financent les interventions artistiques par l’intermédiaire d’appels à projets[6] et de subventions. L’objectif général affiché est l’accès à la culture pour tous. Pour Lauret (2017), il est cependant assez flou et les critères d’évaluation sont malheureusement essentiellement quantitatifs. Les interventions artistiques se déploient sous forme de projets d’une quinzaine d’heures ou plus avec un groupe constitué, ou de résidences plus longues mêlant souvent création et médiation artistique, au niveau d’une institution (un établissement scolaire par exemple) ou d’un territoire (une commune par exemple, avec des interventions dans différents lieux du territoire : établissements scolaires, lieux d’accueil social, associations, etc.). Ainsi, les artistes intervenants peuvent être amenés à agir dans des lieux très différents : les établissements hospitaliers pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), les services hospitaliers, en milieu carcéral (Galvez, 2020), dans les services publics du champ de l’insertion, de la prévention des risques (dépendances) et de la protection judiciaire de la jeunesse (centres éducatifs fermés), dans des associations du champ social oeuvrant auprès de différents publics en situation de fragilité (handicap, sans hébergement, migrants, etc.) et bien sûr en milieu scolaire (Filiod et Kerlan, 2014), de la maternelle au lycée.

2. L’éthique de l’intervention artistique

2.1. Questions éthiques posées par l’intervention artistique

Dans le cas de l’intervention artistique, le public avec lequel l’artiste va travailler n’a, la plupart du temps, pas choisi d’être là. Il y est souvent contraint par une institution (scolaire, sociale, carcérale, etc.) qui décide pour lui de l’emploi de son temps, des activités qu’il mène et des personnes qu’il rencontre. Les artistes en formation au CFPI, lorsqu’ils racontent leurs expériences en intervention dans un cadre éducatif ou social, font état de peu, voire d’une absence d’attente ou d’envie particulière de la part de leur public par rapport à leur intervention. Ils doivent le convaincre de l’intérêt d’entrer en relation avec eux puis de les suivre dans une aventure créative commune. Or, la relation souffre souvent au départ d’un certain nombre de caractéristiques négatives énoncées plus haut. Par ailleurs, la relation est asymétrique : les participants ne se sentent pas d’emblée « à égalité » face à cet adulte qu’ils ne connaissent pas, choisi par l’institution qui les prend en charge et dont le rôle social et les intentions ne sont pas perceptibles immédiatement.

La question éthique est donc de tout premier plan dans ce contexte de pratique. Elle pourrait se résumer ainsi : par quel moyen, éthiquement défendable, parvenir à transformer une relation asymétrique, contrainte, voire le refus de toute relation, en une relation consentie, émancipatrice, se concrétisant par un projet créatif coconstruit ? Quelle éthique pour cette transformation ?

2.2 Les trois spécificités de l’éthique de l’intervention artistique

À notre connaissance, personne ne s’est encore penché sur les trois spécificités de l’éthique de l’intervention artistique telle que nous l’avons définie ci-dessus.

2.2.1. Les caractéristiques de la relation

Prairat (2021), en étudiant l’éthique enseignante, fournit plusieurs concepts clés qui nous permettent de penser l’éthique de l’artiste intervenant et ses différences par rapport à l’éthique enseignante. Il définit cette dernière comme « une éthique de la présence qui se noue autour de trois grandes vertus : la justice, la bienveillance et le tact » (p. 16). Prairat définit notamment la présence ainsi :

Un art d’être au présent, être là, ici et maintenant, dans l’immédiate actualité de ce qui se déploie. (…). La présence, c’est enfin un art du présent au sens du cadeau, de ce que l’on donne, du don de ses connaissances, de son savoir-faire, de son expérience… La présence est une manière d’être

Prairat, 2021, p. 16

Dans le cas des artistes intervenants, c’est tout cela et puis peut-être quelque chose de plus : le don d’un savoir-être au monde tout à fait particulier, qui se traduit par des attitudes et des aptitudes par rapport à la création et plus largement à la vie (Lubart, 2011). Celles-ci ne sont que peu mises en valeur et peu rencontrées dans la vie de tous les jours du public des interventions. Lorsque Prairat théorise le tact comme « une improvisation, à la fois sens de l’adresse et sens de l’à-propos » (p. 17), il précise qu’il ne s’agit pas ici d’une simple habileté, mais bel et bien d’une vertu, « la vertu du comment : comment on dit et comment on fait les choses » (p. 17), qui nécessite une sensibilité à autrui.

