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Introduction

Presque toutes les communautés francophones du Canada cherchent à développer leur propre institution universitaire (Association des collèges et universités de la francophonie canadienne, 2024). Celle-ci doit offrir une formation générale et des compétences professionnelles de même que proposer un milieu fertile au déploiement de la « personnalité culturelle » de la communauté dans laquelle elle s’inscrit (Thériault, 2007). Ainsi, de plus en plus de chercheurs s’intéressent au rôle de l’université en Ontario français (Bock et Dorais, 2016 ; Dupuis, 2021) ou en Acadie (Thériault, 2007), mais le développement de l’institution universitaire en Fransaskoisie depuis la Révolution tranquille des années 1960 se trouve encore passablement négligé.

Après un bref rappel chronologique, nous proposons donc d’en faire l’analyse, et ce à deux niveaux. D’abord, nous cherchons à évaluer son rôle en tant qu’institution d’enseignement et de formation. Quels programmes y ont été proposés ? Qu’est-ce qui explique leurs succès ou (dans certains cas) leurs échecs ? Par la suite, nous considérerons l’institution universitaire comme un outil de construction identitaire. Nous décrirons la « communauté imaginée » (Anderson, 1983) fransaskoise telle que mise de l’avant par l’institution universitaire et tenterons d’expliquer certaines évolutions discursives qui se sont manifestées au cours des cinquante dernières années.

Ces interrogations découlent de la littérature existante consacrée aux universités dans les communautés minoritaires du Canada. Il y a plusieurs années, le sociologue Joseph-Yvon Thériault (2007) a livré une analyse de la mission de l’Université de Moncton qui demeure pertinente. Thériault conclut que, comme l’Université de Moncton demeure une des deux universités francophones en Acadie – et la seule à avoir de nombreux programmes professionnels –, elle est « condamnée à ne pas choisir entre l’université comme lieu culturel et l’université utilitaire […] entre l’université acadienne et l’université en Acadie » (p. 212). Une formation plus classique en arts et sciences ne peut qu’être accompagnée de formations professionnelles bien développées. « Les programmes [de l’Université de Moncton] doivent refléter les aspirations des [gens] qui iront ailleurs, en anglais s’il le faut, pour réaliser leurs aspirations individuelles si elle ne peut leur offrir ces services » (p. 223), rappelle-t-il. En même temps, l’Université doit tenter de faire en sorte que « ces énergies personnelles soient partiellement canalisées vers le développement des communautés [acadiennes] » (p. 223). Ainsi, il faut qu’elle « s’intéresse à l’environnement d’ici, à l’industrie d’ici, à la culture d’ici » (p. 223). Enfin, Thériault met en garde contre la tentation « de compenser la faiblesse du nombre de francophones par l’ouverture toute grande à la population anglophone » (p. 226) ou par le recrutement démesuré de francophones provenant de l’extérieur de l’Acadie. Cela pourrait constituer un « succès pour l’université et un lamentable échec pour la communauté » (p. 226). « Qui aurait alors la tâche d’offrir à la population francophone du Nouveau-Brunswick un milieu universitaire accessible en français, ouvert sur le milieu ? » (p. 227), s’interroge-t-il.

Un questionnement similaire a lieu en Ontario français, où le modèle d’universités « bilingues » a été largement privilégié jusqu’à la décennie 2010 (Dupuis, 2021, p. 71). Dans une étude publiée quelques années avant l’ouverture de l’Université de l’Ontario français (UOF) à Toronto, les historiens Michel Bock et François Olivier Dorais (2016) se demandent si

l’absence […] d’une université pleinement française en Ontario et la persistance du bilinguisme institutionnel […] traduisent une incertitude existentielle en Ontario français, qui hésiterait à se représenter et à s’institutionnaliser comme une entité autonome et autoréférentielle, comme un authentique sujet politique, autrement dit, possédant sa propre historicité et libre de choisir son propre avenir

p. 126

En plus des « fractures régionales » – la majorité des partisans d’une université française en Ontario « étaient du Nord », tandis que les francophones de l’Est étaient encore attachés à l’Université d’Ottawa où le bilinguisme pouvait être considéré, au moins jusqu’aux années 1970, comme étant à « domination française » (p. 185) –, les « divergences de vues sur les fins mêmes de l’Ontario français » (p. 186) empêchèrent, jusqu’à tout récemment, la création d’une université francophone dans la province.

