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On ne fait jamais une thèse par hasard. Elle est le résultat d’un parcours de vie au-delà d’un parcours académique. Cet article fait état d’une proposition d’éducation dans et par la Nature développée dans le cadre d’une thèse qui fait appel au principe de l’auto-écoformation existentielle, de même qu’aux fondements de l’écosophie d’Arne Naess (2008) et à l’inspiration des savoirs autochtones. Après un bref exposé de ces trois piliers mobilisateurs d’une éducation dans et par la Nature-territoire[1], nous les mettons en relation. Nous nous interrogeons sur l’originalité d’une telle approche écoformatrice et ainsi que sur les principes de l’écoformation pour notre temps, illustrant la maxime d’Edgar Morin (1997, p. 49) selon laquelle « la vraie nouveauté naît toujours dans le retour aux sources ». Il s’agira alors en dernière partie de cet article d’expliciter la genèse de notre proposition éducative en témoignant d’une histoire de vie transculturelle au contact épuré avec la Nature-territoire. Nous concluons en soulignant la pertinence de telles pratiques écoformatrices en éducation à l’école primaire et secondaire en contexte de crise écologique planétaire.

Présentation des grandes lignes d’une proposition d’éducation holistique dans et par la Nature-territoire pour le primaire et le secondaire

La proposition éducative faisant l’objet de cet article a été développée dans le cadre d’une thèse transdisciplinaire déposée en 2022. Destinée à enrichir l’enseignement au primaire et au secondaire, sa visée éducationnelle est celle du plein développement du jeune dans sa relation avec la Nature-territoire cherchant à favoriser une connexion à cette dernière au fondement d’un attachement et du développement d’une identité écologique combinée à une éthique environnementale.

Une telle proposition éducative s’inscrit dans une praxis holistique où la Nature-territoire est considérée comme un partenaire d’apprentissage. Cette forme d’éducation dans et par la Nature-territoire, tout comme la recherche qui a conduit à cette dernière, est sous-tendue par le paradigme de la transdisciplinarité (Nicolescu, 1996, 2014) en lien avec celui de la complexité d’Edgar Morin (2008, 2014), qui intègre plusieurs niveaux de réalité et reconnaît le rôle actif du Sujet dans ses apprentissages et dans la co-construction de connaissances. Il s’agit alors d’un processus éducatif intégrateur transversal ancré dans la relation du jeune avec le milieu naturel à proximité de chez lui et de son école. De fait, les travaux de René Barbier (1997, 2001, 2005, 2006) ont eu beaucoup de résonance dans mon travail, en ce qui concerne l’approche transversale.

L’éducation holistique fait référence à deux caractéristiques essentielles. La première est celle de l’ancrage de l’éducation dans la relation expérientielle avec le milieu naturel en lien avec une pédagogie du lieu. La seconde est celle de l’intégration de toutes les dimensions de l’être, à savoir le rationnel, le physique, l’émotionnel ainsi que le spirituel, cette dimension ontologique de notre humanité, souvent incomprise et taboue en éducation (Boelen, 2021). Ainsi, dans cette thèse, le concept de spiritualité a fait l’objet d’une partie importante du cadre théorique afin d’y être défini et caractérisé pour ensuite repérer dans la littérature scientifique les apports de la prise en compte d’une telle dimension chez l’apprenant en éducation. Sans entrer dans le détail dans la mesure où la clarification du concept de spiritualité à fait l’objet de plusieurs articles (Boelen, 2021, 2023a, 2023b), il importe de souligner à la fois le caractère holistique et transversal d’une telle dimension. Elle permet la prise de conscience chez l’être humain de sa relation profonde d’interdépendance avec le reste du vivant, forme de reliance, au fondement d’une éthique environnementale. Une telle dimension correspond aussi à une quête de sens et à la recherche d’unité et ainsi d’harmonie de l’être dans sa relation au monde. L’activation de cette dimension, en plus des trois autres (rationnelle, physique et émotionnelle) dans la relation à la Nature, participe à une auto-éco-(ré)-organisation (Morin, 2008) de l’être selon un processus de subjectivation. La démarche de questionnement associée à la quête de sens engendre une démarche réflexive critique de nature écopédagogique (Pereira, 2019)[2] qui contribue au renforcement d’une identité écologique et à la prise de conscience de la limite d’une compréhension du monde par la raison (Cheng et Monroe, 2012 ; Vogels, 2007). En somme, il s’agit d’une éducation transformatrice qui cherche à renforcer l’agentivité du jeune dans l’expression de sa subjectivité selon une perspective d’autodéveloppement et d’autodétermination dans sa relation à la Nature pour devenir « auteur et acteur de sa propre vie » et « retrouver le sens comme lieu de son unité » (Gohier, 2007, p. 84).

