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Dans notre monde plus que jamais divisé, parcellisé, dévasté, allant jusqu’à s’attaquer à la terre, son socle vital, l’écosophie pourrait-elle, comme le pensent les tenants de celle-ci, Arne Naess, Felix Guattari, Michel Maffesoli et bien d’autres, aider les êtres humains à revenir à ce qui les unit, leur appartenance commune à la terre qui les accueille et qu’ils habitent  ? Pour chacun de ces auteurs, l’écosophie, par rapport à l’écologie, marque un pas de plus dans la recherche de voies permettant de répondre à la situation actuelle. Arne Naess définit l’écosophie comme une écologie profonde, de cœur, une alliance avec la nature, par rapport à une écologie qu’il dit superficielle, se contentant de prôner des actions écologiques sans remettre en question ses modes de pensées et son attitude vis-à-vis de la nature (Naess, 2017).

Félix Guattari[1] pense que la situation contemporaine, par sa gravité, a permis une prise de conscience générale, mais qu’il ne faut pas se limiter à ce seul objectif environnemental. L’écosophie doit mobiliser davantage que l’écologie – «  concept éclectique  », à la fois science des écosystèmes et ensemble d’opinions diverses – et prendre en compte tout à la fois ce qu’il nomme «  les trois écologies  » dans son ouvrage éponyme  ; car le péril est triple, environnemental, social et mental. Il vient, selon lui, de la raréfaction des ressources environnementales (dont les métaux rares), mais aussi sociales (notre capacité à faire société), mentales ou psychiques (capacité à penser par nous-mêmes, à créer, à se projeter vers l’avenir) (Guattari, 1989). Sa vision, toujours étonnamment actuelle, vingt ans après, est le reflet de sa philosophie, constamment créative et renouvelée, indissociable d’une praxis.

Pour Maffesoli (2021), en cette ère de crise post-moderniste chaotique qu’il appelle «  L’ère des soulèvements  », l’être humain doit être à l’écoute de la nature dans laquelle il est lui-même inclus. Il définit l’écosophie comme «  la sagesse, d’antique mémoire, de la maison (oïkos) commune, cette terre-ci  » (p. 10), sagesse qui sied à l’époque actuelle et qui peut être le propre de tout un chacun. Ce «  commun  » se retrouve dans les cultures traditionnelles, plus que jamais nécessaire dans l’«  ici et maintenant  ». Par ailleurs, il définit l’époque actuelle, qu’il nomme post-modernité, comme n’étant rien d’autre que «  la synergie de l’archaïque et du développement technologique  ». (p. 66)

De son côté, le courant de l’écoformation (1980), par sa définition, son terrain de recherche et ses orientations, apparaît très en phase et semble s’entrelacer avec les courants écosophiques cités précédemment.

Née dans la recherche en éducation permanente, l'écoformation se nourrit du vert paradigme écologique et environnemental. Posant la loupe sur ces traits d’union qui lient individus et environnements, elle interroge largement les relations des hommes au monde, des hommes à la nature, des hommes à leurs habitats (…) [Elle] s’inscrit dans le concept plus large de formation tripolaire déjà énoncée par Jean-Jacques Rousseau. Trois maîtres gouvernent notre éducation, écrivait celui-ci : les autres, les choses et notre nature personnelle. Trois modes formatifs participent donc à notre développement tout au long de la vie, reprend Gaston Pineau : l'hétéroformation, l’autoformation et l'écoformation. (Boy, 2017, p. 55-56)

La définition de l’écoformation, notamment, est très proche de l’approche de Maffesoli (2021) : «  L’environnement forme au moins autant qu’il est formé ou déformé. Le terme “écoformation” veut traduire et explorer cette réciprocité, au cœur de l'oïkos, au cœur de l’habitat  ». En 1980, Gaston Pineau, à qui nous devons le concept d’écoformation - accolé à celui de l’autoformation et de l’hétéroformation - fait le point sur ce courant :

Comme l’école buissonnière, il explore les relations à l’environnement de façon libre et assez buissonnante. Il plonge dans la matrice cosmique des quatre éléments pour essayer de transformer leurs rapports d’usage en rapport de sages, aussi bien dans la vie quotidienne qu’en voyage. Mais il travaille aussi dans les classes nature d’écoles sans mur, pour construire avec les enfants une conscience environnementale vive. Sans oublier les nouvelles écocompétences à développer professionnellement. (Pineau, 2013)

L’intonation écosophique, inscrite dans l’intention de la recherche écoformatrice, est évidente dans ce dernier extrait.

Comme élément de réponse à la question posée au début de cet article, je propose de nous appuyer sur le postulat de Michel Maffesoli stipulant que les valeurs écosophiques qu’il voit émerger dans la nouvelle époque post-moderne se retrouvent au cœur des cultures traditionnelles ; et d’éprouver ce lien en allant explorer les valeurs d’un milieu traditionnel dont la culture reste encore vivante, la Bouriatie (Sibérie).

