Corps de l’article

We must, instead, seek more shocks of awareness as the time goes on, more explorations, more adventures into meaning, more active and uneasy participation in the human community’s unending quest. 

Greene (1995, p. 151)

Education for social change is not so much about new information as it is about disrupting the hegemonic ways of seeing which subjects make themselves dominant.

Razack (1998, p. 10)

Introduction

Les pédagogies féministes (Solar, 1992 ; Amboulée-Abath et al., 2018 ; Pagé, Lampron et Solar, 2018), tout comme les pédagogies critiques (Freire, 1970, 2013 ; Giroux et McLaren, 1994 ; Kincheloe, 2008), antiracistes (Wagner, 2005 ; Berry, 2010 ; Kishimoto, 2016), décoloniales (Smith, 2012 ; Lissovoy, 2010 ; Battiste, 2016), queers (Pinar, 1998 ; Rabinowitz, 2002 ; Kumashiro, 2002), anarchistes (Allain, 2018) et anti-oppressives (Kumashiro, 2000), portent un projet de transformation sociale au coeur de la pratique d’enseignement. Ces pédagogies reconnaissent autant le rôle traditionnel de l’éducation comme outil de reproduction des rapports de domination que son potentiel émancipateur. Toutes s’accordent pour souligner l’importance de reconnaître les rapports de pouvoir dans les institutions d’éducation, dans les salles de classe, entre les personnes enseignantes et étudiantes ainsi qu’entre ces dernières. Elles incitent donc le corps professoral à s’engager dans un processus de transformation sociale qui commence dans la salle de classe, par l’enseignement de la pensée critique et de savoirs subalternes, et par l’interruption des rapports de pouvoir afin de former des personnes qui pourront porter ces changements, notamment à l’extérieur des espaces d’enseignement.

Ainsi, les principes communs aux pédagogies féministes et anti-oppressives nous proposent de mettre en place des méthodes d’enseignement et des contenus qui visent la transformation et l’empowerment des femmes et d’autres groupes marginalisés. Les chemins préconisés pour accomplir cette mission sont tout aussi diversifiés que les personnes qui les incarnent, comme le reflètent les actuels débats sur les triggers warnings, les espaces sécuritaires et les microagressions dans les universités. En tant qu’enseignante en science politique et en études féministes, mais aussi comme féministe, ces enjeux touchent directement le coeur de ma pratique. Émergeant de nombreuses discussions avec des collègues enseignantes et enseignants[1], le présent article propose une contribution nuancée à certains de ces débats.

Face aux différentes attentes et réalités des personnes étudiantes dans nos cours, j’avance qu’en tant que pédagogue féministe, il faut se recentrer sur l’idée que la classe est un espace d’apprentissage. Pour expliciter cette notion, je commence par décrire ce qu’elle n’est pas : un espace préfiguratif et un espace sécuritaire. Je nuance ce deuxième élément par une discussion sur les trigger warnings et les contenus à forte charge émotive. Finalement, je m’attarde plus explicitement sur la place des émotions dans cet espace. Je termine l’article avec des pistes concrètes pour la mise en oeuvre d’un espace d’apprentissage féministe, une humble contribution ancrée dans ma pratique personnelle, autant afin d’illustrer la complexité et la difficulté des enjeux ici traités que de faire avancer les pratiques pédagogiques à visées féministes et anti-oppressives.

En trame de fond, trois questions guident ma réflexion et mes choix pédagogiques, chacune reflétant également mes présupposés théoriques sur le rôle de l’éducation :

  1. Quelles pratiques sont les plus à même d’outiller les personnes étudiantes pour qu’elles deviennent actrices de changement social ? Je prends le parti de Ira Shor en affirmant qu’un des objectifs fondamentaux de notre enseignement est de faire de chaque personne étudiante une agente de changement dans l’école et la société (1996, p. 206).

  2. Quelles pratiques sont les plus à même de redonner du pouvoir aux personnes généralement marginalisées ? Quelles pratiques limitent les impacts négatifs des rapports sociaux existants ?

  3. Quelles pratiques me permettent de composer avec une diversité de personnes et de réalités dans la salle de classe tout en considérant les rapports de pouvoir entre ces personnes ou groupes de personnes ?

Ces trois idées me servent donc à orienter mes pratiques. Parfois, l’une prend préséance sur l’autre, lorsqu’elles se contredisent. En tout temps, cependant, elles sont toutes trois partie intégrante de ma réflexion.

1. Espaces de préfiguration

L’enseignement féministe se donne souvent comme mandat d’être un espace préfiguratif. Les programmes en études féministes, études de genre et études des femmes sont en effet le produit des mouvements sociaux, alors que les militantes ont voulu importer les pratiques et les idées du mouvement féministe dans les espaces universitaires (Wiegman, 2002 ; Pagé, Solar et Lampron, 2018). Après tout, puisque les relations de pouvoir sont partout, n’est-il pas simplement logique, comme féministes dans le milieu universitaire, que cette sphère de notre vie ⸺ notre travail, nos études ⸺ soit aussi sujette aux transformations auxquelles nous aspirons pour la société en général ?