De telles approches de reconnexion à la Nature-territoire sont recherchées en éducation dans la mesure où elles favorisent la santé mentale et physique, tout comme un accroissement de l’engagement dans les apprentissages (Bølling et coll., 2019 ; Mygind et coll., 2019). Plus encore, elles contribuent à redonner de l’espoir au jeune en un avenir meilleur (Chawla, 2020) pouvant ainsi contrer le phénomène d’écoanxiété (Ojala, 2022) en plus de favoriser une mobilisation individuelle et collective en faveur de l’environnement (Morin et coll., 2019).

Dans ce modèle d’éducation dans et par la Nature-territoire, trois grands ancrages théoriques sont mobilisés :

  • L’écologie profonde ou l’écosophie selon Arne Naess (2008, 2017) ;

  • L’écoformation dans le cadre de la théorie tripolaire de la formation de Pineau (1989, 2023) ;

  • L’approche au territoire des peuples autochtones (Cajete, 1994, 2000 ; Donald, 2016 ; Four Arrows et coll., 2010).

La prochaine section décrit brièvement chacun de ces trois principes directeurs ainsi que les liens qui les rapprochent ou distinguent pour constituer la proposition éducative présentée dans cet article.

Mise en dialogue des trois principes mobilisateurs d’une relation à la Nature-territoire

Avant d’exposer les trois principes qui ont sous-tendu le modèle d’éducation par la Nature-territoire, il importe de clarifier le concept de Nature dont la polysémie est rattachée aux multiples conceptions humaines à travers l’histoire, selon qu’il s’agisse d’une conception anthropocentrique utilitariste ou à l’opposé, une conception écocentrique.

Pour notre part, nous adoptons une conception écocentrique où la Nature - ou Nature-territoire lorsqu’on veut souligner le fait qu’elle est rattachée à un territoire donné, lui conférant une identité -, correspond à la part sauvage du monde non créée par l’humain, tout ce qui est vivant et non vivant, dont fait partie l’être humain, élargie au cosmos. La Nature-territoire[3] existe par ses manifestations visibles et invisibles, matérielles comme spirituelles, lui conférant une valeur intrinsèque au-delà d’une valeur morale, par le simple fait d’exister. Dans cette définition, on a à la fois l’acception d’une nature-altérité et d’une nature-totalité proposée par Maris (2018) : à la fois une nature distincte de l’humain et une nature qui inclut l’humain, correspondant au monde dans son ensemble, tout ce qui a été, est et sera. Soulignons également à l’instar de Maris (2018, p. 49) qui s’appuie sur la théorie de l’évolution de Darwin, que la Nature-territoire existe et s’inscrit dans une temporalité évolutive avec une historicité. Il n’est donc pas question d’une Nature ou Nature-territoire figée.

L’écologie profonde ou l’écosophie d’Arne Næss

L’écosophie holiste et biocentrique d’Arne Næss (2008, 2017), développée à la fin des années 1970, notamment à partir de l’éthique spinoziste et celle de non violence de Gandhi, que son auteur nomme philosophie de l’homme-nature, repose sur plusieurs principes dont les principaux sont les suivants :

  • L’égalitarisme biosphérique conférant à la Nature-territoire une valeur intrinsèque qui implique le respect de cette dernière et abolit l’idéologie de la propriété ;

  • L’interdépendance des écosystèmes, considérant l’être humain comme un maillon appartenant au réseau de la vie ;

  • La pratique du principe de l’identification dans le fait de vivre les choses à la place d’un autre être vivant pour mieux saisir ce que ce dernier vit et générer de l’empathie à son égard. Selon Næss (2008, p. 253), « quand la solidarité et la loyauté sont solidement ancrées dans l’identification, on ne les vit pas comme des exigences morales ; elles viennent d’elles-mêmes ». Ainsi, plus l’identification est grande, plus l’être humain est attentif aux autres. On est à l’opposé d’un égotisme solipsiste[4] anthropocentrique (Næss, 2008). Inversement, un défaut d’identification conduit à se sentir indifférent où « notre indifférence à l’environnement montre bien que nous ne l’avons jamais considéré autrement que comme une toile de fond » (Næss, 2008, p. 256).