Pour ce faire, nous présenterons l’approche écosophique de Maffesoli à partir de son ouvrage Écosophie (Maffesoli, 2021), vaste champ qu’il définit en sélectionnant quelques courants saillants qui la traversent. Nous nous intéresserons davantage à l’un d’eux, «  le lieu fait lien  », espace écoformateur privilégié réunissant l’être humain et son habitat, clé de voûte, me semble-t-il, entre l’écosophie de Maffesoli, l’écoformation et la philosophie de vie du peuple bouriate. Il nous permettra d’entrer dans l’espace culturel traditionnel bouriate, qui pourrait être à même d’incarner la pensée de Maffesoli. Par la même occasion, cette exploration pourrait corroborer le parallélisme que fait Maffesoli entre le post-modernisme et ces cultures, les deux pouvant se nourrir mutuellement.

Nous serons accompagnés, en filigrane, par la pensée d’Edgar Morin, chercheur qui a traversé le siècle sans que rien ne vienne interrompre sa recherche, tentant comme Maffesoli, de voir dans ce qui émerge des signes d’espoir pour le monde futur.

Courants majeurs de l’écosophie

Au fil de ses travaux de recherche, Maffesoli (2017, 2021) a mis en évidence six courants qui soutendent l’écosophie. Nous les présentons ci-dessous.

S’appuyer sur le Réel

Cette sagesse, il faut la puiser dans le réel. « Ce qu’il est convenu d’appeler « réalité » (économique, politique, médiatique) n’est « qu’apparence » (Maffesoli, 2017, p. 10) : « Il est une nature des choses et on a la prétention de la changer ! La dévastation du monde naturel et social en est la conséquence la plus évidente. Et cela, d’une manière diffuse, commence à se faire jour : on ne peut plus accepter ce qui n’a pas de sens commun ou, ce qui revient au même, ce qui est contre-nature » (p. 9). Il faut revenir à la source, natura naturans « toujours en train de naître » (p. 92), cette force de vie sous-jacente qui imprègne toute chose. L’époque post-moderne ne part plus seulement des idées pour penser le monde : « On n’est plus dans la déduction, qui part du ciel et des idées, mais bien dans l’induction venant du bas, du concret, des racines. Pensée qui croît avec la vie, vie toujours en devenir, en mouvement. En bref, la vie tout court » (p. 30) qui se vit avant de se penser, là où vit la population, terre commune à tous, où s’acquiert cette compréhension du monde que l’on appelle « bon sens », « sens commun », que tout un chacun peut acquérir à travers son expérience de vie.

Repenser la relation de l’être humain avec « la nature »

L’écosophie appelle à un changement fondamental de paradigme pour définir la relation entre l’être humain et la nature. Non plus vouloir la dominer comme l’y invitait la vision prométhéenne de la modernité, mais plutôt s’ajuster à elle, « la terre mère », lui reconnaissant sa nécessité, sa subsidiarité : « Il existe un ordre normal des choses, c’est-à-dire une loi de la vie demandant d’une part une perpétuelle adaptation, d’autre part une réelle humilité de l’esprit pour ce faire. » (Maffesoli, 2017, p. 10)

Il faut ici repenser la place de l’être humain lui-même, qui fait d’ailleurs partie de la nature par son appartenance au monde animal et même, de façon plus subtile, aux autres règnes ; reconsidérer son importance au regard de la planète Terre et de l’univers ; accepter son identité complexe d’homo sapiens demens, selon Morin (2010).

Alors que les mythologies des autres civilisations inscrivaient le monde humain dans la nature, Homo occidentalis fut, jusqu’au milieu du XXe siècle, totalement ignorant et inconscient de l’identité terrienne et cosmique qu’il porte en lui. Encore aujourd’hui, la philosophie et l’anthropologie dominantes refoulent puissamment toute prise de conscience et toute mise en conséquence de l’identité animale et vivante de l’homme, toute reconnaissance de notre enracinement terrestre, physique et biologique.  (Morin, 2010, p. 73)

Abandonner la pensée dichotomique

Cela nous amène à abandonner la pensée dichotomique qui sépare ciel et terre, territoire et communauté, nature et culture, corps et esprit, « principe de coupure sur lequel repose la modernité, générateur et organisateur du mythe » (Maffesoli, 2021, p. 22). On se rapproche ici de la pensée orientale qui part du tout avant de penser les éléments séparés, davantage centrée sur les liens qui unissent que sur ce qui sépare. Celle-ci s’exprime d’ailleurs plus volontiers à travers la philosophie et la poésie. Elle nous invite également à appréhender le principe écologique d’interdépendance (ni dépendance, ni indépendance) et de mieux comprendre le lien essentiel de l’être humain avec son environnement, à commencer par la reconnaissance du double lien qui unit les individus entre eux et à la planète-terre dont parle Morin (2010) : cette « terre-patrie » qui est aussi « matrie », suivant qu’on l’aborde par la technique ou le poétique.

L’interdépendance a toujours été comprise de l’intérieur dans les cultures des peuples proches de la nature ou basées sur la pensée orientale. Tsunesaburo Makiguchi (1871-1944), instituteur, pédagogue, géographe et philosophe japonais, héritier des cultures orientales, mais vivant dans le Japon occidentalisé des années 1930, en avait fait le cœur de sa pédagogie (Makiguchi, 1995), questionnant les élèves sur la provenance de ce qu’ils mangeaient, ce qui les habillait… Il prônait de créer pour l’école un curriculum ayant comme support la géographie, permettant à l’élève de s’appuyer sur le local, terrain d’éducation Tout au long de la vie, pouvant s’ouvrir sur le national et le mondial. Ses recherches ethnologiques et anthropologiques dans un grand nombre de localités japonaises l’ont amené à penser que la compréhension de ce concept d’interdépendance et l’esprit de reconnaissance qu’elle suscitait étaient une clé pour le bonheur des individus et des groupes (Makiguchi, 2002). Fidèle tenant de l’éducation tout au long de la vie, il prônait une école à mi-temps pour laisser temps et espaces à d’autres expériences, personnelles ou collectives. Ce mi-temps, il le voulait également pour les adultes, pour se former, formation formelle, informelle ou non formelle du milieu de vie formateur. (Kimata, 2019, p. 191).

