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Introduction

Obligatoire pour tous les élèves du lycée général et technologique en France, pendant la dernière année du cursus secondaire, l’enseignement de la philosophie a pour but officiel d’aider et d’outiller les élèves dans leur effort pour penser par eux et elles-mêmes. Le Bulletin Officiel énonce ainsi que cet enseignement

vise à développer chez les élèves le souci de l’interrogation et de la vérité, l’aptitude à l’analyse et l’autonomie de la pensée sans lesquels ils ne sauraient appréhender la complexité du réel. Son but est de permettre à chaque élève de s’orienter dans les problèmes majeurs de l’existence et de la pensée

Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 2019, 80

En énonçant ainsi les finalités du cours de philosophie, les textes insistent sur la dimension éducative de cet enseignement puisque, au-delà du strict développement de compétences cognitives, il s’agit bien de sensibiliser les élèves à un certain nombre de valeurs éthiques et politiques, dans la continuité de l’article L111-1 du Code de l’éducation :

Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l'école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l'éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l'égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité.

Légifrance, Code de l’éducation, 2023

Plus spécifiquement, la façon dont le cours de philosophie participe à cette mission éducative se voit bien dans la formulation des attendus liés à l’évaluation :

dans les travaux qui lui sont demandés, l’élève examine ses idées et ses connaissances pour en éprouver le bien-fondé ; circonscrit les questions qui requièrent une réflexion préalable pour recevoir une réponse ; confronte différents points de vue sur un problème avant d’y apporter une solution appropriée ; justifie ce qu’il affirme et ce qu’il nie en formulant des propositions construites et des arguments instruits

Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 2019, 80

On le voit : les textes exigent que les élèves fassent autant preuve d’esprit critique que de responsabilité intellectuelle vis-à-vis des jugements de valeurs impliqués dans les « problèmes majeurs de l’existence » (Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 2019, 80) étudiés tout au long de l’année. Comment favoriser le respect de cette double exigence dans la classe au moment d’aborder l’incontournable chapitre sur l’éthique[1]? À quelles conditions l’opinion personnelle de l’élève quant à ce qui vaut plus (ou moins) qu’autre chose peut-elle être accueillie, voire sollicitée, dans le cadre du cours. Cette problématique s’inscrit dans le débat autour de la place de la cognition dans l’évaluation : les valeurs sont-elles une affaire d’émotion? Sont-elles au contraire identifiables à une connaissance? L’intérêt du modèle étudié dans cet article est d’apporter un éclairage pragmatiste : ce qui définit les valeurs, c’est la hiérarchisation de la priorité par laquelle on tranche les doubles contraintes devant lesquelles nous placent constamment les situations concrètes de la vie pratique. Éduquer aux valeurs, c’est amener l’élève à revenir sur sa façon de hiérarchiser inconsciemment les priorités, afin qu’il ou elle dégage les critères qui ont présidé tacitement à ces évaluations et finisse par prendre position par rapport à ces critères (en les assumant, en les désavouant ou en les critiquant, par exemple).

Nous commencerons par présenter une trame de cours magistral qui répond aux attendus académiques d’un cours de philosophie sur l’éthique mais sans inviter les élèves à mobiliser leurs jugements de valeurs pour nourrir la réflexion. L’article se structurera ensuite en deux temps. La première partie (plutôt théorique) présente le modèle d’analyse de l’activité que nous proposons d’appliquer simultanément à l’activité apprenante et à la vie éthique des élèves. Puis, la seconde partie examine de quelle manière la trame du cours magistral présentée en introduction pourrait évoluer en intégrant une réelle interactivité pour peu qu’on la croise avec le modèle d’analyse de l’activité développé en première partie.