L’éthique de la sollicitude de Raimondi et Trouvé (2018) est très proche de l’éthique de la présence prônée par Prairat (2021). Ils soulèvent cependant un problème dont ne parle pas Prairat par rapport au statut de l’enseignant en tant que professionnel. Peut-on exiger d’un professionnel une vertu, si l’on admet que la sollicitude n’est pas de l’ordre d’un geste professionnel, mais une manière d’être, et qu’elle engage le sujet tout entier (Raimondi et Trouvé, 2018) ?

Or, ce problème soulevé dans le cas de l’enseignant, par rapport à cette dichotomie entre la personne et le professionnel, ne se retrouve pas chez l’artiste intervenant. En effet, telles que les interventions artistiques sont comprises en France, l’artiste est un professionnel de la création mais non de l’intervention. Celle-ci doit rester, comme le ministère de la Culture le précise[7], « une activité accessoire », complémentaire. Idéalement, elle nourrit la création artistique et se nourrit d’elle. L’intervention artistique, au-delà de la rémunération que l’artiste perçoit, est un engagement personnel, une forme de don, « d’art du présent » (Prairat, 2021, p. 16) de la part de l’artiste dans la rencontre avec un public souvent éloigné du monde artistique.

2.2.2. Les fondements de la relation

Si Prairat (2021) et Raimondi et Trouvé (2018) nous permettent de penser l’éthique de l’intervention artistique d’après les caractéristiques des relations artistes-participants, le concept d’expérience esthétique est, quant à lui, le fondement de la relation d’égal à égal entre l’artiste et les participants (Kerlan, 2021, p. 63), ce qui ne manque pas d’avoir une répercussion majeure sur l’éthique de l’intervention. L’expérience esthétique est en effet au coeur de l’éthique de la relation en tant que donnée anthropologique (Kerlan, 2021, p. 172-176). L’avènement possible de cette expérience chez n’importe quel être humain fonde et justifie la relation d’égal à égal observée à certains moments entre l’artiste et les participants. La relation d’égal à égal se construit donc à travers l’expérience esthétique partagée. Ce qui suppose, de la part de l’artiste, de réfléchir aux conditions de son avènement.

2.2.3. Les enjeux en matière éthique

Les trois enjeux majeurs de l’intervention, tels que présentés par Kerlan (2021, p. 191-199), ont eux-mêmes une portée éthique puisqu’il s’agit ici d’émancipation du sujet au travers d’un processus d’individuation, d’affirmation de sa créativité et de sa capacité à déplacer et à produire une normativité non vécue comme imposée et en surplomb.

Ces trois caractéristiques nous semblent définir l’éthique de l’intervention artistique conjuguant :

- une éthique de la relation basée sur la sollicitude (Raimondi et Trouvé, 2018), ainsi que sur l’éthique du présent au sens de la présence (justice, bienveillance et tact) et du don (de connaissance, d’expérience et de savoir-faire) [Prairat, 2019], auquel s’ajoute un don d’un savoir-être au monde ;

- une horizontalité de la relation entre l’artiste et le participant dont le fondement est l’expérience esthétique partagée (Kerlan, 2021 ; Filiod et Kerlan, 2014) ;

- une éthique visant l’émancipation de la personne grâce à son accompagnement dans un processus d’individuation où l’affirmation de son pouvoir créatif et de déplacement de la norme est centrale (Kerlan, 2021).

Les spécificités d’une éthique de l’artiste intervenant étant posées, notre questionnement s’oriente sur la manière de former les artistes aux enjeux éthiques qu’ils vont rencontrer dans le cadre des interventions.

3. Une formation à l’éthique artistique au CFPI

3.1 Présentation de la formation

La Haute école des arts du Rhin (HEAR), école d’art renommée située à Strasbourg, abrite le Centre de formation des plasticiens intervenants (CFPI)[8] depuis plus de 20 ans. Celui-ci forme à l’intervention artistique une quinzaine d’artistes plasticiens par an, après sélection dont les critères sont la pertinence de la pratique artistique et la motivation.