C’est ce même concept d’interdépendance qui sert de base aux démonstrations d’Edgar Morin pour rendre compte des circuits complexes traversant le vivant (dont les boucles de rétroaction) et à de nombreuses recherches scientifiques contemporaines, comme celles de Marie-Monique Robin[2], qui a contribué à mettre en lumière les liens entre les zoonoses et les atteintes à la biodiversité (Robin, M-M., 2021).

Accéder à une connaissance et sensibilité écosophiques

Tous les changements à grande échelle demandent à l’humain une prise de conscience et une reconnaissance de son ignorance vis-à-vis de la Terre, rappelle Morin, passant en revue, toujours dans son ouvrage Terre-Patrie, les découvertes scientifiques occidentales du XXe siècle qui ont bouleversé les chercheurs et les ont forcés à plus d’humilité (Morin, 2010, p. 81). Chaque découverte ne fait que repousser les limites du connu, derrière lequel resurgit à nouveau l’inconnu, processus que décrit Morin dans son Introduction à la pensée complexe (Morin, 2005).

Cependant, insiste Michel Maffesoli, la connaissance rationnelle ne suffit pas à elle seule à appréhender le monde actuel et ses problématiques, ni à appréhender les correspondances subtiles qui relient les espèces (minéraux, végétaux, animaux) dans un rapport « dialogique »[3]. Il est nécessaire de développer ce qu’il appelle « une sensibilité écosophique », ce rapport au réel que l’on acquiert naturellement et insensiblement au contact avec le vivant, au fil des expériences, « rapports de sage » s’il en est. Maffesoli reprend une citation d’Heidegger : « Comprendre est inséparable de vibrer. » (Maffesoli, 2017, p. 95)

Nous retrouvons cette même sensibilité dans le courant d’écoformation, comme l’exprime Dominique Cottereau (2021) : « Ma contribution à une pédagogie de l’écoformation se voudrait conscientisation du lien écologique que nous avons avec la nature, connaissance pour une éco-naissance ». Contribution dont il est difficile de rendre compte comme le fait Gaston Pineau parce que » la dynamique de l’écoformation, de la formation de l’éco, est d’abord expérientielle avant d’être verbale […] C’est ce que Francisco Varela appelle « l’énaction », la cognition incarnée, l’émergence de sens dans le couplage structurel organisme/environnement (Varela, Thomson et Roch, 1993) ». (Pineau, 2019, p. 90-91)

Cette même sensibilité habite la poésie tout entière. Maffesoli cite Baudelaire qui, mieux que quiconque, exprime les résonances qui parcourent le monde : « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles. / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers […] ». Poésie que l’on retrouve abondamment dans les cultures traditionnelles et que Maffesoli, repère également dans l’époque post-moderne, latente en tout un chacun. « La vie humaine est tissée de prose et de poésie », affirme Morin, sur la même longueur d’onde. Poésie également présente dans l’exploration des éléments (terre, eau, feu, air) par le GREF[4] qui suit les traces de Gaston Bachelard : « Ses travaux sur l’imagination des quatre éléments sont pour nous plus qu’une poétique de la rêverie, ils explorent déjà la mise en forme de ces unités écologiques de base. » (Boy, 2017, p. 56)

Cette sensibilité écosophique va de pair avec un autre concept de Maffesoli, « la raison sensible », raison raisonnante et sensibilité réunies, qu’il estime nécessaire aux chercheurs pour mieux appréhender la réalité dans son intégralité. « Il convient de rappeler, dit-il, que pour penser la matière organique travaillée par l’esprit, il faut que l’intellect devienne « organique ». (Maffesoli, 2017, p. 33)

Reconnaître que le lieu fait lien

De la compréhension du monde qu’il appréhende dans sa complexité, Maffesoli fait ainsi émerger l’espace où peut se jouer le changement, où la pensée et l’action sont intimement liées. C’est au sein de l’oïkos (la maison commune) que territoires et communautés humaines retrouvent leur lien indissociable et leur réversibilité originelle. C’est l’interaction entre la vie naturelle et la vie sociale qu’il nous faut retrouver et, du même coup, l’intimité avec la nature[5], devenue ténue avec la montée de la modernité et la recherche aveugle de progrès.