Encore très présente dans les pratiques enseignantes qui ont du mal à reconnaître « le caractère pratique de la philosophie » (David, 2019), la forme du cours magistral tend à refuser tout droit de cité à la subjectivité, aux opinions personnelles et aux jugements de valeurs, pour s’en tenir à un exposé problématisé articulant différents modèles de la vie éthique. Une trame tout à fait classique adoptée, par exemple, dans la plupart des manuels scolaires consiste à étudier, dans une première partie, les conceptions de l’intuitionnisme moral[2], puis, dans une deuxième partie, à partir des critiques que Kant (1943/1788, 127) leur a adressées, pour envisager le système moral alternatif que constitue le déontologisme rationaliste[3], et enfin à proposer un dépassement dialectique[4] fondé sur le modèle aristotélicien de la délibération, où le syllogisme pratique cherche à articuler correctement le type (le principe, prémisse majeure universelle) et le cas (la situation, prémisse mineure particulière). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, un tel cours magistral ne renonce pas à la mission éducative au profit d’une pure étude d’histoire de la philosophie. En effet, organiser le chapitre autour d’un plan dialectique est une pratique courante chez les enseignants et les enseignantes de philosophie. Elle vise à rendre les élèves sensibles au mouvement critique et constructif d’une réflexion en trois temps, un mouvement qu’ils et elles ont à intégrer et à imiter dans leurs propres dissertations, au fil des chapitres structurés selon la même logique. Or, que vise à enseigner une telle démarche pédagogique héritée de Hegel (Bourgeois, 1972)? Essentiellement, un effort de rupture[5] avec l’opinion première à travers la mise en crise de ses présupposés[6].

Il semble y avoir au moins deux raisons pour lesquelles, dans une telle perspective, les jugements de valeurs des élèves n’ont pas lieu d’être exprimés pendant le cours. D’abord, en tant qu’opinions personnelles, de tels jugements subjectifs sont considérés comme dénués de pertinence, puisque la philosophie cherche précisément à se libérer des fausses évidences de la doxa. Ensuite, la mise en crise des présupposés (permettant ce dépassement de l’opinion première) est supposée réalisée par chacun et chacune dans son for intérieur, grâce à la compréhension purement intellectuelle du débat mis en scène à travers la structure tripartite du cours. Donc, si des jugements de valeurs interviennent, c’est uniquement par voie de conséquence au terme d’un raisonnement argumenté que chacun et chacune s’en tient silencieusement à soi-même. Ces deux raisons revenant à présenter chaque élève comme un sujet rationnel dont il faut respecter l’autonomie de pensée, que leur répondre? Ne peut-on pas envisager d’autres manières de réaliser la double mission (de développement de compétences et de transmission de valeurs) que se reconnaît l’enseignement de la philosophie? Faire une place aux jugements de valeurs et inviter à leur expression et à leur confrontation dans le cadre du cours revient-il forcément à consacrer la doxa comme un interlocuteur légitime, à niveler l’exigence de rigueur dans la discussion argumentée, à rabaisser l’échange à des propos tenus au café du coin?

1. Modéliser l’activité des élèves comme un débat de normes : une aide pour penser leurs rapports au savoir et leurs devenirs de sujets éthiques

Tous et toutes nous délibérons, de manière plus ou moins explicite et consciente selon les cas, de façon à gérer le moins mal possible les inévitables conflits de devoirs qui font le quotidien de notre vie éthique. Telle est du moins la troisième partie « classique » d’une trame de cours telle que celle que nous venons de résumer. Mais, en même temps qu’il ou elle explique cette idée aux élèves, l’enseignant ou l’enseignante ne la met pas en oeuvre dans sa manière même d’enseigner si, du moins, il ou elle s’en tient au format du cours magistral. Dès lors, qu’implique une telle idée, quant à la manière de faire cours, si l’enseignant ou l’enseignante qui la soutient cherche à en tenir compte in praxi à propos de ses élèves? Celui ou celle qui décide ainsi de considérer les élèves face à lui ou elle comme autant de centres d’interprétation en délibération continue, peut-il ou elle continuer à s’adresser à eux et elles à travers un cours magistral sur l’éthique? N’y a-t-il pas une forme de contradiction performative à faire noter sous la dictée une phrase telle que : « Nous sommes des sujets traversés en permanence par la nécessité d’arbitrer entre des injonctions mutuellement exclusives »? Quelle place la forme même de l’enseignement peut-elle faire à cet effort pour devenir un sujet éthique auquel le contenu du cours prétend rendre sensible?

