Corps de l’article

1. Les dispositifs comme opportunités de subjectivation

Ce numéro d’Éthique en Éducation et en Formation examine le rapport à soi et sa constitution par des pratiques et des discours (Gros, 2002) dans les dispositifs éducatifs contemporains. En effet, les acteurs de l’éducation, y compris les chercheurs, conçoivent et mettent en oeuvre des programmes et des plans, c’est-à-dire des dispositifs au sens de Foucault (Agamben, 2006; Foucault et Defert, 2000; Veyne, 2008). Ceux-ci fournissent une intervention « rationnelle et concertée » pour une « fonction stratégique dominante » (Foucault et Defert, 2000, p.299), créant une propension des personnes à la réalisation de certains actes (Raffnsøe, 2008). Si les dispositifs éducatifs offrent des occasions de devenir tel ou tel sujet, les personnes peuvent également les refuser, pour ne pas être « tout à fait gouvernées » (Dardot, 2011; Foucault, 2015).

Ces « formes de subjectivité » attendues sont décodables non seulement dans le caractère explicite des dispositifs (« des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques »), mais aussi dans leur aspect implicite (« des aménagements spatiaux adaptés, des thérapeutiques médicamenteuses, des façons d’agir ») (Foucault et Defert, 2000, p. 299), car les acteurs, par l’entremise des interprétations qu’ils donnent aux dispositifs, se les approprient.

Dès lors, les sept contributions de ce numéro répondent aux questions suivantes : quelles subjectivités les dispositifs éducatifs contemporains privilégient-ils? Quels types de pouvoir sont à l’oeuvre? Quelles figures du rapport à l’autre et au(x) collectif(s) ces dispositifs dessinent-ils? Quelles sont les voies de résistance et d’hétéronomie possibles et effectives?

2. Les orientations des dispositifs éducatifs contemporains

Un premier constat s’impose : les dispositifs éducatifs opérationnalisent la solidarité de la politique et de l’éducation, et les notions d’enfance et de formation humaine varient historiquement et localement selon les discours et les attentes normatives privilégiés par les dispositifs.

Ainsi, l’orientation actuelle des politiques encadrant la plupart des systèmes scolaires et des systèmes de formation des pays de l’OCDE se réclame de la réussite éducative (Commission du débat national sur l’avenir de l’école et al., 2004; Delahaye, 2015; Gouvernement du Québec, 2017; Institut des Hautes Études de l’Éducation et de la Formation, 2020; Ministère de l’Éducation nationale, 2013). La notion de réussite éducative (voir, par exemple, Every Student Succeeds Act, 2015), qui apparaît « plus positive » que la notion antérieure d’échec scolaire (Feyfant, 2014), englobe la réussite scolaire attestée par une reconnaissance des acquis (diplôme, certificat ou attestation d’études), la qualification, c’est-à-dire la compétence et l’insertion professionnelles, et la socialisation, en particulier le développement des conduites et des valeurs communes pour le fonctionnement de la société.

En particulier, bien qu’ils soient très variés, les dispositifs éducatifs contemporains fabriquent explicitement et implicitement des systèmes d’attentes à l’égard des personnes, tels que la réussite et, de façon liée, la santé mentale, la pleine réalisation des potentiels, le bien-être et l’autonomie. Par exemple, les dispositifs d’évaluation psychologique à l’école, fondés sur une classification des troubles (American Psychiatric Association, 2013), les dispositifs de pleine conscience ou encore de régulation des émotions contribuent à fabriquer un nouveau regard à la fois de l’élève sur lui-même et du personnel scolaire sur l’élève. Dans l’apprentissage scolaire, cette fois, des subjectivités spécifiques sont favorisées par les techniques d’enseignement et d’évaluation, par les principes de justification et de validation des réponses. De plus, ces dispositifs sont soumis à des évaluations d’efficacité pratique légitimées en particulier par la production de résultats probants.