Harmonie naturelle et sociétale allant de pair, le retour au Réel rappelle l’étroit rapport existant entre le territoire et la communauté qui l’habite. On l’oublie trop souvent : le lieu fait lien. L’ordre naturel maintient le monde en équilibre. Les plateaux de la balance retrouvent la position qui est la leur. Il y a réversion entre le respect de la nature et l’idéal communautaire qui en est l’expression. (Maffesoli, 2017, p. 14)

Cette constatation est au cœur de la réflexion de Maffesoli (2021). L’unité territoire/communauté permet à un individu de vivre sans être amputé de son lien avec l’environnement (le milieu), et de vivre sa qualité d’être social, « être avec » (p. 87) :

L’apparentement avec son environnement naturel lui permet de renouer avec son environnement social […] Par ces apparentements, la personne, vivant par et grâce à sa communauté, revient, l’esprit ouvert, dans la vaste demeure de la vie, la vie du monde […] par une secrète communion à la terre-mère.  (Maffesoli, 2017, p. 17)

Le territoire est un milieu propice à l’émergence de la « sensibilité écosophique » dont nous avons parlé, qui relie microcosme et macrocosme. Alexandra Uchnitskaïa, chercheuse yakoute, met en valeur cet environnement intermédiaire, le « mésocosme » ou «  mésosystème  » (Uchnitskaïa, 2019, p. 180), naturel et culturel, qui permet à l’individu, bien relié à son milieu, de s’ouvrir à l’infini du cosmos.

Maffesoli insiste sur « l’étroite liaison existant entre l’espace et la socialité. L’espace qui tout à la fois limite et permet d’être, l’espace qui, au travers des habitudes qu’il secrète, permet et conforte, en son sens fort, le fait d’habiter en un lieu donné » (Maffesoli, 2017, p. 19). L’individu s’inscrit dans le territoire en y imprimant ses rythmes, ses habitudes, ses chemins, ses repères. Également en se reliant aux autres, dans l’action, la coopération, la solidarité, et même le conflit.

Dans ce processus de réversibilité qui s’opère, le monde culturel et le monde naturel s’interpénètrent. « La geste humaine fourmille de contes et légendes tentant de comprendre, voire d’expliciter, le singulier rapport existant entre la culture et la nature, l’homme et son environnement » (Maffesoli, 2017, p. 32)  ; la pensée mythologique «  nous fait accéder à un Réel autrement plus riche en ce qu’il est gros de rêves, fantasmes, fantaisies ayant constitué, tout au long des âges, les assises les plus assurées du donné sociétal ». (Maffesoli, 2017, p. 30).

Cette unité territoire/communauté est un milieu en mouvement constant. C’est là que peuvent se réguler les équilibres, quantités, collaborations, rythmes, véritable processus homéostatique[6]. Et pourtant dans la société contemporaine, la plupart du temps, cette unité de mesure traditionnelle n’est plus respectée en tant que telle, mettant les individus en relation et confrontation directe avec les autres, la foule inconnue, appelée encore « la masse », ou avec la hiérarchie ; car lorsque les personnes ne sont plus reliées par le territoire, elles sont « gérées par le haut », par l’administration. D’où ce mouvement de re-création spontanée de petits groupes dont parle Maffesoli, occupant des espaces communs, parfois en surimpression des structures habituelles, et qu’il appelle « tribus » (Maffesoli, 2021, p. 69).

Dans ce balancement entre la vision prométhéenne de la modernité, tendue vers un futur de plus en plus parfait, et celle de Dionysos et Chtonos - dieu autochtone, du local (Maffesoli, 2017, p. 12) - se joue l’émergence d’un monde en devenir, incertain. Au mouvement linéaire de la modernité peut se substituer, selon Maffesoli, celui de « l’enracinement dynamique » (Maffesoli, 2021, pp. 81, 95), avec de nouvelles générations qui s’ancrent dans l’héritage des anciennes, tout en se permettant de les modifier dans un mouvement d’élévation ou simplement d’évolution dont rend compte la figure de la spirale. La tendance est au « présent » et à ce qui s’y vit. Il ne répond plus tant à ce qui « devrait être », mais à ce qui apparaît comme naturellement juste dans un contexte donné. Cela se vérifie dans le quotidien, dans la vie qui émane personnellement et collectivement lors de grands rendez-vous où prédomine le « principe relationniste » sur le principe individualiste de la modernité, le « nous » qui a tendance à remplacer le « je », la recherche de joie, de plaisir, de créativité, dans ce « plus de vie » recherché dans le collectif.

Intégrer la dimension spirituelle

Ce qui nous amène à ce dernier courant que Maffesoli appelle « la dimension sacrale à l’œuvre dans la sensibilité écosophique » : « Tout comme une nouvelle manière d’habiter la terre se profile, de même le ciment structurant cet habitat n’est pas simplement matériel. Le spirituel y a sa part. Une part qui n’est pas négligeable. » (Maffesoli, 2017, p. 18). Et cela « sous l’égide de Spinoza - Deus sive nature ». […] Il y a bien dans le naturalisme contemporain une manière de penser et de vivre un retour du divin. Le divin comme retour aux origines de « tout être-ensemble » (Maffesoli, 2017, p. 17). Cela rejoint la pensée de Morin lorsqu’il poursuit ses propos sur la prose et la poésie cités un peu plus haut : il y a de même en nous deux états souvent séparés, l’état premier ou prosaïque, qui correspond aux activités rationnelles/empiriques, et l’état justement dit « second », qui est l’état poétique, auquel nous font accéder non seulement la poésie, mais aussi la musique, la danse, la fête, la liesse, l’amour, et qui culmine en extase (Morin, 2010, p. 227-228) ; une communauté d’êtres qui permet « le réenchantement du monde » (Maffesoli, 2017, p. 29).