À la suite de Denny (2020), selon lequel il est utile de mobiliser la démarche ergologique créée par Schwartz pour comprendre l’activité des apprenants et des apprenantes, nous voudrions appliquer ici à ceux et à celles-ci un modèle initialement développé pour l’analyse de l’activité dans les situations de travail : le concept de débat de normes (Schwartz, 2000, 585-633; Schwartz et Durrive, 2009, 22-25). Issu d’une interprétation philosophique du concept de gestion de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel développé par l’ergonomie de l’activité à partir des années 1970 (Schwartz, 1988), le concept de débat de normes modélise la délibération infuse qui préside (sans que nous n’en ayons toujours conscience) au moindre de nos actes. D’après ce modèle, nous sommes constamment traversés par des normes[7] dont les exigences contradictoires doivent être gérées par une cascade de microchoix. Nous devons assumer la responsabilité de ces arbitrages puisqu’il s’agit in fine de préférences (fût-ce entre deux maux) que nous exprimons à travers le fait de s’y prendre comme ceci plutôt que comme cela. Or, par quels critères départage-t-on ainsi l’écheveau de normes mutuellement exclusives qui nous placent continuellement en situation de double contrainte? Comment juge-t-on la prééminence à accorder à telle norme sur telle autre, dans notre action ici et maintenant? Selon Schwartz, les débats de normes qui tissent notre activité en continu mobilisent des débats de valeurs au cours desquels nous estimons l’urgence et l’importance des différents enjeux impliqués dans la situation, pour leur accorder un poids relatif dans la balance de la décision (Schwartz et Durrive, 2020, 82-83).

Dans la situation où se trouve l’élève qui suit un cours de philosophie sur l’éthique, de nombreuses normes et de nombreuses valeurs entrent en jeu. Un premier ensemble de normes concerne la vie scolaire : les attitudes, les postures, les prises de parole obéissent à toute une codification que les élèves vont suivre avec une certaine latitude (ou, au contraire, avec une certaine littéralité) selon le contexte et, en particulier, selon les interférences avec les autres normes en jeu. Les interactions entre pairs constituent toute une vie sociale qui, de façon relativement indépendante des conventions de la culture scolaire, mais en interférence avec elles, va générer ses propres normes[8] qui forment un deuxième ensemble. Pour une personne donnée, un troisième ensemble de normes sera formé par les repères éducatifs transmis par la famille. Dans le cas du cours de philosophie sur l’éthique, il est indéniable que chaque élève reçoit le propos du cours depuis une éducation morale qui, chez ces jeunes de 17 ou 18 ans, s’est inscrite dans la durée. C’est donc à travers tout un feuilletage d’au moins trois couches de normes que la construction intellectuelle du cours, qui constitue également un ensemble de normes[9], est reçue, interprétée, évaluée, réappropriée par l’élève. Or, les contradictions entre ces différents ordres normatifs ne sont pas seulement inévitables, elles sont aussi souhaitables et même activement recherchées par le système éducatif au nom de la défense du pluralisme axiologique contre la tendance à l’endoctrinement de certains milieux sociaux voulant exercer une influence unilatérale sur l’enfant.

Remettre ainsi en perspective la réception du propos du cours par l’élève nous paraît éclairer le rapport au savoir[10] qu’il ou elle entretient avec des problèmes de la vie morale parfois assez éloignés de son expérience personnelle et surtout exprimés de façon formelle par la tradition philosophique. De ce point de vue, il peut être intéressant d’encourager l’élève à mettre des mots sur ses jugements de valeurs quant au cours, car ceux-ci expriment souvent l’impression de sentir le jugement des autres dans sa pratique quotidienne des valeurs, par le cours. Ainsi, la condamnation inconditionnelle du mensonge par le déontologisme kantien (Kant, 2019/1797) suscite souvent, dans les classes, l’indignation de ceux et celles-là mêmes qui exprimaient leur accord avec le principe de l’impératif catégorique en le jugeant assez intuitif. Or, s’il est facile pour Kant de prouver qu’il serait incohérent d’admettre l’une de ces deux propositions sans l’autre, il est peut-être moins utile au plan pédagogique de donner la parole à Kant plutôt qu’à ces élèves : charge à eux et à elles de faire parler cette incohérence, que ce soit pour la défendre comme un inconfort à assumer ou pour la pointer comme une limite du formalisme kantien. Car, contrairement à la conception kantienne de la vie morale (qui insiste sur la systématicité des règles à suivre dans nos actions), la modélisation de cette vie morale comme un continuel débat de normes insiste sur l’incohérence initiale des doubles contraintes où nous nous trouvons. Elle présente ainsi le devenir éthique du sujet comme un effort de mise en cohérence entre les normes qu’il reconnaît comme suffisamment légitimes pour s’imposer d’y obéir.

