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DC : Anne Michaud, vous avez été l’une des fondatrices du réseau Femmes et Villes International et vous avez été très active au niveau local, à la Conférence régionale des élus (CRÉ) et à la Ville de Montréal. Pourriez-vous nous parler de cette expérience?
AM : Avant d’arriver à la Ville de Montréal, dans les années ‘70, j’ai été co-fondatrice du Mouvement contre le viol et du Regroupement des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS). Toute la question de la violence faite aux femmes a toujours été pour moi extrêmement importante.
Je suis entrée à la Ville de Montréal en 1989 et, en 1992, je suis devenue coordonnatrice du programme « Femmes et ville ». La première coordonnatrice du programme, Madame Marie-Dominique Lahaise, avait déjà commencé à développer des contacts avec des consoeurs d’autres villes canadiennes, parmi lesquelles Madame Caroline Whitesman, de Toronto, qui travaillait sur cette question. Nous avions donc commencé les échanges avec elles et, au début de mon mandat, en 1992, l’une des premières choses que nous avons faites a été d’adapter un outil pour faire les marches exploratoires sur la sécurité des femmes créé par Women Plan Toronto. Ce premier outil francophone a été adapté grâce à la collaboration des centres de femmes de Montréal.
En 1994 a eu lieu le premier évènement international de haut niveau, soit une conférence de l’OCDE sur la thématique « Femmes, logements et services sociaux » à laquelle j’ai assisté avec quelques autres Canadiennes. À cette occasion, nous avons rencontré des femmes d’autres pays et nous avons commencé à développer le réseau, soit avant même l’arrivée d’Internet. Ainsi, le fait de n’appartenir à aucune église ou camp est pour moi une seconde nature. Il s’agit plutôt de faire le pont entre différents réseaux, personnes et organismes.
Par la suite, en 1996, il y a eu à Istanbul la Conférence des Nations Unies sur l’habitat humain (Habitat II) qui fut la dernière grande conférence internationale organisée par les Nations Unies dans les années ‘90. J’y suis allée en obtenant mon propre financement, puisque j’ai été invitée à donner des conférences sur la sécurité des femmes. J’étais donc membre de la délégation canadienne puis représentante de la Ville de Montréal, mais je n’étais pas logée avec les délégations officielles. Je me suis donc retrouvée dans un autre hôtel avec un autre membre de la délégation canadienne, Monsieur Jacques Jobin, à l’époque directeur des affaires internationales de la Fédération canadienne des municipalités (FCM). Il m’a dit à cette occasion qu’il disposait d’un budget de 20 000 $ et qu’il désirait, si la Ville de Montréal acceptait, de produire un document sur les questions « Femmes et ville » et « Femmes et développement local ».
En arrivant à Istanbul, comme je représentais un pouvoir local, j’ai aussi été mise en lien avec l’une des grandes associations internationales des pouvoir locaux, International Union of Local Authorities (IULA), qui était en train de développer une déclaration mondiale. C’est ainsi que j’ai collaboré à la rédaction de cette déclaration qui ne portait au départ que sur l’augmentation du nombre de femmes en politique municipale. En tant que praticienne dans la dimension administrative des politiques, j’ai mis de l’avant la question de comment passer de la politique et de l’intention à la pratique réelle pour qu’il puisse y avoir des impacts réels. En collaboration avec IULA j’ai développé la partie plus opérationnelle de la déclaration sur l’importance d’intégrer l’analyse différenciée selon les sexes (ADS) à la pratique de gestion des autorités locales. La déclaration finale avait donc plusieurs volets, soit un volet politique, un volet international et un volet très local.
Par la suite, nous avons utilisé cette déclaration dans les villes, parce qu’il existait un problème fondamental au niveau des stratégies : dans les cinq autres conférences mondiales, tous les groupes de femmes faisaient des demandes liées aux négociations en cours qui touchaient essentiellement les responsabilités des gouvernements nationaux. Or, à Istanbul, on traitait de problématiques faisant l’objet de décentralisation et de déconcentration et qui relevaient de plus en plus des pouvoirs municipaux. Monsieur le maire Pierre Bourque était présent, il participait à cette première assemblée mondiale des villes et des pouvoirs locaux où un grand nombre de villes ont ratifié les engagements de cette conférence (Habitat II).