Le monde bouriate

Un lieu qui fait lien, jusque dans la sphère de l’éducation

Le monde traditionnel bouriate[7] se situe parfaitement dans le champ écosophique présenté par Maffesoli. On y retrouve ce lien tangible au « réel » tel qu’expliqué par celui-ci, un lieu-milieu où êtres humains et nature sont indissociables, avec ce « bon sens », « sens commun », et une sensibilité, une sensorialité aiguë qui, de tout temps, permet de survivre aux populations confrontées aux forces de la nature. On y retrouve également le lien au sacré, au divin, à l’invisible, pacte permanent avec la nature (Figure 1).

Figure 1

Extrait de l’hymne bouriate

Extrait de l’hymne bouriate

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Descendants des Mongols, les Bouriates, habitants de la République de Bouriatie, demeurent en lien avec leur « tribu » d’origine[8], reliés par leur histoire et leurs lignées communes, tout en étant citoyens à part entière de la Fédération de Russie[9].

Dans l’infini des steppes, le marquage traditionnel des lieux habités par les êtres humains se faisait par des pieux (stolby [10]) auprès de chaque yourte. Il permettait de rompre avec la démesure du paysage et délimitait l’espace d’habitation (hommes et bêtes), espace « qui tout à la fois limite et permet d’être » (Maffesoli, 2017, p. 17).

Leur drapeau[11] et leur hymne illustrent de nos jours ce lien traditionnel avec la nature qui perdure ainsi que la place du «  foyer (otchag) qui fait écho à ce que dit Maffesoli à propos d’« oïkê, l’habitat », qui dans l’Antiquité grecque « possédait une dimension transcendante, sacrale, assurant la pérennité et la solidité du lien social », symbolisée par la flamme que « l’oikiste » apportait de la cité-mère, du foyer sacré, vers la nouvelle cité. (Maffesoli, 2017, p. 18). « Le foyer », dans la yourte, tient également une place symbolique, au centre de l’espace horizontal et au centre de l’espace vertical qui relie le ciel et la terre.

Le bandeau doré sur le drapeau rappelle la place importante du bouddhisme, venu du Tibet, qui s’est ancré à côté du chamanisme traditionnel et a pu survivre à la période communiste. Ce bouddhisme tibétain, transmettant une philosophie de vie basée sur la sagesse, ainsi qu’une médecine holistique et une pratique de l’astrologie, est indissociable d’un art religieux nomade, présent dans les villes, villages et steppes.

Les Bouriates ont pu conserver, parfois de haute lutte, une part de leur système de valeurs traditionnel, en général dans les régions rurales, dominantes, où le lieu fait lien. Au-delà du mode de vie à proprement parler nomade, transhumant, qui existe toujours en Mongolie,[12] mais reste menacé de disparition à moyen terme, le concept de territoire/communauté continue à servir de matrice dans un certain nombre de villages[13]. Il sert d’ossature à la vie de la communauté et au modèle éducatif traditionnel qui lui est inhérent, respectant en cela la vieille tradition nomade pour laquelle la personne se forme et continue à se former tout au long de la vie dans et avec son environnement, suivant une vision du monde cyclique, inspirée de la nature.

Formation, vécu et sens ne font qu’un. Ce mode de vie perdure encore parce que l’autoformation, l’hétéroformation et l’écoformation, selon la définition de Gaston. Pineau, coexistent sur un même socle où elles s’imbriquent. L’école traditionnelle bouriate actuelle est insérée dans l’« Éducation tout au long de la vie », au sein du territoire et de la communauté. En témoigne l’ouvrage intitulé Tu es dans mon cœur Bortoï,[14] de Darima Tsydenjapova[15], qui retrace la vie du village, Bortoï (frontière entre la Fédération de Russie et la République populaire mongole) et de son école[16] : « L’école, c’est le centre du partenariat social, autour duquel bat le pouls de la vie de la communauté. En feuilletant les pages du livre sur l’école, nous feuilletons, sans nous en apercevoir, les pages d’histoire de notre « petite matrie » (malenkaja rodina), notre lieu de naissance », dit le chef du district lors de la parution du livre.

Liudmila Radnaeva, ancienne directrice de l’école de Bortoï, partant de l’environnement, arrive à la même conclusion :

Nous considérons le territoire du village de Bortoï comme un environnement spécifique à la fois naturel et social, véritable potentiel éducatif. Nous oublions parfois nos traditions lorsqu’il s’agit de tirer profit de la nature. Et pourtant nos ancêtres savaient profiter au maximum de ces richesses, les développer et les conserver pour les générations futures […]

L’école de ce village est un établissement polyvalent qui ne remplit pas seulement la fonction traditionnelle d’instruire les enfants, mais se charge également de développer l’action culturelle et l’éducation de tous.

Nous accordons un intérêt particulier à la qualité de l’éducation et à l’enseignement des élèves, à la formation du citoyen et aux valeurs qui lui sont liées, à savoir l’amour de sa « patrie », le respect de son histoire et de sa culture, et la connaissance de sa langue natale. L’éducation à la santé reste prioritaire dans notre école.

Nos enfants se familiarisent avec les réalités d’ordre naturel et culturel, avec la littérature orale de leur terre natale, participent à des conférences d’orientation scientifique, à des actions – notamment les “samedis ouvrés”[17] pour le bien du village –, à des excursions et à la création de “chemins écologiques”.