Ricoeur a analysé le long chemin à parcourir pour vivre en cohérence avec ses valeurs en des termes susceptibles d’éclairer notre propos. Reprenant sa distinction entre l’éthique[11] et la morale[12] qui répartissait, dans Soi-même comme un autre, l’éthique du côté des valeurs et la morale du côté des normes, il entend décrire l’interdépendance entre normes et valeurs. Pour ce faire, il propose (2001, 55) de scinder l’activité éthique en deux moments qui se distinguent par leur relation à la normativité propre de la morale : une éthique antérieure (en amont du moment moral) et une éthique postérieure (en aval du moment moral). Ainsi, par rapport à la règle morale en tant que telle (« il ne faut jamais mentir », par exemple), l’éthique constitue pour Ricoeur à la fois la motivation[13] et le critère d’une juste application[14]. La relation aux valeurs est ici convoquée deux fois par le modèle : en amont de la règle, c’est l’attachement à une valeur ex situ qui confère à cette règle son caractère obligatoire; en aval de la règle, c’est la valeur accordée in situ à des enjeux concrets de l’événement en cours qui fixent les modalités d’existence effectives de la règle comme autocontrainte (instance régulatrice). Selon Ricoeur, nul ne peut vivre à même les valeurs, dans une pure éthique, sans passer sous les fourches caudines de la sanction morale : il y a en effet « la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme » (1990, 201). Un modèle de la vie éthique tel que celui de débat de normes propose justement de décrire ce qui se joue dans ce passage au crible : nous sommes sensibles in abstracto à des valeurs générales (éthique antérieure), mais ces sources d’inspiration ne suffisent pas à guider in concreto notre agir. C’est à travers une multiplicité de normes (règles morales) que se déclinent ces idéaux en autant de mises à l’épreuve de notre attachement réel à ces valeurs. Cependant, les normes de la vie morale entrent perpétuellement en contradiction les unes avec les autres, ce qui crée des conflits de devoirs que l’on ne peut trancher qu’en hiérarchisant, en situant les règles les unes par rapport aux autres, grâce à une délibération sensibles aux enjeux de la situation (éthique postérieure). Mais la vie éthique – ainsi structurée en trois étages – se déployant dans la durée, on assiste en quelque sorte à une récursivité du postérieur sur l’antérieur, puisque, à force d’être confrontées à une multiplicité de normes contradictoires et à une infinité d’exceptions locales (arbitrées par nous-même), les grandes convictions (au départ un peu naïves) finissent par évoluer, à mesure que notre expérience éthique se constitue. C’est cette lente formation du jugement qu’il s’agit, pour l’enseignant ou l’enseignante, de médiatiser et, dans ce processus d’évolution, la confrontation des jugements de valeurs joue un rôle.

2. Oser la confrontation de jugements de valeurs pour accompagner cette dynamique de retravail des normes

Si l’on se limite au cas du cours de philosophie sur l’éthique, que change à l’interaction pédagogique le fait de considérer l’élève comme un sujet éthique en devenir au sens qui vient d’être proposé?