Il importe de rappeler que malgré la mobilisation importante en faveur de l’Université de l’Ontario français à Toronto (Lord, 2021), ce projet n’a jamais réellement fait consensus parmi les francophones de la province. Par exemple, le politologue François Charbonneau (2017) s’insurge contre le choix de Toronto comme ville devant accueillir la nouvelle institution. Peut-être, reconnaît-il, que « l’avenir de la francophonie ontarienne se trouve à Toronto », mais il n’en demeure pas moins que cette hypothèse est basée sur des « projections de croissance démographique qui s’expliquent entièrement par l’afflux migratoire ». Charbonneau reprend à son compte les inquiétudes articulées par Joseph-Yvon Thériault quant à une trop grande dépendance aux étudiants venant de l’extérieur de la communauté historique que l’université est censée servir. Selon lui, le fait d’ouvrir l’UOF à Toronto sous-entend que « les immigrants qui ne sont pas encore ici sont en quelque sorte plus « franco-ontariens » que les Franco-Ontariens des deux régions historiques où la langue française se transmet depuis des générations ». Ainsi, il recommande plutôt « de créer une grande université franco-ontarienne sur la base d’une scission à l’amiable de l’Université d’Ottawa, à laquelle s’[ajouteraient] des campus semi-autonomes, mais complémentaires dans le Nord et le Sud ». L’éventuelle mise en réseau de l’UOF torontois, de l’Université de Sudbury et de l’Université de Hearst pourrait marquer une réalisation partielle de ce projet (Cayouette, 2022), mais sans l’apport de l’Université d’Ottawa, ce réseau ne fournirait sûrement pas la gamme des programmes professionnels désirés par les jeunes francophones de l’Ontario.

Comme nous l’avons déjà précisé, les études sur l’institution universitaire en Saskatchewan demeurent quasi inexistantes. Mentionnons néanmoins le petit livre commémoratif publié à l’occasion du cinquantième anniversaire de la présence française à l’Université de Regina (Poplyansky et Yoh, 2018). Dans le présent article, nous entendons développer certaines réflexions qui y sont introduites. Nous conclurons qu’étant donné les réalités démographiques, où les francophones de langue maternelle forment environ 1,5 % de la population saskatchewanaise[1], il est impossible pour une institution universitaire francophone située dans la province de répondre aux aspirations énoncées par des chercheurs (militants?) comme Thériault ou Charbonneau. La démographie fait en sorte que toute institution universitaire francophone en Saskatchewan est irrévocablement dépendante à la fois des anglophones (notamment des finissants des écoles d’immersion) et des nouveaux arrivants dans la province. Cela n’empêche pas nécessairement le développement d’un éventail de plus en plus grand de programmes professionnels. En revanche, la démographie impose à l’institution universitaire de proposer une définition « cosmopolite » de la Fransaskoisie. Pour reprendre Thériault (2007), une vision cosmopolite préfère exalter « le métissage, l’hybridation culturelle, l’heureux mélange et brassage de cultures » (p. 156) au lieu de valoriser les frontières historiques entre des communautés distinctes. L’usage de l’expression francophones de langue maternelle anglaise, popularisée par deux anciens administrateurs de l’Université de Regina – Peter Dorrington et Dominique Sarny (2010, p. 7) – témoigne parfaitement de cet esprit cosmopolite. Bien que cette vision ne soit plus ouvertement contestée au sein du réseau institutionnel fransaskois, elle peut quand même susciter certaines inquiétudes. Par conséquent, nous verrons qu’il n’est pas rare que certains membres du réseau institutionnel critiquent « leur » institution universitaire, prétendant qu’elle ne répond pas à ce qu’ils perçoivent comme étant les authentiques besoins de leur communauté.

Sur le plan méthodologique, cette recherche est surtout basée sur le dépouillement des archives des différentes institutions francophones qui se sont succédé à l’Université de Regina depuis 1968. Il s’agit notamment des archives du Centre d’études bilingues et de l’Institut de formation linguistique[2]. L’histoire de ces institutions révèle des problématiques auxquelles La Cité universitaire francophone (la faculté francophone de l’Université de Regina) est toujours confrontée. Toutes ces institutions avaient comme mandat de servir à la fois les francophones de langue maternelle et les anglophones cherchant à apprendre une deuxième langue. Le dépouillement des archives permet de saisir la façon dont les administrateurs de même que certains membres de la communauté francophone entendaient répondre à cette « double mission », ainsi que leur vision plus large de la Fransaskoisie et, éventuellement, du « Canada français ». Afin de mieux apprécier les perceptions du réseau institutionnel fransaskois par rapport à ce qui était aussi censé être « leur » institution universitaire, nous avons aussi dépouillé les journaux locaux, notamment le Regina Leader Post et le journal communautaire francophone L’Eau vive. Notons que même si ce dernier n’est pas directement contrôlé par l’organisme porte-parole fransaskois – l’Association culturelle franco-canadienne (ACFC) et, après 1999, l’Assemblée communautaire fransaskoise (ACF) –, il demeure néanmoins un organe privilégié pour ceux qui y sont impliqués (Poplyansky et Etommy, 2021).

