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Le commerce équitable (CÉ) constitue une pratique commerciale en pleine évolution et en pleine croissance. Il s’est révélé comme une solution alternative à la rigidité du marché traditionnel pour devenir un mécanisme qui se positionne au coeur des nouveaux mouvements sociaux économiques. Le CÉ a évolué de façon notable depuis sa création il y a soixante ans. L’ouvrage de Lemay et de ses collègues fournit une synthèse sur un sujet d’actualité qui se rapporte aux défis du commerce international. Le profil et l’expérience des auteurs (respectivement chercheur-acteur, universitaire et praticien) se complètent. Il faut noter que ce livre a été conçu pour un public qui possède déjà des connaissances sur le commerce équitable et qu’il a été écrit par des auteurs francophones qui ajoutent à la production de textes en français sur le commerce équitable. Le lecteur pourra y explorer les divers aspects du mouvement équitable, notamment son contexte historique, la composition de ses filières, ses stratégies d’affaires, les mécanismes de certification, les principaux enjeux et les perspectives futures. Le livre fournit des exemples pragmatiques pour comprendre la pratique du mouvement équitable, l’un d’entre eux étant l’expérience de la centrale d’achat Solidar’Monde. Le livre est composé de trois parties. La première vise à définir le commerce équitable, tout en expliquant la transformation du phénomène au cours des années ainsi que le fonctionnement des principales filières. La seconde cherche à faire comprendre la pratique du CÉ à partir de certaines théories en lien avec le phénomène. C’est dans cette section que les auteurs décrivent le commerce équitable comme étant un nouveau mouvement social. Dans cette même section, les auteurs se demandent si le CÉ atteint vraiment ses objectifs et proposent deux dimensions d’évaluation d’impacts : l’idée d’« attribution » et la logique de « contribution ». La troisième partie analyse les enjeux du CÉ, plus précisément la multiplication des labels, le dilemme de la massification et les stratégies nationales, par exemple l’émergence des plateformes domestiques et des circuits locaux équitables. Le rôle central du partenariat entre les acteurs du Nord et ceux du Sud est souligné dans cette section dans le sens où il doit être renforcé par des relations mieux négociées, mieux articulées et mieux soutenues à long terme.
Une exploration plus approfondie de chaque partie du livre révèle, dans la première section, cinq phases évolutives de la mouvance équitable. La schématisation des phases d’évolution ajoute à la notion de progression du commerce équitable soulevée auparavant par d’autres auteurs comme Gendron, Bisaillon et Otero-Rance (2009), Davies (2007) et Diaz-Pedregal (2006). Cette section du livre fait état de l’architecture internationale actuelle du mouvement ainsi que des défis du CÉ d’aujourd’hui. Dans cette même partie, les auteurs abordent le fonctionnement des principales filières du CÉ : la filière « intégrée » ou encore « spécialisée » et la filière « labellisée ». La première incarne le modèle historique du CÉ axé sur l’accomplissement d’idéaux. Dans cette filière, des produits à la fois artisanaux et alimentaires sont commercialisés. Dans la deuxième filière, on échange principalement des produits agroalimentaires certifiés et en grand volume. Le respect de standards précis concernant la production et la commercialisation est un élément important de ce modèle. L’analyse du fonctionnement des deux filières constitue une des principales contributions du livre, puisque les parties prenantes sont bien identifiées et les modalités de contrôle menant à une certification ou à un label FTO/FLO sont explicitées.
La deuxième partie du livre met en relation les notions théoriques et les aspects pratiques du commerce équitable. Pour rapprocher le clivage entre ces deux facettes, les auteurs favorisent cinq thématiques particulières : (1) le prix équitable et le fonctionnement des marchés, expliqués par la théorie économique et la théorie de régulation des prix : (2) les tensions existantes entre l’approche marchande et l’approche solidaire, pouvant être éclairées par l’économie des conventions et le relativisme éthique : (3) l’opposition entre deux visions du CÉ : une pratique commerciale visant le développement international et un nouveau mouvement social poursuivant le renforcement des capacités d’association et de solidarité. Ces deux visions sont saisies à travers les notions d’économie sociale et d’économie solidaire : (4) les activités commerciales dans les deux filières du CÉ, expliquées par la théorie des chaînes de valeur qui « analyse la gouvernance entre tous les maillons d’activité qui participent à la transformation et à la circulation des produits concernés » (p. 62) ; (5) la perspective de consommation responsable justifiant le choix réfléchi des acheteurs lorsqu’ils considèrent les critères sociaux, environnementaux et économiques qui demeurent, de façon implicite ou explicite, dans les produits issus du CÉ.
La pratique du commerce équitable, telle qu’on la connaît aujourd’hui, est cataloguée par les auteurs comme une nouvelle tendance de l’économie sociale. Ils l’inscrivent donc dans une troisième génération de mouvements sociaux où figurent aussi la finance solidaire, la consommation responsable et la finance éthique. C’est ainsi que les auteurs situent le CÉ comme « un mouvement social, inscrit dans l’économie solidaire et lié aux pratiques de coopération internationale » (p. 57-59). Cet angle de positionnement constitue, à notre avis, un autre apport théorique du livre. Plus encore, les auteurs placent le CÉ au sein de la dernière phase évolutive du secteur de l’économie sociale et solidaire, où des éléments comme le réseautage, le partenariat et l’internationalisation jouent un rôle primordial.