Il faut d’abord souligner que, contrairement à ce que présupposait le cours magistral précédemment décrit, le propos du cours n’est pas reçu par la personne seule (dans un face-à-face désincarné avec l’enseignant ou l’enseignante) : il est aussi et d’abord reçu par le groupe qui compose la classe. Dans le millefeuille de normes à travers lequel l’élève reçoit les thèses composant les différentes idées du chapitre, ce fait a son importance car il signifie qu’il y a une médiation du message (de la parole enseignante) par les pairs. L’intransigeance d’Alceste, dans le Misanthrope de Molière, vis-à-vis de l’impératif de sincérité fait réagir la classe entière et non pas seulement chaque élève à part, parce que la réaction ou l’absence de réaction de tel ou telle élève sera perçue par tel ou telle autre comme le symptôme révélateur d’un trait de caractère (ou d’un jugement de valeur) en référence à des comportements passés. Anticipant ce procès d’intention, l’élève en question adapte sa réaction et interprète le modèle (ou le contre-modèle) d’Alceste en fonction. Toute cette vie sociale formelle (liée aux contraintes symboliques des codes scolaires) autant qu’informelle (relativement indifférente à ces codes) sature la communication pédagogique à un point tel qu’on ne peut pas ne pas la reconnaître et se donner les moyens de la prendre en charge, en allant éventuellement jusqu’à lui faire une place.

Dans un essai spécifiquement consacré à l’éducation morale, Dewey écrit :

L’école doit tendre à devenir […] une institution sociale réelle et vivante. […] La seule manière de se préparer à la vie sociale est d’être engagé dans la vie sociale. Inculquer à l’enfant des habitudes de dévouement et de serviabilité en dehors de toute motivation, de tout besoin concret ou situation sociale réelle, c’est – à la lettre – lui apprendre à nager hors de l’eau

2004/1897, 98-99

Après avoir critiqué le caractère artificiel des règles de la discipline scolaire, en leur reprochant leur « cachet d’arbitraire dont l’élève est conscient » (2004/1897, 98-99), Dewey conclut :

Il faut que l’enfant soit pleinement conscient du rôle qu’il joue, qu’il soit capable de juger et de critiquer ses actes d’après les résultats qui se manifestent dans son activité pratique. C’est de cette façon seulement qu’il acquiert un jugement normal et sain, le mettant à même de constater ses fautes et de les estimer à leur juste valeur

2004/1897, 98-99

Sans forcément aller jusqu’au rapprochement entre l’école et la société civile (en particulier marchande) auquel pense Dewey, on peut lire dans ces lignes la piste de réflexion suivante : une classe et un établissement scolaire font société au sens où – sous les conventions artificielles qui font que « l’école, ce n’est pas la vraie vie » (comme le disent les élèves) – des interactions sociales tout à fait réelles se jouent entre les personnes et entre les groupes. Plutôt que de considérer cette vie sociale comme du bruit parasitant le canal de communication du cours ou comme un mal nécessaire sans aucun rapport avec les contenus pédagogiques enseignés, il peut être intéressant, si l’on suit Dewey, d’ancrer les considérations générales du cours de philosophie sur l’éthique dans les implications axiologiques des pratiques normatives expérimentées par les élèves dans ce qu’on appelle la vie de classe.

Or, le prisme du débat de normes est, de ce point de vue, un outil de choix parce qu’il a été développé (à l’initiative de Schwartz) comme un dispositif de conscientisation dans le cadre de l’appareil épistémologique, méthodologique et interventionnel d’analyse de l’activité baptisée « démarche ergologique » (Noël-Lemaître, 2017). Démarche d’analyse de l’activité, la démarche ergologique propose une méthode d’analyse des situations de travail qui fait participer la personne en situation à l’explicitation de ses propres débats de normes et des débats de valeurs qui leur sont associés. Au cours d’un « processus socratique à double sens » (Schwartz, 2000, 60-61), donc en interaction avec d’autres, la personne en situation est amenée à exprimer les enjeux qui lui ont fait préférer s’y prendre de telle manière plutôt que de telle autre. Ainsi, à travers cet effort de verbalisation, elle est amenée à thématiser, argumenter et critiquer les critères qui lui ont fait évaluer ces enjeux de telle ou telle manière. De débat implicite et infus qu’il était, le débat de normes devient un débat au sens, cette fois, d’une discussion argumentée qui confronte les interprétations. Or, loin de s’en tenir à la description de situations passées, l’explicitation de ses propres débats de normes, dans une situation de communication bien particulière[15] (encadrée par une méthode, médiatisée par des rôles), engage une véritable autocritique des interprétations et, donc, des évaluations associées aux microarbitrages. Analyser une situation d’activité en termes de débats de normes, c’est modifier la grille interprétative (et en particulier la pesée des enjeux, donc l’attribution différentielle des valeurs) que l’on mobilise habituellement dans les situations assimilées au même type. Cette modification retentira dans nos futures manières de gérer les doubles contraintes : comme dans la tradition psychanalytique, l’analyse est ici toujours en même temps transformative.

