Résumés
Résumé
Fruit de la coopération franco-turque, l’Université Galatasaray, établie en 1992, est l’unique institution francophone d’enseignement supérieur en Turquie, pays non francophone. En s’appuyant sur la tradition de modernisation du pays qui s’effectua à travers le français entre le 19e siècle et la première moitié du 20e, l’institution reflète, d’une part, la volonté de préserver une tradition d’occidentalisation identifiée à une certaine élite inspirée des idées des Lumières, et d’autre part, la diplomatie culturelle de la France qui souhaite avoir des interlocuteurs francophones dans un pays avec lequel elle entretient des relations diplomatiques pluriséculaires, des liens commerciaux importants, sans oublier son importance géopolitique. L’expérience de cette université dont l’ambition est de devenir un pôle d’excellence dans son domaine montre à la fois les avantages et les inconvénients d’une université francophone de petite taille dans un environnement non francophone, tout en rappelant son rôle en tant qu’instrument de diplomatie culturelle.
Mots-clés :
- Turquie,
- Galatasaray,
- francophonie universitaire,
- diplomatie culturelle
Corps de l’article
Introduction
La non-francophonie de la Turquie est un fait : dans ce pays de 85 millions d’habitants, le nombre de locuteurs dans la langue française ne constitue même pas 1 % de la population (Öztokat, 2011) et l’anglais reste la principale langue vivante enseignée au secondaire; le français arrive au troisième rang parmi les deuxièmes langues vivantes enseignées à l’école (derrière l’allemand et l’arabe) avec moins de 2 % des élèves le choisissant (Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, 2022, p. 222). Il n’existe pas dans ce pays une communauté dont la langue maternelle est le français, et la Turquie ne fait pas partie de la francophonie. Le pays n’est pas non plus membre de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et n’entend pas le devenir. Dans un contexte qui ne paraît alors pas très favorable, comment peut-on expliquer l’existence et la réussite du projet Galatasaray, une université francophone publique en Turquie qui célébrait en 2022 ses 30 années d’existence? Comment fonctionne cette institution, fruit d’une part d’une vieille tradition éducative locale et d’autre part de la coopération scientifique internationale et de la diplomatie culturelle, et encadrée juridiquement par un accord bilatéral entre les gouvernements turc et français? En quoi l’exemple de l’Université Galatasaray démontre-t-il l’efficacité et les défis des coopérations universitaires internationales comme outil de la diplomatie culturelle et comment l’Université Galatasaray peut-elle être considérée comme un modèle pour les coopérations universitaires francophones?
Dans cette perspective, et partant de l’hypothèse que la francophonie profite de l’espace de rencontre qu’est Galatasaray et joue un rôle pour ce qui concerne la diffusion des idées et des valeurs en transcendant les frontières nationales et culturelles, cet article pose les bases d’une réflexion autour de la problématique de la francophonie universitaire en milieu minoritaire. Il adopte une démarche sociohistorique qui s’appuie sur des documents divers soumis à une analyse des discours, tels que des documents officiels, des traités internationaux, des déclarations, des articles, des ouvrages, et sur un témoignage personnel de l’auteur qui s’étale sur deux décennies en tant qu’étudiant puis enseignant de l’établissement, ainsi que ceux d’acteurs impliqués[1]. Pour cela, il convient de rappeler d’abord le rôle historique de la francophonie en Turquie avant d’aborder le fonctionnement actuel de cet établissement, tout en soulignant le constat suivant : la francophonie en Turquie a été un choix culturel et pragmatique vu le rôle international que joue cette langue depuis plusieurs siècles, et la création de l’Université Galatasaray a été une décision politico-diplomatique qui découle de ce choix.
1. L’arrière-plan historique : le français, langue de modernisation au Levant
Les élites politiques et intellectuelles de l’Empire ottoman agonisant au 19e siècle choisirent le français comme vecteur de modernisation et d’occidentalisation, ce qui l’a rendu pérenne dans les milieux intellectuels turcs jusqu’à nos jours. Le français fut la première langue occidentale enseignée dans les établissements scolaires ottomans à l’époque, tant dans les écoles musulmanes que dans celles appartenant aux minorités religieuses ou à des colonies étrangères. Ce choix fut pragmatique puisqu’il fallait former des cadres, des techniciens et des militaires capables de suivre les progrès techniques de l’Europe. Le constat sans appel des dirigeants ottomans sur l’affaiblissement de l’Empire et la nécessité d’introduire des réformes politiques, économiques et juridiques pour relever « l’homme malade de l’Europe » afin d’éviter son effondrement fournit la motivation principale de la volonté de réformer le pays, alors que l’intelligentsia ottomane suivait de près les débats politiques et philosophiques de la France de l’époque. « Rattraper l’Occident » devint alors le mot d’ordre pour réformer l’État turc, et cela ne pouvait que passer par la maîtrise du français étant donné la stature internationale de cette langue.