Au retour d’Istanbul, le gouvernement fédéral qui avait négocié le contenu de l’entente s’en est désengagé, puisqu’il s’agissait de responsabilités de compétence provinciale et municipale. L’idée était d’adopter la déclaration mondiale et de faire en sorte qu’il y ait de plus en plus de gouvernements locaux dans le monde qui la ratifie et qui prennent des engagements d’une intégration concrète de cette déclaration : la participation des femmes, la consultation, la collecte de données ventilées selon les sexes, etc. Cet évènement marque un tournant très important et ce qui fut unique dans mon positionnement était que je venais de cette branche autorité locale.
À Paris, à l’OCDE, j’avais rencontré Madame Sandy Sheelan qui est une des têtes de Groots International un réseau international de groupes de femmes, surtout dans les pays du Sud, et qui travaille au renforcement des capacités des femmes sur les thématiques liées aux établissements humains, donc tout ce qui est lié à la construction, la reconstruction après les désastres, au transport, à l’accès aux services de base, etc. J’ai donc rencontré aussi à Istanbul la « Super coalition », un regroupement de groupes de femmes parmi les ONG. Comme j’avais accès à l’ensemble des gens qui négociaient sur le terrain, j’ai commencé à développer des liens entre les réseaux des groupes de femmes pour collaborer aux négociations, particulièrement celles portant sur le paragraphe 46 du Programme pour l’habitat qui portait spécifiquement sur l’égalité entre les sexes et plusieurs autres engagements, par exemple le paragraphe 29 qui porte spécifiquement sur la question de la sécurité des femmes dans les villes. C’est aussi à cette occasion que j’ai fait une proposition formelle de créer un réseau international Femmes et villes à un ensemble de représentantes dont celles de Groupe Cadre de Vie et de Euro-Femmes pour favoriser le partage des pratiques et des connaissances sur le thème spécifique de la place des femmes dans le développement des villes.
J’ai mis en contact les groupes de femmes de la base et les femmes de IULA dont Madame Margareth Widstrom qui était la présidente du comité femmes de IULA à l’époque. Ce lien s’est concrétisé lors du lancement de la Déclaration de la UILA au cours d’un atelier de la séance annuelle de la Commission de la condition de la femme (de l’ONU) à New York. Ce lancement a été organisé avec la Commission Huairou. Cette dernière tire son nom de la Conférence de Beijing qui a eu lieu en 1995, alors que le Secrétaire général d’Habitat était venu consulté les groupes de femmes et s’était engagé à donner une place importante aux revendications et à la participation des groupes de femmes de la base dans le cadre de la Conférence d’Istanbul.
En 1998 delà Déclaration de la IULA est adoptée et les groupes de femmes ont alors commencé des dialogues locaux (local to local), l’idée étant de favoriser des lieux de partage et d’échange entre les citoyennes et les élues municipales et les élus municipaux à l’échelle des communautés locales un peu partout à travers le monde. L’incorporation officielle de Femmes et villes international a eu lieu en 2003, mais de façon informelle sa première activité internationale a été l’organisation du premier séminaire international sur la sécurité des femmes en mai 2002 à Montréal. De plus en plus, il y avait à l’échelle internationale un intérêt pour ces questions-là alors je me suis dit plutôt que de me promener pour leur dire ce que nous faisons ici on va les faire venir ici. Grâce à l’époque au Comité d’action Femmes et sécurité urbaine (CAFSU) qui était une table de concertation de partenaires locaux. Ce comité a été très riche en réalisations grâce au partenariat développé. Il a mis en place des services comme le « service entre deux arrêts » reconnu en 2000 comme une des meilleures pratiques : il a obtenu un prix donné conjointement par UN Habitat et la municipalité de Dubaï. En fait, le « service entre deux arrêts » s’est inspiré de Toronto; c’est plutôt le processus de concertation qui a été primé. Madame Johanne Bouchard représentait la table des groupes de femmes à Montréal a fait cette demande, puis la Société de transport de Montréal (STM) a accepté un projet pilote qui a été fructueux. Ce fut une démonstration concluante de l’extrême richesse pour les pouvoir locaux de faire appel à l’expertise quotidienne des femmes, de reconnaître que ce sont les femmes qui sont expertes de leur vie quotidienne. Ce fut aussi une démonstration des mécanismes par lesquels les institutions développent des alliances et des collaborations avec des groupes sur le terrain.