Cette partie du livre se termine par une réflexion intéressante sur la façon dont les acteurs eux-mêmes expliquent les impacts du commerce équitable. Certes, la mise en valeur des impacts positifs sert à maintenir la crédibilité de la mouvance et contribue à accroître l’intérêt du public. Cependant, les études d’impact sont souvent conflictuelles et difficilement comparables. C’est précisément en abordant cet enjeu que les auteurs font une autre contribution : ils considèrent que « ce ne sont pas des raisons techniques qui rendent l’analyse de l’impact du CÉ difficile, mais plutôt des questions de philosophie d’évaluation » (p. 68). Plus précisément, les auteurs postulent qu’à l’heure actuelle les impacts du CÉ sont, dans la plupart des cas, évalués sous une optique d’« attribution ». Dans le sens le plus strict du terme, cette logique considère l’évaluation en fonction d’indicateurs et toujours dans une relation linéaire entre le prix équitable et le revenu des producteurs. Plus encore, dans cette logique, les mesures du développement social sont limitées à la construction des infrastructures ou à un montant d’appui économique octroyé à un groupe particulier de producteurs.
Pour ces raisons, les auteurs nous proposent d’aller au-delà des indicateurs pour comprendre l’influence du commerce équitable, en fonction de ses impacts, dans une logique de « contribution ». Selon ce raisonnement, « il existera toujours une différence entre les objectifs formulés par les acteurs et les pratiques observées » (p. 79), puisque le commerce équitable ne peut être considéré comme le seul facteur de changement. Dans l’optique de contribution, les impacts du CÉ devront être mis en contexte selon la dynamique culturelle et les territoires, tout en tenant compte des capacités organisationnelles des acteurs comme agents de changement.
La troisième et dernière section du livre fournit une analyse des enjeux du commerce équitable. Elle aborde premièrement la multiplication des nouveaux labels dits indépendants comme dans le cas d’UTZ Certified et d’Ecocert. Ces labels « rivaux » sont une réponse aux lacunes de la certification de référence FLO. Ensuite, les auteurs explorent le dilemme de la massification où les systèmes de garantie d’entreprise, voire les programmes équitables « autoproclamés », jouent un rôle particulier. Lemay et ses collègues suggèrent que des firmes privées comme Nestlé, Starbucks et Tim Hortons ont adopté partiellement le CÉ tout en développant une double stratégie. D’une part, ils cherchent à assurer le ravitaillement, la stabilisation de la production, le contrôle des prix et de la demande ; d’autre part, ils montent des campagnes de crédibilité pour soigner leur image.
L’une des contributions à retenir dans cette section porte sur les trois scénarios envisagés pour le mouvement équitable : (1) la dilution progressive du CÉ par rapport à la multiplication des labels et des alliances avec des acteurs conventionnels ; (2) l’institutionnalisation verticale du CÉ moyennant l’intervention étatique ; (3) la recomposition du CÉ autour des pratiques nouvelles. Nonobstant cette vision trichotomique, les auteurs favorisent l’apparition d’un commerce équitable reconstitué à partir des nouvelles formules d’ordres économique, social et environnemental. C’est dans cette démarche d’ajustement mutuel que l’émergence des initiatives nationales du CÉ semble porteuse, car « elle permet la réappropriation du CÉ au Sud ainsi que le développement local » (p. 124) et « elle fournit aussi les germes menant à la souveraineté alimentaire » (p. 125).
Le lien entre le commerce équitable et d’autres mouvements sociaux et économiques, notamment le mouvement coopératif et la souveraineté alimentaire, est souligné dans le scénario de « recomposition » de la mouvance. Le commerce équitable a des éléments de convergence avec le coopératisme, puisque plusieurs efforts équitables au Nord comme au Sud ont émané de l’organisation collective. Plus encore, les produits équitables des deux filières sont négociés entre coopératives et financés par des coopératives. Le mouvement coopératif donne une force particulière au CÉ non seulement en ce qui touche l’auto-organisation, mais aussi parce qu’« il permet au CÉ de résister à la récupération des firmes privées » (p. 153). En ce qui a trait à la souveraineté alimentaire, les éléments de rapprochement entre celle-ci et le CÉ concernent le droit des cultivateurs de définir leurs propres politiques de production, d’alimentation et d’échanges commerciaux. Dans ce sens, la souveraineté alimentaire et le CÉ servent aussi à la réappropriation de l’agriculture familiale, durable et équitable et ajoutent au développement local, voire rural.
Cet ouvrage mérite d’être placé parmi les livres de référence en langue française sur le commerce équitable. Les étudiants de diverses disciplines liées à la question, les chercheurs-acteurs ainsi que les professionnels s’en inspireront pour mieux saisir les enjeux et les perspectives du CÉ, à partir d’une vision unique d’auteurs engagés et spécialistes des mouvements issus de l’économie sociale et solidaire.
Parties annexes
Bibliographie
- DAVIES, Iain A. (2007). « The Eras and Participants of Fair Trade : an Industry Structure / Stakeholder Perspective on the Growth of the Fair Trade Industry », Corporate Governance, vol. 7, no 4, p. 455-470.
- DIAZ-PEDREGAL, Virginie (2006). « Le commerce équitable : un des maillons du développement durable? », dans Développement durable et territoires. Dossier 5 : Économie plurielle, responsabilité sociétale et développement durable. En ligne : developpementdurable.revues.org/index1644.html. Consulté le 23 juin 2010.
- GENDRON, Corinne, BISAILLON, Véronique et Ana I. OTERO-RANCE (2009). « The Institutionalization of Fair Trade : More Than Just a Degraded Form of Social Action », Journal of Business Ethics, vol. 86, supplement, p. 63-79.