L’éclosion de la francophonie en Turquie au 19e siècle se fit à travers l’école, d’abord grâce à des établissements tenus par des congrégations catholiques françaises, ensuite par la création d’une presse francophone, les activités théâtrales en français ainsi que la traduction et l’adaptation d’oeuvres scientifiques et littéraires. Le français s’imposa aussi comme langue de travail pour l’administration, notamment pour le ministère des Affaires étrangères ottoman, avant de devenir, toujours au 19e siècle, la langue de travail dans plusieurs ministères de l’Empire. D’où il n’est pas rare de tomber dans les archives ottomanes sur des documents officiels rédigés en français, y compris pour l’usage interne d’une administration ou d’un ministère. Les billets de banque ou les timbres-poste étaient aussi bilingues, imprimés en turc (transcrits en alphabet arabe à l’époque) et en français. La Société anonyme ottomane des téléphones, établie en 1911, adopta aussi le français comme langue de travail, les standardistes s’adressant aux usagers dans la langue de Molière. D’ailleurs, la maîtrise du français était indispensable pour la vie commerciale, les échanges, notamment écrits, s’effectuant dans cette langue commune aux négociants à une époque où les villes portuaires de la Méditerranée orientale étaient de véritables tours de Babel où se rencontraient les populations de diverses origines et religions.
1.1. Le lycée Galatasaray voit le jour
C’est dans ce contexte très avantageux pour la francophonie que naquit en 1868 le lycée impérial Galatasaray, fleuron de l’enseignement francophone en Turquie et précurseur de l’Université Galatasaray. L’idée était apparue en 1867, lors de la visite officielle du sultan Abdulaziz en France, le premier souverain ottoman à se rendre en Europe dans le cadre d’une visite officielle. Admiratif du progrès technique et économique de l’Europe, mais aussi de la qualité de l’enseignement dans la France du Second Empire, Abdulaziz décida de créer un établissement scolaire de stature comparable, un lycée impérial sensé appliquer le programme scolaire le plus avancé de l’époque (Şişman, 1989). D’ailleurs, tant le cursus que les manuels utilisés étaient une très fidèle adaptation de ceux existant en France, conformément à la volonté du sultan ottoman « d’aligner l’établissement sur le modèle des grands lycées parisiens » (Dumont, 1997, p. 434). Victor Duruy, ministre français de l’Éducation nationale sous Napoléon III, fut lui-même impliqué dans ce projet. Celui-ci avait acquis sa renommée grâce à son engagement en faveur du libéralisme politique et de la promotion d’une éducation laïque, obligatoire et gratuite en France. Convaincu que l’instruction publique axée sur les valeurs universelles du modernisme pouvait exercer une influence politique de longue portée, il apporta un soutien sans faille à cette initiative. Cela constitue un exemple précoce de diplomatie culturelle, les acteurs impliqués étant tout à fait conscients qu’il s’agissait d’un projet de longue haleine.
L’établissement scolaire devint le symbole de la modernisation ottomane à plusieurs égards : installée dans le quartier de Péra, secteur le plus européanisé d’Istanbul où se côtoient les ambassades des grandes puissances européennes, l’école – initialement accessible seulement aux garçons, et ce, jusqu’en 1967 – adopta la mixité religieuse, devenant ainsi la première école de l’Empire où les parents issus de toutes les communautés religieuses pouvaient envoyer leurs enfants. Cela ne manqua pas de provoquer la réaction des plus conservateurs, tant musulmans que non musulmans, à l’instar du patriarche grec orthodoxe qui interdit aux membres de sa communauté d’y envoyer leurs enfants. Le vicaire apostolique latin de la ville ainsi que le grand-rabbin lui emboîtèrent le pas. L’établissement d’un lycée impérial francophone provoqua également une crise diplomatique : l’ambassadeur russe à Istanbul exigea aussitôt l’ouverture d’une école du même niveau en langue russe, sans succès (Sakaoğlu, 1994). Ces réactions reflétaient, dans un sens, l’importance tant politique que symbolique de cette institution.
Le lycée s’investit de la mission de former les cadres supérieurs de l’État, notamment dans la diplomatie, et nombre de ses anciens occupèrent des postes prestigieux dans la fonction publique tant dans la période ottomane que sous la République, proclamée en 1923. Il compte parmi ses diplômés trois présidents du parlement, deux premiers ministres, un président de la Cour constitutionnelle et des centaines de ministres, députés, ambassadeurs ou professeurs d’université. Par ailleurs, dans plusieurs secteurs en vue, du journalisme aux arts, de la médecine à l’industrie, les diplômés de Galatasaray, appuyés par un réseau de solidarité informel remarquable des anciens élèves et un esprit de corps qui perdure toute la vie, surent affirmer leur présence. « La francophonie sert alors de ciment à une élite sociale, avec une identité très soudée » (Dumont, 1997, p. 434). La francophonie en tant que vecteur de modernisation trouva donc sa parfaite illustration en Turquie à travers cette institution éducative, porteuse de tout un processus d’occidentalisation, puisque la langue française fut perçue par les élites intellectuelles qui vivaient « à l’heure européenne » comme une ouverture vers la modernité et la laïcité (Dumont, 1997, p. 434). Ce n’est pas une coïncidence si le général de Gaulle tint à se rendre au lycée alors qu’il fêtait son centenaire en 1968 à l’occasion d’une visite officielle en Turquie, et y souligna la place éminente qu’occupait cette institution dans les relations franco-turques : « Lorsque le gouvernement de la France, le premier de tout l’Occident, reconnut le gouvernement d’Ankara, il est certain que la valeur d’une élite bien connue chez nous était pour beaucoup dans la confiance que nous portions d’emblée à la Turquie moderne » (de Gaulle, 1968). D’ailleurs, la France a soutenu le lycée tout au long du 20e siècle et continue de le faire, en y détachant des professeurs dans toutes les disciplines (Dumont, 1997, p. 434).
