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Si le concept d'écoformation est né dans le champ de la formation des adultes, son opportunité pour l'éducation à l'environnement en direction des jeunes publics m'est apparue immédiatement évidente. Définie comme la formation que l'on reçoit par contact direct et réfléchi avec l'oïkos (l'habitat, le milieu), l'écoformation fait la part belle à cette éducation informelle que chacune et chacun éprouvent dans ses relations avec le monde non humain. C'est dans les années quatre-vingt que Gaston Pineau émet sa théorie tripolaire de la formation, articulant de façon heuristique l'hétéroformation (ou socioformation), l'autoformation et l'écoformation dans l'éducation permanente de l'individu (2023). Encore aujourd'hui, l'écoformation est le parent pauvre des processus éducatifs, et ce malgré une envolée de la classe dehors depuis la crise sanitaire et les confinements successifs. Il est temps, en effet, de rappeler combien l'écoformation n'est pas une formation à l'écologie, mais en appelle à un bouleversement des éthiques, des épistémologies et des pratiques éducatives. La grande question initiée par Gaston Pineau et à laquelle nous tentons de répondre depuis une quarantaine d'années est de savoir comment l'environnement nous met en forme, pour en déduire un savoir-former un monde viable et vivable pour tous.

Lorsque je rencontre Gaston Pineau, vers l'âge de trente ans, je suis animatrice de classe de mer en même temps qu'étudiante en sciences de l'éducation. Il sera mon directeur de thèse puis un compagnon de recherches-actions tout au long de ma carrière. C'est bien dans la recherche-action que je m'installais, faisant sans cesse des allers-retours entre ma pratique pédagogique et sa clarification théorique et conceptuelle. Je suivais cette posture fertile du praticien réflexif (Schön, 1994), réfléchissant mon acte pédagogique sur le miroir de la conceptualisation et faisant de chaque théorie, de chaque concept exploré, un outil de saisie signifiant pour ma quotidienneté professionnelle, qu'en retour je transformais à la lumière de ces découvertes.

Mon hypothèse, en substance, est restée la même tout au long du parcours : c'est sur le socle d'auto-écoformations premières, tricotées de socio-écoformations éclairantes que peut se déployer un rapport au monde soucieux de l'altérité du vivant et engagé en faveur de l'habitabilité de la Terre pour tous. Je vais reprendre ici trois de mes recherches qui ont tenté de répondre aux questions : comment se construit une relation écologique  ? Suffit-il de laisser faire la nature  ? Quelle place doit occuper le pédagogue et avec quelles pédagogies  ? De quel oïkos parle-t-on dans l'écoformation  ? Souhaitons que ces tentatives de réponses éclairent l'éducation à l'environnement et toutes celles et tous ceux qui veulent remettre l'éducation dans le plein vent du monde.

Une éducation de la séparation

Les premières questions qui m'amenèrent à la recherche se situaient davantage dans une posture critique de l'école que dans une problématique environnementale. Peut-être en partie en réaction à une scolarité primaire mal vécue, car injuste et humiliante, je rêvais d'une autre école, une école où chaque enfant serait pris et respecté dans sa singularité tout en le reconnaissant solidaire de tous, une école atelier où le savoir serait construit, une école sans mur avec le ciel, le vent, la terre, les animaux pour aider à grandir. Les auteurs des mouvements contestataires et de l’éducation libertaire des années 1970 m'aidaient en cela. J'étais enseignante d'éducation physique, je quittais l'institution scolaire pour entrer dans le milieu associatif des classes de nature, plus ouvert aux expérimentations pédagogiques[1].

L'environnement était prétexte aux apprentissages scolaires, et je m'y fourvoyais comme beaucoup d'autres. Dans le centre d'accueil au sein duquel je travaillais à la fin des années 1980, nous recevions des classes de l'école élémentaire pour trois semaines de découvertes et d'apprentissages sur le littoral breton[2]. Les enfants avaient entre 9 et 12 ans. Au fil des jours nous leur faisions pratiquer la biologie, la géographie, l'ornithologie, la géologie, l'histoire... en immersion dans le milieu et avec des pédagogies actives. Les enseignants repartaient satisfaits. Les enfants donnaient la sensation de prendre du plaisir à nos activités. Nous passions la majorité de notre temps dehors, par toutes les météos. Tout semblait facile. J'avais pourtant le désagréable sentiment d'un échec dans la mise en relation entre l'enfant et l'élément marin. Il me semblait que la mer et son rivage restaient pour lui objets d'apprentissage. D'ailleurs lorsque nous revoyions les enfants, plus tard, en leur rendant visite dans leurs écoles, les bons souvenirs racontés se focalisaient majoritairement sur les temps informels : la maitresse en pyjama, la soirée festive, les matchs de foot sur la prairie... peu de moments liés aux activités de découverte n'entraient dans cet inventaire, sauf celui de la pêche à pied. Ce doute provoqua multiples questions quant au réel intérêt éducatif de tels séjours. N'étais-je pas en train de reproduire ce que je cherchais à fuir : le modèle de l'école  ? Quelle place la mer occupait-elle dans le processus éducatif  ?