DC : À l’heure actuelle en 2011 quels sont les dossiers et les intérêts de Femmes et villes international?
AM : Pour les dernières années je peux moins en parler parce que si j’ai été parmi les cofondatrices alors que j’étais coordonatrice du programme «Femmes et villes» de la Ville de Montréal, je me suis retirée du conseil d’administration après mon départ en 2007, pour pouvoir agir comme conseillère, ce que j’ai fait à quelques reprises. Dans les dernières années, Femmes et villes international a développé plusieurs projets à l’échelle canadienne. Un projet auquel j’ai collaboré a été celui de développer des formations pour quatre groupes de femmes à travers le Canada, financé par Condition Féminine Canada, pour adapter la méthodologie des marches exploratoires à des groupes de femmes ayant des problématiques particulières : des femmes autochtones en Alberta, des femmes des communautés culturelles en Ontario, des femmes aînées à Gatineau et un groupe de femmes handicapées ici à Montréal. J’ai donc développé tous les outils pour faire la formation d’accompagnement pour démarrer le projet. Au cours de ce projet, j’ai développé plusieurs collaborations avec des agences de Nations Unies qui travaillent sur ces questions comme ONU-Habitat et ONU-Femmes. À l’heure actuelle, Femmes et villes international travaille sur plusieurs projets avec des agences de Nations Unies pour le développement d’outils sur la question de la sécurité des femmes et plus largement de l’intégration de l’approche de genre à l’échelle des villes.
DC : Quels sont d’après vous les défis travaillera relever au niveau local au Québec et à l’international?
AM : Pour avoir suivi le milieu pendant plusieurs années, je pense que nous sommes en train d’en arriver à la quadrature du cercle. Au Québec, le principal outil politique destiné à ce que les femmes aient plus de pouvoir au niveau régional et local a été le programme À Égalité pour Décider : il a été pourvu d’une enveloppe d’un million de dollars depuis environ une dizaine d’années. On parle donc de plus de 10 000 000 $ qui ont été dépensés en subventions pour les groupes de femmes et de différents organismes comme les Conférences régionales de élus (CRÉ) à l’échelle du Québec pour qu’il y ait plus de femmes en politique municipale et nommées sur les instances régionales. Il y a eu des initiatives similaires en Europe, et je ne sais pas si ces programmes ont été évalués de façon sérieuse. L’essentiel des ressources ont été mises dans ces programmes, mais nous n’en avons jamais mesuré les impacts. C’est bien beau de vouloir que les femmes partagent à la prise de décision au niveau des dossiers locaux, mais encore faut-il qu’une fois élues, elles aient une réelle influence sur les décisions.
En 2003, j’ai également participé à l’annonce des résultats d’une recherche sur le sujet qui a démontré que l’influence des femmes est encore limitée. Les femmes continuent d’être nommées sur les dossiers sociaux, sans envergure et à petits budgets. Pour les dossiers économiques, les budgets restent dans les mains des hommes qui continuent de faire leurs affaires au club de golf ou en jouant à la crosse ou autre, selon les pratiques culturelles.