1.2 La création de l’université : une étape nécessaire pour le maintien de la francophonie en Turquie
Un groupe composé d’anciens du lycée Galatasaray ayant fait leurs preuves dans le monde des affaires et les milieux académique et diplomatique, décida de porter ce projet un pas en avant pour mieux servir les besoins de la Turquie contemporaine. Il convient ici de souligner que l’anglicisation des élites turques avait commencé dès les années 1950, conséquence, hormis la tendance globale, du fait que la Turquie, membre de l’OTAN dès 1952, fit partie du bloc occidental tout au long de la guerre froide, sous l’égide des États-Unis. Cette anglicisation s’est fait sentir dans l’enseignement supérieur à travers des établissements de prestige, soutenus précisément par les États-Unis, comme l’Université technique du Moyen-Orient (ODTÜ, fondée en 1957) à Ankara et l’Université du Bosphore (BOUN, fondée en 1971) à Istanbul. Il était alors évident aux yeux des anciens du lycée Galatasaray qu’il fallait passer à l’étape supérieure si on voulait garder la place du français parmi les élites turques et donner la possibilité aux élèves francophones de poursuivre leurs études supérieures en français dans diverses disciplines, valorisant par ricochet l’enseignement du français dans le secondaire. Il faut rappeler que jusqu’à la création de l’Université Galatasaray, à l’exception d’une dizaine de départements de littérature française dans diverses universités turques – ayant pour objectif de former les futurs professeurs de français pour les lycées –, il n’existait dans le pays que deux programmes universitaires francophones : un master de géologie à l’Université Hacettepe (Ankara) et une licence d’administration publique à l’Université Marmara (Istanbul).
C’est ainsi que vers la fin des années 1980, les anciens du lycée, sous le leadership d’Inan Kiraç, un industriel à la tête du plus important holding turc, élaborèrent un projet pour créer une université se focalisant essentiellement sur les sciences sociales afin de prolonger la mission du lycée, c’est-à-dire former les futurs membres de l’élite turque : un établissement francophone adapté aux réalités contemporaines, avec pour ambition de devenir un pôle scientifique d’excellence adapté aux exigences sociales et économiques du 21e siècle. Ils préparèrent alors un projet ambitieux qui reçut aussitôt le soutien des autorités aussi bien en France qu’en Turquie au plus haut niveau gouvernemental. Dans un souci d’encadrer ce projet de manière solide et d’assurer l’appui continu des deux États, les protagonistes proposèrent de créer cette université par un traité international. Ainsi, l’accord de création de l’Université Galatasaray fut signé à Istanbul le 14 avril 1992 par les deux présidents de la République, Turgut Özal, d’un côté, et François Mitterand, de l’autre. Lors de la cérémonie, le président français indiqua :
Galatasaray est un symbole. En signant aujourd’hui l’accord qui fondera un nouvel établissement, nous avons conscience d’engager nos deux pays pour de nouveaux temps dans une oeuvre commune. On ne peut prendre à la légère un tel engagement […] La Turquie a fait honneur à notre culture et à notre langue françaises que de les choisir comme instrument de modernisation et d’ouverture au monde. Cette quête de modernité ne sacrifie rien de l’identité nationale. Galatasaray doit son succès et sa pérennité si remarquables à cette greffe réussie de valeurs universelles sur les qualités réelles et profondes du peuple turc. Cette réussite doit être le départ d’une nouvelle entreprise, alors que tout autour de nous, et jusqu’au coeur de l’Europe, naissent de nouveaux sujets d’inquiétude. L’oeuvre à poursuivre ici en français, entre nos pays, continue de porter témoignage pour notre ambition commune, celle qui consiste à apporter notre contribution à la culture européenne du siècle prochain […] Soyez-en certains, naissent ici de nouvelles jeunesses et de nouveaux espoirs et ainsi se perpétuera l’amitié entre la Turquie et la France
Mitterand, 1992
Il fut d’autant plus important pour les interlocuteurs turcs d’entendre le président français évoquer une culture européenne commune à la Turquie et à la France dans le contexte de la candidature de leur pays pour adhérer à l’Union européenne. En effet, Ankara déposa sa candidature formelle à l’adhésion en 1987 et fut dans l’attente de l’officialisation de son statut de candidat de la part de l’UE tout au long des années 1990, chose faite finalement en 1999. Conformément à son rôle historique, Galatasaray constitua toujours un trait d’union entre l’Europe et la Turquie, selon les dirigeants des deux pays.
Par conséquent, l’Université Galatasaray, le « plus gros projet de coopération universitaire de la France dans le monde » (Troncy, 2021, p. 295), est l’aboutissement d’une volonté politique commune des deux États, exprimée par ses plus hauts représentants, plus que d’une initiative purement scientifique. D’ailleurs, Pierre Dumont, le premier vice-recteur français de l’établissement, estime que « Galatasaray est le fruit de deux folies : celle des Français qui croient en leur culture, dans ce qu’elle a aujourd’hui de plus dynamique, et celle des Turcs, capables de se fixer un objectif, même sans bien savoir comment ils l’atteindront » (Dumont, 1999).
2. Le cadre juridique et le fonctionnement de l’établissement
Grâce à l’accord de création, complété par un protocole annexe fixant les modalités de fonctionnement signé le 13 octobre 1994, l’Université Galatasaray devint la première université publique en Turquie créée à travers un traité international; elle fut prise pour modèle, des années plus tard, pour l’établissement de l’Université turco-allemande à Istanbul (2010). L’institution fut conçue dès le départ comme une université publique, donc entièrement gratuite sans frais de scolarité ni droit d’inscription, une exception dans la décennie 1990 au cours de laquelle les universités privées naissantes avaient le vent en poupe en Turquie. Il s’agissait de respecter la volonté des anciens du lycée Galatasaray, porteurs de ce projet, qui souhaitaient préserver la tradition du lycée, gratuit lui aussi, confirmant le rôle de vecteur d’ascension sociale de cet établissement pour les étudiants académiquement prometteurs, mais économiquement défavorisés.