Les artistes viennent de toute la France, parfois de Belgique. Il ne s’agit pas de formations initiales, comme pour les centres de formation des musiciens intervenants (CFMI), qui offrent des formations universitaires plus connues, puisque les artistes plasticiens sont déjà tous diplômés et actifs au niveau de la scène artistique professionnelle (réseaux de galeries ou d’institutions culturelles reconnues par le ministère de la Culture)[9]. Nous sommes ici dans le cadre d’une formation professionnelle certifiante qui forme spécifiquement à l’intervention artistique. Celle-ci est destinée à s’exercer dans différents milieux, qu’ils soient scolaires, carcéraux, hospitaliers, associatifs, etc. À Strasbourg, la formation se déroule sur 315 heures réparties en neuf semaines, de septembre à avril, et se décline selon trois axes : un axe pédagogique, un axe plus théorique, qui interroge l’analyse institutionnelle, et un axe plus informationnel qui présente la pluralité des institutions et des publics. Les participants sont tenus, en sus, de faire au moins un stage d’une quinzaine d’heures qui donne lieu à la rédaction d’un rapport. L’écriture d’un mémoire et sa présentation lors d’un oral complètent l’évaluation de fin de formation.

La journée de formation, objet de notre analyse, se situe en début de cursus, au troisième jour de la formation. Elle vise à rendre les artistes capables de mesurer les enjeux éthiques des deux aspects de l’intervention artistique : ceux relatifs à la relation se fondant elle-même sur l’expérience esthétique comme donnée anthropologique et ceux relatifs à la pratique, c’est-à-dire à la dynamique de création. Une fois cette prise de conscience opérée, il leur faudra encore s’exercer à y répondre de manière réfléchie, intentionnelle, et surtout personnelle.

Les modalités d’enseignement s’appuient sur un dispositif expérientiel et théorique reposant sur neuf questions ouvertes présentées dans la partie suivante. Il est demandé à chaque artiste d’y répondre de façon située, en adoptant son point de vue particulier, jamais selon un point de vue général. Le processus, qui se répète à chaque nouvelle question posée, se compose de trois phases. Nous posons une question, il s’ensuit un temps de réflexion individuelle, qui se concrétise par un écrit. Une feuille A5 mentionnant la question, que nous distribuons à chacun, limite implicitement la longueur de la réponse. Puis, tous les écrits (anonymes pour éviter toute influence que pourrait exercer le statut de l’auteur) sont répartis autour d’une grande table permettant à chacun d’en prendre connaissance en circulant. La troisième phase consiste en un débat à partir de la pluralité des points de vue révélée par les écrits. La concentration dans l’écriture et la richesse des débats déterminent la durée du protocole.

3.2 Des questions en rapport avec l’éthique

Neuf questions rythment donc les travaux de la journée. Les questions éthiques et pédagogiques sont intriquées fortement pour la plupart d’entre elles. Passons-les en revue.

Tableau 1

Questions en rapport avec l’éthique[10]

Questions en rapport avec l’éthique10

Tableau 1 (suite)

Questions en rapport avec l’éthique10

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Les objectifs de ce dispositif sont de différents ordres. Il s’agit tout d’abord de poser de grandes interrogations, à la fois éthiques et pédagogiques. Ces interrogations n’amènent pas de réponses définitives. Elles sont destinées à rester inscrites en filigrane dans l’esprit de chaque artiste lors des interventions artistiques qu’il mènera lors de son année de formation et, nous l’espérons, par la suite également.

Ces questions interrogent la cohérence entre une posture éthique de fond et la forme pédagogique que prend l’intervention artistique. On ne peut y répondre une fois pour toutes ; elles se posent à chaque nouvelle intervention, et doivent amener à une réflexion fine et adaptée à chaque situation et à des réponses nuancées qui peuvent évoluer. Il s’agit ensuite de « faire groupe » en suscitant le débat et en amenant chaque participant à aller plus loin dans sa réflexion et à s’enrichir du point de vue des autres. Il ne s’agit pas de convaincre en usant d’un argument d’autorité, mais de susciter le questionnement et le doute grâce au dialogue incluant les pairs, une forme de maïeutique.