Pour la réalisation de ces objectifs, nous avons choisi une approche environ­nementale dans le processus d’éducation et d’enseignement à l’école, avec une prise en compte des spécificités naturelles du milieu, des traditions bouriates concernant les relations entre l’homme et la nature. 

La formation à cette culture ne peut être effective qu’à condition que […] l’école et le village aient un même objectif éducatif et scolaire dans leur action commune, travailler « la main dans la main ». (Radnaeva, 2019, p. 145-146)

La directrice du lycée de Kijinga (chef-lieu d’une autre région), Khanda Gunzynova, m’a brossé oralement[18] un tableau des valeurs éducatives bouriates qu’elle a reçues de sa famille, principalement de ses deux grand-mères. :

Pour l’enfant, dès la naissance, commence son éducation écologique, depuis le plus jeune âge. Et je pense que dans le monde entier, la compréhension de ce qu’est l’écologie doit vivre en chacun. Probablement dans tous les peuples. […] Chaque jour, nous nous levions, lavions, et allions dans la rue. Nous nous réjouissions du soleil, du fait qu’il soit présent. Grand-mère répétait tout le temps qu’il fallait, chaque matin, se réjouir de la vie, remercier le « Très-Haut » d’être à ce jour sur cette Terre. Et cette terre, notre planète Terre, elle la disait « dorée ». Pourquoi ? Parce que, disait-elle, c’est sur cette planète que naissent les personnes les plus heureuses. C’est pourquoi il faut la protéger. Mais comment ? Nous ne pouvons pas embrasser toute la planète. Il faut donc commencer en partant de ce qui est proche de nous. Par exemple, il faut que notre seuil soit propre. Ensuite, nous devons absolument nettoyer chaque jour l’endroit où nous prions chaque matin, enlever la poussière. […]

Dehors c’était encore autre chose. Nous allions dans la steppe l’été, lorsque le lédon fleurissait. Avant d’y aller, nous devions d’abord nous laver les mains avec du savon. […] « Il ne faut en aucune façon prendre la racine, disait-elle. Sinon nous enlevons la vie à cette plante. » C’est la nature qui nous offre ces médicaments […] Parfois., elle nous enfumait avec les plantes. Quel parfum ! « J’enlève toute la saleté, la vermine, les maladies avec, disait-elle, toute impression désagréable… »

Notre grand-mère nous disait toujours, lorsque nous emmenions les vaches dans les champs ou lorsque nous donnions à manger aux cochons et aux poules, qu’il ne fallait pas les brutaliser. « Il ne faut en aucun cas les battre, ni les insulter, ni cracher sur eux, car c’est de leur viande et de leur lait que nous vivons. » […]

Notre père, notre grand-mère, notre mère nous disaient toujours : « Il ne faut creuser la terre que si tu as besoin d’elle, pas seulement pour jouer ! » C’est ainsi qu’on nous enseignait […]

Et quand nous tuions […] des bêtes pour faire des provisions d’hiver –, nous jetions toujours un morceau de viande, de gras dans le feu du poêle, remerciant ainsi le feu, qui est lui aussi sacré, de donner vie à tout ce qui est vivant.

Un jour, nous avons abattu une vache que nous avons tous pleurée ensuite, même maman, une vache que nous aimions beaucoup, au pelage rouge ; elle nous nourrissait depuis dix ans de son lait. Mais notre père, éduqué par ma grand-mère, nous dit, je m’en souviens encore : « Que pouvons-nous faire ? Elle a vieilli. Elle ne pourra pas vivre ainsi jusqu’à la vieillesse. Qui aurait le temps de s’en occuper ? […] Auparavant, nous ferons un rituel – nous le faisons encore actuellement. Et après l’avoir tuée, nous lui avons chuchoté à son oreille « Om mani padme hum », un mantra bouddhiste, pour qu’elle renaisse dans une situation supérieure, un être humain, en tous cas qu’elle monte d’un échelon.

Et ma grand-mère disait toujours : « Le feu et l’eau, ce sont deux forces indomptables. Si nous nous adressons mal à elles, elles balayeront tout sur leur passage. Les autres, le vent par exemple, peut souffler 3 ou 5 jours, mais il finira bien par s’arrêter. Mais le feu, si on ne l’amadoue pas, si l’on ne s’excuse pas, il ne s’arrêtera pas. Il peut tout détruire, tout brûler. Et c’est pareil pour l’eau.

Elle croyait en le Très-Haut. Et moi, toute ma vie, toute mon enfance, je me demandais où il était, pourquoi il ne se montrait pas ! Je crois que chaque personne doit croire en quelqu’un, avoir confiance en quelqu’un. Et ce quelqu’un, je pense que c’est Dieu. Et Dieu, je pense que c’est la nature.

Et elle me disait toujours qu’à chaque peuple ses règles, mais que dans le fond elles vont toutes dans le même sens : sauvegarder le monde environnant, parce que c’est dans ce monde que nous vivons… En résumé, tout le monde doit sauvegarder l’environnement pour pouvoir dire ensuite que les enfants, les petits enfants sont heureux, et ainsi de suite. » [Traduction libre du russe au français]

La citation commence par « une grande image » du monde et se termine de la même façon, selon la vision du monde oriental qui, comme nous l’avons déjà signalé, part du global avant de réduire son regard. Nous voyons, ici, le rôle du récit dans l’éducation quotidienne, qui intègre et pérennise la transmission culturelle : respect et reconnaissance pour toute forme de vie, pour les éléments (eau, terre, feu et vent) avec lesquels la population entretient un rapport plus ou moins animiste, influence du chamanisme et du bouddhisme qui sera évoqué plus clairement dans l’interview qui suit. Le récit permet à chacun de se situer et même de se responsabiliser dans son environnement, ainsi que de se construire sa vision du monde, à la fois singulière et collective.