1. Un rappel chronologique

Formée initialement de Métis, la communauté francophone de la Saskatchewan est surtout composée, à partir de la fin du dix-neuvième siècle, d’immigrants canadiens-français ou européens (Dorrington et Sarny, 2014 ; Dubois, 2014). Après les évènements de 1885[3], les Métis évoluent séparément des autres francophones qui ont tendance à s’identifier en tant que Canadiens français ou Franco-Canadiens. Ce n’est qu’en 1972 que les francophones de la Saskatchewan commencent à utiliser le terme Fransaskois, à la suite d’un concours organisé par L’Eau vive (Roussel-Beaulieu, 2005). Au début du vingtième siècle, la seule institution d’enseignement universitaire francophone en Saskatchewan est le Collège Mathieu de Gravelbourg, fondé par les Oblats en 1918. Grâce à une entente avec l’Université d’Ottawa, il peut octroyer des baccalauréats ès arts. Toutefois, à partir des années 1960, les Oblats commencent à douter de la survie du Collège et, dès 1965, ils entrent en pourparlers avec ce qui était à l’époque le campus de Regina de l’Université de la Saskatchewan[4] dans l’espoir d’y fonder un collège universitaire autonome (Poplyansky et Yoh, 2018).

En 1968, le Collège Mathieu cesse donc d’offrir une formation universitaire, se limitant au programme secondaire[5]. La même année, le Centre d’études bilingues (CEB) est créé sur le campus de Regina. Il coordonne les mentions bilingues pour les étudiants du baccalauréat ès arts et du baccalauréat en éducation, dont les diplômés doivent avoir suivi au moins 40 % de leurs cours en français. Cependant, le Centre dépend d’autres facultés pour l’offre des cours crédités et de l’embauche des professeurs, dont la présence est nécessaire afin de permettre aux étudiants de compléter lesdits programmes. Le Centre d’études bilingues offre aussi des cours de français langue seconde non crédités (c’est-à-dire la formation continue), organise des activités sociales et coordonne certains projets de recherche autour de la langue et de la culture française en Saskatchewan, financés surtout par des bailleurs de fonds externes, notamment le Secrétariat d’État (Poplyansky et Yoh, 2018).

Le CEB demeure donc une institution très modeste. Et contrairement à l’Université de l’Alberta, qui avait conclu une entente formelle avec les Oblats au moment du transfert du Collège Saint-Jean en 1976, obligeant l’Université à lui attribuer un plein statut facultaire, l’Université de Regina n’a pas d’obligation légale de développer sa programmation en français. Vingt ans après sa fondation, la demi-victoire dans la cause Mercure[6] semble offrir un certain espoir aux francophones de la Saskatchewan (Denis, 1994). Grâce à une entente avec le gouvernement fédéral, 10 millions de dollars sont attribués à la construction d’un édifice indépendant à l’Université de Regina : le Language Institute Building (LIB), doté notamment de résidences ainsi que d’une cafétéria. Devant être surtout utilisées par des étudiants qui suivent des cours en français à l’Université de Regina, ces dernières installations sont censées favoriser une ambiance francophone sur le campus (Poplyansky et Yoh, 2018). Surtout, le LIB abrite une nouvelle entité : l’Institut de formation linguistique (IFL), qui remplace le Centre d’études bilingues (CEB). Le mandat de l’Institut inclut non seulement l’enseignement des cours de français, mais aussi de langues internationales, ce qui pose problème pour plusieurs représentants de la communauté fransaskoise (Institut de formation linguistique. Le fédéral approuve le financement, 1989; O’Connor, 1989).

Le mandat de l’Institut de formation linguistique sera alors révisé en 2003. Le nom de l’établissement est remplacé par l’Institut français (IF). Toutefois, l’IF n’a pas de statut facultaire et se limite à l’offre de cours non crédités. Grâce aux Plans d’action quinquennaux pour les langues officielles de Patrimoine canadien, l’Institut peut néanmoins élargir son champ d’action, notamment à travers la création du Centre canadien de recherche sur les francophonies en milieu minoritaire (CRFM), qui subventionne des projets de recherche portant sur la Fransaskoisie, organise des colloques et propose diverses conférences. Ses activités sont menées en partenariat avec le réseau institutionnel fransaskois, notamment avec l’ACF (Poplyansky et Yoh, 2018).