3.3. La place particulière de l’expérience esthétique dans la formation

Quant à la place particulière, évoquée dans la partie théorique, de l’expérience esthétique comme fondement anthropologique (Kerlan, 2021), celle-ci occupe également une place de choix dans cette journée de formation. Voici maintenant plus de cinq ans que nous demandons à chaque artiste des différentes promotions de se plonger dans son passé et de raconter au groupe deux souvenirs d’expérience esthétique : la toute première dont l’artiste se souvienne et celle qui a déterminé son engagement à être artiste. C’est incontestablement le moment fort de la journée, moment qui demande dévoilement de soi, confiance, respect et écoute bienveillante. C’est un moment de partage émotionnel très profond par la propension de chacun à ressentir les émotions décrites par celui qui raconte. L’écoute de l’expérience esthétique de l’autre a aussi la particularité de faire remonter en soi des expériences esthétiques personnelles enfouies et souvent oubliées. Autrement dit, ce partage permet de montrer, par la densité émotionnelle ressentie, le caractère anthropologique universel de l’expérience esthétique (Kerlan, 2021). Il met en relief le lien qui, potentiellement, peut unir n’importe quel être humain à un autre à partir du moment où ce monde de l’expérience lui est ouvert – lien qui fonde une relation d’égal à égal.

Une fois cette expérience faite, un lien supplémentaire, intime et profond, existe entre les individus qui composent le groupe, lien très important puisque la connaissance et les liens tissés entre pairs constituent des moyens qu’emploie la formation pour arriver à ses fins.

La force de cette expérience permet également aux artistes de comprendre intimement l’enjeu que constitue l’ouverture à l’expérience esthétique pour le public devant lequel ils vont intervenir. En d’autres termes, nous éprouvons par un vécu émotionnel que « l’expérience esthétique fait société » (Kerlan, 2021, p. 176).

3.4 Réception de la formation par les deux artistes

Deux entretiens semi-directifs ont été menés avec deux artistes, anciens stagiaires du CFPI, dix mois après la fin de leur formation. Ce laps de temps leur a permis de prendre du recul par rapport au contenu de la formation et de le mettre à l’épreuve de la pratique de nouvelles expériences d’interventions artistiques. L’enjeu était de s’interroger sur le processus de réception de la formation sur l’éthique et les représentations des artistes sur ce sujet à l’issue de ces nouvelles expériences. Nous leur avons proposé un entretien individuel semi-directif, d’une durée libre, dans un cadre convivial. Des liens de confiance étaient déjà solidement établis grâce aux moments forts vécus en formation. Ils ont accepté, l’un comme l’autre, de se livrer avec sincérité et générosité.

La grille d’entretien comprenait des questions ouvertes sur les questionnements éthiques qui se posaient aux artistes dans la pratique de l’intervention artistique, sur la relation entre l’artiste et les participants à l’intervention. Ont été évoquées également les questions posées lors de la formation et leur écho dans l’expérience de terrain.

Les entretiens, enregistrés et oscillant entre 60 et 80 minutes, ont été transcrits puis codés, en double aveugle selon un codage thématique issu du guide d’entretien. Les codes ont été discutés entre les deux chercheurs à partir de thématiques telles que : réception de la formation, questionnement éthique, relations et tension entre principe éthique et vécu de l’intervention.

3.4.1 Présentation des deux artistes

Mathieu a été diplômé d’école d’art en 2010. Il est actif en tant qu’artiste, dans la sphère régionale, nationale et internationale, au travers notamment de résidences. Sa pratique allie la vidéo, la photo, le texte et la performance, et interroge les paysages ainsi que le rapport au vivant et à l’écologie. Quelques expériences d’interventions artistiques qu’il a jugées peu satisfaisantes l’ont amené à présenter sa candidature au CFPI en quête d’outils, notamment pédagogiques.

Delphine a été diplômée d’école d’art en 2020. Elle dessine depuis qu’elle est enfant. Elle est peintre et son rapport à la couleur et aux émotions que celle-ci procure nourrit sa pratique artistique. Quand elle intègre le CFPI, elle trouve là le moyen de rompre avec la solitude du jeune artiste sortant d’école d’art. Lorsque la formation démarre, elle n’a pas encore d’expérience d’intervention.

3.4.2 Réception de la formation chez Mathieu

Les questions rappelées lors de l’entretien ne provoquent pas chez Mathieu une réflexion par rapport à la formation, mais suscitent un nouveau questionnement sur ses expériences récentes en intervention. Mathieu n’évoque pas le dispositif proposé mais contextualise ses réponses. Mathieu vit pleinement le problème de la transformation de la relation de départ imposée par une institution. Il décrit son désarroi ressenti lors d’une série d’interventions auprès d’un public en grande précarité : « j’ai perdu pied », « j’avais envie de partir en courant », « je me suis dit : ce n’est pas de ça dont les gens ont besoin ». Il s’interroge sur sa légitimité d’artiste face à des personnes en grandes difficultés sociales et personnelles. Il s’est senti « comme une espèce d’intrus, de béquille ». Une de ses expériences est qualifiée de « situation emblématique de l’intervention artistique » où « ce n’est pas les gens qui choisissent, c’est quelque chose qui leur est au mieux proposé » et il décide lors de l’entretien de ne pas poursuivre cette résidence.