3. Les contributions de ce numéro

3.1. Des catégories de dispositifs éducatifs contemporains

À partir d’exemples de ces dispositifs éducatifs contemporains dédiés à la réussite éducative, orientation actuelle des systèmes scolaires et des systèmes de formation, les sept contributions de ce numéro abordent les questions relatives aux techniques, pratiques et discours « visant à établir à soi un rapport déterminé » (Gros, 2002, p. 233). Nous avons choisi de distinguer les quatre grandes catégories de dispositifs suivantes, bien que des recouvrements soient possibles :

Des dispositifs psychotechniques, qui peuvent être orientés vers le bien-être et la présence attentive, le diagnostic des troubles (troubles de la conduite, troubles neuropsychologiques, perfectionnisme, anxiété...), de la douance et des difficultés scolaires, d’évaluation des compétences de la personne, la prévention et l’intervention tant sur les apprentissages que pour la santé mentale;

Des dispositifs sociotechniques, qui peuvent être orientés vers la gestion de la classe et des comportements, l’individualisation pédagogique, l’acquisition de compétences disciplinaires et transversales, le soutien et l’éducation à la parentalité;

Des dispositifs orthopédagogiques, qui peuvent être orientés vers le soutien aux personnes ayant des besoins particuliers par des plans d’intervention, des classes spécialisées et l’intervention de professionnels spécialisés, vers la réduction des conduites de violence, d’intimidation et de harcèlement;

Des dispositifs de production et de promotion des connaissances scientifiques (p. ex., le financement des recherches en éducation, le développement de programmes, l’intervention des scientifiques dans les médias) et des bonnes pratiques (p. ex., l’enseignement explicite).

3.2. Les dispositifs psychotechniques

Jean Danis et Marina Schwimmer étudient les pratiques et conceptions des enseignants relatives aux dispositifs de bien-être à l’école primaire. En effet, le bien-être à l’école est un enjeu central pour les gouvernements et pour l’OCDE, non seulement pour favoriser les apprentissages au service de la performance, mais également comme composante de la reconnaissance des droits de l’enfant. Un grand nombre d’enseignants et d’enseignantes intègrent donc des pratiques de bien-être que les auteurs regroupent selon qu’ils concernent l’expression de soi (des dessins réflexifs, des discussions de groupe, un journal de bord), l’autorégulation (l’usage d’un coin lecture, des étirements en groupe) ou encore l’écoute (les discussions de groupe, l’écoute cardiaque). L’introduction d’« experts du bien-être » (psychologues scolaires, psychopédagogues, orthopédagogues) dans les écoles favorise l’entrée de ces pratiques dans les premières institutions d’accueil des enfants.

Jean Danis et Marina Schwimmer montrent, en particulier, que les enseignants et enseignantes visent avant tout, dans les pratiques d’autorégulation, la nécessité pour les élèves d’être émotionnellement prêts à apprendre, quelles que soient leurs expériences de vie à l’école ou encore dans la famille. Quant à l’expression de soi, elle impose aux élèves des catégories émotionnelles prédéfinies (« Quel type de poisson es-tu aujourd’hui? »; « Tout le monde est dans la zone bleue. »; « La colère, c’est… / La tristesse, c’est… »). Se pose alors la question de savoir si les techniques de soi ne seraient pas des « ascèses de la performance ». Les élèves peuvent-ils trouver leur propre voix dans ce processus de subjectivation? Et en introduisant ces dispositifs valorisés par ailleurs dans l’entreprise et le coaching, l’école participe-t-elle à la subjectivation d’individus centrés sur eux-mêmes qui interprètent « le monde à l’aune de leur ressenti »?