2.1. Le cadre légal
L’établissement est une personnalité juridique turque qui, par conséquent, doit appliquer les règlements turcs régissant la vie universitaire, avec un certain droit de regard de la partie française : si le recteur de l’université doit être de nationalité turque et nommé par le président de la République turque, son adjoint est de nationalité française. Ce dernier est nommé pour quatre ans par les autorités compétentes en France, en coordination avec le ministère de l’Enseignement supérieur de ce pays. Cette nomination doit par la suite être approuvée par les autorités turques, puisque le permis de séjour et de travail délivré en dépend. Par ailleurs, un comité paritaire turco-français composé des membres de l’université, ainsi que des représentants des ministères des Affaires étrangères et ministères de l’Éducation nationale respectifs, suit l’évolution de l’établissement. Celui-ci est soutenu par un Conseil académique, responsable du programme pédagogique. Le comité paritaire joue aussi un rôle pour coordonner des projets communs aux universités françaises et l’Université Galatasaray.
Alors que les enseignants turcs ont le statut de fonctionnaires rémunérés par le gouvernement turc, le recteur adjoint ainsi que les enseignants français qui ont des contrats annuels ou pluriannuels, sans compter les missions de courte durée, sont pris en charge par la France. D’ailleurs, le soutien financier de la France – environ trois millions d’euros chaque année, ce qui correspond à 15 % du budget global de l’Université – est essentiellement destiné aux salaires des enseignants français (Billion et Insel, 2013).
Quant aux relations de l’Université Galatasaray avec les universités françaises, c’est le Haut Comité de parrainage qui les gère, sous la présidence d’honneur du président de la République française, et sous la présidenceadministrative des anciens premiers ministres français. Ce rôle fut d’abord confié à Raymond Barre jusqu’à son décès en 2009, puis à Alain Juppé. Le choix des personnalités reflète à lui seul l’importance accordée à cette institution par la partie française. Pour contribuer à la gestion du projet, un consortium regroupant une vingtaine d’universités françaises est également créé.
2.2. Le système d’admission des étudiants
Le recrutement des étudiants en licence à l’Université Galatasaray, installée dans un ancien palais ottoman construit en 1871 au bord du Bosphore dans la partie européenne de la ville, se fait de deux manières principales. La moitié des étudiants (soit 240 personnes) est recrutée à travers un concours en langue française spécifique à l’Université, réservé aux élèves en terminale des lycées francophones de Turquie. Le nombre de candidats est d’environ un millier chaque année; ceux-ci sont issus de 18 lycées éligibles dans le pays, lesquels ont des statuts divers et variés : dix lycées turcs publics et privés, dont le lycée Galatasaray, six lycées congréganistes – héritage des missions catholiques françaises implantées dans le pays depuis plusieurs siècles – et deux lycées français qui dépendent de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger. D’ailleurs, il s’agit là d’une des motivations pour la partie française d’appuyer ce projet universitaire : le quota réservé aux lycées francophones augmente l’attractivité de ces derniers puisqu’il ouvre à ses diplômés un débouché avantageux, donnant une raison supplémentaire aux parents pour envoyer leurs enfants dans ces lycées (Billion et Insel, 2013). Autrement dit, l’existence d’une université francophone et un accès privilégié à celle-ci renforcent la francophonie au niveau du secondaire. L’autre moitié des étudiants est recrutée à travers le concours d’entrée en université organisé par l’État turc, et Galatasaray recrute parmi les meilleurs des deux millions de candidats qui se présentent à ce concours national annuel. Même s’il existe de légères différences selon les départements, la Faculté de droit étant la mieux cotée, tous les départements de l’Université recrutent parmi les 10 000 meilleurs candidats dans leurs filières.
2.3. Le déroulement de l’enseignement
Les nouveaux entrants qui ne sont pas déjà francophones – la moitié ne l’est pas en raison du système d’admission décrit ci-dessus – doivent effectuer une année d’apprentissage linguistique pratiqué par des cours intensifs avant de se lancer dans leur département proprement dit. L’accent est mis sur le perfectionnement de l’écrit, avec approfondissement systématique à partir des supports divers et variés. En ce qui concerne l’oral, la pratique de l’exposé et du compte rendu est privilégiée.
En partant d’une cinquantaine d’étudiants en 1992 pour atteindre un millier en 1997 et environ 2000 en 2003, les effectifs de l’Université Galatasaray se sont stabilisés aujourd’hui autour de 5000 étudiants, tous niveaux confondus (licence, master et doctorat). Composée de 12 départements (Droit, Relations internationales, Science politique, Économie, Gestion, Communication, Génie industriel, Génie informatique, Mathématiques, Sociologie, Philosophie et Linguistique comparée) répartis en cinq facultés; de deux instituts qui gèrent 42 programmes de master et de doctorat; ainsi que de 19 centres de recherches, l’établissement emploie environ 350 enseignants, dont une trentaine de Français. Il s’agit là d’un des meilleurs ratios étudiants-enseignants dans le pays (YÖK ATLAS, 2024). Partenaire privilégié des universités françaises en ce qui concerne le programme d’échange Erasmus, Galatasaray accueille chaque année environ 150 étudiants européens, notamment des Français, et envoie un nombre équivalent de ses propres étudiants dans des pays de l’UE. Des programmes de licence délocalisée avec des universités françaises (deux avec Panthéon-Sorbonne pour les départements d’Économie et de Philosophie; un avec Bordeaux Montaigne pour le département de Communication) et un programme de double diplôme de master (en Études francophones avec Paris Créteil) renforcent ce dispositif. Un second programme de double diplôme de master entre le département de Relations internationales et l’Université de Bordeaux est officiellement lancé pour la rentrée 2024.