Pour réfléchir dans un cadre facilitateur, je décidai de reprendre, en parallèle de mon travail, des études en sciences de l'éducation, d'abord à l’Université de Rennes 2, puis à celle de Tours, auprès de Gaston Pineau. Lorsque je découvre le concept d'écoformation créé par ce dernier et la part qu'y prend l'imaginaire des éléments, nourrie par Gaston Bachelard, j'entrevois soudain ce qui manquait à notre pédagogie. Je comprends comment je me tenais en plein milieu d’une contradiction : ma posture d'éducatrice obéissait à l’opinion, largement partagée, selon laquelle un environnement que l’on connaît devient environnement que l’on aime et donc que l’on respecte, alors que ma propre relation à l’environnement maritime s’était construite à l’inverse de ce processus : j’ai d’abord vécu de plein corps dans cet environnement, développant une sensibilité à son égard, avant de me plonger dans la connaissance objective de ses fonctionnements et l’engagement dans sa protection. « On ne peut étudier que ce qu’on a d’abord rêvé  », m'a révélé Bachelard (1938, 1986, p. 44). C’est sur ces fondations affectives d’un imaginaire élémental que s’est édifié mon engagement éducatif et environnementaliste. Avec Bachelard et sa double implication dans l'épistémologie des sciences et la philosophie de l'imaginaire, je m’enfonçais au cœur de la matière pour suivre doucement la pente des images lointaines. Je m'étais tant nourrie de la mer, tant réparée à ses bords dans de longues vacances estivales  ! Elle m'avait appris à habiter le monde avec la part de confiance indispensable à l’envie de vivre. À travers les classes de mer, je cherchais, sans le savoir, à offrir aux enfants cette possibilité de nouer des liens heureux avec elle, à ce qu'ils repartent des séjours en contenant en eux le bercement des vagues, le vol léger des mouettes, l'odeur iodée de l'estran et des algues, la douceur du sable et l'ouverture d'un horizon sans limite. « Pour comprendre notre attachement au monde, il faut (... y voir) une amitié qui remonte à notre enfance. (...) Toutes ces beautés du monde, quand nous les aimons maintenant (...), nous les aimons dans une enfance retrouvée, dans une enfance réanimée à partir de cette enfance qui est latente en chacun de nous  » (Bachelard, 1960, 1989, p. 109). J’étais en retentissement avec l’analyse phénoménologique de Bachelard. Je l'étais aussi avec la formation tripolaire de Gaston Pineau conceptualisant cette «  leçon des choses  » (Rousseau, 1762, 1966) par l’écoformation. La part écoformatrice des classes de mer était bien là puisque nous étions une bonne partie du temps dehors. Mais elle se vivait de façon inconsciente, hors temps formel, dans le nocturne de la relation au monde. À partir de cette découverte je me suis attachée à lui donner toute sa place, à la fois pédagogiquement et conceptuellement et d'en observer le processus.

L'estran ou de l'importance des mi-lieux (Cottereau, 1995, 2001)

L’estran est cette portion de rivage, découverte à marée basse et recouverte à marée haute. Espace frontière, mi-lieu de la terre et de la mer, il s'offre au vivant tout autant qu'aux indolences des corps en été. Une flore et une faune singulières s'y épanouissent, inventant des moyens de subsistance inouïs pour tenir tantôt en immersion aquatique, tantôt en émersion aérienne. La même créativité s'y déploie dans les jeux d'enfants, multiples et faciles. Le sable, les coquillages, les galets, les rochers, les anémones recroquevillées dans les fentes humides, les Bernard-l'ermite, l'humide ou le sec, le minéral et le vivant, le bord des vagues ou le bas des dunes, tout se prête à la rencontre et au modelage des êtres si on lui laisse le temps. À cette image liminaire que l'estran incarne, j’explorais, sur le plan théorique, les entre-deux et les tiers inclus, ceux des interactions organisme – environnement, du sujet et de l’objet, de la rationalité et de l’imagination, du jeu interfaciel... tous ces mi-lieux auxquels la science s'intéressait de façon récente. L’unité de la personne n’est assurée ni par son seul organisme ni par son environnement seulement, mais par un jeu d’interactions entre les deux. De même que l’unité de l’environnement n’est pas assurée par sa seule organisation bio-physico-chimique, ni par la seule action humaine, mais par leurs incessantes correspondances. Tout se joue à la frontière, une frontière épaisse, indistincte, multiple, à la fois ouverture et fermeture. «  Elle est le lieu de la dissociation et de l’association, de la séparation et de l’articulation. Elle est le filtre qui à la fois refoule et laisse passer  » comme l'a montré Edgar Morin (1977, p. 204). Entre l’individu et l’environnement se découvre un espace «  entre  », invisible, discret, mais plein de ces circulations à double sens, tantôt conflictuelles, opposées, contrariées, tantôt adoucies, faciles, accordées. C'est ainsi que l'éducation, formelle ou informelle, suit ce même processus complexe.