Le concept de préfiguration rappelle que les transformations politiques structurelles d’envergure commencent immanquablement dans le « ici » et le « maintenant », notamment par des actions à échelle individuelle ou microgroupale. Ainsi, la préfiguration défait le gouffre qui sépare théorie et pratique, ce que Sturgeon (1995, p. 36) appelle direct theory. De plus, une politique préfigurative sous-entend « removing the temporal distinction between the struggle in the present and a goal in the future; instead, the struggle and the goal, the real and the ideal, become one in the present » (Maeckelbergh, 2011, p. 4). Ces pratiques, présentes surtout depuis les années 1960[2] dans une diversité de mouvements sociaux, visent à créer un espace pour transformer les rapports de pouvoir, un espace où l’on souhaite produire dans nos pratiques quotidiennes « those forms of social relations, decision-making, culture, and human experience that are the ultimate goal » de ces mouvements (Boggs, 1977, p. 100).

Or, la préfiguration requiert un engagement à transformer notre vie et nos pratiques. Cet engagement n’est pas nécessairement présent dans une salle de cours. En effet, les étudiantes et étudiants peuvent choisir de se présenter, de faire le minimum de travail et de repartir en ayant acquis des « connaissances », une note ou un diplôme, ce qui n’implique pas nécessairement une transformation de leurs interactions avec le reste du monde. Si l’on peut mettre en place des pratiques pédagogiques qui favorisent la construction d’une communauté, on ne peut pas exiger la transformation ⸺ encore moins radicale ⸺ des étudiantes et étudiants. En fait, la structure même de la classe ⸺ avec des évaluations et une correction de ces évaluations, l’attribution d’une note qui ordonne la performance des différents participantes et participants[3] ⸺ présuppose une inégalité dans l’engagement et dans l’apprentissage. Si l’on ajoute à cela le rôle traditionnel de l’université comme reproduction de l’élite (Kamanzi, Doray et Laplante, 2012), il devient difficilement envisageable de faire de l’espace de la classe un espace préfiguratif. En somme, s’il est difficile de créer des espaces préfiguratifs avec des membres d’un mouvement social qui partagent de mêmes valeurs, s’engagent consciemment dans ce processus et mettent en place des structures alternatives pour faciliter la déconstruction des rapports de pouvoir, imaginez la difficulté de créer un espace préfiguratif avec des personnes qui ne s’y sont pas engagées et qui ne partagent pas nécessairement les mêmes valeurs, dans une institution élitiste avec une structure hiérarchique.

Par conséquent, il semble plus pertinent en contexte de cours de mettre nos énergies ailleurs. Dans la mesure où autant la population étudiante que le corps enseignant appartiennent à un monde où les inégalités sont omniprésentes, il semble primordial d’apprendre à identifier les inégalités de pouvoir existantes et de développer des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être pour les contester. À la lumière des questions posées en introduction, abandonner l’idée d’un espace préfiguratif pour se concentrer sur l’identification et la transformation des rapports de pouvoir semble plus à même d’aider les personnes étudiantes à devenir des acteurs de changement et permet de mieux composer avec la diversité des réalités et des vécus du corps étudiant.

2. Vous avez dit safe space ?

Si l’on ne peut aspirer à créer dans le ici et maintenant les relations qui animent notre utopie, peut-être, me diriez-vous, peut-on aspirer à créer un espace sécuritaire pour réfléchir et nourrir cette utopie. Le concept du safe space nous vient des mobilisations LGBTQ qui, durant les années 1980 et 1990, tentaient de créer sur les lieux de travail des espaces de soutien et de répit tout en sensibilisant le monde du travail à l’homophobie (Raeburn, 2004). Par extension, les milieux militants, et particulièrement les milieux féministes et anti-hétéronormatifs, ont intégré cette idée du safe space dans leurs pratiques militantes. Ainsi, on définit généralement, dans les espaces militants, un safe space comme étant : 

A place where anyone can relax and be fully self-expressed, without fear of being made to feel uncomfortable, unwelcome, or unsafe on account of biological sex, race/ethnicity, sexual orientation, gender identity or expression, cultural background, age, or physical or mental ability; a place where the rules guard each person’s self-respect and dignity and strongly encourage everyone to respect others.

The Safe Space Network, s. d.

Ces espaces sécuritaires militants sont importants pour plusieurs raisons, particulièrement lorsque l’on évolue dans des milieux hostiles à notre identité, à nos convictions et à nos visions politiques du monde, ou qui ont tendance à nier ou minimiser l’oppression subie. Selon le site everydayfeminism.com, ces espaces sont nécessaires, entre autres, pour garantir sans risque l’expression de nos idées ou identités, parce que parfois, la guérison est plus importante que le débat, parce que toutes les idées ne valent pas la peine d’être débattues et parce que ces espaces de repli peuvent être utiles pour faire avancer les réflexions politiques (Ferguson, 2014).