Par l’activation du processus d’identification, l’être humain prend conscience de l’unité qu’il forme avec les autres êtres. Ainsi, « du processus d’identification découle l’unité, et dès que l’unité porte en elle un caractère de gestalt[5], on atteint la complétude » (Næss, 2008, p. 253). Selon Næss, une telle identification, profonde et pérenne, concourt à la réalisation de Soi où « le S majuscule sert à exprimer une chose qui va au-delà des « soi » étroits », par le développement d’une « unité-pluralité » ou de « la diversité dans l’unité » (Næss, 2008, p. 254). De fait, « on s’éprouve soi-même comme une part authentique de toute vie » (Næss, 2008, p. 255), reliant l’épanouissement humain à celui de la planète tout entière.

L’écosophie de Næss est à l’origine du mouvement de forest school [6] avec le concept de friluftsliv (fouler la terre avec légèreté, au sens littéral en norvégien) qui correspond à un état d’esprit et de corps au sein de la Nature « qui nous fait approcher au plus près nombre d’aspects de l’identification et de la réalisation de Soi avec la Nature que nous avons perdue » (Næss, 2008, p. 260).

Næss (2008, p. 282) s’inspirera de la philosophie de l’unité de Gandhi dont « le chemin va d’abord vers l’intérieur, mais seulement pour nous conduire ensuite vers toutes les choses » et dont l’association avec la non-violence est immédiate. Ce mode de vie dans la Nature libre où est stimulé le sens de l’unité et de la totalité, associé au principe de l’identification, s’inscrit dans le paradigme aux racines profondes des peuples autochtones, qui est le second ancrage théorique de la proposition éducative issue de cette thèse.

Les savoirs autochtones

Concernant l’épistémologique autochtone, le savoir se construit dans la relation et la connexion avec les composantes du territoire où les réalités sont multiples (Wilson, 2013). La vie est apprentissage et la Nature-territoire, considérée comme sacrée, est toujours présente dans ces apprentissages qui sont expérientiels et holistiques, en insistant sur la réciprocité des interactions et la dimension spirituelle qui y est associée (Cajete, 1994, 2000[7], 2018, 2019).

Pour les autochtones, la Terre était vivante et avait son propre sens et sa propre expression de sa conscience et de son être. L'environnement naturel était une réalité spirituelle et les entités terrestres, créatures vivantes, n'étaient pas utilisées au hasard ou sans grand respect. Un sens de l'écologie spirituelle, fondé sur une profonde résonance spirituelle avec le monde naturel, caractérisait le processus et la réflexion de l'éducation à l'environnement chez les peuples autochtones. (Cajete, 1994, p. 88, traduction libre)[8]

On comprend que le lien identitaire au lieu est fondamental. Le savoir autochtone se transmet selon une tradition orale mytho-poétique (Cajete, 1994) selon un mode initiatique, expérientiel, où de nombreux symboles de différentes natures nourrissent les traditions spirituelles associées au processus de construction identitaire. Ainsi, l’apprentissage autochtone est enraciné dans la langue, impliquant toute la communauté autour d’expériences vécues tout au long de la vie, en relation avec le territoire où la spiritualité est centrale ; un tel apprentissage permet à l’apprenant d’entrer en connexion avec les différentes composantes du territoire et correspond à un processus générateur de sens et de connaissance (Battiste, 2013). La part de l’imaginaire que les autochtones nomment visions et rêves (Brant Castellano, 2000 ; Cajete, 1994, 2019) y est fondamentale. Cajete (1994) souligne le principe de réciprocité – et non de supériorité - entre les êtres humains et tous les autres éléments qui les entourent. Parmi ceux-ci, on retrouve beaucoup d’éléments de la Nature-territoire à commencer par la Terre-Mère avec les quatre éléments, l’eau, l’air - dont le vent -, le feu et la terre, ainsi que les animaux (Willmott, 2016). Ensuite, d’autres symboles forts sont ceux du cercle et des orientations, dont les points cardinaux[9].