Sur le plan pratique, je partageais mes réflexions et découvertes avec mes collègues de travail et les enseignants que nous recevions. Nous mîmes alors en place un protocole d'expérimentation avec une nouvelle démarche pédagogique orientée vers la transformation d'un bord de mer «  environnement-objet-à-étudier  » en un bord de mer «  milieu-à-vivre  ». Elle fut basée sur une alternance complémentaire des formes pédagogiques entre science et poétique, entre activités dirigées et temps libres, entre solitude et collectif, entre dehors et dedans. L’emploi du temps voulait tricoter ainsi les apprentissages du corps, de l’esprit et du cœur, en différents moments, en différents lieux avec l'hypothèse qu'ils faciliteraient la construction d'une relation éco-logique avec le milieu (trait d'union permettant de souligner la logique de l'oïkos, de l'habitat).

Dans un premier travail exploratoire (Cottereau, 1994) j'avais comparé des représentations enfantines initiales et finales à une classe de mer, qui m'avaient révélé le surgissement de l'expression symbolique et émotionnelle dans le rapport des enfants avec la mer grâce à cette alternance écoformatrice. Pour mon travail de thèse, je choisis l'analyse qualitative pour mieux observer les entre-deux (1995). Je devais, en effet, plutôt infiltrer l'intimité relationnelle d'un enfant avec le milieu maritime pour comprendre le processus de mise en lien. Les secrets de l’entre-deux ne se disent bien que dans l’intimité. Nous ne les entendons qu’en prêtant une veille attentive aux instants qui se succèdent sans en laisser échapper une étincelle. Je suivis donc deux enfants d'une école parisienne, Pierre et Océane, dix ans, venus vivre dix-huit jours de classe de mer, en usant de trois techniques de collecte d'informations. Je recueillis des textes libres, sur le thème de la mer, rédigés en même temps que toute la classe, en début et en fin de séjour  ; je les pris en entretien tous les quatre jours afin d'écouter leurs impressions sur le vécu de la classe  ; et enfin j'observai leurs comportements sur la plage pendant les temps dits de «  récréation  ». À cette classe j'opposai un autre séjour en pédagogie exclusivement rationnelle d'étude de l'écosystème maritime, et à partir duquel je procédai avec deux autres enfants, Florian et Emeline, aux mêmes recueils de données. Ceci me permit de confronter l'alternance écoformatrice au traditionnel processus pédagogique d'un apprentissage objectif de savoirs et de savoir-faire, même vécu en pédagogie active dans le milieu.

Je pus ainsi observer comment les enfants construisaient leur rapport au milieu sur le modèle décrit par Edgar Morin, expliquant l'évolution du monde par la boucle rétroactive : ordre, désordre, interaction, organisation, ordre, etc. (op. cit, p. 51). Les textes, les gestes et les paroles de Pierre et Océane racontent comment ils passent, l'un et l'autre, d'une relation initiale décrite comme une carte postale du bord de mer, à une relation finale sensible, ouverte à l'altérité, au symbolique et à la diversité des formes de connaissances. Pour Pierre cette évolution s'est faite avec l'aide de l'estran minéral. Sable, roches, galets l'aidèrent à dépasser les peurs d'un environnement non familier et à établir la rencontre avec l'en-soi de l'estran. Celui-ci était symbolisé dans de petites pierres blanches, brillantes de l'intérieur[3], qu'il ramène dans ses poches et décrit sur le mode poétique. Océane suivit plutôt les inspirations aériennes. Une attention de tous les jours au vent, aux vagues et aux oiseaux transformèrent l'environnement en milieu familier et personnalisé. Dans la relation pacifiée s'instaura un dialogue avec la mer : «  Bonjour Madame la mer / Aujourd'hui, êtes-vous : / Enervée, fatiguée / Ou au contraire : / Joyeuse et éveillée / Je crois le deviner / Ce vent qui pousse vos vagues vers vos rivages / Vos vagues qui entraînent vos poissons dans les plus grands fonds / Vous vous êtes sûrement battue avec un de vos gros bateaux / Mais si je peux vous réconcilier / Appelez-moi pendant les grandes marées  ». Pour poétique que soit ce texte rédigé à la veille de son départ, il n'en témoigne pas moins de la rencontre réalisée. Bachelard a largement démontré combien l'âme humaine tutoie l'univers lorsqu'elle a senti que l'univers lui répondait. Dans le silence bavard de la mer, Océane écoute et entend des paroles que seule la relation peut engendrer et la poésie peut raconter. L'engagement y semble total.

Dans l'autre classe, rationalisant les savoirs environnementaux, Florian et Emeline témoignèrent, à l'inverse, d'une dualité du sujet et de l'objet qui s'amplifiera au fil du séjour. Au départ, pourtant, le désir de rencontre est là, au bord des lèvres, amenés par des souvenirs de vacances heureuses. Mais l'exclusive objectivité, imposée dans la relation, éloigna les enfants du foyer de développement de la rencontre singulière. Je les entendis raconter combien la mer s'était éloignée de leur attention et de leurs préoccupations.