L’Université Galatasaray est membre de l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), sans oublier la Chaire Senghor de la francophonie qui y est instituée en 2016. La présidence de cette dernière fut d’ailleurs assurée par une membre de l’Université Galatasaray, Mme Füsun Türkmen, entre 2019-2022. Il convient de rappeler que l’ensemble de ces liens constitue l’unique connexion de la Turquie avec la Francophonie institutionnalisée, puisque la Turquie, comme on l’a indiqué plus haut, n’est pas membre de l’Organisation internationale de la Francophonie.
2.4. Le lien entre le culturel, le politique et l’économie
Outre sa mission éducative, l’Université Galatasaray, « qui fait figure de référence pour la politique de coopération universitaire française » (Marcou, 2022, p. 468), remplit également celle d’un forum d’échanges entre la Turquie et la France, ainsi que les pays francophones. Des dignitaires français en visite en Turquie ont été régulièrement reçus par l’université et cette pratique se poursuit. On peut par exemple citer les anciens présidents Jacques Chirac et François Hollande ou les anciens premiers ministres Alain Juppé et Dominique de Villepin. La liste est longue si on y ajoute les députés et sénateurs français, les ministres et délégations officielles provenant de France, mais aussi d’autres pays francophones. Devenu une étape presque incontournable des visites officielles, l’établissement symbolise ainsi le lien entre le culturel et le politique. Jacques Chirac l’avait d’ailleurs souligné quand il était de passage à Galatasaray : « En propageant l’usage du français, Galatasaray représente l’un des piliers de l’identité francophone qui transcende les frontières, les clivages politiques, culturels ou religieux » (Chirac, 2010).
Le lien entre l’économie internationale et la francophonie doit être souligné dans ce contexte, puisqu’une des motivations des étudiants à choisir Galatasaray, outre la qualité de son éducation, c’est que la langue française est un outil pertinent si, une fois diplômés, ils cherchaient un emploi dans une entreprise d’un pays francophone ou opérant dans un pays francophone. Le nombre d’entreprises françaises implantées en Turquie ne cesse d’augmenter, et elles sont plus de 500 actuellement. Cela crée des occasions de recrutement pour les diplômés de Galatasaray, sans parler de l’intérêt grandissant des entreprises turques envers les francophones. Cet intérêt est appuyé non seulement par les relations commerciales entre la Turquie et la France, mais aussi par l’ouverture de la Turquie vers l’Afrique ces vingt dernières années. Les investissements turcs en Afrique et les liens commerciaux avec les pays africains s’intensifient, ce qui crée une demande pour un personnel francophone qualifié pour le secteur privé turc. Par ailleurs, cette ouverture vers l’Afrique a aussi stimulé le recrutement de locuteurs français au ministère des Affaires étrangères ainsi que de divers acteurs étatiques turcs pour l’action extérieure. Ainsi, le nombre des anciens de l’Université Galatasaray dans le service public augmente d’année en année.
Néanmoins, une évaluation lucide de l’institution exige aussi l’identification des défis qui restent à relever, et ils sont nombreux, conséquence d’un contexte non francophone au sein duquel l’Université doit opérer.
3. Les défis de la pédagogie francophone dans un milieu non francophone
Les défis auxquels l’Université Galatasaray fait face sont multiples (voir tableau 1 plus bas). Ils découlent d’abord du contexte national concernant l’enseignement supérieur en Turquie, mais aussi de l’identité francophone de l’institution, sans oublier l’impact du contexte politique des relations franco-turques et les difficultés auxquelles la francophonie est confrontée globalement.
3.1. Le contexte national concernant l’enseignement supérieur en Turquie
Avant d’en venir aux défis spécifiques de l’institution, il convient de souligner les problèmes liés au contexte national dans lequel l’Université Galatasaray opère. D’abord, le caractère public de l’institution provoque une certaine rigidité de gestion et d’alourdissement des conditions de coopération avec le monde universitaire extérieur (Billion et Insel, 2013). En fait, ce défi existe pour toutes les universités turques en raison des lois et des règles parfois non écrites et de la pesanteur mandarinale du milieu universitaire turc. Le système universitaire turc est très centralisé, sous le regard vigilant du Conseil d’enseignement supérieur (YÖK) qui, lui, dépend directement du président de la République. Cette centralisation limite la marge de manoeuvre pour le recteur et les doyens des facultés dans leur prise de décisions. Ensuite, les problèmes liés aux libertés universitaires, d’expression et d’opinion sont des facteurs exogènes qui pèsent sur l’Université, mais ceux-ci ne sont évidemment pas exclusifs à l’Université Galatasaray et dont la discussion dépasse l’objectif de cet article.