Enfin, en 2015, à la suite d’un effort de lobbying important de la part de l’ACF, l’Université de Regina crée La Cité universitaire francophone, qui est censée avoir un statut équivalent à toutes les autres facultés sur le campus (Poplyansky et Yoh, 2018). Le Département de français, jadis associé à la Faculté des arts, y est intégré ; il change aussi de nom pour devenir le Programme d’études francophones et interculturelles (le PÉFI). Le PÉFI regroupe des professeurs spécialisés en plusieurs disciplines dont l’histoire, la sociolinguistique et la traduction, ainsi que des instructeurs de français langue seconde à temps plein. Jusqu’à maintenant, il s’agit du seul département au sein de La Cité. Cette dernière demeure surtout une faculté de service, soutenant certains programmes professionnels à l’Université de Regina, notamment le programme bilingue de sciences infirmières et le baccalauréat en éducation française.

La figure 1 ci-dessous montre l’évolution des institutions francophones à l’Université de Regina depuis la fin de la formation universitaire offerte au Collège Mathieu.

Figure 1

Chronologie des institutions francophones à l’Université de Regina

Chronologie des institutions francophones à l’Université de Regina

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2. L’offre de programmes universitaires en français à l’Université de Regina

Plus de cinquante ans après la création d’une institution universitaire francophone à Regina, l’offre de cours et de programmes demeure toujours assez mince. Mais ce n’est pas par manque d’ambition. Dès les années 1970, la direction du Centre d’études bilingues tente de convaincre la haute administration universitaire de lancer des programmes bilingues de journalisme ou d’administration (Wilhelm, 1977). Ces efforts se soldent par des échecs. Le nombre potentiel d’étudiants ne le justifierait pas et il serait difficile de trouver des professeurs bilingues.

Dans les décennies suivantes, d’autres initiatives sont lancées, notamment le programme de baccalauréat en études franco-canadiennes. Il s’agit de proposer une formation interdisciplinaire « dans le but de donner aux étudiants une connaissance approfondie de la dimension historique, linguistique, sociale, politique, économique et esthétique du fait français au Canada » (Institut de formation linguistique, 1992). Ce programme est néanmoins confronté à plusieurs défis, notamment le manque d’inscriptions, et il est officiellement aboli en 2013 (Radio-Canada, 2013).

Un nombre limité de programmes professionnels, notamment les sciences de l’éducation, connaissent plus de succès. Rappelons que dès 1968, le Centre d’études bilingues coordonne l’octroi de baccalauréats en éducation bilingues. La demande croissante de professeurs capables d’enseigner en français fait en sorte que l’Université de Regina crée en 1983 le programme du baccalauréat en éducation française, qui est encore très actif de nos jours (Poplyansky et Yoh, 2018). Ce programme est géré par la Faculté d’éducation (anglophone). Néanmoins, les étudiants qui y sont inscrits doivent suivre des cours en français à la Faculté d’éducation ainsi qu’au Département de français, rebaptisé en 2015 sous le nom de Programme d’études francophones et interculturelles. En outre, grâce à une entente avec l’Université Laval, les étudiants du baccalauréat en éducation française doivent obligatoirement aller y passer une année universitaire, notamment pour perfectionner leurs compétences en français (Pilote et Joncas, 2016).

Par ailleurs, depuis le début des années 2000, les institutions postsecondaires à travers le Canada s’engagent dans la formation de professionnels de la santé capables de s’exprimer en français. La Faculté des sciences infirmières de l’Université de Regina offre depuis 2019 un programme bilingue, avec une cohorte d’environ dix étudiants par année. Même si le nombre de diplômés bilingues en sciences infirmières demeure encore très bas, il est possible qu’un programme similaire soit éventuellement lancé en travail social.

Enfin, mentionnons l’enseignement du français langue seconde qui est, depuis 1968, le véritable moteur de l’institution universitaire en Fransaskoisie. La majorité des étudiants qui suivent des cours en français à l’Université de Regina sont diplômés d’écoles anglophones (Gaudet, 2023). Il ne pourrait pas en être autrement étant donné le contexte démolinguistique saskatchewanais. D’ailleurs, la moitié des professeurs à temps plein au prоgramme d’études francophones et interculturelles demeurent toujours uniquement affectés à des cours de langue.

L’Université de Regina n’a donc jamais réussi à répondre pleinement aux besoins d’un grand nombre de jeunes fransaskois[7]. Les représentants du réseau institutionnel désirent toujours une université pouvant offrir une gamme de programmes et de formations professionnelles en français en Saskatchewan. L’écart entre le « rêve » et la « réalité » est donc un thème récurrent dans les articles médiatiques traitant de la présence institutionnelle francophone à l’Université de Regina. C’était particulièrement évident au moment de la transition entre le CEB et l’IFL. Les leaders de la communauté fransaskoise avaient alors de grands espoirs à la suite de la cause Mercure et du financement fédéral octroyé à l’Université de Regina pour la consolidation du fait français sur le campus. Toutefois, ces espoirs ont été déçus. Croyant que l’IFL ne représente pas un engagement suffisant envers la communauté francophone de la Saskatchewan, l’ACFC refuse même de faire des nominations au conseil aviseur devant superviser la mise en place de la nouvelle institution.

