Résumés
Résumé
Cet article présente les résultats d’un des terrains de la recherche-action participative « Grandir avec la nature ». Il est centré sur le point de vue d’élèves à la fin de leur scolarité de primaire française (CM1 et CM2) ayant vécu la « classe dehors » pendant plusieurs années dans un même espace en milieu rural, et selon des pratiques pédagogiques incorporant des activités autonomes. L’analyse de leur parole, recueillie selon une méthode proche des parcours commentés, rend compte de la diversité de leurs expériences vécues par la remémoration de dimensions cognitives, affectives et corporelles. Le contexte éducatif du dehors permet d’ouvrir à des interactions avec le milieu qui semblent contribuer à une écoformation des élèves.
Mots-clés :
- classe dehors,
- écoformation,
- parcours commentés,
- forme scolaire,
- recherche-action participative
Abstract
This article presents the results of one of the research fields of the participative action-research project "Growing up with nature". It focuses on the point of view of pupils at the end of their French primary education (CM1 and CM2) who had experienced the 'outdoor classroom' for several years in the same rural area, with teaching practices incorporating autonomous activities. The analysis of what they had to say, collected using a method similar to the commented itineraries, reveals the diversity of their experiences by the recalling of cognitive, affective and physical dimensions. The outdoor educational context opened up opportunities for interaction with the environment, which seemed to contribute to the eco-formation of the pupil s
Keywords:
- outdoor classroom,
- ecoformation,
- guided tours,
- school form,
- participatory action research
Corps de l’article
La « classe dehors » est un terme générique désignant une variété de contextes, de pratiques et d’enjeux. Développée à l’école publique comme privée, cette modalité éducative se concrétise par l’investissement d’espaces ruraux ou urbains avec plus ou moins d’éléments naturels, selon des temps variables et des approches pédagogiques et didactiques, elles aussi très diverses. Les finalités éducatives peuvent aller du bien-être de l’enfant, dans une perspective individualiste, à l’inscription dans une démarche plus politique réinscrivant l’éducation de l’enfant dans un réseau culturel et social plus vaste. Quant aux motivations professionnelles des enseignants, elles sont possiblement guidées par un besoin de « faire école autrement » tout autant que par une envie de se « reconnecter à la nature » aux côtés des élèves (Zwang et Pernet, 2022).
En limitant notre propos à l’école primaire[1], nous nous intéressons ici plus particulièrement à la « classe dehors » en milieu rural. Si les effets de l’éducation au contact de la nature sont de plus en plus documentés du point de vue des élèves (Barroca-Paccard et Lessard, 2021 ; Chalmeau et Julien, 2022), ils concernent peu le moyen et le long terme. Or que retiennent les élèves de ces temps de scolarité ? Comment ces souvenirs informent-ils sur leur vécu scolaire avec la nature ? À partir d’une étude de cas, nous mettons en évidence que les expériences répétées de « classe dehors » incorporant des activités autonomes participent d’une éducation peu formalisée dans laquelle les interactions dans l’espace avec les éléments et les êtres vivants du milieu jouent un rôle important et contribuent à l’écoformation des élèves.
L’environnement comme espace scolaire d’éducation et de formation
A minima, la « classe dehors » peut être définie comme un espace-temps régulier où des élèves sont emmenés dans un extérieur de proximité avec une visée d’apprentissage. Des potentialités éducatives et formatrices sont ouvertes par le contact avec l’environnement proche.
Formalisation et place des éléments de l’environnement
L’institution scolaire impose aux enseignants de rendre compte des apprentissages des élèves. À l’école primaire française, on parlera par exemple de « fondamentaux » pour désigner les priorités nationales que sont les mathématiques et le français. En référence aux travaux de Guy Vincent (1994) sur la forme scolaire, l’école est identifiée comme un lieu de double « formalisation » (Montandon et Maulini, 2005) : d’une part, les contenus sont réglementés, c’est-à-dire régis par les programmes et d’autre part, le contexte, avec ses règles et ses espaces-temps propres, est cadrant. Envisager des pratiques éducatives au-dehors peut être générateur d’une tension entre les obligations vis-à-vis du contenu et un contexte qui semble moins formalisé.
Pour autant, le degré de formalisation au-dehors dépend des objectifs d’apprentissage. Le statut des éléments biotiques ou abiotiques, peu ou prou anthropisés, y est variable. Une formalisation du contenu peut aller de pair avec leur instrumentalisation (ce sont des outils) au profit des apprentissages scolaires : en mathématiques, des bouts de bois peuvent être des supports de numération ou en éducation physique et sportive, des rondins permettent de réaliser des parcours moteurs. La formalisation du contenu est également effective lorsque les éléments sont eux-mêmes des objets de savoirs comme en géographie ou en sciences de la vie et de la Terre (Charles et coll., 2021). Au contraire, une déformalisation du contenu a lieu lorsque le dehors est laissé, avec des règles, à l’exploration de l’élève (un contexte semi-formalisé pourrait-on dire). C’est par exemple le « jeu libre » (Ferjou, 2022), prescrit par les programmes de l’école maternelle[2], ou le « moment à moi », ce temps court donné à l’élève, seul dans un lieu choisi et où il peut y écrire, lire, dormir, écouter, etc. (Roux, 2021).