Dans le milieu de l’éducation, la définition d’un safe space est légèrement différente. En effet, selon Holley et Steiner, un safe space est un « environnement d’enseignement dans lequel les étudiant.e.s ont envie et sont capables de participer et de travailler honnêtement sur des enjeux difficiles » (2005, p. 49). On retrouve maintenant toute une gamme de textes ⸺ particulièrement avec l’augmentation des cours sur le multiculturalisme et sur le féminisme ⸺ qui discutent des différentes manières de créer un espace sécuritaire pour avoir une discussion franche avec tous les membres du groupe, des trucs pour encourager les étudiantes et étudiants à prendre des risques, à s’exposer en toute « sécurité ». Par exemple, Blum nous dit : « I tried as hard as I could to make the class a safe space for all the students to talk. I tried to show care, respect, and interest in every student, and encouraged students to do the same » (2000, p. 3). De la même manière, Chan et Treacy nous rappellent que : « Because even the most enthusiastic student in a multicultural course is faced with intellectual, emotional, developmental, and perhaps even moral change, it is the responsibility of the teacher to provide the safety for students to risk potential change » (1996, p. 215). Hunter (2008), de son côté, conceptualise les safe spaces comme un processus qui vise, ultimement, la possibilité de prise de risque.

Ces écrits sur la salle de classe comme safe space me laissent souvent perplexe. La salle de classe est un espace d’apprentissage et non de repli stratégique ou de solidification des positions politiques. Ce n’est ni un groupe militant ni un groupe affinitaire. Comme bell hooks (1994, p. 40) nous le rappelle, il est peut-être plus utile de réfléchir à la construction d’espaces d’ouverture et de rigueur intellectuelle plutôt qu’à ce qui entoure des enjeux de sécurité. Ainsi, c’est un espace où les stéréotypes doivent être démasqués, les savoirs désappris et les préjugés confrontés. Construire la salle de classe comme un espace d’apprentissage féministe nous permet d’aborder avec les étudiantes et étudiants ces enjeux d’ouverture et de rigueur intellectuelle explicitement. Dans ce contexte, la salle de classe n’est sécuritaire ni pour les individus membres d’un groupe opprimé ni pour les membres du groupe dominant.

Afin de pouvoir les déconstruire et repenser les rapports de pouvoir, ces préjugés doivent d’abord être nommés. Les nommer, ça implique que les femmes présentes dans la classe doivent entendre des propos sexistes, que des personnes racisées doivent subir des propos racistes et que des personnes non conformes en termes d’orientation sexuelle ou d’expression ou d’identité de genre peuvent devenir des objets de curiosité, souvent déplacée. Par exemple, dans les cours où j’aborde les réalités des personnes intersexes ou des personnes trans, beaucoup de questions sont très intrusives, sur les motivations, la relation au corps, la relation aux transformations corporelles, la relation aux préférences sexuelles (Bastien Charlebois, 2014). Parfois, les questions se rapprochent d’un certain voyeurisme. Ce n’est clairement pas un environnement « sécuritaire » pour une personne trans, intersexe ou non binaire qui serait étudiante dans ce cours. Comme nous le verrons dans la section sur la mise en application, afin de rester respectueux de la diversité des personnes étudiantes dans le cours, il faut dès le début de la session limiter les attentes sur le plan de la sécurité et discuter des balises de cet espace d’apprentissage féministe que nous essayons de construire ensemble.

Le fait de déconstruire les attentes sur le plan de la sécurité ne libère pas pour autant le personnel enseignant des responsabilités qui viennent avec ces discussions difficiles. Pour les personnes opprimées, la responsabilité d’endurer ou d’éduquer les autres les suit partout, même dans l’espace de la classe, et il ne faut pas se fier sur celles-ci pour éduquer le reste de la classe. En fait, c’est directement notre responsabilité comme enseignante ou enseignant d’être préparé adéquatement ⸺ à l’avance lorsque c’est anticipé; pour le cours suivant lorsque c’est spontané.

Certains témoignages révèlent à quel point les personnes enseignantes qui appartiennent à la majorité sont peu outillées pour mener à bien cette tâche d’éducation sur les rapports de pouvoir. Rachel Zellars, parlant de ses charges de cours à McGill, raconte :

Over the last four years, I have listened to Black students describe their classrooms, consistently, as deeply oppressive and mentally debilitating spaces — in part, because their lives and experiences are almost never reflected there, but also because their white professors are terrifically unskilled in “holding space” when race creeps into conversation or is centered, tokenistically, for a class or two during the semester.

Zellars, 2016, s. p.

Si nous ne pouvons pas offrir un espace sécuritaire aux personnes marginalisées, il faut au moins pouvoir leur promettre de nous engager à développer des outils, à créer des activités, à revoir nos références, à lire davantage et à réviser nos contenus pour mieux les accompagner dans l’affrontement des préjugés et la déconstruction des rapports de pouvoir.

Ensuite, il est également important que les personnes étudiantes réfléchissent de manière critique aux limites de la pertinence de leurs questions. Dans l’exemple précédent sur les personnes trans, il faut se demander : pourquoi est-ce important de connaître les transformations corporelles entreprises par une personne trans ? Dans quel contexte est-ce pertinent ? Cette curiosité cache-t-elle un désir de pouvoir juger par nous-mêmes de la légitimité de leurs actions, de leur identité, etc. ? La ligne entre la curiosité et le voyeurisme est mince et difficilement discernable. Cette réflexion critique sur la limite de la saine curiosité peut mener à l’inconfort des membres du groupe dominant.