Le principe d’identification tel que décrit par Næss (2008) est présent dans les traditions autochtones, où apparaît notamment le concept de Doodem qui signifie en langue algique un élément qui exprime la parenté au travers d’une relation avec une entité autre qu’humaine (Willmott, 2016, p. 130). Le Doodem définit ainsi l’identité de la personne et peut prendre plusieurs formes de type minéral, végétal, animal ou encore biomorphique plus ou moins définies. En plus de définir l’identité sociale de la personne, le Doodem sert de gardien spirituel (Willmott, 2016). Au sein des tribus composées de chasseurs, se produisait le phénomène d’identification à un animal chassé selon le principe de l’animal totem/doodem auquel une lignée s’identifiait d’après les particularités de l’animal (Cajete, 1994 ; Ingold, 1996). L’être humain vit ce principe d’identification lorsqu’il entretient une relation authentique d’échange avec le monde naturel où celui-ci le transforme tout autant qu’il le transforme. On y retrouve aussi le principe métaphysique exposé par Viveiros de Castro (2014, p. 163) selon lequel il existe « une unité de l’esprit et une diversité des corps » ; le flux de la vie, l’esprit, circule d’une vie à l’autre, humaine ou pas (Cajete, 1994, p. 90), suivant le principe d’unité et de participation à un tout. Une telle compréhension du monde rejoint également la pensée de Bateson (1996) sur l’écologie de l’esprit et l’unité sacrée.

Le symbole du cercle ou de la roue de médecine (medicine wheel) est considéré comme un outil puissant en matière d’apprentissage (Brendtro et Brokenleg, 2001 ; Cajete, 1994, p. 118 ; Lavallée, 2009). Brendtro et Brokenleg (2001, p. 43, traduction libre) reprennent le témoignage d’un collègue de la communauté Kanien’kenà :ka selon lequel la roue de médecine symbolise le cercle de la vie, son unité et l’interconnexion de ses quatre dimensions lesquelles peuvent être interprétées de différentes façons :

  • les quatre formes de vie : humaine, animale, végétale et minérale ;

  • les quatre éléments : la terre, l’air, l’eau et le feu ;

  • les quatre races : rouge, noir, jaune et blanche ;

  • les quatre vents, les quatre saisons, les quatre directions et ainsi de suite.

Brendtro et Brokenleg (2001) rappellent que les êtres humains sont dotés de quatre dimensions : spirituelle, émotionnelle, physique et mentale, qu’il importe de maintenir de façon harmonieuse pour avoir une vie saine.

Le cercle est symbole d’unité et d’harmonie selon une dynamique du mouvement spiralé de la vie, qui touche à la santé et au bien-être (Lavallée, 2009). Cajete (1994) fait état de l’utilisation du symbole des cercles concentriques, qui « est efficace pour montrer la façon dont une chose affecte une autre, une chose entraîne une autre, et la façon dont une chose est connectée à une autre » (p. 119, traduction libre).

Selon ce même auteur, l’accès au savoir indigène (Native Science) demande « une ouverture aux fonctions des sens, des émotions, des perceptions, de l’imaginaire, des symboles et de la spiritualité autant que des idées, de la logique et de la rationalité empirique » (Cajete, 2018, p. 16). Cela requiert une expérience authentique et holistique au sein du monde vivant qui mobilise l’être dans sa totalité. Enfin, dans un tel paradigme autochtone qu’on pourrait ainsi qualifier de paradigme écospirituel, le processus d’apprentissage est non seulement créatif - « les arts y sont reconnus comme étant l’expression de l’âme et une façon de connecter les êtres humains à leur source de vie intérieure » (Cajete, 1994, p. 29, traduction libre) -, mais il est aussi transformatif (Cajete, 2019) en agissant en profondeur sur l’être humain de façon à ce que celui-ci puisse vivre en harmonie avec ce qui l’entoure et le relie.

Le principe de l’écoformation : processus transculturel transdisciplinaire

Partant du principe que l’être humain se forme tout au long de la vie, je me suis intéressée au modèle tripolaire d’éducation permanente développé par Gaston Pineau (1989, 2023) dans les années 1980, où l’être humain se forme à la fois dans sa relation au monde (éco), aux autres humains (socio, hétéro, co) et dans la prise de recul sur son expérience en interaction permanente avec son environnement physique et social (auto)[10] (Pineau, 1989 ; Galvani, 2020). Mes recherches ont alors porté sur le principe d’auto-écoformation (Cottereau, 2005 ; Galvani, 2018, 2020, Pineau, 1989) et ce, chez le jeune à partir des travaux de Cottereau (1994, 1999, 2001). Celle-ci définit l’écoformation comme « la mise en forme que chacun reçoit et modèle par le contact direct avec l’oïkos, cet habitat qui nous entoure, nous enveloppe et nous imprègne de ses paysages, de ses formes et de ses couleurs, de ses odeurs et de ses sons, de ses habitants et de ses atmosphères » (Cottereau, 2009, p. 35). Ainsi, la préhension de l’expérience par contact direct, brut, massif, génère des jeux hypercomplexes de réflexion qui déclenchent une co-naissance et ainsi, une transformation de soi (Pineau, 1989).