C’est intéressant d’avoir de la longitudinalité parce que nous assistons à l’heure actuelle à la fin de la première vague des mandats en même temps que beaucoup de pays dans le monde ont adopté des quotas et des lois sur la parité pour forcer l’arrivée des femmes sur les instances locales et régionales. Par exemple, un million d’Indiennes ont été nommées sur les instances locales du jour au lendemain, pour les plupart des femmes qui n’étaient absolument pas préparées ou même formées, plusieurs d’entre elles étant analphabètes. Nous avons donc assisté à l’arrivée de ces femmes dans un milieu pas du tout préparé pour les accueillir, les former et les soutenir dans l’occupation de ces fonctions. On a déjà pu observer qu’après une première vague d’augmentation du nombre de femmes, et ce phénomène a été documenté à l’échelle internationale, on a assisté à un grand nombre de retraits. Plusieurs femmes ne désirent pas effectuer un deuxième mandat puisqu’elles n’ont pas pu développer de compétences et n’ont pas senti qu’elles servaient à quelque chose. Elles se sont retrouvées dans des situations où les gars prenaient les décisions. De plus, ce n’est pas un milieu qui est compatible du tout avec les responsabilités familiales à cause des horaires et de la charge de travail.
Je pense qu’on doit se poser une première question fondamentale sur la pertinence de continuer à investir et à mettre tous nos oeufs dans ce même panier. Il y a une réticence extrême, suite à beaucoup d’ouverture, à adopter la déclaration de IULA dans plusieurs municipalités, villes et organismes provinciaux, donc à passer de la parole aux actes. Ça reste l’enjeu majeur. Je vais vous donner un exemple flagrant : la Ville de Montréal, je peux en parler parce que je n’y étais plus, a adopté une politique municipale sur l’égalité entre les femmes et les hommes sans y adjoindre un budget en disant que ce seront les arrondissements et les services municipaux qui trouveront ces budgets et mettre en oeuvre la politique. Adopter des politiques, s’engager à, c’est bien beau, mais si ce n’est pas suivi d’un engagement formel à ce qu’il y ait des budgets et des ressources humaines suffisantes pour assurer la réalisation, au suivi et à l’évaluation d’un plan d’action, on reste au niveau des promesses de politiciens et politiciennes.
Quand on veut pénétrer le système pour qu’au niveau de la gestion et de l’administration il y ait un impact réel, on se retrouve devant des murailles de Chine toutes plus hautes les unes que les autres et on fait face à une élimination presque certaine. C’est comme si les administrations locales avaient un enzyme glouton qui détecte la volonté de véritablement intégrer une approche de l’égalité et qui les digère le plus rapidement possible.
DC : Et que conclure?
AM : En conclusion, il faut prendre conscience du fait que tant qu’il n’y aura pas de ressources administratives et de budgets qui sont mis à la disposition des instances locales et régionales dans une approche de concertation, de participation citoyenne, de collaboration avec les groupes de femmes et l’ensemble des partenaires locaux qui disposent des informations, des leviers et des ressources dans tous les domaines, on ne pourra pas aller plus loin. L’enjeu est fondamental puisque nous sommes dans une crise de la gouvernance locale à l’heure actuelle qui est généralisée, il y a une perte du sens, des valeurs et de l’éthique. Je pense que la question entre autre de l’éthique de la gouvernance locale doit être abordée de façon ouverte, que ça devrait être un nouveau sujet de réflexion et d’échange justement parmi, entre autres, les chercheurs qui veulent aider l’avancement du terrain parce que toutes ces relations entre les municipalités, la dévolution des responsabilités provinciales aux municipalités québécoises, les ressources dont les municipalités disposent, la relation entre les municipalités et les fournisseurs, toute la question de l’offre de services, toute l’organisation et la structure de livraison de l’offre de services locale doit être repensée à la lumière de ces grands rêves et de ces grandes utopies de la participation citoyenne. Tout cela doit être suivi et documenté de près et faire l’objet de partages internationaux de pratiques locales pour pouvoir avancer plus concrètement sur le terrain. On pourrait finir en disant : vaste programme!