3.4.3 La relation d’égal à égal chez Mathieu

Il raconte cependant le souvenir positif d’une expérience de randonnée réalisée dans ce cadre avec des personnes en réinsertion professionnelle et évoque la relation égalitaire qu’il a réussi à instaurer : « Je ne me suis pas posé auprès d’eux comme un artiste en surplomb, en aplomb. Non, on était vraiment au même niveau […] on a parlé d’expériences de marche vécues par chacun. » On retrouve ici l’expérience esthétique comme donnée anthropologique qui, vécue en commun, fait société (Kerlan, 2021, p. 176) et permet un rapport d’égal à égal.

Il reprend cette notion de rapport d’égalité dans une réflexion plus générale autour du statut de l’artiste : « Ce n’est pas un métier, c’est un degré de sensibilité et un mode d’action un peu différent des autres. Moi j’aime bien juste être considéré comme égal à égal. » Il rajoute cependant que « égal à égal, en vérité, ça n’existe pas, surtout quand tu es en intervention, tu dois trouver une posture ». Il n’a pas trouvé le moyen de transformer cette relation contrainte par la demande institutionnelle décrite plus haut.

3.4.4 Tension identitaire et rôle attendu

Mathieu fait état ensuite d’expériences peu concluantes en milieu scolaire et interroge la notion de « rôle » et d’autorité. Mathieu n’aime pas « l’idée de jouer un rôle », celui de l’intervenant. Il se demande : « doit-on assumer un rôle et puis le jouer vraiment, donc avoir la posture qui va avec ? » Il répond à sa question en affirmant : « Et moi, je ne veux pas, en fait, moi je veux être moi », confirmant ainsi ce que nous disions plus haut sur le don de soi, d’un savoir-être particulier. Sa réponse pour résoudre ce problème relationnel est d’aller vers un public face auquel l’asymétrie de la relation ne se pose pas, celui des étudiants en école d’art. De même, il exprime un malaise par rapport à l’autorité dont il s’est senti obligé de faire preuve lors d’une intervention scolaire, à son corps défendant. Il affirme avoir « énormément de mal avec l’autorité », tant « à avoir de l’autorité » qu’à subir celle d’autrui. Il dit « avoir essayé d’avoir une place qui n’était pas autoritaire » sans y parvenir totalement. À la question de savoir s’il est possible de ne pas avoir recours à des postures autoritaires, il renvoie au « problème du groupe au sein de l’école. Ce n’est pas naturel le groupe ». Il n’a pas perçu qu’« on ne peut faire autorité qu’au prix de la reconnaissance par autrui de [sa] légitimité » (Roelens, 2017, p. 95). Les difficultés rencontrées par Mathieu dévoilent un manque de la formation : la notion d’autorité fondée sur « le savoir-faire, le savoir-être, l’expérience, les connaissances, les oeuvres, la culture… » (Prairat, 2021, p. 17) se doit d’être explorée pour donner les moyens aux artistes d’instaurer une relation qui leur permette d’être eux-mêmes, dans un rapport apaisé avec les participants.

3.4.5 Réception de la formation chez Delphine

Delphine ne se rappelait précisément aucune des questions posées en cette première semaine d’intervention, un an plus tôt. Elle avoue ne plus s’en souvenir et suggère que certaines des questions soient vues plus tard dans la formation, après une première expérience en intervention. Son manque d’expérience en la matière a été un obstacle à la prise de conscience de l’importance des questions. Pourtant, son entretien souligne une prise en compte implicite des questions éthiques dans sa pratique de l’intervention.