Dans cette déformalisation, les apprentissages de l’élève dépendent de son engagement, c’est-à-dire de sa participation, et de l’affordance de la situation, soit des opportunités rencontrées (Brougère, 2016). Ainsi, la « jouabilité », c’est-à-dire la disponibilité et l’accessibilité de ressources comme prises pour agir et inventer (Besse-Patin, 2019), est plus ou moins grande selon le contexte. Les éléments de l’environnement sont alors mobilisables à l’initiative de l’élève pour ses propres activités : grimper à un arbre, sauter dans les flaques ou ramasser des feuilles. Des environnements riches en éléments, comme la forêt, offrent donc bien plus que la cour d’école, des occasions pour les enfants de développer leur pouvoir d’agir (Delalande, 2023). Ces espaces-temps possibles en « classe dehors » permettent des pratiques et des comportements partagés et construits par les élèves. En d’autres termes, ils contribuent au développement d’une « culture enfantine » (Delalande, 2003). À cette socialisation s’ajoute une ouverture à l’écoformation des élèves.
Formalisation, déformalisation et écoformation
Plusieurs auteurs (dont Michel Fabre, 2015) ont donné au concept de formation un sens intégrateur : impliquant le sujet tout entier et tout au long de sa vie, elle consiste en ce que celui-ci acquière une forme. Elle s’ancre, selon Gaston Pineau (2003), dans les rapports mutuels de trois pôles. L’autoformation est la part formatrice de soi-même, la socio ou l’hétéroformation est la part formatrice des autres et l’écoformation est la part formatrice des « choses », entendues dans un sens rousseauiste comme « l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent » (cité par Pineau, 2015, p. 221). C’est dans la relation entre soi, les autres et « les choses », en d’autres termes dans un « mésocosme » (Cottereau, 2001, p. 63) à l’interface entre l’intérieur et l’extérieur de l’individu que celui-ci prend forme, par un travail intégrateur.
En se référant également à Rousseau, Michel Fabre (2005) explicite le pôle écoformateur comme une partie non formalisée de l’éducation, reliée à une dimension naturelle sur laquelle l’individu n’a que partiellement la maitrise. Caractérisée par une immersion environnementale sans médiation humaine, cette part de l’éducation est le produit de rencontres et de hasards, et ne peut pas être totalement planifiée. De fait, sur des terrains autant ruraux qu’urbains, l’immersion des élèves dans des espaces extérieurs expose élèves et enseignants à des événements peu ou pas anticipés. Même si les enseignants tissent du contenu à partir de ces situations (Girault et Galvani, 2021 ; Zwang et Pernet, 2022), « on ne peut replier entièrement l’éducation des hommes sur celle des choses » (Fabre, 2005, p. 211) ; l’éducation par les humains ne constitue qu’une partie de la formation (Cottereau, 2001).
Ainsi, selon Pascal Galvani (2020), la formation de la personne se situe à trois niveaux d’interaction avec l’environnement :
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épistémique et théorique, soit l’ensemble de savoirs formels, de notions et de concepts qui permettent l’analyse et la réflexion consciente ;
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pratique et sensorimoteur, soit les gestes, les schèmes opératoires et mentaux qui sont à l’œuvre dans l’expérience corporelle ;
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symbolique et poétique, soit les représentations qui s’expriment dans l’imagination, les mythes et les symboles.
Les trois pôles de la formation sont eux-mêmes traversés par ces trois niveaux. L’écoformation est ainsi le processus qui résulte du vécu corporel avec le milieu de vie (niveau pratique et sensorimoteur) en lien avec la culture des individus (niveau symbolique et poétique), le tout associé à une prise de conscience de son rapport aux éléments du milieu et aux vivants (niveau épistémique et théorique). En tant qu’expérience intime, elle est articulée à l’autoformation. Médiée par d’autres humains, elle est reliée à la socioformation (Cottereau, 2017 ; Galvani, 2020). Or, quelle part pour l’écoformation dans le contexte de la « classe dehors » ?
Une étude dans le cadre de la recherche-action participative « Grandir avec la nature »
Ce questionnement sur l’écoformation en « classe dehors » est l’une des déclinaisons de la problématique générale du projet de recherche-action participative (RAP) « Grandir avec la nature » coordonné par le réseau français d’éducation à la nature et à l’environnement (FRENE). Pour résumer, celle-ci est centrée sur les effets des pratiques pédagogiques dehors sur les différentes dimensions de l’enfant. Les modalités de recherche et des résultats ayant été développées dans d’autres publications (Girault et Galvani, 2021 ; Wauquiez, 2022 ; Zwang et coll., 2022b), nous rappelons ici brièvement le triple ancrage de cette RAP : (1) dans la recherche, par la production de savoirs académiques ; (2) dans l’action, par le développement de pratiques et de savoirs professionnels ; (3) dans la recherche-action, par l’élaboration couplée de méthodes et d’outils et par la compréhension des processus de l’élaboration du travail collectif. Cette RAP réunit des chercheurs de profession et des professionnels de l’éducation scolaire et de l’éducation à l’environnement, selon plusieurs cercles de fonction : les « accompagnateurs-chercheurs » animent un territoire constitué de plusieurs terrains, les « pédagogues-chercheurs » (enseignants et professionnels de l’éducation à l’environnement) prennent en charge un terrain, souvent une classe.