Dans le cas qui nous occupe – le retravail des débats de valeurs à travers l’analyse de l’activité –, cette transformation prend deux directions opposées, dont l’une tire vers l’universel et l’autre vers le singulier. Vers le singulier, l’explicitation des débats de normes (et l’autocritique des critères qu’elle implique) m’aide à prendre conscience de tous ces petits détails (aux implications parfois lourdes) qui ont fait que mon acte, tel que je l’ai accompli, ne me ressemblait pas vraiment[16]. Par l’analyse, je prends conscience de tout ce qui sépare ce que j’estime être mes valeurs (valeurs représentées) et ce qui transparaît comme valeurs dans la façon dont je me suis comporté (valeurs effectives inconscientes). Ce faisant, je retravaille ma grille interprétative afin que mes manières d’agir expriment toujours davantage qui je suis. Vers l’universel, l’explicitation des débats de normes (et l’autocritique des critères qu’elle implique) m’aide à comprendre que, toutes préférences personnelles qu’elles soient, mes valeurs (au sens de ce qui est important pour moi) recoupent et croisent en une infinité de points les valeurs d’autrui. Par l’analyse, je prends conscience que les interprétations des autres quant à ce qui est juste, ce qui est bien, ce qui est beau, etc. enrichissent de nuances et d’implications nouvelles ma propre sensibilité à ce qui me touche déjà. Ce faisant, je commence à vivre les valeurs non plus seulement comme de simples désirs (égocentrés) mais désormais aussi comme des idéaux (transcendants, au sens de tournés vers l’absolu, l’altérité radicale comme horizon d’un dépassement ultime de soi)[17].

En quoi l’analyse ergologique est-elle susceptible d’accompagner des élèves dans leur dynamique de retravail des normes par lequel on devient un sujet éthique? Donner voix au chapitre, dans le déroulé du cours, à la prise de position des élèves exprimant des jugements de valeurs peut certainement leur permettre de s’approprier plus facilement les grands débats (constitutifs de la tradition philosophique) sur les questions au programme. Mais il y a prise de position et prise de position. Comme l’a rappelé de façon critique Kambouchner (2019, 103-106) un danger omniprésent est attaché aux valeurs : le risque de confondre les préférences effectivement à l’oeuvre dans les délibérations inconscientes qui président à nos actes et les simples représentations de valeurs, désignées avec emphase par les grands mots de Liberté ou de Solidarité, par exemple. Parler de valeurs, croire que l’action humaine gagne en intelligibilité quand on l’interprète au prisme du concept de valeurs, c’est toujours courir le risque d’être victime d’une illusion par laquelle l’on croit connaître d’évidence les nobles principes qui gouvernent nos pratiques, là où, en réalité, nous obéissons sans le savoir à notre intérêt égoïste[18]. Dès lors, s’il y a un intérêt pédagogique à inviter des jugements de valeurs d’élèves à s’exprimer dans le cadre du cours, il n’est pas certain que la forme adoptée la plus spontanément (celle de grandes déclarations de principes) soit la plus intéressante ou la plus utile. Avec Wittgenstein, on pourrait même argumenter qu’il faut apprendre à résister à la « pulsion de généralité » (1996/1958, 57) qui caractérise trop souvent les philosophes, et s’attacher au contraire à décrire le détail des pratiques. En l’occurrence, il est pédagogiquement crucial, pour un cours de philosophie sur l’éthique, de faire comprendre aux élèves qu’il n’y a pas forcément à chercher l’éthique dans des grands dilemmes ou le débat dans des grandes joutes verbales. La vie de classe la plus banale est déjà une situation sociale où de nombreux conflits axiologiques se jouent, et, en matière de débat, cette expérience a l’avantage, comparativement à toutes les expériences de pensées éthiques telles que le « dilemme du tramway », d’engager concrètement chaque personne vis-à-vis des implications de ce qu’elle affirme.