Ce qui est proposé par l’Université n’est pas très différent de ce qui existe déjà. Ça sert à quoi de mettre beaucoup d’effort dans quelque chose qui ne reflète pas nos besoins - si c’est juste pour enseigner le français langue seconde et le japonais?[8] [traduction libre]

Dubé, dans O’Connor, 1989, p. A5

Michel Dubé, directeur du secteur « éducation » à l’Association culturelle franco-canadienne, se pose la question dans le Regina Leader Post. Dans L’Eau vive, le président de l’ACFC, Rupert Baudais, est encore plus cinglant : il déclare que son organisme pouvait oublier « le dossier de l’Institut car celui-ci n’était qu’une façon pour l’Université de Regina de s’approprier des fonds destinés aux francophones pour se construire un nouvel édifice » (Baudais, cité dans Institut de formation linguistique. Le fédéral approuve le financement, 1989, p. 5).

Au lieu de s’associer à l’IFL, l’ACFC, le Conseil culturel fransaskois, lа Commission des écoles[9] et le Collège Mathieu (1989) soumettent un mémoire au Secrétariat d’État appelant à la création d’un collège universitaire fransaskois associé au Collège Mathieu. À la base du mémoire se trouve le postulat qu’il est important de ne pas confondre

les institutions d’enseignement en français qui doivent répondre aux besoins des fransaskois et celles des anglophones désireux d’apprendre une deuxième langue; les besoins de ces derniers étant déjà satisfaits en grande partie par […] la création […] de l’Institut de formation linguistique, lequel prévoit offrir certaines possibilités concernant l’enseignement du français, mais globalement de façon non suffisante

p. 4

Les auteurs du mémoire ne se laissent pas intimider par le manque apparent d’étudiants pour une éventuelle institution universitaire francophone autonome. Il est « impératif de ne pas attendre la demande, mais de la créer » (p. 5), concluent-ils.

Ce mémoire est le résultat de plusieurs années de concertation. Initialement, même L’Eau vive reconnaît qu’un « programme « universitaire » est de très grande envergure et qu’il demande beaucoup d’expertise, coûtant des sommes exorbitantes » (Nouvelle vocation pour le Collège Mathieu, 1984, p. 3). L’éditorialiste Pierre Brault (1984), demeure néanmoins optimiste :

[…] continuons allègrement cette concertation [entre organismes fransaskois] qui nous permettra d’être encore plus forts dans nos revendications et employons-nous à convaincre ceux qui ne le sont pas encore. La seule planche de salut pour les Fransasksois est un système d’éducation bien à eux

p. 4

Au tournant des années 1990, toutefois, le projet d’une institution universitaire fransaskoise associé au Collège Mathieu ne se concrétise pas. Comme le note le chroniqueur Dale Eisler (1989) dans le Regina Leader Post, « comme d’habitude, le [nombre de francophones] est tellement réduit, qu’ils doivent accepter ce qu’on leur offre ou se contenter de rien »[10] [traduction libre] (p. A4). L’Université de Regina tente de rassurer la communauté francophone en acceptant de financer une étude menée par la firme de consultants ontarienne ACORD sur les besoins des fransaskois en matière d’éducation postsecondaire. Tout en invitant les fransaskois à considérer l’Institut de formation linguistique comme leur « principale structure de livraison d’enseignement au palier universitaire » (Association des consultants en organisation, recherche et développement, 1990, p.45), l’étude ne débouche pas sur un changement dans le mandat de l’IFL (Poplyansky et Yoh, 2018).

Le rêve d’une institution universitaire francophone autonome en Saskatchewan pouvant offrir une variété de cours et de programmes ne meurt pas rapidement. En 1994, Albert Dubé (le père de Michel et ancien directeur et président de l’ACFC) appelle à la création d’un conseil provincial qui

aurait pour tâche de définir les attentes et besoins de la communauté francophone et francophile en matière d’éducation postsecondaire, tant au niveau universitaire et collégial, qu’au niveau technique. Il devra ensuite faire des recommandations aux instances gouvernementales, universitaires et aux conseils scolaires fransaskois

Dubé, 1994, p. 4

En guise de première étape, Dubé recommande au Collège Mathieu de commencer à offrir des cours correspondant à une première année universitaire. Cette proposition ne connaît pas de suite ; ceux qui cherchent une éducation universitaire française en Saskatchewan doivent toujours se contenter des programmes limités offerts par l’Université de Regina.