Comme mentionné plus haut, l’espace n’est sécuritaire ni pour les personnes marginalisées ni pour les membres du groupe dominant. Lorsque des propos racistes ou sexistes sont entendus, il doit y avoir une réponse. La réponse vient parfois de la classe et parfois de la professeure. Dans tous les cas, le « confort » de la personne qui a énoncé de tels propos est compromis ; il y a dissentiment et parfois même conflit. Et c’est normal, car c’est un espace d’apprentissage. Ce type de conversation est difficile à contrôler dans un contexte de classe.

À un niveau plus subtil et plus commun, les enjeux le plus souvent au coeur des conflits ne sont pas tant des propos explicitement racistes ou sexistes. Ce qui ébranle, c’est plutôt la prise de conscience que le racisme ou le sexisme n’est pas seulement une question d’intention, qu’abolir les structures de domination nécessite plus qu’une bonne volonté de la part des dominants. Ce qui déstabilise, c’est la réalisation de notre participation (involontaire) au maintien des inégalités. S’attaquer aux privilèges est souvent perçu comme une remise en question de notre identité comme « bonne personne ». Comme Razack le souligne, la reconnaissance d’une complicité avec le racisme (ou le sexisme) mène à un bouleversement de la notion dominante de soi (1998, p. 11).

C’est ce bouleversement qui, dans mon expérience, amène souvent des dégringolades verbales. Les récents écrits sur la « fragilité blanche » (DiAngelo, 2018 ; voir aussi Eddo-Lodge, 2018) soulignent à quel point l’inconfort vécu par les dominants dans une confrontation de leurs privilèges peut facilement se retourner contre les personnes qui dénoncent. Même dans les groupes qui participent volontairement à des ateliers antiracistes, la contestation du privilège blanc se retourne presque inévitablement en victimisation du groupe oppresseur, détournant ainsi l’attention du problème (DiAngelo, 2018). Ces mêmes dynamiques sont observées lorsque des femmes dénoncent des hommes ; par exemple, on se met à scruter les méthodes de confrontation et les impacts sur la vie des personnes remises en question, détournant l’attention du tort causé aux victimes. En ce sens, Sherenne Razack (1998) souligne la difficulté des dialogues entre groupes dominants et dominés :

Encounters between dominant and subordinate groups cannot be “managed” simply as pedagogical moments requiring cultural, racial, or gender sensitivity. Without an understanding of how responses to subordinate groups are socially organized to sustain existing power arrangements, we cannot hope either to communicate across social hierarchies or work to eliminate them.

p. 8

Développer une pédagogie de la transformation signifie ainsi placer les membres du groupe dominant dans un certain inconfort, dans une posture qui pointe les projecteurs autant sur les dynamiques de domination inconsciente que sur les méthodes utilisées par les groupes dominants pour limiter les transformations. Pour devenir des actrices de changement, les personnes étudiantes doivent apprendre à composer avec les critiques qui leur sont faites d’une manière qui ne réaffirme pas leur dominance. Il est donc de la responsabilité des personnes enseignantes d’intervenir et d’utiliser leur position d’autorité au besoin pour mettre en lumière ces réponses et les interrompre[4]. Un espace d’apprentissage féministe va donc au-delà d’une réflexion critique sur l’espace sécuritaire. Il doit permettre d’apprendre de nouvelles pratiques face à la critique.

Finalement, il faut rappeler que les dynamiques entre les personnes étudiantes ne s’arrêtent pas aux murs de notre salle de classe. D’un côté comme de l’autre, les échanges dans un cours peuvent participer à la marginalisation de certaines personnes dans des cercles sociaux plus larges (Hyde et Ruth, 2002, p. 248).

En résumé, la conception de la salle de classe comme un espace sécuritaire ne permet pas ces échanges d’idées plus que nécessaires ; une pédagogie de l’inconfort semble plus à même de permettre aux personnes étudiantes d’apprendre à formuler des critiques et à les recevoir afin de devenir des actrices et acteurs de changement à long terme. Cet espace d’apprentissage, bien qu’il ne permette pas de protéger les personnes marginalisées contre les préjugés ou les expressions de la discrimination systémique, permet de mieux les outiller à y répondre. Finalement, cette vision de la salle de classe tient compte de la diversité idéologique des personnes étudiantes qui la composent.

3. Le débat sur les trigger warnings et les contenus émotivement difficiles

Les arguments précédents pourraient laisser croire qu’une pédagogie de l’inconfort vient de pair avec une posture contre les trigger warnings. Puisque la question n’est pas si simple, un tour d’horizon de ce débat s’impose.

Les trigger warnings sont des avertissements, oraux ou écrits, qui mettent en garde un auditoire contre le contenu d’un texte ou d’une vidéo, entre autres, comportant des éléments susceptibles de déclencher de sentiments forts et désagréables, particulièrement pour certaines victimes de trauma. Cette pratique s’est développée dans la blogosphère féministe, entourant spécialement les témoignages de violence sexuelle. Dans les dernières années, cependant, cette pratique s’est étendue aux réseaux sociaux et, plus récemment, aux contenus des cours universitaires.