Les entretiens menés avec les enfants ne me paraissent pas non plus étrangers à ces constructions de rapports écologiques révélés chez Pierre et Océane. Je les animais sous la forme conversationnelle, plus proche de l’entretien compréhensif décrit par Jean-Claude Kaufmann (2001) que de l’entretien semi-directif, les invitant à traduire leurs représentations, sentiments, sensations, émotions. Ils se remémoraient l’emploi du temps et le commentaient. À l’époque, j’avais considéré l’exercice principalement comme support à collecte d’informations. Mais il se pourrait que cela fût bien plus que cela, se révélant miroir réflexif sur l’expérience. Je leur permettais de mettre des mots sur ce qui se tramait, leur offrant ainsi un gain de conscience. L’écoformation n’advient que lorsqu’on a pu la nommer. Le monde «  n'écoforme pas  » sans un retour réflexif constructeur de sens, nous dit Gaston Pineau (2005, p. 22). J'émets donc l'hypothèse que c’est, aussi, parce que je les faisais parler, qu'en fin de séjour Pierre et Océane produisirent une expression profonde et sensible sur la mer, le littoral et ses habitants, révélant cette nouvelle organisation de leur rapport au milieu.

Je vais consolider ces résultats en observant d'autres classes, animées dans l'alternance écoformatrice[4], toutes fécondant ces rencontres, ces relations éco-logiques avec le milieu, et de nouvelles façons d'en parler. Cependant trois semaines c'est court pour être certain de l'installation définitive d'une conscience éco-logique. Comme le remarque Gaston Pineau «  comme toute naissance, les éco-naissances s'inscrivent aussi dans le temps, dans des avants et des après qui les préparent et les prolongent  » (dans Cottereau, 1994, p. 10). La reliance a besoin de répétitions, de confirmations, de nouveaux couplages. Les phénomènes de la relation se condensent ou se dispersent, ce n'est que peu à peu que s'éclaircit de proche en proche la conscience de l'autre qu'humain comme partenaire. Ne pouvant suivre ces enfants au-delà de la classe de mer, c'est du côté des adultes que je me suis alors tournée pour poursuivre la recherche.

La Terre et les racines de l'engagement (Cottereau, 2005)

Sautant des âges, je prenais la question de la formation de la relation éco-logique par un autre moment de la vie, celui des adultes déjà engagés dans des modes de vie plus précautionneux du vivant. Le Groupe de recherche sur l'écoformation (GREF), auquel j'appartenais depuis 1992, se lançait dans sa deuxième production collective cherchant à explorer nos relations écoformatrices à la Terre. Je choisis le jardin comme milieu à mes nouvelles investigations. Le jardin m'intéressait notamment par le fait qu'il est un espace complexe, à la fois de jeu et de travail, de rêverie et de labeur, de biologique et d'imaginaire. Espace clos de l'intimité, le jardin, aussi petit soit-il, résume le monde et synthétise la vie. Sous le végétal se cache la combinaison quaternaire des éléments. La rêverie peut y être intégration du dialectique, entre racines souterraines et branchages aériens, entre repos contemplateur et travail ouvrier, entre fermeture de l'espace et ouverture intérieure, entre l'étant et le devenant. Les cycles s'y entrecroisent, celui des journées, de la lune, celui des saisons et des années. Naître, grandir, vieillir, mourir, renaître avec chacune de ses plantes ... le geste participe à la cosmo-biologie de la vie. Pour autant que s'étale de partout l'évidence d'une écoformation terrienne chez les amateurs de jardins, le comportement écologique ne va pas de soi. Les jardiniers sont de grands utilisateurs de produits polluants. De l'écoformation à l'éco-naissance (éveil de la conscience écologique) le chemin n'est donc ni direct ni certain. Par quel processus s'éveille-t-on alors à la responsabilité écologique  ? Pour répondre à cette question, j'ai suivi le protocole des récits de vie en interrogeant des éducateurs, professionnels et parents, ayant un jardin, professionnel ou privé, dans lequel ils pratiquent une culture respectueuse de l’environnement.