Comme le montre le tableau 1, il demeure difficile de fournir une variété de programmes professionnels à La Cité, mais des progrès demeurent possibles. Entre autres, il se peut que l’offre puisse s’élargir grâce à des partenariats avec d’autres institutions. Par exemple, La Cité universitaire francophone propose désormais une formation préparatoire, composée de cours déjà offerts par le PÉFI, menant à une admission directe à la faculté de droit à l’Université d’Ottawa (La Cité universitaire francophone, s. d.b). Il reste à voir si cette initiative passera l’épreuve du temps.

Tableau 1

Formations de premier cycle offertes en français à l’Université de Regina[11]

Formations de premier cycle offertes en français à l’Université de Regina11

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3. L’université et la communauté imaginée fransaskoise

Malgré ses limites en ce qui a trait aux cours et aux programmes, l’institution universitaire a toujours joué un rôle clé dans la construction d’une identité communautaire fransaskoise. Étant donné l’absence de liens ethniques entre les francophones de la Saskatchewan, le caractère « construit » ou « imaginé » de la solidarité communautaire (Anderson, 1983) est d’autant plus important, et l’institution universitaire est appelée à y contribuer.

Dans les années 1970 et au début des années 1980, le Centre d’études bilingues s’inscrit dans le récit du Canada comme pacte entre deux peuples fondateurs. Son logo (voir la figure 2) en est une parfaite illustration.

Figure 2

Logo du Centre d’études bilingues (1971) (source : Fonds Centre d’études bilingues, Archives de l’Université de Regina)

Logo du Centre d’études bilingues (1971) (source : Fonds Centre d’études bilingues, Archives de l’Université de Regina)

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On y voit clairement la réconciliation souhaitée entre le Canada français et le Canada anglais. Même si un grand nombre d’étudiants du CEB sont anglophones, l’institution se positionne comme leur porte d’entrée vers le « Canada français ». Tant le Québec que la Fransaskoisie y sont associés. Les projets, entamés par le personnel enseignant en partenariat avec le réseau institutionnel fransaskois, cherchant souvent à (re)prendre contact avec le Québec, fournissent un témoignage éloquent du maintien de cette « aire civilisationnelle » commune. Le plus bel exemple est sans doute le projet Saskébec : en 1978, le CEB coordonne une initiative multidisciplinaire impliquant le ministère fédéral des Communications, l’ACFC ainsi que des chercheurs de l’Université de Regina pour assurer pendant quelques jours la communication par satellite entre les villages de Zénon Park et de Baie-Saint-Paul. Comme précisé dans l’énoncé du projet, le but est de déterminer si « un rapport culturel massif en provenance d’un centre québécois est en mesure de freiner l’anglicisation d’une localité isolée des Prairies » (Wilhem, 1976, p. 6). Les villageois célèbrent une messe ensemble – Zénon Park est d’ailleurs décrit comme étant « très pratiquant » (p. 30); les conseillers municipaux des deux villages peuvent échanger, tout comme les artistes et les artisans locaux. Grâce à ce qui était à l’époque une nouvelle technologie, on essaie donc, tant bien que mal, de faire (re)vivre le Canada français.

À l’époque, les fransaskois ne sont d’ailleurs pas complètement fermés au nationalisme québécois. En 1980, l’Association culturelle franco-canadienne (l’organisme porte-parole provincial) appuie même le OUI au référendum sur la souveraineté-association, dans l’espoir que cela pousse le gouvernement provincial à reconnaître des droits à la minorité francophone, notamment en ce qui a trait à l’éducation scolaire (Behiels, 2004). De son côté, le Centre d’études bilingues accueille plusieurs politiciens péquistes comme conférenciers et utilise la « menace » indépendantiste pour plaider en faveur du développement de ses programmes. Par exemple, quelques mois après la victoire péquiste de novembre 1976, le directeur du CEB, le professeur de littérature comparée Bernard Wilhelm (1977), envoie un mémoire au recteur de l’Université de Régina, Lloyd Barber. Laissant entrevoir la réelle possibilité que le Québec quitte la fédération canadienne, le mémoire s’interroge sur les gestes que l’Université peut poser pour maintenir l’unité nationale. Comme cela a été mentionné antérieurement, la priorité est alors d’intégrer une composante francophone aux programmes d’administration et de journalisme, ce qui permettrait au moins aux diplômés « de lire Le Devoir et de comprendre les émissions de Radio-Canada » (Wilhlem, 1977, p. 8) en leur version originale.

