Corps de l’article

Figure

-> Voir la liste des figures

Dans cet ouvrage, Arturo Escobar, anthropologue américano-colombien et pionnier des approches visant à décoloniser les politiques de développement à l’occidental, propose «  une écologie au-delà de l’Occident  ». Le titre de son livre introduit d’entrée de jeu un mot composé nouveau, réunissant deux verbes au-delà de leur clivage habituel : sentir-penser.

Ce néologisme ne vient pas de l’auteur. Il l’hérite d’un compatriote, Orlando Fals Borda (1925-2008), aussi illustre en Amérique latine que Paolo Freire, mais inconnu dans le monde francophone, parce que non traduit. Un ouvrage récent (Diaz et Godrie, 2020) devrait aider à rattraper ce retard. Fals Borda y est présenté comme figure de l’intellectuel décolonial engagé dans les luttes colombiennes de la fin du vingtième siècle, pionnier de la Recherche-Action-Participative (RAP), mais aussi d’une première faculté de sociologie en Amérique latine en 1961, où il a développé ce qui est reconnu après sa mort, comme Una sociologia sentipensante para America Latina (Fals Borda, 2015). Ce terme lui aurait été inspiré «  par les pêcheurs de San Martin de la Loba qui utilisaient ce mot pour insister sur l’importance de penser avec le cœur et de sentir avec la tête » (Godrie, 2020). Les acteurs de la RAP sont des êtres sentipensants, empathiques, conscients, ce qui leur permet de vivre, de sentir et ressentir, et en même temps, de penser et d’exprimer leurs expériences vécues avec les autres et même avec la Terre, environnement opaque et calleux infralinguistique, s’il en est.

Mettre en culture ce sentir-penser avec la Terre est l’objectif du livre d’Arturo Escobar. Il le fait précisément en se situant au niveau socio-politique des luttes territoriales particulièrement vives en Colombie. Elles constituent le cœur pensant du livre. Elles nous plongent dans des mondes qui émergent territorialement, remettant en cause les identités nationales et même les conceptions ontologiques de la vie.

La question des identités ethnico-territoriales et celle de la crise de la vie ont pris une importance cruciale. Ainsi dès les années 90, des universitaires et des acteurs des mouvements sociaux parlaient déjà de la profonde interdépendance entre les cultures, les cosmovisions indigènes ou afro-descendantes et la conservation de la bio-diversité. C’est ce que j’ai décrit comme l’irruption du biologique comme fait social global… Aujourd’hui, l’articulation entre luttes territoriales et défense de la vie terrestre est mise en danger par le capitalisme. (p. 86)

Pour lutter contre ce danger, cet ouvrage propose en final la création d’un espace de pensée transitionnelle. Dans le chapitre 1, L’auteur fait d’abord un survol de l’histoire du développement et du post-développement depuis les années 1950 : « La crise écologique a le potentiel de déstabiliser n’importe quel contexte de développement existant » (p. 47). Mais elle ouvre aussi un espace pour la décolonisation.

Le chapitre 2 de cet ouvrage présente cinq courants novateurs « au-delà du développement et de la modernité occidentale» : le courant Modernité, Colonialité et Décolonialité ; l’alternative du Buen Vivir ; le Post extractivisme ; la Quête d’un nouveau modèle de civilisation. Le cinquième, Communauté, relationalité, plurivers, offre une première introduction aux deux principaux concepts développés par Escobar : les ontologies relationnelles et le plurivers.

Le ontologies relationnelles s’opposent à « l’ontologie moderne, appelée dualiste, car basée sur la séparation radicale entre nature et culture, corps et esprit ». En Occident et ailleurs, «le monde est peuplé d’individus qui manipulent des objets et se meuvent sur des marchés » (p. 74). Un principe fondamental des ontologies relationnelles est que « toutes les choses du monde sont faites d’entités qui ne préexistent pas aux relations qui les constituent (…) Dans ces ontologies, les territoires sont des espaces - temps vitaux d’interrelation avec le monde naturel» (p. 75-76). Chacun représente un univers en-soi, où « nous vivons tou.te.s et tout vit dans le plurivers». Nous vivons dans un monde de plurivers extrêmement biodiversifiés. « Cette affirmation ne peut être démontrée théoriquement (…) Elle découle plutôt de l’expérience ou si l’on veut, d’une position éthico-politique indémontrable. Pénétrer dans le champ de la relationnalité (…) requiert en quelque sorte une conversion ontologique, qui implique de prêter attention aux groupes et aux manières de penser qui ont cultivé à travers le temps des formes relationnelles d’existence, mais aussi l’invention perpétuelle de nouvelles pratiques sociales et techniques. » (p. 77).