Plus particulièrement, mon intérêt s’est porté sur le phénomène de « mise en forme existentielle de soi par soi dans l’autoformation (Pineau et Marie-Michèle, 1983/2012) » (Galvani, 2018, p. 55) mobilisant la dimension spirituelle du sujet au travers de ce que Pineau (2006) nomme l’autoformation existentielle ou encore la hiéroformation avec le préfixe hiéro du grec ancien qui signifie « sacré », défini alors comme la formation par le sacré.

Quant aux dimensions mobilisées par le sujet dans son rapport au monde, le modèle heuristique de Galvani (2020), comme celui de Cottereau (2008), en mentionne trois :

  • la dimension sensori-motrice/pratique,

  • la dimension symbolique/poétique/existentielle,

  • la dimension réflexive/cognitive/épistémique.

Dominique Cottereau parlera d’une pédagogie de l’écoformation mobilisant à son tour une pédagogie de l’imaginaire pour parvenir à une « conscientisation du lien écologique que nous avons avec la nature » (1994, p. 122), « une éco-naissance, naissance à la conscience de la vie reliée » (2008, p. 6). C’est par « par contact direct, mais réfléchi » (Pineau, 1989, p. 24) avec la Nature-territoire environnante en passant par le « corps médiateur » (Cottereau, 2008, p. 3) que l’humain construit tout un univers de sens au travers d’un dialogue établi entre intériorité et extériorité, qui commence dans l’intimité de son rapport aux quatre éléments fondamentaux de la vie – l’air, l’eau, la terre et le feu (Cottereau, 2005 ; Pineau, 1989). Ainsi, les quatre éléments constituent un fil conducteur d’écoformation, à l’initiation bachelardienne (Pineau, 2023).

Cette approche auto-écoformatrice s’appuie sur le principe épistémologique transdisciplinaire d’auto-éco-ré-organisation systémique d’Edgar Morin (2008, p. 622) qui intègre plusieurs niveaux de réalités et implique la réintroduction du sujet connaissant dans la connaissance, faisant « place à des savoirs non disciplinaires comme ceux de l’expérience, du vécu phénoménologique, de la compréhension intersubjective et interculturelle » (Galvani, 2020, p. 101).

On peut aisément saisir les points de convergence entre ces trois ancrages théoriques - écosophie, savoir autochtone qu’on pourrait qualifier d’holistique et écoformation - au fondement de notre proposition éducative, avec toutefois des distinctions que nous explicitons dans la section suivante.

Une proposition éducative favorisant une herméneutique dialogique inscrite dans le paradigme transdisciplinaire

La proposition éducative développée, à la jonction des trois approches face à la Nature, à la fois écosophique, autochtone holistique et écoformartice, comporte en effet des caractéristiques qui lui sont propres et la distinguent de l’écoformation. Nous en mentionnons quelques-unes.

Si dans l’énoncé des dimensions mobilisées par le sujet dans le cadre de l’écoformation, on fait appel à la dimension pratique, cognitive et symbolique, le modèle développé en proposera quatre : la dimension corporelle au travers des sens, les émotions, le cognitif et le spirituel (Boelen, 2021). On donne ici une plus grande place à la dimension spirituelle du sujet, qui peut avoir des liens fort avec l’imaginaire symbolique, poétique sans pour autant que ces derniers puissent s’y référer entièrement. Cette déclinaison des dimensions de l’être est celle correspondant au modèle holistique d’apprentissage tout au long de la vie propre aux savoirs autochtones où la spiritualité, de par sa dimension à la fois transdisciplinaire et holistique, est au cœur de tout dans la mesure où elle relie (Boelen, 2023).

La connaissance est incarnée où l’esprit « n’est ni à l’intérieur ni à l’extérieur, mais dans la circulation et le fonctionnement du système entier » comme le reprend Pineau (2006, p. 224) de Bateson (1997, p. 11) par la relation établie avec la Nature-territoire en tant qu’être vivant et non « chose », comme cela a été défini initialement par Pineau (1989, p. 29) dans la théorie tripolaire de la formation. Il n’est donc pas question d’une « leçon des choses » (Cottereau, 2005, p. 113), mais d’une relation d’amour authentique, spirituelle, avec la Nature-territoire (comme chez Barbier,2005 et Krishnamurti,2005), celle qui relie par une présence attentive dans le silence intérieur et solitaire à l’autre. Comme l’écrit Pineau (2023) à la suite de Buber (1969) :