Là encore, pour tous, le temps premier fut celui des jeux et des rencontres enfantines. Au jardin, le bout du monde s'atteint derrière le buisson, l'exploration devient vite cruséenne. Courir les allées, mâchouiller l'oseille, froisser l’alliaire, se déguiser en gaillet gratteron, des boucles de bryones aux oreilles, se rouler dans l'herbe, composer des soupes de boue à la menthe ... tout cela dans les moments de liberté, alors que, d'autres jours, il faut semer les radis, ramasser les haricots verts, désherber les rangées de carottes, écosser les petits pois, préparer les conserves pour l'hiver. Tous ont raconté ces expériences sensori-motrices dans des jardins urbains ou campagnards, se formant dans la dialectique des libertés et des contraintes. Dans un double mouvement d'accommodation et d’assimilation (Piaget, 1964), ils incorporaient les données et les contraintes du réel extérieur à eux tout en affermissant progressivement leur personnalité. Le jardin du grand-père pouvait être tout à la fois une terre sauvage où l'on chasse le lion, et le potager dans lequel les légumes doivent être ramassés pour remplir les assiettes du dîner. Loin d'être incompatibles, les deux sont complémentaires et permettent à l'enfant de se construire sur ce double rapport subjectif et objectif nécessaire à la vie reliée. Le jardin fut à la fois support d'incorporation du non moi au moi, et moyen d'ajustement du moi au non moi. Dans cette interface, nommée par Winnicott «  l'aire intermédiaire d'expérience  » (1975, p. 9), l'espace du jeu, qu'il soit investi tous les jours ou seulement dans des périodes particulières, mais répétées (comme celui des vacances), acquiert un statut particulier. Il prend une valeur existentielle au travers de l'action. L'arbre à cabane, les rangs de légumes, les haies à mûres, le bac à sable ... tous les éléments qui intègrent le milieu du jeu deviennent des «  prises  » pour l'enfant (Berque, 2000, p. 101). La «  prise  » se définit à la fois comme un objet appartenant à la réalité extérieure, mais qui n'existe en tant que prise que pour le sujet qui la manipule. La branche de l'arbre n'est une prise que pour l'enfant grimpeur, le feuillage n'en est une autre que pour le constructeur de cabanes. La prise est l'intermédiaire du monde physique et de la réalité sensible de la personne, elle ne peut exister que dans cet intermédiaire. Or sans la construction de ces prises, la réalité échappe à la relation, et reste dans le monde indifférencié des objets neutres, invisibles, inaudibles. Les prises «  sont des réalités mésologiques : ni l'en-soi de la physique, ni le pour-soi de la psychologie[5], mais l'avec-soi d'un potentiel qui se réalise dans la relation  » (ibid. p. 101). L'espace devient alors un territoire qualitativement différent. Et les éléments qui constituent ce territoire se revêtissent eux-mêmes d'une valeur particulière devenant co-habitants d'un espace partagé.

Comme si le jeu avait facilité les questionnements et curiosités mentales, toutes les autres formes d'apprentissage vont s'y adjoindre pour faire vivre le jardin, et faire advenir les amitiés respectueuses de l'altérité. La plus fréquemment remémorée est la transmission par «  nourrissage  », celle des parents, des grands-parents ou d'un ami qui servent de modèles et qui montrent, expliquent, racontent les processus et mettent des noms sur les choses. Mais il y a aussi l'expérimentation spontanée par curiosité : on laisse pousser une salade et on voit ce qui se passe. Pour d'autres l'enseignement formel s'y ajoute, ils passent par des lycées agricoles où sciences et techniques apportent les savoirs et savoir-faire indispensables à une pratique maitrisée. La plupart mêlent les différents formats éducatifs. Le modèle tripolaire de Gaston Pineau s'y applique parfaitement. Les trois maîtres que sont les autres, les choses et soi-même s'enchevêtrent harmonieusement pour approfondir le rapport à la terre, dans un apprentissage complexifié et sur un processus de long terme.

Au travers de ces expériences dialectisées, on pourrait dire, après Jean Piaget (1945, 1989), que chaque sujet a établi une réversibilité dans son rapport aux «  choses  », passant de l'objectivité à la subjectivité avec aisance et réciproquement. Mais, pour que la pratique écologique s’installe définitivement, cette réversibilité, que j'ai caractérisée d'interne, a dû se doubler d'une autre réversibilité, externe, qui autorise cette fois les connexions entre le monde propre du jeune et le monde social, imposant sa vision du réel, parfois opposée. On peut vivre longtemps une double vie de sensibilité à la nature d'un côté et de pratiques négativement impactantes de l'autre. Des passerelles sont nécessaires pour réduire le poids des contraintes sociales et libérer les gestes cohérents avec la sensibilité : l'éco-naissance se construit parfois en circularité de plus en plus précise entre objet et sujet, entre action et réflexion, entre automatismes et prises de conscience. Cela nécessite plusieurs niveaux d'intégration avec, entre chacun, des paliers de rétroaction. Un dernier événement important tient lieu d'événement déclencheur. Mais cet événement ne peut faire office de déclencheur que dans la mesure où ce qui l'a précédé préparait son avènement.

Nos hypothèses d'un changement de relation avec les éléments et le vivant au travers les expériences directes semblent se confirmer aussi par le prisme de vies adultes engagées en faveur de l'environnement. Mais cette recherche montre aussi combien la part culturelle du tiers-humain s'insère dans le processus écoformatif.

Le feu ou l'étincelle du changement (Cottereau, 2009, 2015)

À ce stade, j'avais surtout exploré des terrains «  naturels  » d'écoformation. Mais le nouveau projet de publication du GREF sur l'élément feu[6] me permit de questionner la relation écoformatrice dans les espaces confinés de la maison et surtout, le processus du changement. À quoi ressemblent les écoformations urbaines, intérieures, teintées d'artifices, dénaturées de produits chimiques, ciments, plastiques et autres molécules synthétiques  ? Quel lien fait-on entre une eau qui coule au robinet et la rivière dans laquelle elle a été puisée  ? Entre les parpaings de la maison et le gravier extrait de la terre  ? Le feu dont on ne voit plus la moindre flammèche dans les énergies modernes me semblait un bon moyen d'aborder ces questions.