Le chapitre 2 se termine sur une position tranchée qui ouvre la suite : « Étant donné que la globalisation néolibérale est une guerre menée contre les mondes relationnels (…) l’activation politique de la relationalité et de la lutte pour le plurivers doit devenir l’une des formes principales de la pratique politique (p. 83).

Le chapitre 3 présente de façon très détaillée ces luttes de droits au territoire à partir de pratiques précises : Trois brefs récits de luttes territoriales ; Territoires de différence : l’émergence du “territoire” en Amérique latine ; L’écologie politique du Processus des communautés noires ; Géo-graphier et ré-exister avec les territoires.

Le chapitre 4, Faire monde : ontologie et politique, précise le tournant ontologique avec la notion de monde. À partir de différentes définitions, l’auteur voit l’ontologie comme une vision du monde enactant ses différents éléments, les mettant ensemble, en sens, en forme. Et il situe sa vision d’une ontologie relationnelle parmi une longue liste de courants scientifiques : l’écologie, la théorie des systèmes, la théorie de l’autopoïesis de Maturana et Varela, les théories de la complexité, des réseaux et de certaines philosophies du web (p. 122). Sa spécificité serait d’oser opérer ce tournant d’une ontologie relationnelle au niveau de nouvelles pratiques et politiques territoriales. « Dans le sillage de la sociologie des absences et des émergences imaginées par Santos, l’ontologie politique cherche à rendre visibles les multiples manières de "mondifier" la vie, tandis que la pratique politique ontologique contribue à défendre activement ces mondes, à partir de l’approche qui est la leur » (p. 130). Pour s’émanciper d’une centration trop étroite sur le logos, parler de pratique politique ontoformatrice nommerait peut-être plus justement le type d’accompagnement requis par l’émergence de ces cosmogénèses territoriales. Mais une dimension fondamentale de recherche-action participative est identifiée.

Pour opérer ce tournant d’une ontologie politique relationnelle, au moins au niveau des luttes territoriales, le dernier chapitre propose de créer un espace d’études des transitions avec trois volets : 1- Études pluriverselles, entre autres à l’intérieur des universités. Un autre monde académique est-il possible ? ; 2- Études des transitions, dans les Nords, les Suds, les régions ; 3- Design et stratégies de communication (voir le tableau 7, p. 175).

Ce livre est à lire pour s’alphabétiser un peu aux « plurivers » de notre univers et essayer de faire corps et monde avec eux, dans cette période de transition politique et ontologique, entre écodéformation effondrante, mortifère, et écoformation relationnelle permanente. J’y suis entré grâce à l’interrelation avec Dominique Cottereau qui signe la postface du livre sur la Genèse de l’Écoformation (Pineau, 2023). Elle y signale comment, dans les récits écobiographiques nés d’ateliers d’écritures qui ont produit le livre Dehors. Ces milieux qui nous transforment (Cottereau, 2017), elle se sentait « proche de la sentipensée » proposée par le sociologue sud-américain Orlando Fals Borda, repris par l’anthropologue Arturo Escobar (Cottereau, 2023, p. 221). Je n’avais plus entendu parler de ce sentipensar depuis… 2007. J’avais croisé ce concept à Barcelone, lors du premier Congreso International de innovación docente : transdisciplinariedade y ecoformación. Ce Congrès avait été organisé dans le prolongement d’un ouvrage produit par les organisateurs de celui-ci : Sentipensar : fundamentos e strategias para reencantar a educaçao, (Moraes, Maria et Torre, Saturnino, 2003). Pour réenchanter l’éducation, ce livre et ce premier congrès ont amorcé une écopédagogie du sentipensar comme fondement stratégique d’un réseau d’écoles créatives. En 2019, un ouvrage brésilien fait le point : Ecoformaçao de Professores com Polinizaçao de Escolar Criativas (Zwierewicz, 2019). Dans la genèse de l’écoformation francophone, ce congrès a permis d’expliciter trois niveaux de transdisciplinarité à l’œuvre dans nos recherches-actions-formations, entre autres avec la Terre : un niveau basique socio-interactif, un autre d’ordre méthodologique, soit l’’auto-co-écoréflexion, et un troisième, d’ordre épistémologique paradigmatique, que Arturo appelle peut-être « de design » (Pineau, 2023).

En osant expliciter frontalement les dimensions ontologiques, politiques et territoriales de ce sentir-penser expérientiel, ce livre d’Arturo Escobar complète fort bien les exploration éco-pédagogiques et épistémo-transdisciplinaires de l’écoformation. Il me fait prendre conscience de la complexité et de l’importance vitale de l’éco-citoyenneté. Et il fait résonner en moi le titre du dernier ouvrage du Mouvement des Réseaux d’Échanges Réciproques de Savoirs (MRERS) : De l’école éclatée aux territoires apprenants. Une éducation partagée (Claire et Marc Héber-Suffrin, 2023).