[C]e dévoilement, cette révélation transforment les interactions impersonnelles purement utilitaires je-cela en rencontres et dialogues interpersonnels réciproquant je-tu. Dans le prolongement d’un animisme premier élagué par une rationalité postmoderne, ce dévoilement personnalise le monde, explicite des apparentements cachés, instaure une présence et une force reliantes qui peuvent être prolongées à l’infini. (Pineau, 2023, p. 188)

D’un point de vue pédagogique auprès des jeunes, cela demande d’apprendre à observer autrement. Barbier (2005) parlera d’abord d’apprendre à désapprendre pour « savoir oublier et nous vider pour pouvoir recueillir et créer » (p. 133). Il n’est pas question de classer, d’identifier ou de qualifier, mais de ressentir, de vivre d’abord la rencontre sensible écosomatique pour devenir relation au moyen d’une présence attentive qui passe par le corps sensible, dont la plus efficace est souvent silencieuse et solitaire.

Dans ce modèle, la Nature-territoire au sens de totalité selon Maris (2018) ou la Terre-Mère selon l’expression des Premiers Peuples, est dotée d’une dimension spirituelle comme le démontrait en son temps Spinoza, repris par Naess, lui conférant une valeur intrinsèque et la considérant comme sacrée[11] où la notion de réciprocité des interactions est essentielle. En effet, l’activation de la sensibilité spirituelle met en évidence le lien de réciprocité et d’interdépendance entre les êtres humains et les autres éléments de la communauté du vivant dont ils font partie.

La mise en dialogue des trois épistémologies pour favoriser des apprentissages par la Nature et le territoire procède à une décentration de l’humain pour être à l’écoute du non humain et permettre ainsi cette mise en dialogue avec une Nature-territoire qu’on a souvent réduite à un rapport d’usage. Au-delà de ces rapports d’usage qu’il ne s’agit pas d’annuler, il importe de se doter de rapports plus respectueux, ce que Pineau (2023) qualifie de « rapports de sage » (p. 42) pour une nouvelle unité existentielle interactive significative. Et, comme l’avance Galvani (2018), le « travail de prise de conscience que le sujet opère sur lui-même pour dépasser les limites de ses identifications égocentriques » (p. 59) comporte en soi déjà une dimension spirituelle qu’il importe de reconnaître et de prendre en compte.

De fait, dans la proposition éducative que nous avons développée, la démarche dialogique est centrale. Elle ne se vit pas uniquement avec les pairs selon un processus d’intercompréhension pour accompagner la démarche réflexive et la transformation, elle se produit dès le début de la démarche dans la rencontre du jeune avec la Nature-territoire, point de départ de cette herméneutique dialogique qui mobilise toutes les dimensions du jeune, de façon holistique (Boelen, 2023).

La démarche écoformatrice bio-cognitive est une démarche universelle qui se rencontre dans toutes les civilisations et certains écrits de Barbier (1997, 2001, 2005) ou de Galvani (1997, 2005) en sont une illustration. Ayant émergé dans les années 1980 en France, sa plus grande valeur est dans la formalisation de ce retour aux sources à travers les sens et les éléments pour retrouver une vision écocentrique montrant le lien d’interdépendance et la reliance de l’être humain à la Terre-Mère, ce que les peuples autochtones n’ont jamais cessé d’entretenir. Ce courant amène alors à la réflexion suivante : Que sont devenus nos savoirs autochtones en tant qu’européen (d’origine) ? Si on évoque surtout la science positiviste amenée entre autres par Descartes au XVIIe siècle, déployant une pensée séparatiste, dualiste (Cottereau, 2008), la religion catholique avec l’Église de l’Inquisition qui commence au Moyen Âge a également détruit tout savoir autochtone ancré dans le lien profond avec la Nature-territoire[12]. Il suffit de penser à ces centaines de femmes brûlées vives, parce que qualifiées de sorcières pour leur connaissance intime des plantes et leur don dans la préparation de décoctions, d’onguents et autres cataplasmes pour nourrir, soulager et guérir. Cette même Église, encore aujourd’hui, marque les esprits pour son dogmatisme, ayant largement colonisé cette dimension ontologique de notre humanité qu’est la spiritualité (Boelen, 2023 ; Commission Vérité et Réconciliation, 2015). Pensons aussi à Spinoza (1632-1677) qui a été excommunié et condamné à mort pour sa conception moniste ontologique, ne séparant pas l’esprit du corps et dotant la Nature-territoire d’une dimension spirituelle à l’origine d’une éthique environnementale (Bergandi, 2000). L’écologie profonde de Naess a également été un temps mise à l’index, notamment en France à l’époque réfractaire à une éthique environnementale (Larrère, 2006)[13].