Toutefois, comme nous l’avons déjà expliqué, la francisation des programmes de journalisme ou d’administration ne se réalisera pas. L’Université se révèle néanmoins prête à poser des gestes de nature symbolique. En octobre 1979, elle décerne un doctorat honorifique à Roland Pinsonneault, un ancien président de l’ACFC. Dans son discours d’acceptation, il reproche aux anglophones d’avoir violé ce qu’il percevait comme le pacte fondateur du Canada, partout sauf au Québec, et de rappeler à son public que « les fransaskois seraient heureux de pouvoir faire appel à une loi en Saskatchewan, qui leur offrirait autant que la loi 101 accorde aux anglophones »[12] [traduction libre] (Pinsonneault, 1979). Pinsonneault démontre ainsi implicitement sa solidarité avec le gouvernement péquiste et, à l’instar d’autres fransaskois, essaie de profiter de la montée de l’indépendantisme pour acquérir de nouveaux droits pour les francophones de sa province.

Le destin du Québec cesse pourtant d’être un argument pour le développement de la présence francophone à l’Université de Regina. Au moment du deuxième référendum en 1995, l’Institut de formation linguistique (IFL) est confronté à l’austérité budgétaire. Sous l’impulsion du recteur Donald O. Wells, l’IFL est contraint de justifier son existence comme centre d’excellence dans l’enseignement, non seulement du français, mais de langues internationales, ainsi que de l’anglais langue seconde (Conseil permanent de l’Institut de formation linguistique, 1995). Le Canada français fait les frais de la mondialisation. Certes, à l’époque, le réseau institutionnel fransaskois est profondément mal à l’aise avec l’idée de confondre le français et d’autres langues internationales. Mais le rêve d’avoir une université francophone autonome est encore vivant. Il est loin d’être sûr, toutefois, qu’une telle université fransaskoise aurait cherché à maintenir la continuité avec l’ancien Canada français qui était si visible au CEB dans les années 1970.

En effet, une fois que les francophones de la Saskatchewan retrouvent une institution universitaire bien à eux – l’Institut français en 2003 –, ils ne cherchent pas nécessairement à renouer avec le Québec ou avec la mémoire du Canada français. À l’aube des années 2000, il devient primordial d’imaginer une communauté fransaskoise à laquelle pourraient s’identifier tous les parlants français de la province, que ce soient des individus dont les ancêtres sont venus du Québec ou de l’Europe francophone au début du vingtième siècle, des immigrants récents, notamment d’Afrique francophone, ou encore des diplômés des écoles d’immersion[13]. L’ACF lance alors une Commission sur l’inclusion qui propose une définition très large de Fransaskois, intégrant quiconque vit une partie de sa vie en français en Saskatchewan. De nombreuses mesures concrètes – notamment l’organisation d’activités mettant en valeur la « diversité de la francophonie » (p. 15) – sont alors recommandées. L’institution universitaire fransaskoise est un acteur clé dans cette tentative de redéfinition identitaire. Notons, en particulier, que Frédéric Dupré, alors coordonnateur du Centre canadien de recherche sur les francophonies en milieu minoritaire (CRFM) à l’Institut français, est responsable de la recherche et de la rédaction du rapport final de la Commission sur l’inclusion.

Au début des années 2000, le réseau institutionnel fransaskois cherche aussi à développer des liens avec les Métis après plus d’un siècle d’indifférence mutuelle. Encore une fois, ce processus est appuyé par l’institution universitaire. Le CRFM facilite la rencontre de membres des deux communautés dans une série de tables rondes qui ont lieu à travers la province entre 2005 et 2009. La première se déroule dans le cadre d’un colloque international « Résistances et convergences : Stratégies identitaires des francophones et des Métis de l’Ouest canadien », tenu à l’Institut français de l’Université de Regina. Des centaines d’individus participent aux tables rondes suivantes à Willow Bunch, Batoche et North Battleford. De ces dialogues ressort notamment une volonté de revisiter le récit mémoriel canadien-français, qui aurait minimisé le rôle historique des Métis dans l’Ouest canadien (Burr, 2015; Dorrington et Sarny, 2014).

Depuis, plusieurs chercheurs à La Cité universitaire francophone continuent de contester l’héritage du Canada français. En est un parfait exemple le colloque du Centre d’études franco-canadiennes de l’Ouest (CEFCO)[14] axé sur « les privilèges et les marginalisations » dans la francophonie canadienne, qui a lieu à La Cité en mars 2022. Constatant que « les communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) ont dû se mobiliser de façon concertée pour revendiquer leurs droits linguistiques » (La Cité universitaire francophone, 2022), le programme du colloque rappelle que leur « mobilisation autour d’une cause unique a parfois étouffé les voix des minorités au sein des CSFM qui revendiquent quant à elles leurs droits liés à leurs positions intersectionnelles » (La Cité universitaire francophone, 2022). Avec comme objectif de « favoriser le développement de CFSM anti-discriminatoires et inclusives à l’échelle du pays » (La Cité universitaire francophone, 2022), l’on y a systématiquement renforcé la notion que les francophones de la Saskatchewan, à l’instar des membres des autres CFSM, n’appartiennent « plus à une nation, mais à des communautés minoritaires, avec des appartenances multiples » (Melançon, 2021).