3.2. Les défis spécifiques liés à l’identité francophone de l’établissement
En Turquie, où la francophonie est extrêmement minoritaire et où l’enseignement en français constitue un choix exigeant et nullement évident, il est indispensable de poursuivre un parcours plurilingue pour former des francophones capables de s’exprimer aussi bien en anglais qu’en français. Le programme pédagogique de l’Université Galatasaray exige un multilinguisme de fait. C’est ce qui explique le parcours pédagogique construit par l’Université Galatasaray qui enseigne en français, tout en exigeant un niveau d’anglais élevé pour en être diplômé, et offre également des cours en turc. Il ne s’agit donc pas d’opposer le français de façon idéologique à telle ou telle autre langue, mais de faire le choix pragmatique du multilinguisme, avec des conséquences concrètes sur le déroulement de l’enseignement.
Tout d’abord, les étudiants de l’Université Galatasaray qui sont non francophones au moment de leur admission doivent consacrer leur première année entièrement à l’apprentissage linguistique. Cela signifie pour eux étudier une année de plus par rapport à leurs pairs dans d’autres universités. Par conséquent, pour obtenir leur diplôme de licence, ils doivent prévoir au moins cinq années d’études (une année de préparatoire linguistique + quatre années de licence). Il s’agit d’un investissement personnel important, dans le sens où cela demande du temps, mais aussi de l’argent. Même si l’université n’est pas payante, le coût de la vie étudiante, notamment à Istanbul, constitue un fardeau considérable. Pour concrétiser, on peut évoquer la crise immobilière qui frappe la plus grande métropole du pays ces dernières années, provoquant une hausse de près du triple du coût des loyers en trois ans. Sachant que Galatasaray ne possède pas de résidences universitaires, pour les étudiants originaires d’autres régions du pays et qui n’ont pas forcément de famille à Istanbul pour se faire loger, le coût de la vie devient plus élevé. Par conséquent, il faut vraiment être motivé et/ou avoir des moyens financiers pour pouvoir consacrer une année supplémentaire à l’enseignement supérieur, et ce, pour apprendre le français.
La pertinence de l’usage du français dans l’enseignement de certaines branches ou dans certains cours n’est pas évidente non plus. L’exemple le plus concret dans ce domaine est celui de la Faculté de droit : les avocats, les juges, les procureurs et les notaires turcs de demain doivent avant tout maîtriser le droit turc dans leur langue maternelle, ce qui fait que le nombre de cours obligatoirement donnés en turc dans cette discipline devient considérable. Dans d’autres départements, les cours dont les sujets sont directement liés à la Turquie (p. ex. la politique étrangère de la Turquie, l’économie turque, l’Histoire politique récente de la Turquie, etc.) sont souvent en turc, puisque les sources pédagogiques utilisées dans ces matières sont principalement rédigées dans cette langue. Par conséquent, le pourcentage des cours en français varie entre 30 % et 70 % de l’ensemble du programme, selon les départements.
Il faut également souligner le souci des enseignants de mieux se faire comprendre par une population estudiantine nouvellement francophone. Cela aboutit parfois à des cours officiellement en français, mais bilingues dans la pratique. Dans certains cas, le cours est carrément donné en turc, mais les lectures proposées, les examens ou les devoirs remis doivent être en français. Les professeurs sont sous la pression constante des étudiants soucieux de mieux comprendre la matière enseignée et qui préfèrent poser leurs questions et conduire les débats en turc, puisque, tout simplement, c’est plus simple, permettant des échanges plus fluides. Alors, le français risque de devenir une matière parmi tant d’autres, cantonné aux cours de langue, et pratiquement exclu des matières scientifiques en tant que telles. Cela requiert de la part de l’enseignant une vigilance supplémentaire, voire un entêtement, pour faire en sorte que Galatasaray ne devienne pas un endroit où l’on apprend le français, mais reste une université où le français demeure la langue de l’enseignement (Troncy, 2021). Pourtant, même s’ils ne peuvent échapper aux cours obligatoires en français, quand il s’agit de cours optionnels, on constate que les étudiants sont plutôt attirés par ceux en turc ou en anglais, au détriment des cours dispensés en français. Finalement, il n’est pas rare d’avoir majoritairement des étudiants Erasmus (dont souvent la langue maternelle est le français!) dans des cours optionnels francophones, les étudiants turcs se ruant vers des cours optionnels en turc ou en anglais.
On constate par ailleurs une divergence d’appréciation entre les acteurs turcs et français sur le niveaude la francophonie à faire acquérir par les étudiants : l’exigence maximaliste d’une très bonne maîtrise de la langue donne parfois l’impression que la partie française ne s’intéresse qu’à l’aspect linguistique, sans se soucier de la qualité du contenu de l’enseignement dans les disciples en tant que telles. Pourtant, se contenter d’une connaissance plutôt passive de la langue française qui rend les étudiants capables de comprendre les conversations et les textes sans pour autant être très à l’aise en parlant français est la position de la plupart des enseignants turcs. Les enseignants et les étudiants ont constamment besoin d’aménagements pendant les cours et les épreuves en raison de la disparité des niveaux de français dans une même classe – le système d’admission de l’établissement y étant à l’origine –, mais aussi en raison des étudiants français en mobilité qui côtoient leurs camarades turcs nouvellement francophones.