Alors, d’où me vient ce désir de concevoir une telle proposition éducative transversale écoformatrice qui vise à réconcilier l’être avec son oïkos par la mise en dialogue avec les savoirs autochtones ? Une telle question mérite un petit détour dans mon histoire de vie.

Une naissance en territoire autochtone pour une approche écoformatrice transculturelle

Dès ma naissance, j’ai eu un parcours de vie écoformateur atypique et profond. Née en Éthiopie, j’ai vécu les dix-sept premières années de ma vie loin des métropoles, dans un contact simple et épuré avec la Nature parmi des peuples d’Afrique dans une relation d’interdépendance forte avec la Terre-Mère. Pour reprendre l’expression de Maris (2018), il était question de cette part sauvage du monde dans laquelle les humains vivaient en harmonie tout en en faisant partie. La Nature-territoire, considérée comme partenaire de vie, était à la fois source de tous les apprentissages et source de vie. J’aimais ces temps de solitude silencieuse à vivre en interaction avec une Nature-territoire authentique – sauvage - non transformée par l’humain. Je sentais ma condition d’être vivant parmi le vivant au sein d’un tout écosystémique et cosmique. Une telle prise de conscience a généré à la fois un profond émerveillement et une grande humilité. Une forme de contemplation silencieuse s’est développée, conduisant à un sens de l’observation et de l’écoute sensible pour y déceler tout indice de langage, prémisse d’une sensibilité phénoménologique. Il était question d’un langage autre que celui des humains, permettant une sorte de connexion à quelque chose de plus profond, de plus subtil, souvent associé à une forme d’esthétique ; un langage qui se passe de mots et qui relie tout ce qui est, allant de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Ces immersions en Nature-territoire m’ont permis d’en apprécier la beauté et l’harmonie, contribuant d’une certaine manière à un enchantement du monde. Je n’étais pas une jeune comme les autres mundélés [14] et me souviens de m’être faite qualifiée de sauvage par une camarade de classe que j’avais invitée à venir jouer avec moi. Loin de me vexer, cette remarque reconnaissait mon rapport intime au monde vivant. Depuis, j’ai compris que j’étais profondément animée du paradigme écologique autochtone (Cajete, 2018).

Très vite, j’ai réalisé que l’école (des blancs[15]) ne pourrait jamais arriver à m’offrir ce niveau d’apprentissage reçu de la Nature-territoire. L’école était réduite au développement de l’intelligence cognitive. Les apprentissages y étaient pour beaucoup décontextualisés, hors sols comme pour un élevage de poules en usine. Les autres dimensions de l’être y étaient négligées, devenant sous-développées. Même dans les cours d’art plastique ou ceux de musique, il était avant tout question de techniques, mettant de côté toute la dimension esthétique, affective et spirituelle associée à toute entité. Il n’était pas question du développement de l’enfant dans sa globalité en relation avec son habitat, mais du développement de son instruction pour fonctionner dans une certaine société des humains. Toute la dimension holistique était inexistante et seul l’humain comptait, le reste n’étant que secondaire, dans une perspective utilitariste. Je me sentais atrophiée par l’entretien sous toutes ces formes de la rupture de la relation initiale avec la Nature-territoire. On peut aisément imaginer que mon arrivée en Europe a été un choc et explique en partie le fait que je n’y suis pas restée.

À l’instar d’Aldo Leoplold (2019), il me plaît de reprendre la pensée d’Henry Thoreau selon laquelle le salut du monde est dans l’état sauvage[16]. État sauvage que nous devons respecter, à commencer par celui qui se trouve en nous-mêmes. Si pour certains, il est question d’une renaissance dans cette relation à la nature, soit « l’éco-naissance » à laquelle invitent Pineau (préface du livre de Cottereau, 1994) puis Cottereau (2008, p. 6), pour ma part il s’agit de continuer à vivre cette relation subtile avec le vivant source de savoirs incarnés, mais surtout source de plénitude face à tant de beauté (Barbier, 2005).

Ainsi, portant en moi le paradigme de la complexité, j’ai toujours cherché à maintenir cette relation forte avec la Terre-Mère connue lors de mon enfance, redoutant la vie occidentale enfermée loin de l’essentiel. Aujourd’hui, je le fais au travers d’une proposition éducative pour les enfants du primaire et les jeunes du secondaire dans le cadre d’une pédagogie du dehors, ancrée dans le territoire, qui vise à reconnecter les jeunes à leur milieu de vie naturel.