3.4.6 La relation d’égal à égal chez Delphine

Chez Delphine, sa posture, la relation de confiance qu’elle établit avec le participant, le cadre souple qu’elle met en place, révèlent une prise en compte importante de la dimension éthique de l’intervention. Elle est également prête à accepter l’incertitude et à faire preuve d’empathie. Elle rencontre néanmoins plusieurs défis dans la relation à l’autre. Pour les surmonter, elle met d’abord en oeuvre des moyens relationnels qui lui permettent de transformer la relation. Elle maîtrise la contrainte dans un jeu subtil, par l’identification d’un cadre souple, flexible, dans un « jeu de va-et-vient ; comme un dialogue » avec l’autre. Elle accepte la déstabilisation et l’imprévu : « il y a une surprise, il y a une confrontation un peu entre ce que nous on pensait, ce que les autres rapportent et le jeu que ça crée ».

3.4.7 L’éthique de Delphine

Son intention est de l’ordre de l’émancipation : « Mon intention, c’est peut-être même de faire en sorte que la personne, elle aille où elle veut, mais de lui montrer aussi que c’est possible, qu’elle est légitime de le faire. Je pense que c’est ça ». Consciente des difficultés que peuvent rencontrer les participants, elle veille à désacraliser le rapport technique à la peinture, soutenir leur réalisation et favoriser la confiance par la programmation d’ateliers dans la durée. Elle accompagne ces choix d’une posture empreinte d’attention et de sollicitude : « Moi, je ne peux pas m’empêcher chaque fois de me dire : mais je vais forcément bousculer la personne aussi dans son rapport elle-même à ce qu’elle estime être […] et je ne veux pas les mettre trop non plus en difficulté ». L’instauration du tutoiement, d’une proximité physique, d’une complicité, d’une bienveillance, d’une écoute, d’un dialogue, pour « qu’on puisse parler de nous, de notre journée, d’où on vient, où on a habité », fait partie des moyens qu’elle met en place pour établir un rapport d’horizontalité. Elle résume son intention ainsi : « montrer qu’en fait, tout est, enfin tout le monde […] peut créer. Il n’y a pas de limite. Ce n’est pas réservé aux artistes ».

3.4.8 Différences entre artistes et enseignants

Elle parle de la relation artiste-participant comme quelque chose de très différent de la relation professeur-élève, qu’elle apprécie peu : « Ben moi, je préfère 10 000 fois plus être dans une relation artiste-participant. Parce que j’ai… comme je disais, il n’y a pas ce statut [de professeur] et moi ce statut, il me fait peur, j’ai l’impression que je ne dois pas décevoir, je dois remplir un peu une fonction. Alors qu’artiste participant, je peux être complètement moi-même. J’ai l’impression que… qu’on est beaucoup plus à égalité. Qu’eux aussi, ils ont le droit un peu de parler aussi de leur vie, de ce qui est, de mettre leur univers au centre », discours qui corrobore la différence que nous avons faite entre éthique enseignante et éthique de l’artiste en intervention : une éthique du don d’une manière particulière d’être au monde dans une horizontalité de relation.

Toutes les caractéristiques de l’éthique de l’intervention artistique sont présentes dans l’entretien. Il fait état de l’instauration d’une relation horizontale que Delphine parvient à établir à travers une éthique de la sollicitude et du don qui inclut l’acceptation de sa propre vulnérabilité.

3.5 Discussion

L’enjeu de cet article était, d’une part de circonscrire une définition de l’intervention artistique et d’en établir les caractéristiques éthiques, et d’autre part de s’interroger sur les contours, les enjeux et la réception d’une formation à l’éthique au sein d’un centre de formation singulier.

Les enjeux d’une formation à l’éthique de l’intervention artistique se situent dans la mise en évidence de cette problématique éthique de transformation d’une relation asymétrique non choisie en une relation horizontale et émancipatrice et de la nécessité de sa prise en compte lors de l’intervention. Les deux artistes intervenants y sont confrontés et doivent effectivement y répondre. Les acquis issus de la formation n’aident pas Mathieu à trouver des réponses au sentiment d’illégitimité qu’il peut être amené à ressentir. Ils ne l’aident pas non plus à surmonter les difficultés à tisser une relation non basée sur ce qu’il nomme l’autorité. Quant à Delphine, elle parvient à mettre en place une éthique de la sollicitude et du présent et notamment du don d’une manière d’être au monde telle que décrite dans notre partie théorique. Toutefois, on peut se demander si la formation du CFPI l’y a vraiment aidée ou si elle n’a pas puisé dans ses ressources personnelles, sa manière d’être, fruit de son éducation, de son parcours et de sa personnalité propre, pour bâtir la relation éthique qu’elle construit en intervention.