Se centrant sur des dispositifs de pleine conscience à l’école, Christophe Roiné et Sophie Grossmann montrent que, tout en mettant en place des dispositifs de bien-être, l’école impose également aux élèves des injonctions quant aux résultats, une pression continue par l’évaluation et le diagnostic des élèves hors-normes. Les auteurs remarquent, à ce propos, l’insistance des scientifiques à évaluer les dispositifs de pleine conscience par des mesures de la performance. Relevant à la fois d’un discours thérapeutique et d’un discours économique, les dispositifs de bien-être seraient donc paradoxaux : ils ciblent le stress des élèves pour optimiser leurs résultats. Les élèves apprendraient « à faire face au stress d’un monde dont ils héritent » et surtout, à devoir compter sur eux-mêmes dans une relation narcissique de soi à soi. Ainsi, toute perturbation deviendrait pathologique, bien que la difficulté et la rupture soient inhérentes à l’apprentissage. Christophe Roiné et Sophie Grossmann opposent donc à ces dispositifs de pleine conscience en éducation des dispositifs de pleine conscience en tant qu’éducation, « cette dernière s’appuyant sur une conception de l’éducation comme parcours holistique qui cible plus globalement le caractère, la vertu, la connaissance de soi et l’engagement social ».

3.3. Les dispositifs sociotechniques et de promotion des travaux scientifiques

L’article de Jeanne Bilodeau et celui de Patricia Sadovsky et José Antonio Castorina interrogent respectivement les dispositifs en didactique du point de vue de la subjectivation des élèves et du point de vue de la subjectivation des enseignants.

Jeanne Bilodeau examine le modèle québécois d’enseignement explicite mis en avant par les travaux sur les pratiques efficaces dans la classe. L’auteure, s’appuyant sur la théorie de l’autonomie de Castoriadis et sur la théorie des situations didactiques, commente la présentation des étapes de l’enseignement explicite par leurs promoteurs au Québec et une leçon sur la valeur d’une expression algébrique. Jeanne Bilodeau avance qu’un dispositif éducatif n’est pas seulement évaluable par son « efficacité », mais également par la possibilité pour les élèves de reconnaître les connaissances comme le produit de leur propre travail. Le dispositif doit également permettre « des manifestations de débordement et l’expérience de la transgression dans la classe » inhérentes à tout apprentissage. Jeanne Bilodeau appelle à examiner le potentiel émancipateur de l’éducation par l’entremise de ses dispositifs, en accueillant l’inattendu et la contingence et en excluant une « élucidation totale » de l’élève et des actions didactiques.

Patricia Sadovsky et José Antonio Castorina étudient la subjectivation d’enseignantes qui collaborent, avec des chercheurs en éducation, à un dispositif d’identification et d’analyse de leurs pratiques en Argentine. Les auteurs montrent que seul un dispositif collectif permet aux enseignantes de développer de nouvelles options d’enseignement, au-delà des options historiquement diffusées dans le système scolaire. En effet, ce dispositif rompt avec la division habituelle du travail entre les spécialistes (en éducation ou encore en médecine) et les enseignants qui appliqueraient des prescriptions issues du réductionnisme de chaque expertise (par exemple, le réductionnisme neuropsychologique pour poser le diagnostic de difficulté chez les élèves). Dans le nouveau dispositif collaboratif, la réhabilitation de l’activité des enseignants passe par la reconnaissance de la complexité et de la résistance du monde, par la compréhension des messages implicites véhiculés par des interactions dans la classe. Les auteurs signalent que toute subjectivité enseignante est avant tout un rapport pratique à soi-même avec les autres. En effet, ces échanges collaboratifs élargissent dans le même temps les marges de décision des enseignantes et le regard qu’elles portent sur elles-mêmes.

En France, Sébastien Bauvet étudie les dispositifs sociotechniques d’évaluation, de développement et de valorisation des compétences transversales (ou soft skills) des publics en formation. En effet, de nombreux acteurs s’intéressent aux compétences transversales, non seulement les entreprises, mais aussi l’État, les associations, etc. Dès lors, ces dispositifs concernent des catégories de personnes très différentes : les personnes éloignées du monde scolaire, légitimant par exemple « l’intelligence pratique, l’habileté corporelle ou l’ouverture culturelle, les intelligences multiples » et les personnes devant répondre à un besoin croissant d’adaptation et dépasser la prescription, en particulier dans le monde du travail.