Le lycée où travaille Khanda Gunzynova fonctionne comme une grande famille où chacun apprend à vivre collectivement, à collaborer. C’est une éducation à la collectivité, mais aussi au développement personnel. Ici, nulle grille n’enserre le lycée, juste une barrière en bois en délimite les contours. L’objectif est de former des jeunes autonomes[19] pour vivre dans un monde difficile. Ils doivent être capables de répondre aux besoins de leur communauté, de prendre le relais en suivant les valeurs traditionnelles, mais aussi ils doivent apprendre à utiliser les outils modernes (dont Internet) pour s’ajuster à la fois au lieu et à l’époque ; mais toujours essayant de conserver la sagesse liée à l’oïkos, qui fixe la mesure des choses, garde-fou contre l’ubris.

Cette transmission perdure, malgré l’influence puissante de l’éducation contemporaine venant des villes et du monde occidental, l’Internet envahissant, la difficulté à garder vivante la langue bouriate et la détérioration de la nature observée au niveau mondial, qui n’épargne pas le lac Baïkal[20], bien qu’il soit considéré comme sacré. Les éducateurs s’adaptent comme ils le peuvent aux réalités du moment.

Ainsi, Beligma, jeune femme travaillant dans le journal local de ce même village, poursuit cette éducation écologique animiste reliée à la tradition ancestrale tout en constatant tristement sa déperdition. Elle s’adapte et résiste néanmoins, fidèle à son éducation traditionnelle, proche de « l’enracinement dynamique » de Maffesoli dont nous avons parlé précédemment. (Maffesoli, 2021, pp. 81-82, 95) :

Pourquoi les Bouriates portaient-ils des chaussures avec le bout pointé vers le ciel ? C’est parce que chez nous, il n’y a pas une religion, mais une croyance – le chamanisme. La nature entière, toute la localité, chaque arbre de la nature, dans chaque localité, chaque arbre a son « esprit ». Et nous ne devons surtout pas l’offenser. Notre Terre-mère, nous ne devons pas la salir. C’est la même chose pour les rivières. Il est vrai qu’actuellement, pour parler de saleté… il y en a beaucoup. Les gens ne prêtent plus attention à ce qu’ils font. Ils disent : « Donnez-nous des conteneurs, nous les ramasserons ». Nous perdons le lien avec la terre. Ceux qui font attention à ce qu’ils font, cependant, restent en lien, ils enlèvent même ce qui se trouve sur le chemin, une branche, une bûche, des pierres – c’est ce qu’on appelle « Bujan », faire quelque chose de bien. 

Elle estime fondamental, comme Khanda Gunzynova, l’apprentissage à la responsabilité personnelle de chacun qu’elle illustre par des mouvements de jeunes qui veulent garder vivantes ces valeurs bouriates :

Chacun doit faire ce qu’il a à faire. Il n’y a pas d’autre solution. Il faut faire revivre cette relation attentive que nous avions, dans le temps, avec la nature : Actuellement, j’ai mis en place une association municipale pour les jeunes, à partir de mouvements déjà existants […] qui reçurent divers moyens financiers. Nous avons pu, ainsi, réaliser diverses actions communes de ramassage d’ordures. […] C’est à travers ce mouvement que j’ai pu renforcer ma relation avec la nature. Quand tu vois de tes propres yeux comment tout cela se fait, tu essayes par toi-même de tout nettoyer, enlever toute cette pollution […] Tu as envie de t’adresser à chacun pour qu’ils prêtent attention à ce qu’ils font et à ce que font leurs enfants, pour qu’ils éduquent leurs enfants.

Et maintenant, j’éduque ma fille pour qu’elle ne pollue pas, qu’elle soit attentive à ce qu’elle fait, et quand elle voit quelque chose traîner sur le sol ou dans la rue près d’un bac à ordure, elle y va et le ramasse. Ça la dérange !

Comme Khanda, Beligma insiste sur l’importance de l’égalité d’humeur qu’elle pense venir du lien de la personne avec la nature. La nature est un maître, un maître qui apporte connaissance et purifie l’ambiance :

Chez nous lorsqu’il y a un mariage, on dit : « S’il fait beau c’est très bien, s’il pleut c’est encore mieux ». Parce que la pluie enlève tout ce qui pourrait être négatif, comme le fait une source, considérée comme sacrée. Et quand il y a du soleil, c’est aussi très bien, cela signifie que la vie des mariés sera longue, heureuse, claire […] Il n’y a pas chez nous de temps considéré comme mauvais.