L’analyse de ces entretiens nous donne des pistes d’amélioration par rapport à la formation. Nous retenons d’abord l’intérêt d’articuler la pratique de l’intervention en situation réelle avec l’interrogation théorique. Cela met en relief l’importance du cadre temporel de la formation où les différents enseignements se doivent d’entrer en résonance et de s’éclairer les uns les autres.

Nous retenons aussi l’importance du partage des expériences esthétiques qui non seulement fonde la microsociété que forme le groupe d’artistes tout au long de l’année de formation, mais constitue le terreau de la relation artiste-participant dans les interventions futures.

Semble également opportun, en ce début de formation, le questionnement autour du rôle de l’artiste dans la société. En effet, nous voyons à travers l’entretien que la pratique de l’intervention amène Mathieu à s’interroger sur les conceptions qu’il a de son métier d’artiste, de son rôle, « métier » et « rôle » étant d’ailleurs deux termes qu’il remet en cause. Il existe donc bien une mise en tension de ces concepts par l’intervention.

Les autres questions gagneraient à être traitées plus tard dans la formation, lorsque chaque artiste se sera déjà forgé une première expérience en intervention. Ces questions méritent d’être posées en étroite relation avec une expérience concrète d’intervention, programmée dans le cadre de la formation et accompagnée par un formateur, garant du lien entre vécu pratique et apports théoriques. Ces résultats rejoignent la théorie constructiviste en pédagogie qui nous enseigne qu’on ne développe pas de nouvelles compétences dans le vide, qu’une connaissance ne peut être construite que si elle est associée à une expérience déjà construite (Vachon, 2014, p. 16).

Conclusion

Nous avons mis en évidence, dans cet article, combien les questions éthiques étaient centrales dans l’intervention artistique : éthique de la sollicitude (Raimundi et Trouvé, 2018) et du présent (Prairat, 2021) sur le plan de la relation, elle-même basée sur la possibilité anthropologique de l’expérience esthétique partagée comme fondement de l’égalité possible dans les rapports entre artistes et participants, même très éloignés de la sphère artistique (Kerlan, 2021 ; Filiod et Kerlan, 2014). Mais soulignons à la suite de Kerlan (2021, p. 184) que chaque expérience esthétique est singulière, certes partageable, mais de singularité à singularité, et que de sa qualité dépend l’émancipation attendue.

Kerlan (2021) nous incite à regarder l’atelier de l’artiste comme un lieu hétérotopique (Foucault, 2009), « comme l’un des laboratoires où s’inventent les modalités d’une démocratie approfondie, renouvelée » (2021, p. 200). C’est dire l’importance qu’il faut accorder à la formation des artistes, qui doivent devenir ce qu’ils sont et ce qu’ils portent, en tant que créateurs de mondes qui sont profondément les leurs (Kerlan, 2021, p. 200) et en tant que passeurs de ces possibles vers d’autres milieux sociaux dans le cadre de l’intervention artistique.

La formation à l’éthique a-t-elle porté ses fruits dans le cas des deux artistes interrogés ? On retrouve dans les deux entretiens la trace de ce qui pourrait bien être des expériences esthétiques partagées qui ont permis l’instauration d’une relation égalitaire, même fugace. Rappelons que Dewey définit ainsi l’expérience :

L’expérience […] est une forme de vitalité plus intense. Au lieu de signifier l’enfermement dans nos propres sentiments et sensations, elle signifie un commerce actif et alerte avec le monde. À son plus haut degré, elle est synonyme d’interpénétration totale du soi avec le monde des objets et des événements

Dewey, 2014, p. 55

Sans doute est-il nécessaire, pour permettre une appropriation plus efficace des caractéristiques d’une éthique de la relation propre à l’intervention artistique, de tisser plus étroitement, en formation, les expérimentations pratiques et les questionnements qui en découlent avec les apports théoriques. Il serait opportun dans cette perspective de penser un continuum où chaque élément est réfléchi en cohérence avec le tout et tissé avec chaque partie qui compose ce dernier.

Enfin, les propos généreux et sincères des deux artistes entendus en entretien nous amènent à rejoindre Théval quand il dit :

Si l’art peut encore éduquer, c’est peut-être à aider à considérer des paroles divergentes et des imaginaires singuliers, à contribuer à l’émergence d’autres formes de pensée et d’esthétique révélant ou renforçant des possibilités de relations dans la vie de la cité »

Théval, 2021, p. 108