Ces dispositifs, tout en offrant de dépasser les qualifications et les compétences techniques, sont paradoxaux. D’une part, ils risquent, en rabattant les compétences transversales sur les personnes, d’ignorer, voire de naturaliser les propensions sociales de l’habitus. D’autre part, le dépassement des difficultés qu’éprouvent des personnes issues de milieux défavorisés, en étant érigé en compétences et en capital professionnel, détourne le discours des inégalités sociales, de la volonté et de la « résilience » de ces personnes. Enfin, l’acquisition des compétences transversales, en appelant à un engagement dans des expériences telles que le bénévolat, peut être porteuse de nouvelles inégalités sociales.

3.4. De nouveaux dispositifs?

Ce numéro sur les dispositifs éducatifs contemporains adopte à la fois une posture de critique face aux dispositifs existants et une posture d’examen face aux nouveaux dispositifs. Les deux articles finaux, celui de Jean Horvais et celui de Maryvonne Merri, Tommy Collin-Vallée et Benoit Lalonde, proposent respectivement une réorientation des dispositifs artistiques pour les personnes en situation de handicap et un examen de la possibilité de pratiques de parole vraie dans l’école contemporaine.

Jean Horvais considère que les pratiques artistiques menées aux seules fins de bien-être des personnes en situation de handicap instrumentalisent ces pratiques à des fins doublement externalisées : les prescripteurs attendent des transferts à d’autres domaines de vie, et les « impacts » de ces pratiques sont alors d’autant plus évalués par des évaluateurs extérieurs à l’activité artistique ou par les artistes sommés de quantifier les effets de leurs interventions sur leur « clientèle ». Jean Horvais choisit plutôt de reconnaître le développement des qualités artistiques de ces personnes et leur acquisition d’un statut artistique authentique.

L’auteur présente l’intervention de chanteurs et de chanteuses de l’Opéra de Montréal pour la création d’un spectacle scénique. Les apprentissages visés sont propres à l’expérience artistique, en particulier certaines attitudes et certains comportements sociaux, des savoir-faire artistiques, l’exercice d’un jugement esthétique, des connaissances et des savoirs musicaux. Les moments d’évaluation de ces apprentissages associent les personnes en fin de séance et les artistes médiateurs. Ainsi, les artistes médiateurs développent une attention aux manifestations parfois ténues ou inattendues des apprentissages et les artistes apprenants sont vus et se voient comme des artistes légitimes. Enfin, un nouvel enjeu apparaît pour l’auteur : la professionnalisation artistique de ces personnes.

Maryvonne Merri, Tommy Collin-Vallée et Benoit Lalonde proposent une revue de littérature des usages du concept de parrhèsia dans les travaux contemporains en éducation. La parrhèsia, concept travaillé par Michel Foucault dans ses derniers séminaires (Foucault, 2012), est souvent traduite en français par franc-parler et en anglais par free speech. La parrhèsia réfère à des prises de parole engagées et orientées vers le soin de l’autre pour qu’il fasse face aux évènements de la vie, au risque de dénouer la relation entre les interlocuteurs. Ces pratiques sont nécessaires bien que paradoxales dans les institutions éducatives fondées non seulement sur des normes et des règles partagées, mais aussi sur la protection de la face publique dans les interactions. Quatre groupes de travaux sur les obstacles à la parrhèsia structurent cet article : a) l’enseignant parrhésiaste et son savoir, b) la parrhèsia pour un projet démocratique à l’école, c) le chercheur en éducation comme intellectuel spécifique et d) la parrhèsia et les dispositifs d’expression de l’émotion.

Nous espérons que ces sept contributions éclaireront la portée critique et heuristique du concept foucaldien de dispositif pour examiner l’école et la formation contemporaines, bien que Foucault ait peu étudié l’école. Le lecteur et la lectrice noteront cependant que ce numéro ne comporte pas de contributions spécifiques aux dispositifs de production et de promotion des connaissances scientifiques, en particulier sur le bien-être et le prendre-soin des élèves et des personnes en formation. Ce sera, nous l’espérons, le thème d’un futur numéro d’Éthique en éducation et en formation.