Prenons ici un exemple. Le respect est un concept de valeur – et une valeur que le Code de l’éducation nous demande d’ailleurs de transmettre – en même temps qu’une idée extrêmement abstraite. Dans le discours des élèves, le terme de respect est objectivement fréquent. On a toutes les raisons de penser que, dans leurs représentations, ces élèves se voient comme des personnes respectueuses, en particulier vis-à-vis de leurs pairs, qu’ils et elles estiment considérer comme des alter ego. Mais est-ce vraiment le cas? Dans les comportements et les attitudes que l’adulte éducateur ou éducatrice observe au quotidien dans la vie de classe ou la vie d’établissement, il y a bien souvent des incivilités qui témoignent de façon criante d’un manque de respect. Comment expliquer ce paradoxe? Mais, surtout, comment le faire remarquer aux élèves qui en sont responsables? La question est redoutablement difficile parce que le concept de respect est si abstrait qu’une explication en termes généraux donne le plus souvent lieu à un malentendu. Ainsi, tel ou telle élève estime (parfois même en toute bonne foi) respecter tel ou telle camarade qui, pourtant, ne considère pas que ce soit le cas. C’est que chaque élève ne donne pas à cette catégorie mentale le même contenu notionnel. Il semble que l’unique solution soit de passer par une analyse du détail des situations qui confronte patiemment les points de vue des différentes personnes impliquées quant à la signification à donner à une réaction ou à un acte en particulier. Et c’est là que le prisme d’analyse de l’activité qu’est le concept de débat de norme peut être utile. Dans le cadre du cours de philosophie sur l’éthique, inviter les élèves à faire le lien entre ce que dit Kant du respect et ce qu’il se passe, concrètement, au quotidien dans la vie de classe constitue un levier de problématisation et d’appropriation des contenus. Car la présence des élèves (présence à eux et à elles-mêmes, présence des uns et des unes aux autres, présence à l’enseignant ou à l’enseignante) n’est pas d’emblée celle de sujets éthiques, et c’est bien là un problème. Ce n’est pas tout à fait un problème au sens où il faudrait leur reprocher de front l’irrespect dont ils et elles font preuve envers le reste de la classe, autant que l’on puisse en juger, une telle approche culpabilisatrice n’a qu’un effet superficiel et temporaire. C’est un problème au sens où c’est précisément le problème dont il est question tout au long de n’importe quel cours de philosophie sur l’éthique. Les élèves sont beaucoup de choses les uns et les unes pour les autres avant d’être à leurs yeux respectifs des sujets, c’est-à-dire des personnes : des inconnus hostiles, des nuisances, des regards qui jugent, des moins-que-rien qu’on ne distingue pas du décor. Or, c’est précisément le coeur du problème, un problème normal au sens où ils et elles ne devraient pas l’attribuer d’abord à un manquement individuel de leur part, mais un problème tout de même. C’est le défi mis par Kant au coeur même de l’impératif moral : respecter (jusqu’au bout) « l’humanité en [sa propre] personne et en celle d’autrui » (1980/1785, 105), c’est-à-dire lui rendre, dans le détail le plus trivial de notre comportement, les égards qui lui sont dus en tant que personne, et ce, jusqu’aux dernières implications de ce qu’exige ce statut. Pédagogiquement, ces propos n’ont sans doute de sens qu’à condition qu’ils soient accompagnés d’une conscientisation par les élèves de leur propre difficulté à vivre ce respect in praxi. C’est à cette conscientisation que l’accompagnement d’une autoanalyse collective par les élèves de leur propre activité normative dans la vie de classe veut servir et c’est à une telle analyse que le concept de débat de normes veut apporter un prisme.