Dans la mesure où cette pédagogie du lieu ne peut qu’engager une approche inductive à la fois transversale et transdisciplinaire dans la mise en relation du jeune avec le vivant, elle est plus engageante et de nature transformative. Sa mise en place en éducation se démarque de l’approche classique de nature transmissive avec des savoirs prédéfinis, comme le signalent Bader, Therriault et Morin (2017). Une telle « révolution de l’apprentissage en cette ère planétaire » (Pineau, 2023, p. 207), soulève certes des enjeux en matière de formation des personnes enseignantes. De tels changements de pratiques enseignantes nécessiteront un accompagnement pour mobiliser en milieu formel le principe informel et implicite de l’écoformation (Boelen, 2024)[17].

Conclusion

Quelle portée peut avoir une telle proposition éducative pour notre monde contemporain ? Rappelons que celle-ci mobilise une approche transversale écoformatrice en éducation formelle au primaire et au secondaire, dans le but de favoriser des apprentissages holistiques contextualisés en relation avec la Nature-territoire à proximité de l’école pour recréer un lien entre le jeune et son oïkos.

Reconnaissant que la compréhension que l’être humain a de son lien au monde oriente son comportement et la direction profonde qu’il donne à sa vie (Kober, 2013), il importe donc de réapprendre à vivre ensemble sur la Terre en recréant un réseau de relations saines avec cette dernière, au-delà de toute vision utilitariste. Cela, d’autant plus qu’on est confronté à un phénomène d’amnésie générationnelle du rapport à la Nature-territoire (Kahn, 2002, cité par Cottereau[18]) au sein des sociétés occidentales, accaparées par le numérique. La crise environnementale, dont la crise climatique, révèle une crise du sens de notre rapport au monde qui touche l’intériorité de l’être (Bourg, 2018). À la suite de Galvani (2018), on pourrait parler de l’importance de « l’émergence d’une conscience écologique basée sur une reliance éco-formatrice avec le monde naturel » qui permettrait « le passage d'un "inconscient écologique" encore dominant dans le paradigme technico-économique à l'émergence d'un "soi écologique" issu d'un nouveau paradigme éco-relationnel » (p. 64). Mais, le phénomène d’écoanxiété qui touche de plein fouet nos jeunes (Gousse-Lessard et Lebrun-Paré, 2022) ne serait-il pas déjà une forme de manifestation de cette déconnexion au reste du vivant ? Il s’agirait alors de passer d’un état d’écoanxiété au renforcement d’une identité écologique enracinée, au fondement du développement d’un pouvoir agir écocitoyen. La recherche l’a démontré : reconnecter le jeune à la Nature-territoire contribue au développement d’un sentiment d’appartenance à la communauté du vivant et redonne de l’espoir en un avenir meilleur (Chawla, 2020) pour contrer le phénomène d’écoanxiété (Ojala, 2022) en plus de favoriser une mobilisation individuelle et collective en faveur de l’environnement (Morin et coll., 2019).

Aussi, de par son approche transversale qui rejoint les savoirs autochtones, cette pédagogie holistique écoformatrice permettrait de mieux saisir la voie de la sagesse autochtone concernant le lien profond à la Terre-Mère qui est en chacun de nous et de répondre ainsi aux appels à l’action éducative lancés par la Commission Vérité et Réconciliation (CVR, 2015). Il s’agirait alors d’introduire à un nouveau rapport au monde symbiotique inédit « dans la reconnaissance authentique de la Terre comme nouveau partenaire » (Bredif, 2013, p. 9), en résonance avec l’idée de métamorphose de Morin (2013) inscrite dans le processus même d’auto-éco-ré-organisation.

C’est que la Terre, par ses limites et sa vulnérabilité, devient horizon commun aux êtres humains ; elle est ce qui relie. Cette perspective d’une relation symbiotique inédite entre l’humanité et la planète Terre semble bien relever d’un projet spirituel […] par une prise de conscience [écologique] liée au sens de la vie, de l’Autre, du sacré. (Choné, 2016, p. 66 et 69)

Au bout du compte, comme l’énonce Edgar Morin (1997, p. 49), « la vraie nouveauté naît toujours dans le retour aux sources ». Et si la mise en place d’une telle proposition éducationnelle ne sera pas simple, car elle amorce une transition paradigmatique pour accompagner la transition écologique, elle fait cependant son chemin dans son désir de réenchanter le monde, reboiser l’âme humaine comme le disait le poète Julos Beaucarne, et donner aux jeunes à nouveau, des racines et des ailes.