Ceci correspondait aussi à un contexte d'éducation à l'environnement où se déployait en France une éducation aux éco-gestes, soutenue par les uns, critiquée par les autres. Le colibri était l'emblème des premiers, chacun devant faire sa part. La critique sociale était la riposte des seconds, condamnant l'hyper responsabilisation des citoyens au détriment des politiques publiques et des dominations sociales. Mon hypothèse était que vie quotidienne et amplitude du monde, et dedans et dehors, non seulement ne s’opposent pas, mais s’imbriquent l’un dans l’autre, comme l'individuel et le collectif, comme le je et le nous.

Bouillir, cuisiner, sécher, chauffer, aseptiser, s’éclairer ... si on fait la liste de nos gestes dans la maison, on voit assez vite combien l’énergie, centrale, constitue le cœur palpitant de la vie domestique. Depuis des millénaires, le feu rayonne de sa puissance, créant au fil du temps les gestes et l’usage dans la vie quotidienne, élaborant un patrimoine d’habitudes qui constitue chaque individu dans l’ordinaire de ses jours. Le feu est le plus socialisé des éléments, disait Bachelard, car il est comme inventé par l’homme, mais la réciproque est aussi vraie, l’homme est comme né du feu. Aujourd’hui, le feu quotidien ne rougeoie plus, ne crépite plus dans la cheminée ou la cuisinière. Il couve et court dans des kilomètres de câbles électriques, reliant interrupteurs, ampoules, plaques de cuisson, fours, radiateurs, réfrigérateurs, lave-linge, ordinateurs, chauffe-eau à de vastes réseaux terrestres qui captent et transportent l’énergie venant d’ailleurs. Mais le foyer est resté un symbole vivace de la vie domestique. Celle-ci est un fourmillement de gestes à la fois consommateurs et créateurs d’énergie. Comme mille flammèches sautillant et revenant en leur centre pour mieux s’en échapper à nouveau, ils brûlent, consument, se recentrent et s’échauffent pour assurer le bon fonctionnement du foyer. Corporellement, les actes ménagers fatiguent. Techniquement, ils sont aussi utilisateurs de ressources énergétiques naturelles.

Pour étudier le changement opéré dans la vie quotidienne, j'ai mené des enquêtes en allant à la rencontre d'habitants de mon territoire, toujours sur le mode qualitatif. Ce qui m'importait était encore la profondeur des expressions recueillies, et non la quantité de personnes interrogées. J'ai toutefois cherché la diversité des types de population (âges, catégories socio-professionnelles, sexe, composition familiale, type d’habitat, configuration du territoire, sensibilité écologique). Je scrutais de près le concept d'habitudes, tant celles-ci semblent offrir une grande résistance au changement, en m'appuyant sur les travaux des sociologues de la vie quotidienne, notamment ceux de Jean-Claude Kaufmann (1988, 1997).

Ses écrits, en effet, sont riches, qui démontrent combien les habitudes veillent au bon déroulement de la vie quotidienne. Elles sont là pour nous faciliter la vie. Une fois l’apprentissage des gestes du quotidien réalisé, nous pouvons les effectuer en tout automatisme, avec aisance et fluidité. Le corps agit sans la tête, et c’est souvent bienheureux pour la tête, qui peut penser à des choses plus agréables pendant que la tâche domestique s’effectue. Les habitudes constituent une mémoire sédimentée hors de la mémoire. Elles contiennent même une mise en ordre du monde (Douglas, 2001). Nous n’avons pas des habitudes, nous sommes faits d’habitudes. Elles sont les gardiennes des évidences qui nous constituent, veillent sur les fondements de notre identité et de nos repères culturels. C'est dire combien elles peuvent être tenaces. Mais c'est pour les contrarier que toute une pédagogie de l'éco-geste a été inventée.

En effet, malgré leur grande fermeté, les habitudes n'en sont pas pour autant immuables. Le quotidien est le lieu du changement sur fond de continuité et le lieu de la continuité sur fond de changement, nous dit Claude Javeau (1991). Il comprend à la fois une graine permanente d’éternité et une graine permanente de fragilité. Dans les récits collectés auprès de la population d'enquête, nous avons pu observer le mécanisme en jeu et y repérer les six grandes phases évolutives décrites par Kaufmann : 1/ Un événement tient lieu de déclencheur à une prise de conscience (une actualité prégnante, la naissance d'un enfant, un voyage qui ouvre les yeux sur une autre réalité...)  ; 2/ La personne «  touchée  » ressent des sensations négatives de contradictions entre une habitude de pratiques et ses conséquences sur l'environnement (surconsommation d'énergie)  ; 3/ Un conflit intérieur met en débat le Moi corporel (qui a l'habitude de...) et le Moi raisonnant (qui aimerait bien que…). Ces bouffées de sensations négatives, minimes au départ, vont se démultiplier au fur et à mesure que les gestes en question entrent dans le champ de l’introspection. Elles vont s’amplifier à la mesure du débat intérieur qui se met en place  ; 4/ La personne se voit dans l'obligation d'engager les premiers gestes régulateurs de tension (couper les interrupteurs de lumière, «  ça de gagné  !  »)  ; 5/ À force de gérer la tension par de nouveaux gestes, elle intériorise la nécessité de changer ses habitudes  ; au fur et à mesure des répétitions, la pensée lâche prise  ; 6/ Les nouveaux gestes s’incorporent, se sédimentent, s’automatisent, devenant habitudes stables et à leur tour, résistantes. Chacune de ces phases possède sa durée propre. Il peut y avoir des arrêts brutaux, des accélérations, des stades intermédiaires de retour en arrière. Mais ce qui est certain, c’est qu’avant d’arriver à l’étape finale du changement, il a fallu un énorme travail intérieur, insoupçonnable au premier abord. Chaque geste de consommation ordinaire est un geste éminemment politique dont la prise de conscience peut emmener non seulement vers des changements d’habitudes, mais aussi vers le désir de s’engager plus avant dans l’agir citoyen qui fait pression sur le pouvoir politique. Certaines des personnes interrogées[7] ont franchi ce cap pour s'impliquer dans des projets collectifs, prenant le pouvoir de décision sur leurs énergies, se détachant ainsi de la dépendance des grands groupes énergétiques. Il n'est donc pas stérile de lier l'écoformation domestique à une éducation à la critique sociale, les deux s'alimentant l'une de l'autre.