Par ailleurs, il convient d’admettre que l’exigence du français restreint le vivier quand il s’agit de recruter de nouveaux enseignants dans un pays où la francophonie est très minoritaire. On constate au fil des ans l’augmentation dans les équipes pédagogiques du nombre de chercheurs et d’enseignants non francophones : refuser catégoriquement de recruter des non-francophones pourrait, en effet, devenir rédhibitoire quand il s’agit de candidats qui sont reconnus dans leur discipline, mais qui ne parlent pas français. Dans ce cas, la ligne rouge est d’exiger du candidat un niveau élevé d’anglais et éventuellement lui demander de donner ses cours dans cette langue pour éviter la multiplication des cours en turc, dans un souci de préserver le caractère international de l’enseignement. Cependant, il est évident que cette pratique crée une dynamique d’anglicisation progressive des cours proposés. C’est ce contexte qui a également poussé l’université à autoriser, à partir de 2009, la rédaction des mémoires de master et des thèses en anglais ou en turc, puisque trouver des candidats francophones pour les programmes de 3e cycle s’est avéré plus compliqué que prévu (Troncy, 2021).
Il existe aussi des défis que la francophonie rencontre à travers le monde ayant un impact sur Galatasaray, comme la prépondérance de l’anglais dans plusieurs disciplines universitaires (Marcou, 2022). Cela met la pression sur les enseignants-chercheurs turcs de Galatasaray qui ne peuvent pas se contenter de publier qu’en français. Ils doivent produire et publier en anglais, mais aussi en turc, en vue d’une meilleure reconnaissance nationale et internationale. Surtout, l’obligation imposée par le YÖK de publier dans des revues scientifiques indexées et aussi celle de produire et de publier en turc pour obtenir des postes ne font qu’augmenter les exigences vis-à-vis du corps enseignant. Vu le nombre limité de francophones en milieu académique turc, les ouvrages et articles publiés en français par les universitaires de Galatasaray passent inaperçus dans le pays, et par conséquent, ces derniers ont le sentiment de vivre dans un environnement académique complètement à part. Les publications en langue française passent souvent inaperçues par les indices de citations aussi, comme SSCI, alors qu’il s’agit là d’un critère fondamental pour obtenir des grades académiques en Turquie, selon les critères imposés par le YÖK. Les enseignants turcs de Galatasaray s’interrogent alors légitimement sur la valorisation de leur production en français qui n’est souvent pas indexée dans les classements internationaux. Tous ces éléments mènent au constat que le maintien de la francophonie exige beaucoup de détermination de la part des membres de l’Université, et ce, dans un contexte où enseigner ou publier en français, donc dans une langue étrangère puisque l’on parle des enseignants turcs, ne rapporte aucune compensation financière non plus.
Pour terminer avec les défis spécifiques à l’institution, il faut souligner que le faible nombre d’enseignants français dans les départements scientifiques pose un problème structurel depuis le début. La majorité des enseignants français sont, en fait, des professeurs de FLE et ne rencontrent les étudiants qu’en classe préparatoire. Aussi, ils ont peu de contacts avec leurs collègues turcs qui enseignent dans les filières scientifiques proprement dites. En plus, leur nombre est en constante diminution à cause des coupes budgétaires en France : ils représentaient un tiers du corps enseignant pendant l’année universitaire 1997-1998 contre 10 % en 2023. Cette diminution devient d’autant plus problématique que « les enseignants français mis à disposition par la France auprès de l’université constituent l’apport le plus substantiel de la coopération française et, dans une large mesure, ils donnent de la consistance au statut du français au sein de l’institution » (Troncy, 2021, p. 301). Les enseignants turcs de l’institution ont plutôt le sentiment que préserver la francophonie de l’établissement est, avant tout, la responsabilité de la partie française, puisqu’il ne serait tout simplement pas logique d’exiger des Turcs de mettre en oeuvre la diplomatie culturelle d’un pays étranger.
3.3. Défis liés au contexte politique franco-turc
Comme l’institution est le fruit d’une coopération entre la Turquie et la France, les aléas des relations politiques entre ces deux pays constituent un défi exogène à l’établissement. Les crises diplomatiques entre ceux-ci n’ont jamais été rares et ont toujours eu un impact négatif sur l’établissement, dont la dernière illustration en date fut « la crise du B2 » en 2021. Il s’agissait d’une rétorsion face à une réforme introduite en France dans le cadre de la lutte contre ce que le président Emmanuel Macron appela le « séparatisme islamiste ». Cette réforme imposa de nouveaux critères de recrutement pour les enseignants étrangers, y compris turcs, exigeant à ces derniers d’avoir une maîtrise de la langue française du niveau B2. Touchant directement les enseignants détachés par la Turquie auprès de la diaspora turque dans l’Hexagone, l’affaire provoqua une crise supplémentaire dans un contexte de tension géopolitique entre les deux pays. Pour répliquer, le gouvernement turc imposa une mesure similaire, demandant aux enseignants français en poste en Turquie d’avoir un certificat de langue turque du niveau B2 sous peine de ne plus pouvoir exercer leur métier. Cela provoqua une inquiétude palpable au sein de l’Université, avant que l’affaire soit réglée quelques mois plus tard grâce aux contacts diplomatiques au plus haut niveau. Entre-temps, certains enseignants français obtinrent leur certificat B2, tandis que d’autres plièrent leurs bagages, estimant que le jeu n’en valait pas la chandelle (Troncy, 2021). Cet exemple montre à quel point le bon fonctionnement de l’établissement dépend des vicissitudes politiques. Il s’agit là d’une importante fragilité, même si le trait d’union qu’est Galatasaray joue parfois un rôle d’amortisseur au moment des crises aussi, en persuadant les autorités respectives de maintenir la coopération éducative quand il s’agit de sanctionner les uns ou les autres (Billion & Insel, 2013).