Aux États-Unis, ce débat a pris une ampleur considérable : plusieurs universités ont adopté des positions pour ou contre l’utilisation de ces « alertes », débattant de leur efficacité et de leur lien avec les atteintes à la liberté d’expression et à la liberté académique (AAUP, 2014 ; Bugeja 2016 ; Waldman, 2016 ; Lilienfeld, Ceci et Williams, 2018 ; Hay, 2019). Dans un contexte d’enseignement québécois, particulièrement pour les professeures agrégées et les professeurs agrégés (qui ont leur permanence), la menace de sanction ou de mise à pied (Flaherty, 2016) pour avoir présenté des contenus ou des propos controversés n’est peut-être pas aussi présente qu’aux États-Unis. Au Québec, c’est principalement sous l’angle de la liberté d’expression dans les universités que le débat s’est orchestré, comme le révèle le récent ouvrage dirigé par Normand Baillargeon intitulé Liberté surveillée (2019). Mais comme le souligne Michel Bugeja (2016), « teachers may have a legal right to say or do something, but that doesn’t shield them from consequences or ethical ramifications ». C’est donc d’abord sous l’angle de l’éthique et de la légitimité, plus que du droit et de la légalité, qu’il semble pertinent de réfléchir à cette question. En cohérence avec les principes de pédagogies féministes qui guident mes réflexions, j’avance même que c’est davantage sous l’angle de l’objectif de transformation sociale que sous l’angle de la défense des droits et libertés qu’il importe d’aborder cet enjeu.

Pour les professeures et professeurs qui enseignent des thématiques sensibles, les demandes d’avertissement de contenus difficiles sont une réelle question éthique. En particulier, dans les cours qui abordent la violence ⸺ la violence faite aux femmes et aux minorités de genre et sexuelles, la violence historique et contemporaine envers les communautés racisées et autochtones, la violence étatique (les prisons, les génocides, etc.), le colonialisme ⸺, la « gestion » des affects liés à certains contenus de cours n’est pas simple. Il est souvent impossible d’anticiper la gamme d’« éléments déclencheurs » d’émotions fortes et désagréables ou de connaître l’histoire personnelle de chaque personne étudiante[5]. En revanche, quand on sait qu’une femme sur trois sera victime d’une agression à caractère sexuel au cours de sa vie (ministère de la Santé publique, 2006, cité sur le site du CPIVAS ; voir aussi Ricci, à paraître), il est presque immanquable que des victimes soient présentes dans nos cours. De même, la majorité des personnes racisées et des personnes trans, intersexes ou non binaires rapportent vivre des microagressions sur une base régulière (Sue et al., 2007). Il faut donc tenir pour acquis que les contenus abordés auront une certaine résonnance dans la vie des personnes présentes dans nos cours.

D’un côté, l’enseignement de la prévalence, de la gravité et des impacts de cette violence peut être important pour discuter des dynamiques de pouvoir en science politique autant qu’en études féministes. En ce sens, et comme l’indique la citation de Greene mise en exergue, choquer peut être une manière de conscientiser les personnes privilégiées ou d’exposer les rapports de domination à l’oeuvre. D’un autre côté, pour les personnes qui ont vécu cette violence, la revivre pour les besoins de l’éducation des autres et réactiver ces images participent aux microagressions. Par exemple, comme femme, les nombreuses scènes de viol, omniprésentes dans les productions cinématographiques, perpétuent l’idée du danger lié à l’espace public (sans parler des trames qui culpabilisent ou responsabilisent les femmes pour la violence qu’elles subissent). Ainsi, la question se pose à savoir s’il est pertinent de montrer des images de viol dans un cours sur la violence sexuelle afin de sensibiliser à sa prévalence ou d’exposer les rapports sociaux présents dans ces représentations.

Pour commencer la réflexion, je m’arrête sur un échange rendu public sur Facebook concernant un panel sur la pédagogie, qui a eu lieu à l’Université McGill en 2016. Rachel Zellars, alors chargée de cours, écoutait la personne la précédant sur le panel présenter dans les six minutes qui lui étaient attribuées quatre images de lynchage :

Specifically, two images were graphically violent images of dismembered Black bodies. This struck me immediately because of the ready disposability, historically and currently, of Black bodies to shock, entertain, and garner empathy from white audiences. […] To be flashed images of mangled Black bodies during a six-minute presentation, devoid of their historical context, in an all-white room at an all-white university landed on my body violently. It--quite literally--took my breath away.

Zellars, 2016, s. p.