Cette exploration me permit surtout de scruter plus finement la manière dont le changement s'opère en chacun de nous (l'éducation relative à l'environnement étant aussi une éducation au changement). Le trajet qui va de la prise de conscience d'écoformations intérieures à une conscience écologique intégrant le vivant n'y apparaît pas. Cependant elle me permet de faire l'hypothèse d'une continuité hors de sa maison, les mêmes fourmillements intérieurs pouvant se prolonger au-delà de sa vie intime.

L'écoformation et l'éducation relative à l’environnement

Ces trois recherches semblent montrer qu'une éducation relative à l'environnement intégrant l'écoformation à ses buts et à sa pédagogie est possible, quel que soit le contexte dans lequel elle se déroule, et qui que l'on soit comme éducateur (enseignant de l'éducation formelle, animateur de l'éducation non formelle, et même parent en éducation informelle). Mais elle nécessite de pousser ou d'abattre des murs, de contourner des contraintes et de rester humble dans l'influence que l'on peut avoir.

Le premier enseignement de l'écoformation pointe l'importance du corps dans le processus éducatif. Dans ces trois témoignages, le corps, sensoriel et moteur, fut le grand médiateur de la mise en relation avec le réel. Nous sommes bien emmaillotés dans le monde. Par nos expériences de vie, nous incorporons des bribes du réel, celles-ci se réorganisent avec notre intériorité, s'ordonnent en nous et deviennent notre connaissance du monde. «  Je sens donc je suis  », disait l’anthropologue David Le Breton, qui poursuit ainsi : «  Entre la chair de l’homme et la chair du monde, nulle rupture, mais une continuité sensorielle toujours présente  » (2006, p. 13). Les sens sont nos outils à fabriquer du sens. Piaget (1945, 1989) avait déjà montré comment, entre les sens et le sens, l’esprit fait un travail de configuration. Les perceptions, les gestes et les mouvements s'intériorisent dans la psyché sous forme de schèmes qui vont eux-mêmes organiser les représentations mentales. Le corps, lieu d’accueil et d’échanges avec le réel, produit un monde d’images, lui-même organisateur du monde intelligible. Une éducation relative à l’environnement sans l'aide du corps n'est qu'un enseignement sur l'objet «  environnement  », appauvrissant la capacité du sujet à intégrer l'environnement comme problématique sociale et le milieu comme partenaire existentiel.

Pour autant, il ne suffit pas de laisser faire les corps dans des immersions dehors pour que l'écoformation s'opère, et encore moins pour systématiser une relation soucieuse et respectueuse de l'altérité du vivant. Nombre de métiers ou d'activités du dehors se déploient dans une indifférence totale, voire dans une grande violence envers la nature. Notre relation à la nature est culturelle. Dans chaque expérience, nous avons vu s'immiscer un tiers-inclus humain dans l'émergence de la relation écologique et ce, sous deux formes différentes. Il y eut, d'une part, des «  passeurs de savoirs  » (parents, enseignants, animateurs) qui ont montré, nommé, répondu aux curiosités et aux questionnements, dans une socio-écoformation permettant d'apprendre au-delà du sensible. Il y eut, d'autre part, l'accompagnatrice dans l'explicitation[8] de l'expérience[9], permettant au sujet d'effectuer la boucle rétro-active de l'auto-écoformation sur elle-même, facilitant ainsi les prises de conscience écologiques.