Tableau 1
Les défis de l’Université Galatasaray
Conclusion
Malgré de nombreux défis et ambiguïtés, il existe des contrepoids soutenant l’attractivité de Galatasaray : le prestige d’une institution à la fois jeune et enracinée, et surtout identifiée à l’élite administrative et intellectuelle du pays; l’image du français toujours perçu comme une barrière à l’uniformisation culturelle; l’héritage des Lumières qui fait que le français est vu comme un vecteur des valeurs universelles – ce qui n’est pas à minimiser étant donné l’histoire de modernisation spécifique à ce pays; les liens institutionnels avec le monde universitaire français et francophone, y compris les opportunités de bénéficier du programme Erasmus ou des bourses d’État français pour poursuivre des études dans l’UE, et particulièrement en France; la qualité de l’enseignement dans un milieu à taille humaine où les professeurs connaissent leurs étudiants par leur nom grâce à des classes qui ne dépassent pas quelques dizaines d’étudiants, renforçant ainsi les liens entre les étudiants, les enseignants et le personnel administratif; le statut d’université publique, toujours plus prestigieuse en Turquie par rapport aux universités payantes; les possibilités d’ouverture vers les pays francophones et la réussite des diplômés dans la vie de travail, bien organisés au sein d’une association d’anciens étudiants.
Comme l’exigerait une perspective dialectique, les avantages et les défis se conjuguent ensemble pour constituer l’identité de l’Université Galatasaray qui a fait le choix de faire de l’enseignement en français et pas seulement du français. Cette expérience enseigne que la pérennité – ou même la survie – de la francophonie en milieu non francophone peut s’expliquer par la force d’une tradition culturelle bien ancrée, par l’image perçue et les avantages économiques d’apprendre le français, en plus de toutes les valeurs dont cette langue est porteuse, par l’institutionnalisation et l’attractivité de l’établissement et par des personnes engagées. Ces facteurs permettent d’encourager les futurs étudiants à choisir le français comme langue d’enseignement supérieur, même s’ils pourraient penser qu’apprendre certaines disciplines en français les désavantagerait. L’exigence d’un effort supplémentaire est réelle pour convaincre les candidats que le français est aussi, tout comme l’anglais, la langue de l’emploi aux niveaux national et international, de l’évolution numérique et des industries culturelles. Apprendre le français devient alors un choix pragmatique, non en raison d’une certaine nostalgie de la culture française d’antan, mais parce que cela offre une chance additionnelle pour leurs futures carrières dans le pays ou ailleurs.
Ces facteurs ne pourraient cependant, à eux seuls, assurer le maintien de la francophonie à une époque de mondialisation accélérée et uniformisante. L’Université Galatasaray offre l’occasion de rappeler que les francophonies isolées, éparpillées aux quatre coins du monde, devront s’articuler à l’aide de mécanismes de coopération multiformes. Ceux-ci restent à concevoir non pas seulement dans un cadre intergouvernemental, mais par la société civile au niveau transnational où les efforts des institutions et des individus motivés joueront un rôle clé dans la sensibilisation des décideurs politiques et économiques en faveur de la francophonie. Il devient alors évident que renforcer les coopérations entre les universités francophones de petite taille, et surtout entre celles qui opèrent dans des milieux non francophones, offre une garantie supplémentaire pour leur survie.
Parties annexes
Note
-
[1]
L’auteur tient à remercier Mme Füsun Türkmen, professeure de relations internationales à l’Université Galatasaray, d’avoir généreusement partagé ses travaux sur le sujet.
Bibliographie
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- Chirac, J. (2010, 11 mai). Discours à l’occasion de la remise du doctorat honoris causa, Université Galatasaray.
- De Gaulle, Ch. (1968, 26 octobre). Discours à Ankara, le 26 octobre 1968. Institut National de l’Audiovisuel. https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00147/suite-du-voyage-en-turquie.html
- Dumont, P. (1997). Un projet francophone en Turquie. Dans M.-C. Hazael Massieux, et D. de Robillard (Éds), Contacts de langues, contacts de cultures, créolisation (pp. 433-448). L’Harmattan.
- Dumont, P. (1999). La politique linguistique et culturelle de la France en Turquie. L’Harmattan.
- Kiraç, İ. (2006). 525 yılın son 25 yılı: Galatasaray Eğitim Vakfı 1981-2006. Galatasaray Eğitim Vakfı. [Ces dernières 25 années des 525 ans : La Fondation Galatasaray d’Education 1981-2006. Fondation Galatasaray d’Education].
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- Marcou, J. (2022). France-Turquie : une relation ancienne devenue de plus en plus inconstante. Annuaire français de relations internationales, 23, 455-471. https://shs-cairn-info.proxy.bibliotheques.uqam.ca/annuaire-francais-de-relations-internationales--9782376510499-page-455?lang=fr
- Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone. (2022). La langue française dans le monde. Université Laval. https://www.odsef.fss.ulaval.ca/sites/odsef.fss.ulaval.ca/files/uploads/Rapport-La-langue-francaise-dans-le-monde_VF-2022.pdf
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- YÖK ATLAS (Conseil de l’enseignement supérieur). (2024). Base de données officielle et centralisée sur l’enseignement supérieur en Turquie, section Université Galatasaray. https://yokatlas.yok.gov.tr/lisans-univ.php?u=1040
Liste des tableaux
Tableau 1
Les défis de l’Université Galatasaray