La demande de Zellars n’était pas d’avoir une « alerte » avant la présentation des images, mais bien de réfléchir aux objectifs pédagogiques et aux effets de ces images. Mon point de vue rejoint ici celui de Zellars : pourquoi est-ce important pédagogiquement de présenter des images violentes ? Quels sont les objectifs de ce choix ? Susciter les émotions ou susciter la réflexion ? Dans quelle mesure suis-je capable d’anticiper l’impact négatif de ces images sur certaines personnes de l’auditoire (est-ce que je connais les gens dans l’auditoire ? Est-ce que je connais leur passé ? Leur historique de violence ? Dans quelle mesure suis-je capable d’assumer, de rattraper et de travailler avec les sentiments créés par ces images ? Que devrais-je mettre en place pour m’assurer de minimiser les impacts négatifs ? Et surtout, y a-t-il un moyen d’atteindre les mêmes objectifs sans utiliser ces images ? Les cours sur la violence envers les femmes, l’histoire de l’esclavage, les violences étatiques (prisons, génocides, etc.), le racisme contemporain, la violence homophobe et transphobe sont, inévitablement, empreints d’une charge émotive négative. Mais il semble facile de tomber dans une espèce de voyeurisme de la misère, de présenter des histoires et des images qui choquent. S’il est important, comme universitaire, de parler de certaines choses qui créent un inconfort, il est tout aussi important d’user de discernement dans les outils utilisés et d’inscrire ces discussions dans un contexte qui réduit les microagressions et les déclencheurs.

La littérature sur l’utilisation d’images violentes dans l’enseignement n’est pas consensuelle. Certains avancent que les images sont plus une agression qu’un outil pédagogique efficace, laissant souvent les étudiants dans un état de choc difficilement utilisable pédagogiquement (voir entre autres Day, Vandiver et Janikowski, 2003 ; Parson et Totten, 1991). D’autres avancent que la création de ce choc, de cette crise, est nécessaire pour un « réel enseignement » (voir entre autres Felman, 1992, p. 53).

Dans un premier temps, il paraît important de souligner que le fait de choquer n’est pas en soi performatif d’un apprentissage. Même si les médias aiment avancer que l’horreur est nécessaire pour permettre la sensibilisation, peu de recherches en pédagogie soutiennent cette idée[6]. De plus, cette posture révèle un biais de privilégié, oubliant que les personnes marginalisées n’ont pas besoin de ces images pour connaître cette réalité : les femmes n’ont pas besoin d’une scène de viol pour comprendre la prégnance et la force de la violence sexuelle ; les personnes afrodescendantes ne connaissent que trop bien l’éthos de la violence raciale représentée dans les scènes de lynchage.

Dans un deuxième temps, les pédagogues qui utilisent ce type d’outils pédagogiques martèlent l’importance du contexte et des outils théoriques et analytiques qui accompagnent ces images ou ces textes. Par exemple, Tucker (2005) distingue plusieurs éléments nécessaires à une utilisation réussie d’images et de témoignages de lynchage d’afrodescendants aux États-Unis. D’abord, l’enseignante doit être capable d’évaluer le degré de confiance et le sentiment de communauté existant dans le cours, notamment par l’évaluation de la capacité des personnes étudiantes à négocier leur inconfort dans des situations moins extrêmes. « The personality of a class as a whole and the intellectual and emotional maturity levels of individuals in the class are critical variables to consider » (p. 82). Comme enseignantes, nous devons donc avoir un plan B, nous garder une marge de manoeuvre qui nous permet de considérer cette option sans pression. Ensuite, elle souligne l’importance de fournir des outils d’analyse critique pour aller au-delà du premier choc.

Critical engagement can move students beyond crises marked by feelings such as guilt or shame to other, less paralyzing emotions. Teachers can give students critical tools in the form of theories and historical and cultural background so that they might engage with the texts […]. [Student’s] movement past crisis is contingent on their willingness to use the critical tools we give them to find ways of reacting, seeing, and reconciling the historical and social codes that condition how each of us is positioned to look at and to read the written texts and photographs.

Tucker, 2005, p. 84

Toujours selon l’autrice, cette méthode permet l’engagement des personnes qui s’identifient autant aux victimes qu’à leurs bourreaux. En ce sens, dans le cas dénoncé par Zellars, la panéliste ne répondait à aucun des critères de Tucker (présentation de six minutes, aucune connaissance de l’auditoire ou des copanélistes, aucune préparation ni aucun suivi avec des outils pédagogiques réfléchis). Ces critères peuvent également être réfléchis en fonction des questions présentées en introduction (créer des actrices et des acteurs de changement social ; centrer les expériences des personnes marginalisées ; reconnaître la diversité de nos populations étudiantes).

Et donc, qu’en est-il de ces fameux trigger warnings ? La responsabilité du corps enseignant, selon cette analyse, ne se situe pas tant sur le plan de l’avertissement, mais de la préparation. Les images, les vidéos ou les textes aux contenus émotivement chargés devraient être utilisés avec parcimonie, dans des contextes réfléchis et travaillés en conséquence par les personnes enseignantes. Un simple avertissement ne permet pas de préparer intellectuellement ni émotivement une salle de classe à réfléchir de manière critique à la violence. Il pourrait même servir à dédouaner la personne enseignante de sa responsabilité envers les impacts négatifs de certains contenus. Cependant, un avertissement permet d’ouvrir la discussion et de réfléchir avec les personnes du cours aux moyens à prendre pour créer une atmosphère propice aux discussions portant sur des sujets difficiles.

4. Les émotions, la rationalité et l’université

Déjà, dans les exemples abordés, les émotions sont omniprésentes. Parce que j’avance qu’il faut l’aborder de front avec les personnes dans nos salles de classe, une section sur cet enjeu s’impose.