La durée fut aussi la grande alliée de l'affaire. On n'entre pas en correspondance avec le monde non humain d'un claquement de doigt. Il faut acquérir de l'attention, affiner sa porosité sensorielle, enrichir sa capacité perceptuelle, pour reconnaitre la subtilité des informations envoyées par les éléments, les milieux et le vivant. La répétition est indispensable à l'habitude. Il leur en a fallu du temps à un Aldo Léopold (1948, 2000), à une Rachel Carson (1964) ou plus près de nous, à un Baptiste Morizot pour «  prendre langue sans langage partagé  » avec le monde non humain (2020, p. 53), même le plus familier. Sans doute n'est-il pas besoin d'acquérir une telle connaissance pour qu'un sentiment de parenté émerge. Néanmoins, dans notre «  société des agendas  » (Boutinet, 2004) préférant la vitesse à la lenteur, le très court terme au long terme, il est important de prendre en compte le nécessaire temps long d'une éducation écologique. Il faut toute une vie pour apprendre à se tenir au milieu du monde sans nuire à aucun de ses co-habitants et être en capacité d'embarquer au-delà de nous.

Le dehors est évidemment convoqué, car plus le monde sensible est diversifié et plus l'écoformation est riche. Mais il est à interroger. Qu'est-ce que ce dehors-là dans lequel et avec lequel les apprenants vont composer  ? Lui accorde-t-on bien un statut de partenaire de l'apprentissage, et non seulement de décor  ? Faut-il aller le chercher loin ou peut-il être aux portes de la classe, du centre de loisirs, du lieu de vacances  ? Faut-il le systématiser au risque d'en détruire ou de faire fuir le vivant par surfréquentation  ? Qu'en est-il du dehors urbain  ? Comment le négocier pour que l'axe de la socio-écoformation ne soit pas l'unique approche tant la ville manque d'espaces de liberté, et pour y tricoter aussi matière urbaine et nature  ? Comment fait-on concorder le dehors et le dedans  ? Car tout ne peut se faire dehors. Même si l'enfant est un «  chercheur d'hors  » (Paquot, 2022, p. 21), il a aussi besoin du dedans. Il a besoin d'un non-moi pour protéger le moi (Bachelard, 1957, 1989), un abri où se replier, se reposer, construire son intimité, même avec la plus sommaire des cabanes (Bachelart, 2012). Ensuite, la salle de classe a ses vertus pour s'extraire des multiples sollicitations du monde et pouvoir se centrer sur une question ou une problématique à démêler et s'approprier. Troisièmement, il nous faut pister les fils qui trament nos écosystèmes du dehors au dedans et réciproquement  ; suivre les flux de matière, assurer la continuité qui nous permet de voir la nature dans l'artifice et de comprendre que tout est lié.

Mais plus que le dehors, dans son acception dialectique avec le dedans, c'est ce qu'il contient qui importe. Le bord de mer n'a pas la même agentivité que la montagne, la ville, la campagne ou la forêt. Plus finement, une forêt de pins offre d'autres «  prises  » qu'une forêt de feuillus, un littoral sableux estival se donne autrement qu'une vasière hivernale. Si nous décidons de partager notre statut «  d'éducateurs  » avec le monde non humain, alors il impose de se mettre à son écoute et de le caractériser dans nos projets, à la fois sur le plan objectif (apprendre à «  penser comme une montagne  », nous conseillerait Léopold[10]) et sur le plan subjectif (l'imaginaire anthropologique, social et personnel).

Conclusion

Une éducation qui prend en compte la part écoformatrice du monde non humain nous invite à passer d'une posture de la séparation à une posture de la connivence avec le monde. Le sens du lien est au cœur de l'éthique, de la théorie et des pratiques pédagogiques. Se laisser former, sans cesse, par ce que le vivant contient de co-habitants et ce que la matière possède de continuité avec le vivant, c'est faire l'expérience d'un soi plus grand, d'un «  soi élargi  » (Morizot, op.cit., p. 31). Ce parcours de recherche a tenté d'apporter des repères, de fouiller des concepts éclairants, de proposer des pratiques pédagogiques facilitatrices.

«  C'est sur le socle d'auto-écoformations premières, tricotées de socio-écoformations éclairantes que peut se déployer un rapport au monde soucieux de l'altérité du vivant et engagé en faveur de l'habitabilité de la Terre pour tous  ». Cette hypothèse que j'avais posée en introduction, et qui a servi de fil conducteur à mon existence, est suffisamment large pour que je n'aie pu y répondre par ces seules expériences. Il reste de belles avenues de recherches et ce, dans un contexte où se multiplient les données scientifiques, artistiques et philosophiques qui font de l'éco- non plus un objet à scruter sous la loupe, mais un sujet possédant sa vie propre et des modes de relations singulières avec l'ensemble du vivant et des milieux. Nous pouvons aussi nous appuyer sur les élans des enseignants et animateurs de la classe dehors pour construire des recherches-actions, à l'instar de l'expérience «  Grandir avec la nature  » qui, depuis 2017, explore les effets des activités pédagogiques de nature sur la construction et l'apprentissage des enfants[11].

Même si, trente ans plus tard, le cri - de l'air  ! - poussé par Gaston Pineau dans le premier ouvrage sur l'écoformation (1992) se trouve toujours coincé dans nos gorges, nous voyons grossir la communauté citoyenne ouvrant ses «  apparentements  » (Searles, 1960, 1986) aux animaux, végétaux, éléments. C'est bienfaisant, car nous leur devons nos existences et nos enchantements.