Contexte de l’étude
Le terrain est situé en Poitou-Charentes dans le centre-ouest de la France dans un territoire de la RAP coordonné par le Groupe Régional d'Animation et d'Initiation à la Nature et à l'Environnement local (Spanu, 2021). Chaque enseignante participante[3] a défini une question de recherche en lien avec ses préoccupations, une curiosité ou des besoins identifiés dans sa classe. En 2019, l’enseignante coautrice de cet article, après un parcours professionnel « classique » de professeure des écoles, avait trois ans de pratique de « classe dehors ». Celle-ci s’est développée progressivement au contact de ses collègues. Elle se demande alors[4] si les élèves construisent un lien privilégié avec la nature à la suite de leur vécu, depuis plusieurs années, de la « classe dehors », pouvant aller parfois jusqu’à sa protection.
L’école de la commune de Pompaire, d’environ 2000 habitants, est située dans un département rural. Elle est considérée comme un des berceaux de « classe dehors » en France, car en 2010, Crystèle Ferjou[5] y a initié la pratique, accompagnée par Dominique Bachelart, maitresse de conférences à l’université de Tours. Entre 2010 et 2016, la classe multiniveau de la toute petite section à la moyenne section de maternelle sort dehors une demi-journée par semaine et les pratiques éducatives dehors s’étendent à d’autres classes. À partir de 2013, la deuxième classe de maternelle de moyenne à grande section sort à une fréquence hebdomadaire. Puis en 2016, comme dans les pays scandinaves[6], des restrictions d’espace incitent les enseignantes des cinq classes à emmener les enfants dehors toutes les semaines, d’abord une heure puis de plus en plus. Cette date coïncide avec le départ de Crystèle Ferjou et le début des pratiques de la pédagogue-chercheuse de cet article.
Les pédagogies diffèrent selon les enseignantes et selon les années. Les activités guidées dehors s’inscrivent dans des projets : le dispositif national « Éco-école »[7], la découverte des amphibiens et le « carré de la biodiversité » avec le Centre permanent d’initiative pour l’environnement de Gâtine-Poitevine, puis un projet sur les oiseaux avec le groupe ornithologique des Deux-Sèvres. Toutes les enseignantes, avec des degrés variables, laissent un temps libre aux enfants. Hormis Crystèle Ferjou qui installe ce temps non guidé dès 2010, la « déformalisation » est progressive pour ses collègues. Tout d’abord, elles accordent un temps équivalent à une récréation puis des activités autonomes s’installent. À partir de 2019 et l’entrée dans la RAP, les temps de « jeux libres » et de « moment personnel » sont plus fréquents[8].
Toutes ont amené leurs élèves au « jardin », tel qu’il est nommé par la communauté. Cet espace s’étend sur 48 m de long et 28 m de large, soit 1344 m2. Il est accessible à pied depuis l’école en environ cinq minutes. Herbeux et tondu régulièrement, il est structuré par les éléments suivants :
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deux haies bocagères, implantées de longue date et typiques de la Gâtine, composées d’arbres et d’arbustes ;
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une mare grillagée dès les débuts des pratiques pédagogiques ;
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une butte de terre et de cailloux, plus ou moins herbeuse selon les piétinements.
Sur le quatrième côté, le terrain est ouvert (Photo 1). Un espace planté de fleurs est installé dès 2010 ainsi que les espaces pour creuser, réalisés par les enfants. Au bout du terrain, un frêne-têtard, taillé assez bas, est présent dans la haie. En 2011 et 2012, des troncs d’arbres sont installés par les Services des espaces verts. Un pêcher est planté par une grand-mère en 2013 et donne toujours des fruits en 2023. Des palettes sont installées en 2014 ainsi que des rondins en 2017-2018 ; un hôtel à insectes s’y trouve depuis 2019.
En fonction de leur date d’entrée à l’école, les enfants participant à la recherche n’ont donc pas tous les mêmes repères du jardin. Ces éléments permettent de mieux prendre en compte leur vécu de la « classe dehors ».
Des parcours commentés pour recueillir la parole des élèves
Le questionnement de recherche de l’enseignante a trait aux effets à moyen terme de la classe dehors sur les enfants. La méthode choisie par la pédagogue-chercheuse est celle d’une adaptation du parcours commenté, méthode qui consiste au recueil de la parole d’une personne dans un contexte où elle réagit selon les affordances de l’environnement qu’elle parcourt en donnant accès à des dimensions sensibles et corporelles (Thibaud, 2001). En emmenant les élèves dans le lieu de leur « classe dehors », il s’agissait de faire surgir du vécu issu de l’interaction avec le jardin, soit des souvenirs incarnés pouvant notamment donner lieu à des interprétations en termes d’écoformation.
La démarche mise en œuvre par la pédagogue-chercheuse s’inspire du processus de la RAP. Lors d’un séminaire national en 2019, des ateliers ont permis de mettre en commun les connaissances des participants et des participantes sur les outils et stratégies de collecte de données. Des fiches issues de ces travaux ont été élaborées et mises à disposition dans l’outilthèque d’un wiki[9]. L’enseignante adapte alors l’outil du collectif de recherche à sa propre enquête. Dans une démarche exploratoire, son intention est de faire émerger, de façon la moins orientée possible, la parole des enfants. Sachant que les élèves sont connus de l’enseignante, il s’agit ici d’une précaution méthodologique. La question de départ est très ouverte : « Raconte-moi le jardin ». L’enfant décrit les lieux et les parcourt. La pédagogue-chercheuse (PC) suit l’enfant et le relance au fur et à mesure en repartant toujours de ses paroles, comme le montre cet extrait retranscrit[10] :
« PC : Qu’est-ce que ça t’évoque d’aller au jardin ce matin ?