Cette éducation spirituelle leur vient du chamanisme et du bouddhisme, deux courants qui selon elle, se mêlent intimement :

Il y a des chamanes et des lamas qui nous apportent leur aide. Il y a aussi des Russes. On s’adresse aux lamas, on s’adresse aux chamanes, ou encore on va à l’église. Cela ne pose aucun problème. » […] Je pense que le bouddhisme et le chamanisme agissent de la même façon. Qu’est-ce que le bouddhisme ? Une philosophie, ce n’est pas une religion. Elle apprend, plus largement, à vivre, à avoir de la compassion pour tout être vivant. Il en est de même du chamanisme. Pas de la compassion, mais plutôt une relation respectueuse envers tout, envers les hommes, la nature. Ne pas casser les branches dans le bois. Ne pas créer d’incendie. Tout cela interfère avec le bouddhisme, résonne de part et d’autre. Nous n’imaginons même pas comment il pourrait en être autrement. C’est comme ça. Et c’est ainsi que nous éduquons nos enfants. 

Beligma nous explique pourquoi elle a choisi de revenir dans son village alors qu’elle avait du travail en ville :

- L’éducation bouriate n’est pas une éducation de la ville. Elle est liée à la nature. C’est dans les villages, essentiellement, qu’elle renaît et se développe.

- Ainsi beaucoup de jeunes reviennent dans leur village natal ?

- Oui beaucoup. » [traduction libre du russe au français]

Nous retrouvons dans ces entretiens les valeurs traditionnelles bouriates imprégnées de formation écoformatrice, l’importance de l’éducation au respect, à l’autonomie et à la reconnaissance ; mais aussi, les points clés qui caractérisent le courant écosophique de Maffesoli, le lien personne/territoire qui soutient la communauté tout en respectant chaque personne. Là encore, la spiritualité occupe une place prépondérante, indissociable de la nature, elle-même indissociable de la vie.

Au niveau de la République bouriates, bien qu’elle ne soit pas véritablement autonome, il y a également une volonté de préserver la culture bouriate/mongole et sa langue, ainsi que son territoire, fidèle aux valeurs inscrites sur son drapeau et son hymne. Les fêtes culturelles gardent une place importante, comme tout ce qui concerne la culture (théâtre, folklore, chorales), traditionnelle ou moderne, suivant les différents espaces locaux, nationaux, interculturels (culture mongole).

Concernant la perte de lien avec la nature évoquée par Beligma, des associations s’efforcent de palier le problème. Ainsi l’association fondée par Nina Dagbaeva (Dagbaeva, 2002), chercheuse bouriate en Sciences de l’Éducation, organise des expéditions pour remettre les jeunes en contact intime avec la nature, de même que des projets culturels et scientifiques spécifiques pour qu’ils gardent le lien avec leur culture.

La Bouriatie, petit pays qui maintient le lien avec la tradition tout en étant plongé dans l’époque contemporaine, pourrait-elle, ainsi que d’autres cultures proches de la nature, jouer un rôle de boussole face à l’incertitude dont parle Edgar Morin, et apporter sa contribution pour repenser une éducation plus en phase avec la nouvelle ère qui se profile ?

Conclusion

Il est étonnant de constater la concordance de vues d’un chercheur de la Sorbonne, Michel Maffesoli, nourri de grec et de latin, avec un peuple si peu connu, au fin fond de la Sibérie. Je pense, quant à moi, qu’on peut en trouver l’explication dans cette même vision de la vie qui les anime : s’alimenter à la source première, dans ce qui est, la nature, mais aussi la nature des êtres, « la nature des choses ». C’est peut-être là que peuvent se rejoindre les écosophes, autour de cette « émergence » dont parle Félix Guattari : « Mon problème c’est de repartir de la position de l’être-au-monde à l’état naissant, ce n’est pas quelque chose que l’on trouve tout fait devant soi […] » (Guattari, 2013, p. 88). D’où l’importance primordiale du lieu (oïkos) où « le commun » est magnifié, pour une éducation expérientielle qui englobe toutes les strates de la vie. Nous retrouvons en Bouriatie cette sagesse « écosophique ».

Maffesoli observe de nouveaux courants, mouvements, soulèvements, en particulier dans la jeunesse, qui s’associent volontiers et redonnent, comme nous l’avons vu, du sens au « nous » à côté du « je », et découvrent « l’être avec », ce besoin de vivre ensemble, besoin naturel occulté par l’éducation individualiste, notamment dans notre époque contemporaine.

Pour les Bouriates, il s’agit de leur socle philosophique premier, qu’il vienne de sources chamaniques ou/et bouddhistes, l’une et l’autre ancrées dans la nature : tout est en lien. Il suffit de les retrouver et les entretenir, les cultiver. Un concept/idéogramme bouddhique Itaï doshin [21] (littéralement un seul cœur dans différents corps) explique bien la vision orientale de l’éthique de l’éducation : favoriser le développement et l’émancipation de chaque personne en particulier et leur capacité à « faire société ». Cette tension entre les deux, comme « une résistance électrique », donne du « corps », de la densité, à la société comme à chaque personne, et permet de faire apparaître la joie de vivre inhérente à la vie dont il a été déjà question.

À l’heure actuelle, le destin de la communauté humaine ne dépendrait-il pas de sa capacité à créer des liens avec ce qui nous environne ? Edgar Morin, dans son parcours, n’a cessé de se rapprocher de cette pensée : les solutions viendraient de la base, des personnes liées à leur terroir, « de ces petites rivières » présentes en tous lieux qui n’ont plus qu’à se rencontrer… Comment faire advenir plus rapidement ce processus sinon par l’éducation ? Un enseignement fondamental associé à une éducation tout au long de la vie permettrait sans doute de comprendre et d’agir dans le monde, en accueillant la réalité telle qu’elle se présente.