L’université est souvent présentée comme l’endroit par excellence pour avoir des débats rationnels sur des sujets controversés. Certains qualifient les émotions dans le monde universitaire comme réprimées, voire taboues[7] :

Dans un monde qui produit de la science, où l’existence des sentiments est soit niée, soit dénigrée, où l’emphase est placée sur l’objectivité scientifique et sur la constance d’une rhétorique qui sépare « la personne et l’objet », les émotions, dit-on, ne doivent pas habiter ce monde de la rationalité.

Ehn et Löfgren, 2008, p. 284

Ce mythe libéral, entretenu par la gauche comme par la droite, présente la salle de classe comme un espace où les personnes étudiantes comme enseignantes doivent, en franchissant le pas de la porte, se défaire de leurs préjugés, de leurs visions politiques et de leurs émotions afin de s’engager dans un débat rationnel. Selon cette logique, toute réflexion est bonne à entendre, tant et aussi longtemps qu’elle reste détachée des émotions et du corps, tant qu’on reste dans l’intellectualisation et dans la rationalité (Baillargeon, 2019). Selon Elizabeth Ellsworth, même les textes fondateurs des pédagogies critiques cautionnent cette idée de la suprématie du débat rationnel :

By prescribing moral deliberation, engagement in the full range of views present, and critical reflection, the literature on critical pedagogy implies that students and teachers can and should engage each other in the classroom as fully rational subjets. […] In schools, rational deliberation, reflection, and consideration of all viewpoints has become a vehicle for regulating conflict and the power to speak, for transforming “conflict into rational argument by means of universalized capacities for language and reason” (Walkerine, 1985, p. 205).

Ellsworth, 1989

À l’instar des multiples critiques féministes qui remettent en question la dichotomie raison/émotions (voir entre autres Jaggar, 1989 ; Hemmings, 2005), créer un espace d’apprentissage nécessite de critiquer la raison et les savoirs validés par nos institutions comme seuls porteurs de savoirs légitimes. Cet espace doit permettre l’expression de ces sentiments tout en développant une responsabilité envers la collectivité. C’est donc permettre l’expression autant de la colère, de la frustration et de l’inconfort que de la joie, de la solidarité et de la curiosité, qui font partie intégrante de l’apprentissage, et donc de nos salles de classe. Mais c’est également développer une conscience de l’impact de nos paroles et de nos positions sur la collectivité et agir en conséquence.

Ainsi, le rôle de pédagogue féministe consiste à engager la population étudiante sur le plan affectif, afin que ses membres deviennent des actrices et acteurs de changement. Les auteurs ayant écrit sur l’affect nous rappellent « the importance of channeling emotions to do political work and also of being realistic about affect’s unreliability in producing politics » (Greyser, 2012, p. 87). L’idée n’est donc pas de simplement partager ses émotions. Les émotions sont socialement et collectivement construites (Ahmed, 2004) et sont influencées par nos visions politiques (par exemple, le sentiment d’injustice) ; elles sont donc parties prenantes des structures de pouvoir, de nos privilèges et de notre socialisation. Ce qui nous intéresse, c’est leur relation à nos analyses, à nos perceptions, à nos actions (Ellsworth, 1989 ; Rabinowitz, 2002). Par exemple, au lieu de condamner un commentaire provenant d’un parent d’un étudiant et minimisant la réalité du lynchage aux États-Unis, Tucker (2005) a demandé au groupe de réfléchir aux raisons qui pouvaient pousser quelqu’un à adopter cette position, d’analyser l’étendue de ces idées dans la population en général et, si cette idée est répandue dans un cercle social en particulier, d’identifier ce qui permettrait à une personne d’aller à contre-courant de ses pairs. Dans ce travail, les émotions liées à la résistance sont transformées pour discuter de leur inscription dans un contexte social plus large qui met en relief différentes dynamiques de pouvoir. Et cette tâche n’est ni simple ni facile. Il aura fallu à Bat-Ami Bar On, pédagogue critique chevronnée enseignant un cours sur les génocides, presque toute une session pour décoder l’attitude de nonchalance ⸺ « a kind of boredom with suggestions that this was due to previous exposure to the material » (2002, p. 235) ⸺ de ses étudiantes et étudiants comme une tactique d’évitement.

Il faut un va-et-vient entre nos émotions, les savoirs et nos objectifs politiques. Plutôt que de travailler à construire un environnement sécuritaire ou préfiguratif, il faut enseigner les outils qui permettent d’analyser les situations et de développer les réflexes de chercheurs scientifiques. Il faut identifier les différentes positionnalités dans les dynamiques de pouvoir, mais aussi avoir une pensée autoréflexive et développer des aptitudes pour transformer nos collectivités. Il faut travailler à aiguiser notre capacité à vivre avec des malaises.