A (élève) : Ben c’est…ça fait un moment que je suis pas allé. Du coup avec le confinement et c’est bien de retourner où ça fait un moment qu’on n’est pas allé. Ça te rappelle beaucoup de souvenirs et c’est bien et des fois c’est marrant d’y aller.
PC : Alors, qu’est-ce qui est marrant quand on vient au jardin ?
A : Ben des souvenirs, des choses que c’était marrant, tu peux te rappeler plein de trucs et c’est bien.
PC : Pourquoi c’est bien ? »
Ces parcours sont menés sur le temps d’activité pédagogique complémentaire du mercredi de 11 h à 12 h en novembre et décembre 2020. Chaque enfant choisit son point de départ, les endroits où il souhaite aller et s’arrêter. À l’issue, l’enseignante et l’élève retracent rapidement le trajet effectué sur un schéma du jardin.
Onze enfants volontaires de la fin d’école primaire (CM1 et CM2) ont participé à cette activité. Les enfants sont issus de milieux socio-professionnels plutôt favorisés, sauf un, et la plupart ont des contacts réguliers en famille avec leur environnement rural et naturalisé. Dans leur scolarité, ils ont pu rencontrer entre quatre et six enseignantes différentes. Six enfants ont vécu la « classe dehors » pendant au moins cinq ans dont cinq ont pu la connaître pendant quasiment toute leur scolarité primaire (soit huit ans). Quatre enfants sont arrivés dans l’école en élémentaire et l’ont vécu pendant trois ou quatre ans au moment de l’enquête.
L’analyse du contenu des échanges oraux a été réalisée collectivement lors de séances organisées par les accompagnatrices-chercheuses du territoire. Le codage a été réalisé par une méthode inductive permettant un réajustement progressif (Paillé et Mucchielli, 2021). L’outil en ligne Taguette[11] a facilité la collaboration. Les tracés des parcours ont été examinés indépendamment. Des thématiques ont été ensuite associées aux lieux traversés ou vus par les enfants. En quoi les données recueillies nous informent-elles sur le vécu des enfants en « classe dehors » et en particulier sur une dimension écoformatrice ?
Lors des parcours des enfants, l’émergence de souvenirs situés
L’expérience des parcours est intime en ce qu’elle fait remonter des souvenirs : « Je viens de me rappeler quand j’étais petite, on était allé à la mare. » (CF). Les enfants communiquent un contentement à cette remémoration, voire de la gratitude. Rappelons ici que les élèves étaient volontaires, ce qui est à prendre en compte dans l’enthousiasme communiqué ; il s’agit d’un biais à considérer pour l’interprétation globale. Pour autant, les parcours font émerger des éléments communs. Le premier est une dimension non verbale : la trace recueillie par le trajet corporel des enfants.
Des trajets à l’aune de lieux remarquables
La reproduction des trajets des élèves sur un même plan vierge montre au premier abord qu’ils sont tous différents. Certains sont très mobiles et parcourent une grande distance, d’autres se déplacent peu et commentent ce qu’ils voient (Schéma 1). Cependant, certains lieux attirent et invitent à une pause. En faisant l’analogie avec les « lignes d’erre »[12], ces représentations initiées par Fernand Deligny (Álvarez de Toledo et coll., 2013), des lieux de croisement constituent des « chevêtres » pour ainsi dire, qui mettent en relation les enfants avec le jardin par-delà les mots, par la présence de leurs corps arpentant l’espace du présent et celui de leurs souvenirs. Les troncs d’arbres sont ainsi approchés par les onze enfants puis « l’arbre-trône » (6 arrêts), les palettes (5 arrêts), les rondins proches des palettes (4), la mare et le coin cuisine (chacun 3 arrêts). On peut constater que l’espace central, proche des trous creusés, est traversé par tous les enfants.
En comparant les trajets effectués en fonction de leur expérience de « classe dehors », ceux des enfants l’ayant commencé en maternelle sont généralement plus étendus et plus complexes (Schéma 1). Une différence se fait notamment en ce qui concerne la mare, davantage approchée par les anciens de maternelle tandis que les arrivés en élémentaires vont davantage aux abords des rondins, plus récents dans l’histoire du jardin. L’investissement spatial par le corps des enfants semblerait correspondre à leur durée d’expérience de classe dehors dans ce milieu et à des repères qu’ils se seraient faits « en premier ».
Des souvenirs liés aux trois niveaux d’interactions avec l’environnement
L’analyse des paroles des élèves a fait émerger neuf thèmes principaux (Tableau 1). Le report des thèmes dans l’espace a abouti à un schéma chargé (non communiqué ici) qui n’a pas permis d’établir une correspondance forte entre des thèmes et certains lieux. Les déplacements signifiants des corps ne sont pas associés à des signifiés langagiers spécifiques, même si les évocations naissent de l’interaction avec les éléments du jardin.
Tableau 2. Thèmes identifiés dans les parcours commentés des élèves au jardin
Les paroles s’inscrivent en revanche, pour toutes et tous, dans les trois niveaux d’interactions de l’individu avec son environnement. Les connaissances renvoient au niveau épistémique et théorique ; les actions et les perceptions (sens) et sensations, au niveau pratique et sensorimoteur ; l’imaginaire, au niveau symbolique et poétique. L’appropriation, la dimension affective et le contexte entremêlent ces niveaux. Ces thématiques s’articulent dans les souvenirs des enfants, quelle que soit leur « histoire » de classe dehors. Deux hypothèses peuvent être formulées : l’homogénéisation récente des pratiques enseignantes a offert des expériences semblables aux élèves et/ou une « culture enfantine » (Delalande, 2003) se transmettant est ici mise en évidence.