Certes, le séjour d’un an à l’Université Laval demeure au coeur du programme de baccalauréat en éducation française à l’Université de Regina. En se basant sur des entretiens avec un échantillon de cinq étudiants, Pilote et Joncas (2016) concluent que ce passage dans un environnement francophone consolide leur attachement à la langue française et leur sentiment de différenciation par rapport à la majorité anglo-saskatchewanaise[15]. Toutefois, ils ne ressentent pas nécessairement d’appartenance à une même « aire civilisationnelle » qui inclurait le Québec et les autres communautés francophones et acadiennes. Au contraire, Pilote et Joncas écrivent que leur étude exploratoire confirme « que les appartenances provinciales des francophones en situation minoritaire s’étaient substituées à l’identité canadienne-française […] fondée sur l’idée d’une appartenance culturelle commune » (2016, p. 161). Par exemple, elles remarquent que « le nationalisme […] et le mouvement indépendantiste ne sont pas compris ou acceptés par les participants » (p. 160), et ce, même après leur passage à l’Université Laval, illustrant ainsi « leur frontière externe avec les Québécois » (p. 159). Comme nous l’avons noté, l’institution universitaire fransaskoise, par la recherche et l’enseignement qui y sont généralement menés, ne cherche pas non plus à franchir cette « frontière externe ».

Conclusion

La composante francophone de l’Université de Regina ne peut répondre aux aspirations de tous. Étant donné son importante clientèle anglophone, une de ses fonctions principales a toujours été l’enseignement du français langue seconde. Le bassin d’étudiants prêts à venir à l’Université Regina pour poursuivre une formation universitaire en français est forcément limité. Ainsi, cette université ne peut offrir qu’un nombre limité de programmes professionnels, notamment en sciences de l’éducation. En ce sens, le contraste est frappant avec d’autres institutions de petite taille au Canada francophone. Avec moins de 1000 étudiants, l’Université Sainte-Anne (Nouvelle-Écosse), par exemple, se maintient en tant qu’université autonome. Même le Campus St-Jean, bien que partie intégrante de l’Université de l’Alberta, réussit à offrir une gamme plus importante de programmes. Une analyse comparative avec ces institutions servirait sûrement à mieux identifier d’éventuelles « occasions ratées » en ce qui a trait à la présence francophone à l’Université de Regina. Au-delà de l’(absence d’)engagement éventuel de certains administrateurs, toutefois, rappelons que les communautés francophones en Nouvelle-Écosse et en Alberta sont, sinon beaucoup plus nombreuses, au moins plus concentrées géographiquement. Contrairement à la région d’Edmonton ou à la municipalité de Clare, la capitale saskatchewanaise n’a jamais été au coeur de la vie française dans la province. Devant faire concurrence avec l’Université Saint-Boniface à Winnipeg et le Campus Saint-Jean à Edmonton, Regina n’est peut-être pas un choix évident pour un individu vivant ailleurs en Saskatchewan qui désire poursuivre ses études postsecondaires en français dans les Prairies canadiennes.

Sur le plan identitaire, la francophonie à l’Université de Regina s’inscrit pleinement dans ce que Joseph-Yvon Thériault (2007) a appelé la « diversité cosmopolite ». Thériault est passablement critique de cette conception de la diversité. Il appelle plutôt à des « espaces culturels autonomes » (p. 160) qui, selon lui, pourraient encore résister à la culture mondialisée, presque exclusivement anglophone. Mais par la simple force de la démographie, une institution universitaire francophone en Saskatchewan ne peut être un « espace culturel autonome ». Certains, comme Thériault, y verraient sans doute matière à regret; d’autres y percevraient une occasion de dépasser, une fois pour toutes, le Canada français et toute la « fermeture » qui lui était associée. Ce n’est pas à nous de trancher ce débat philosophique. Nous nous limitons au constat que l’institution universitaire en Fransaskoisie (surtout à Regina!) ne peut être fondamentalement autre chose que ce qu’elle est aujourd’hui. La réalité démographique de la province dicte forcément l’orientation de toute institution aspirant à y offrir une formation universitaire complète en français. Pour reprendre l’ancienne devise de L’Eau vive, il faut donc bien faire ce que l’on peut avec ce que l’on a.