5. Pistes pour la mise en application : des espaces d’apprentissage plutôt que des espaces sécuritaires

Plus facile à dire qu’à faire ! Souvent, il faut aller au plus simple : aborder le problème de front. De mon côté, j’amorce chaque semestre avec une conversation sur l’espace d’apprentissage. Cette conversation me permet d’aborder avec les étudiantes et étudiants les éléments développés dans cet article. Nous discutons des contenus, soulignant notamment la présence de contenus émotivement chargés. Certains peuvent dire qu’il s’agit d’un trigger warning. En effet, si certaines personnes sont conscientes de certaines vulnérabilités, elles peuvent m’en informer ou, au pire, se retirer du cours. Mais l’engagement que je prends avec ma classe, à ce moment, c’est d’essayer de faire preuve de discernement dans le matériel choisi et d’aller au-delà du sensationnalisme. Si mes choix peuvent être (et ils le sont parfois) contestés, cette conversation permet de sensibiliser l’ensemble de la classe au fait que certains enjeux sont délicats et de développer des mécanismes pour y répondre. Cette conversation nous permet également d’expliciter les avantages de porter un regard analytique sur des réalités difficiles, malgré ⸺ ou même surtout avec ⸺ notre vécu personnel. Je parle également de l’avantage de se trouver dans une posture d’inconfort, de ce que l’on peut en tirer, de son rôle dans l’apprentissage et de son rôle dans la transformation autant de soi-même que de la société.

Cette conversation me permet également d’aborder l’enjeu de la préfiguration. La salle de classe n’est pas un groupe militant affinitaire ; nous sommes réunies et réunis sur la base d’un désir commun d’apprentissage, et non sur une base d’unité politique. Cette discussion me permet d’aborder un autre problème qui n’est pas central à cet article, mais important dans la construction d’une dynamique de classe : l’inégalité des savoirs et la rectitude politique. En effet, je retrouve dans mes cours en études féministes des personnes qui sont très avancées sur le plan des théories féministes et queers, de par leurs lectures personnelles, leur militantisme ou leur contact avec d’autres. D’autres en sont à leurs premiers pas. Les « ferrées de théorie féministe », comme je les appelle, s’engagent parfois dans une course au radicalisme ou à la ligne juste. Une réponse trop acerbe, trop rapide, des soupirs répétés, il en faut peu pour instaurer chez les autres l’impression qu’une maîtrise avancée de la théorie queer est nécessaire pour prendre la parole dans ce cours. Cette dynamique laisse peu de place à l’erreur et à la bienveillance et, si elle n’est pas contrôlée, elle se termine souvent par une autocensure des personnes qui possèdent peu de connaissances.

Afin de désamorcer cette dynamique, j’essaie d’amener les étudiantes et étudiants à réfléchir à leur propre processus d’apprentissage. Qui sont les personnes qui leur ont appris le féminisme ou le queer ? Quels textes ou quelles lectures leur ont ouvert les yeux ? Ont mis des mots sur une réalité qu’elles et ils vivaient ? On a toutes et tous eu des moments où l’on ne savait pas, où l’on a utilisé les mauvais mots, où l’on n’a pas saisi l’impact de nos propos sur les autres, où l’on a réalisé notre contribution, involontaire, à la domination des autres. Comment notre transformation s’est-elle réalisée ? Qu’est-ce qui nous a permis de cheminer ? Comment pouvons-nous participer au cheminement des autres ? Cet exercice me permet de recadrer chaque individu comme une personne apprenante ⸺ même si elle est positionnée différemment dans ses apprentissages ⸺ et d’installer un minimum de sentiment de bienveillance envers les autres. Si quelqu’un est instruit en théorie queer, cette personne peut devenir celle qui ouvrira les yeux d’un autre, plutôt que de les lui fermer.

Et finalement, nous parlons de la place des émotions, de la place de la colère, de la place de l’inconfort et de la place de l’espoir. Le premier réflexe des étudiantes et étudiants est souvent de réitérer que tant que nous restons dans un débat rationnel, nous garantissons le respect des autres. Je déconstruis donc le mythe libéral avec elles et eux, en parlant de la colère légitime, de la relation des femmes à la colère, de la colère dans les échanges entre les féministes blanches et les féministes noires en particulier. Nous parlons de culpabilité, de white guilt et de fragilité. Nous parlons de la peur. Nous parlons d’audace et de risque. Nous parlons d’entitlement. Nous parlons de vulnérabilité.

Cet exercice n’est pas parfait et ne convainc pas tout le monde. Mais il entame une conversation sur les dynamiques de pouvoir à l’intérieur même de la salle de classe et met en relation le pouvoir, le savoir et les émotions. Il ouvre la porte à ce que nous puissions continuer la discussion pendant toute la session. Et nous y revenons périodiquement.

Se recentrer sur une pédagogie féministe et antioppressive, ce n’est pas faire de la classe un espace parfait où chacune et chacun a le mot juste et où tout le monde se sent en sécurité. Adopter des pédagogies féministes, c’est d’abord redonner du pouvoir aux personnes marginalisées. C’est ensuite former nos étudiantes et étudiants pour qu’elles et ils deviennent des actrices et acteurs de changement et de transformation, peu importe leur statut et leurs privilèges. La transformation ne se fait pas en vase clos, entre personnes déjà conscientisées. Elle se fait à travers des interactions avec des personnes plus ou moins conscientisées, avec plus ou moins de privilèges, et dans des espaces plus ou moins sécuritaires. Elle se fait en commettant des erreurs, quand on peut en tirer des leçons. Elle se fait dans nos salles de classe et à l’extérieur de ses murs.