Des souvenirs d’un espace-temps mêlant actions et imagination
Les souvenirs s’ancrent très souvent dans des actions, que le passage près de points phares du jardin semble raviver. En premier lieu, les élèves évoquent des actions engagées en interaction avec des éléments naturels : « Ça me rappelle que je jouais beaucoup avec la terre et tout ce qui était autour » (CF). Ils se remémorent avoir creusé la terre, récupéré et transvasé de l’eau, s’être assis sur les troncs, avoir grimpé sur les rondins et les palettes, être allé dans les flaques des trous creusés, avoir construit des voitures avec des bouts de bois, regardé la mare ou planté des fraisiers. À ces activités, en lien avec des affordances naturelles, s’ajoutent celles avec des objets manufacturés : lire des livres et des poésies, écrire sur des ardoises, compter ou jouer à cache-cache avec l’enseignante portant un masque de loup, seul souvenir de participation d’un adulte au jeu.
Les actions évoquées près d’un des lieux remarquables du jardin correspondent à des jeux imaginaires entre enfants, effectués au moment des temps libres. Plus de la moitié des enfants se souviennent ainsi que les gros troncs d’arbres ou rondins se transformaient en moto ou en bateau, et selon certaines normes : « Après, là-bas aux rondins c’était le bateau et la moto en même temps. D’un côté y avait les garçons avec la moto et de l’autre côté y avait les filles avec le bateau » (Ca). Le navire est aussi un lieu de bataille avec des règles bien précises :
La bataille de navires, de bateaux […] Le but c’est de faire tomber l’autre mais doucement. [...] On joue sur les gros rondins qui sont là –bas. En fait tu commences. Dès qu’il y a quelqu’un tu fais un chifoumi[13] pour décider qui tombe. (K)
Les pirates ne sont pas loin, évoqués du côté des palettes, outils de construction de parcours ou pièces imaginaires :
Ben, on monte dessus puis après, des fois, on dit que y’a une palette, c’est la chambre pour quelqu’un, l’autre palette c’est la chambre pour une autre… Mé : Des fois on dit aussi que c’est la cuisine. (Li)
Les palettes servent également de cabanes. Ces espaces isolant les corps des enfants des regards extérieurs tout en faisant naître un espace mental (Bachelart, 2012) deviennent alors « chambres des garçons » (Mé) ou abris fictionnels lorsqu’elles sont déplacées jusqu’aux grands trous : « Comme à la guerre. En fait, on s’cache ici pour pas que les autres nous tirent dessus » (Ma). Explorés avec les bottes pendant et après la pluie, les grands trous sont des réserves d’eau dans les souvenirs des enfants. Ils rapportent y avoir recueilli de la matière, transportée et mélangée : « On mettait de l’eau, des feuilles, de l’herbe, un peu de tout et après on faisait de la gadoue-bouillie » (CF). La « gadoue-bouillie » ou « bouillie-bouillasse » (A, Me) pour faire « comme si on mangeait » (CF) se concocte dans les casseroles du coin cuisine. Même si « la dinette là-bas pour jouer comme si on était des parents » (A) est évoquée, les jeux d’imitations de situations familiales sont marginaux dans les paroles des enfants.
Leurs souvenirs convergent plutôt vers un grand récipient proche de la ronde des fleurs (Schéma 1). La réminiscence de la « casserole à la sorcière » (A) relie des mélanges réalisés avec les éléments naturels à un monde merveilleux, en particulier pour les enfants entrés en maternelle. Ces références ont probablement été alimentées par les contes et les paroles de l’enseignante, notamment à travers le rituel d’entrée dans le jardin par le feu « chemin des lutins ». Le merveilleux s’invite aussi du côté des « grands trous ». L’un deux, rempli d’eau est la « piscine du château » (Ca) sur laquelle les palettes cassées servent de plongeoirs. Le château est dans un espace réel et imaginaire situé entre les trous creusés et un arbre du bout du jardin, « l’arbre trône » (Schéma 1) dont la fonction était de signifier, avec un fort enjeu symbolique, une fois l’enfant assis, qui était le roi ou la reine.
Les descriptions des enfants dessinent un réseau d’interrelations entre les différents lieux remarquables – les palettes, le coin cuisine, la ronde des fleurs hébergeant près d’elle la casserole de la sorcière, et l’arbre-trône – que les trous remplis d’eau et de terre semblent souvent relier. Tous les corps des enfants marquent au présent ce passage central comme un « lieu chevêtre » (Schéma 1). Les souvenirs mêlent un réseau physique matérialisé par les descriptions de leurs déplacements et leur mouvement au présent, à un réseau symbolique tissé par leur imaginaire entre ces différents lieux. Les souvenirs témoignent d’une indissociabilité entre leurs expériences de mobilité corporelle, alimentées par les éléments naturels, et une poétique de l’action, s’exprimant par des projections puisant leur source dans leur vécu ou dans la culture occidentale des mythes et récits populaires. Ce faisant, le jardin est le creuset d’un univers partagé, qui leur est propre, et vis-à-vis duquel une part affective très importante s’est exprimée.