Conclusion

Le point de départ de notre réflexion était l’application d’un modèle issu de l’analyse de l’activité au problème (éthique et pédagogique) que représente un cours de philosophie sur l’éthique. L’intérêt de ce modèle nous paraît double : d’une part, il met en évidence aux yeux des élèves la présence de débats de normes (et de débats de valeurs associés) au coeur de leur activité quotidienne; d’autre part, il établit une commensurabilité entre les jugements de valeurs impersonnels (explicites, généraux, formalisés) discutés en classe parce que présents dans les systèmes philosophiques au programme et les jugements de valeurs personnels (implicites, singuliers, le plus souvent inconscients) que chacun et chacune mobilise au jour le jour dans sa pratique. Une telle mise en relation entre l’éthique philosophique et l’éthique de l’élève a le grand avantage, selon nous, de faciliter la rencontre entre la sphère intime de la délibération intérieure et la sphère publique de la délibération collective. Cette rencontre est un élément clef pour aider les élèves à grandir, c’est-à-dire à devenir les sujets éthiques qu’ils et elles sont déjà à leur échelle, parce qu’elle cherche moins à s’appuyer sur le consensus qu’à tirer profit du dissensus (à travers le débat). En ce sens, il est tout à fait vrai d’écrire, à propos d’un cours de philosophie sur l’éthique :

Il ne servirait à rien de viser dans la discussion un « consensus d’arrière-plan », portant notamment sur les grandes orientations de cette société, comme le voudrait J. Habermas, si la critique des processus locaux n’ouvrait pas, précisément, à la nécessité d’une telle discussion. Toute la pédagogie de l'enseignement de la philosophie repose sur ce pari : aborder en classe de philosophie la critique des déterminants locaux de l’action, c’est finalement le seul moyen de manifester l’importance d’une réflexion critique sur l’ensemble du réel. C’est penser que les logiques particulières de l’action locale ont à voir avec les grandes lignes de force – mais également les grandes questions – de la société elle-même.

Breuvart, 1999, 130

Le paradoxe que synthétise ici l’auteur nous paraît essentiel. C’est à juste titre que l’on invite souvent la philosophie à jouer un rôle dans la mission éducative de faire partager des valeurs aux élèves. Il y a toutefois un risque de malentendu quant à la nature de sa contribution spécifique à l’effort pédagogique commun. Les outils de travail du ou de la philosophe étant par définition abstraits, une tendance à la généralité et au discours sans effet le ou la menacera toujours. Parler des valeurs est un exercice périlleux parce que prendre la parole dans l’intention de transmettre des valeurs risque de se révéler contreproductif, si l’on n’est pas vigilant à ce que les mots restent ancrés dans la situation problématique concrète. Mais la philosophie n’est pas condamnée aux généralités incantatoires. À travers l’épistémologie, l’herméneutique, la théorie critique (entre autres), elle dispose de moyens méthodologiques[19] pour contraindre tout discours sur les valeurs – le sien propre, mais tout autant le discours non-philosophique – à en revenir constamment à ces déterminants locaux de l’action, à prouver qu’ils gardent des implications axiologiques concrètes dans les processus locaux dont ils prétendent parler. Il serait donc suspect que la philosophie se cantonne (ou qu’on la cantonne) à une recherche de consensus d’arrière-plan sur les grandes orientations de la société – la Tolérance en général, la Liberté en général, etc. – car ces valeurs sont d’autant plus consensuelles qu’elles engagent à moins de choses. Ce serait faire jouer à la philosophie un rôle d’alibi, de bonne conscience ou de supplément d’âme pour accompagner un processus sur lequel on ne lui donne aucune prise critique. Or, comme le suggère bien Jean-Marie Breuvart (1999) ici, dès lors que la philosophie est en prise avec « les logiques particulières de l’action locale », elle est capable de faire parler l’activité en situation de telle sorte que ses enjeux microscopiques révèlent toute la série de leurs implications axiologiques d’échelle macroscopique : les grandes lignes de force des questions de société les plus brûlantes. Il nous semble que ce n’est pas ailleurs que dans cette remontée de la série des implications axiologiques que la contribution spécifique de la philosophie doit se faire à propos du chantier éducatif qu’est la transmission des valeurs.