Des souvenirs chargés d’affects et de sensations
La « dimension affective » apporte un éclairage complémentaire. Les sentiments positifs sur la « classe dehors » sont liés aux possibilités d’expression corporelle et d’autonomie donnée. Les élèves relatent que leurs mouvements ne sont pas contraints comme à l’intérieur : « Tu peux pas trop bouger dans la classe. Dehors tu peux te balader » (Mé). Ils rendent compte d’une très large palette d’actions possibles, de sorte que les états affectifs évoqués sont divers et mélangés : « Moi ça me procure de la joie parce que c’est un moment soit de calme ou quand on s’excite » (H). Des sentiments de tranquillité émergent de moments ritualisés que le contexte de classe dehors permet :
C’est le petit temps personnel, c’est un autre moment qu’on fait le matin, c’est 15 minutes, tu restes assis dans ton coin et puis tu peux faire ce que tu veux. Le but c’est de ne pas trop bouger. Par exemple, tu peux t’allonger, essayer de dormir, lire un livre, tu peux faire plein de choses, construire une petite cabane avec des petits bouts de bois. (H)
Les émotions se mêlent aux nombreux souvenirs des sensations éprouvées au contact des éléments : s’amuser à marcher dans les flaques d’eau, dans la boue et dans la terre, aimer entendre les chants des oiseaux ou les insectes grimpant sur soi, apprécier goûter les framboises, mais aussi se soulager dans les toilettes sèches et profiter de la chaleur du feu. Ces émotions ne sont pas qu’agréables, ce que raconte une petite fille qui craint les amphibiens.
Au moment de la visite au jardin, des élèves suspendent leur narration à trois occasions : une pour écouter les oiseaux (Mé), une pour observer un rouge-gorge reconnu par une élève (Lé) et une près de la mare : « Les grenouilles qui nous parlent. M : Ça t’a fait peur C ? C : Oui ça fait depuis longtemps que je n’en avais pas entendues. M : On les entend bien ce matin. Ca : Oui. C : J’ai l’impression de voir la tête d’une grenouille là-bas » (Ca). Ces épisodes renseignent sur un régime d’attention à la nature dont on suppose qu’il a été cultivé au jardin puisqu’une élève fait explicitement référence au projet pédagogique sur les oiseaux ; mais sans pour autant pouvoir le discriminer des pratiques familiales.
De façon plus générale, ces élèves volontaires pour l’enquête manifestent un fort attachement à cet espace : « On a toujours aimé le jardin » (L). Ils sont plusieurs à rapporter des visites le week-end avec leurs frères et sœurs, leurs parents ou leurs amis, après avoir vécu des expériences en « classe dehors » : « Par exemple, l’autre jour avec Y, on est revenu et puis ça nous a rappelé tellement de souvenirs qu’on est remonté dedans [l’arbre] et puis c’était vraiment bien » (H). Ils relatent également l’attente, voire l’impatience d’y retourner au moment de l’école.
Cet attachement est tangible dans les noms de lieux comme la « mare aux grenouilles », l’« arbre à trône » et la « ronde des fleurs ». Ces noms circulent entre les générations d’enfants sauf pour le « chemin des lutins » qui est désormais une haie. Cette transmission caractérise une culture enfantine construite au contact du jardin et en partie avec les enseignantes puisque ce vocabulaire est connu et partagé par l’enseignante et les élèves.
La mémoire des aménagements antérieurs permet aux plus anciens de dire que la marmite de la « soupe à la sorcière » a été déplacée, que les palettes sont apparues après leurs expériences, tout comme l’hôtel à insectes qui est une installation récente. Cette prise de conscience du temps qui passe s’accompagne d’une nostalgie : « Ça m’évoque un peu de tristesse parce que tu vois quand avant c’était pas comme ça. Je trouve que c’était mieux avant » (Lé). Une forme de mélancolie s’exprime autant sur l’enfance elle-même - « On avait tellement d’imagination » (Lé) - que sur la nécessité de « profiter » (Ma) de ces moments scolaires dehors avant l’entrée au collège qui y mettra fin.
L’école au jardin au cœur d’un réseau d’apprentissages
Les enfants identifient clairement la venue au jardin comme un espace-temps scolaire : « À l’école, on pouvait aller ailleurs que dans l’école » (Mé). La référence aux apprentissages est transversale aux thèmes « actions », « tissage », « contexte », « attitudes vis-à-vis du lieu » et « connaissances » identifiés dans le corpus. Chacun de ces thèmes apporte un éclairage sur les conditions et les contenus.
Parmi les tâches scolaires guidées par l’enseignante, les élèves évoquent des lectures, des dictées, des rédactions, des calculs (multiplications, divisions) et des activités « d’art éphémère » (H). Dans leurs propos, ces productions sont associées à la classe « dedans » (thème « tissage »). Plusieurs projets sont évoqués, relatifs à l’éducation artistique et culturelle ou à l’éducation à la biodiversité. Le projet ornithologique est un exemple de maillage entre l’intérieur et l’extérieur de l’espace scolaire physique, mais aussi plus largement, entre l’école et les familles. Il est important de noter que l’impulsion vient du projet scolaire :
On avait appris beaucoup sur les oiseaux. Du coup, après, j’ai acheté un livre sur les oiseaux et après, j’ai commencé à parler de ça à mon papa et mon papa maintenant, il s’y met aux oiseaux et il dit : Ah ça, c’est un moineau, Ah ça c’est quoi déjà ? Et du coup, c’est rigolo. (Lé)
Une autre élève raconte que retourner au jardin le week-end, après que les pratiques scolaires au-dehors aient commencé, a permis à son père de lui faire réviser les tables de multiplication et les verbes, ce qu’elle introduit par « à la maison je continue » (Mé). Le jardin, tour à tour source ou réceptacle de savoirs, semble être le support concret de cette continuité éducative entre le scolaire et le non scolaire.
Les enfants témoignent également de l’acquisition de plusieurs savoirs théoriques acquis au jardin et au-delà, dans ce continuum évoqué plus haut. Ensemble, les élèves ont cité par leur nom vernaculaire une vingtaine d’espèces végétales (ronces, pissenlits, menthe, trèfles, fraisiers, framboisiers, lierre). Quant aux espèces animales, à l’exception des ragondins, des crapauds et des grenouilles, tous les autres sont des oiseaux. Cet élève énumère : « Les mésanges, les pigeons, les merles, les corbeaux, les chouettes, les hiboux et puis c’est tout. » (Ca). Les moineaux, les rouges-gorges et les tourterelles complètent le tableau de la classe, en lien avec le projet conduit par l’enseignante, mais sans pouvoir, là encore, discriminer avec l’apport des familles : « J’ai appris leur nom quand j’étais petit et en classe. Et j’ai appris à reconnaitre leur son. » (K).
À partir de leurs propos, il apparait que la mare a été un point d’observation privilégié servant de base à la construction de connaissances naturalistes, d’une part sur l’éthologie des ragondins ou des oiseaux qui viennent y boire et d’autre part, sur les processus plus complexes de la métamorphose têtard-grenouille ou encore sur les changements d’état de l’eau, gelant en hiver. L’ancrage dans le réel est ainsi signifié :
Ben en classe dehors, ça m’a apporté plein de choses que je ne savais pas, que j’aurais pas pu savoir si j’étais en classe. Par exemple, les noms des insectes, pouvoir les toucher, découvrir les vraies feuilles au lieu de les voir en photos sur le vidéoprojecteur. (Ca)
Les savoirs déclarés par les enfants sont également pratiques et reliés aux expériences corporelles des jeux moteurs : apprendre à ne pas aller trop vite sur une surface glissante, à grimper aux arbres ou à exercer leur équilibre grâce aux palettes. Enfin, ils reviennent sur les dispositions favorables envers la nature, acquis en lien avec le « carré de la biodiversité » (Ma), un espace laissé en libre évolution que les élèves n’avaient pas l’autorisation de piétiner : « Ce que j’aimais bien au jardin, c’est que t’apprends à respecter la nature aussi. » (Ma). Exprimé explicitement, ce thème des « attitudes vis-à-vis du lieu » est cependant minoritaire dans le corpus, ne permettant pas de conclure que la « classe dehors » aurait permis l’émergence d’un rapport conscient de protection vis-à-vis de la nature.
Pour autant, les paroles enfantines de la catégorie « contexte » renseignent sur les conditions d’apprentissage du dehors :
Je préfère faire classe dehors que d’être dans la classe. […] Parce que j’apprends plus de choses, et aussi on peut travailler, faire du français ou des maths dehors… T’as l’air au lieu que tu sois enfermé dans ta classe, t’as plus d’espace pour travailler toute seule. (Ca)
Avec les précautions déjà données sur l’échantillon d’élèves enquêtés, cet extrait est intéressant à plusieurs titres. L’élève semble faire la distinction entre « travailler », mot associé aux contenus du programme, et « apprendre » des « choses », mot semblant désigner le reste de l’expérience dehors. L’élément air est présent : à l’emmurement de la classe contraste l’aérodynamisation extérieure (Pineau et Galvani, 2017). Il y évoque enfin la perception de l’espace autour de lui et de la distance physique avec les autres ; en d’autres termes, la proxémie (Hall, [1914] 2014). Un autre élève évoque cette dimension en expliquant que dehors, il n’est pas obligé d’être à côté de quelqu’un. Les deux relient explicitement corps et situations d’apprentissages, associées à de l’enseignement ou non. Ce faisant, ils semblent insister sur l’effet de l’environnement ; autrement dit, sur la part écoformatrice de l’école dehors, au-delà du contenu enseigné.
Conclusion : Quelles traces écoformatrices perceptibles chez ces enfants ?
Cet article est centré sur des souvenirs d’enfants ayant vécu la « classe dehors » pendant plusieurs années dans un même espace et selon des modalités pédagogiques diversifiées : des temps « libres », des tâches liées aux « fondamentaux » scolaires, des projets d’éducation à l’environnement… Dans leur scolarité, les élèves ont relaté avoir pu apprécier l’excitation procurée par la jouabilité du jardin, le calme des moments personnels, l’attention des observations naturalistes ou la place disponible pour leur corps, y compris pour s’atteler à des tâches écrites et formalisées.
Leurs témoignages montrent que le contexte déformalisé de « classe dehors » permet des apprentissages multiples et qui contribuent à une formation de l’individu dans ses différentes dimensions. Leurs souvenirs lient l’imagination et l’action, les affects et les sensations, les connaissances théoriques et les savoirs pratiques. Le dehors offre une rencontre avec les « éléments », avec les matières (organiques et artefactuelles) et avec les vivants, humains et non humains. Il semble permettre des perspectives intégratives d’éducation en mesure d’ouvrir une possibilité écoformatrice, dont des traces sont ici tangibles. Lors de leurs parcours, les éléments écoformateurs sont tous évoqués. L’élément air fait la démarcation entre le dedans et le dehors. Les jeux mêlant eau et terre, seuls et avec les autres, sont rapportés comme ayant été structurants dans leurs relations avec le jardin. Le feu tranche avec les possibilités de l’intramuros scolaire. Les autres « choses » du jardin comme les contenants, les ustensiles, les palettes disponibles et mobiles nourrissent des manipulations et des échanges tout autant que l’imagination. Dans ce processus et du côté des vivants non humains, ce sont les arbres et les autres végétaux qui semblent être le plus signifiants, en lien avec leur accessibilité.
« Arbre trône », « soupe à la sorcière » et autres noms font des différentes « choses » du jardin les vecteurs matériels et symboliques d’une culture enfantine construite en « classe dehors » se transmettant avec la « complicité » des enseignantes. De sorte qu’un attachement au jardin s’est développé pour certains élèves, ce que montre leur récit de retour avec leurs amis et leur famille au moment des loisirs ou la nostalgie qu’ils ont pu exprimer de ne plus le trouver comme au moment de leurs premières expériences avec le lieu.
Leurs souvenirs sont aussi marqués par la place des animaux. Il est probable qu’un effet conjoint d’une éducation environnementale dans et hors l’école, ait permis aux enfants de les nommer, mais aussi d’être à l’affût. Une attention aux habitants du lieu a été observée chez les enfants au moment même des parcours, comme une réponse à la question qui avait conduit la pédagogue-chercheuse à mener cette enquête, même si des attitudes de protection de la nature n’ont pas été clairement énoncées.
Car au-delà des paroles, les corps s’expriment dans les parcours, en particulier pour les élèves qui ont connu la « classe dehors » depuis la petite enfance. L’exploration graphique de leurs déplacements a été particulièrement heuristique et semble indiquer une incorporation inconsciente de gestes dans cet espace exploré en autonomie et avec régularité. Nous pourrions émettre l’hypothèse que par cette démarche, nous avons eu un accès à une dimension non conscientisée de l’écoformation des enfants. Le jardin y apparait comme un espace de nœuds tissés dans un réseau corporel, temporel et spatial, dans des interrelations entre différents lieux phares, que nous avons identifiés comme des « chevêtres ».
Mais l’écoformation est aussi la prise de conscience que l’on a été écoformé. Cette conscientisation n’a pas été clairement mise en évidence dans les souvenirs des enfants, c’est-à-dire que nous n’avons pas recueilli de paroles qui auraient pu nous faire conclure au rôle d’agent, reconnu par les enfants, des éléments naturels dans les relations éducatives. En revanche, il est probable que l’expérience vécue des parcours ait elle-même eu pour effet de faire prendre conscience aux enfants de leurs relations avec le jardin et ait contribué au développement d’une réflexivité éco-logique. À l’instar de l’autobiographie environnementale développée en formation d’adultes (Bachelart, 2009), ces parcours où ils et elles s’expriment, repris avec les élèves en situation scolaire pourraient être ainsi des supports de conscientisation de leur écoformation.
Parties annexes
Remerciements
Cet article a bénéficié de la contribution active des pédagogues-chercheuses enseignantes de la recherche-action participative « Grandir avec la nature » en Poitou-Charentes : Solène Berranger, Stéphanie Barrau, Mélanie Giret, Sophie Guerry, Nellie Noulaud, Véronique Gazeau, Nadia Lienhard. Un remerciement particulier à Crystèle Ferjou et Frédérique Chenebieras qui ont reconstitué l’histoire spatiale et pédagogique du jardin. Enfin, nous remercions Baptiste Besse-Patin pour ses relectures attentives à différentes étapes de son élaboration.
Notes
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[1]
En France, l’école primaire correspond aux sept années qui vont de l’école maternelle au cours moyen 1 et 2 (CM1 et CM2), décomposées en trois ans de maternelle puis quatre d’élémentaire.
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[2]
Cet exemple montre bien qu’école ne rime pas forcément avec formalisation.
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[3]
Les participantes sont, à une exception près, toutes des femmes.
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[4]
https://www.grainepc.org/IMG/pdf/fiche_2-web.pdf Consulté le 13 février 2023
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[5]
Cette section a été rédigée par suite d’une reconstitution de l’histoire des pratiques pédagogiques et du jardin par trois enseignantes passées et actuelles de Pompaire, participant à la RAP.
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[6]
https://ecoleforetfinlande.wixsite.com/documentaire Consulté le 14 février 2023.
-
[7]
Eco-école est un programme international d’éducation au développement durable qui permet d’obtenir un label si les équipes éducatives suivent la démarche du dispositif, qui peut se décliner autour de plusieurs thématiques : biodiversité, alimentation, déchets, climat, etc.
-
[8]
Le confinement de mars à mai 2020 dû à la Covid-19 a cependant provoqué un arrêt de l’école.
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[9]
https://wiki.reseauecoleetnature.org/RAP_ECRIN/?PagePrincipale
L’importance de l’espace collaboratif est présentée dans un article qui rend compte de la méthodologie générale de la recherche-action participative (Zwang et al., 2022).
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[10]
La retranscription a été réalisée par la pédagogue-chercheuse sur les recommandations données par la chercheuse de profession, accompagnatrice du territoire.
- [11]
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[12]
Les lignes d’erre, impulsés par Fernand Deligny et dessinés par les éducateurs du centre qui prend en charge des enfants autistes, retracent les déplacements de ces enfants. Un « lieu-chevêtre » est selon Deligny un lieu où l’enfant mutique peut entrer en vibration avec le monde.
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[13]
Chifoumi, appelé pierre-papier-ciseaux est un jeu de mains opposant deux joueurs. La pierre bat les ciseaux, les ciseaux battent la feuille, la feuille bat la pierre.
Bibliographie
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