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Le thème de l’anglicisation de la recherche et de l’enseignement supérieur fait l’objet d’attention sur tous les continents, mais en particulier en contexte européen où la question a donné lieu à des interventions qui ont fait réagir dans de nombreux milieux (Frath, 2014; Lanvers & Hultgren, 2018; Le Lièvre & al., 2018; Wilkinson & Gabriëls, 2021). À titre d’exemple, en 2013, l’adoption de la loi Fioraso par le gouvernement français pour faciliter l’enseignement en langue anglaise dans les universités a déclenché une importante polémique qui est loin de s’être estompée (Blattès, 2018; Le Lièvre, 2021; O’Connell & Chaplier, 2014; Truchot, 2018). D’un côté, ses partisans arguent la nécessité de l’anglais en contexte d’internationalisation de l’éducation; de l’autre, ses opposants craignent la marginalisation de la langue française, tout en s’inquiétant du mauvais signal envoyé à la Francophonie internationale (Graziani, 2014).

Aux Pays-Bas, l’un des pays où l’anglicisation de l’enseignement supérieur est la plus prononcée, l’enjeu provoque aussi d’âpres discussions. Entre autres, en 2018, l’association néerlandaise BON (Better Education Netherlands) intente un procès aux universités Twent et Masstricht. Elle soutient que ces établissements ont enfreint la loi, car ces derniers ne donnent plus d’enseignement en néerlandais aux élèves néerlandais (Altbach & De Wit, 2020; Wilkinson & Gabriëls, 2021). En Italie, la décision de l’école Politecnico di Milano – l’École polytechnique de Milan – d’imposer l’anglais comme langue d’enseignement à la maîtrise et au doctorat entraîne également une vive controverse et conduit une centaine d’universitaires à intenter un procès à l’Université, procès dans le cadre duquel ces universitaires ont finalement eu gain de cause[1] (Murphy & Zuaro, 2021; Santulli, 2015). Enfin, depuis une quinzaine d’années, des universitaires des pays nordiques expriment leurs craintes quant à la position de leur langue nationale en regard de celle dévolue à l’anglais dans l’enseignement supérieur (Cabau, 2014). Par exemple, nombre d’étudiants suédois peineraient à présenter leurs recherches dans leur langue par manque d’une terminologie adéquate et plusieurs rencontreraient des difficultés de compréhension du fait de l’utilisation d’une langue étrangère. Ces universitaires s’interrogent également sur les conséquences de l’hégémonie anglo-saxonne sur le mode de réflexion et sur l’émergence d’une forme de « pensée unique » (Cabau, 2014, p. 63).

Définir l’anglicisation

Afin de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de ce phénomène, il importe de bien en délimiter les contours. Gabriëls et Wilkinson (2021) définissent l’anglicisation – Englishization, en anglais – comme « un processus par lequel la langue anglaise gagne de plus en plus de terrain dans des domaines où une autre langue était auparavant utilisée »[2] [traduction libre] (Gabriël & Wilkinson, 2021, p. 14). D’une manière similaire, Pierre Frath parle d’un « phénomène qui consiste à adopter l’anglais comme langue d’usage principale en lieu et place de la langue locale dans certains domaines de la vie publique, en particulier dans la production des biens, des connaissances et dans la culture populaire (cinéma, musique, média, arts, etc.) » (Frath, 2019, p. 12). Dans les champs de la recherche scientifique et de l’enseignement supérieur, anglicisation va souvent de pair avec internationalisation, au point où les deux termes sont parfois confondus (Tremblay, 2018). En effet, dans une économie de la connaissance marquée par l’hyperconcurrence, la reconnaissance internationale devient l’un des objectifs majeurs des établissements universitaires. En Europe, cet enchevêtrement des deux processus s’est accéléré à la faveur de la création d’un espace européen commun de l’enseignement supérieur – le Processus de Bologne – au début des années 2000[3]. Selon Frath, s’il visait initialement à développer le plurilinguisme chez les étudiants étrangers, en leur permettant d’apprendre la langue du pays d’accueil, le Processus de Bologne aura plutôt favorisé la diffusion de l’anglais dans les cursus européens et, par conséquent, l’apprentissage de cette langue au détriment de celui des langues locales (Frath, 2017).

Si le phénomène d’anglicisation de l’éducation supérieure fait actuellement l’objet d’importants débats, peu sont ceux qui remettent en doute son caractère objectif. Selon Truchot, « on peut parler de “processus d’anglicisation de l’enseignement supérieur” dans la mesure où la langue anglaise s’implante progressivement dans le fonctionnement même des établissements, dans l’enseignement, la recherche et même dans une certaine mesure dans leur gestion » (2018, p. 43). Pour van Parijs, il ne fait aucun doute qu’on assiste, « depuis deux ou trois décennies, à une tendance forte et accélérée qui mérite d’être qualifiée d’anglicisation »[4] [traduction libre] (2021, p. 356). Toutefois, quelques nuances s’imposent. Van Parijs (2021) reconnaît qu’il existe des différences importantes dans le déroulement de ce processus : l’anglicisation tendrait à être plus prononcée dans les pays ayant de petites langues, aux cycles supérieurs (maîtrise et doctorat), ainsi que dans certaines disciplines, comme la gestion ou l’ingénierie.

L’anglicisation à travers le monde : tour d’horizon

La pression exercée par la diffusion de l’anglais dans le domaine de la recherche et de l’enseignement supérieur ne se fait pas sentir qu’en Europe. En Asie, où l’enseignement en anglais a connu l’une des plus fortes croissances au cours des deux dernières décennies, l’enjeu fait actuellement l’objet d’un important intérêt scientifique (Lei & Hu, 2023). Des chercheurs s’attardent aux motivations qui conduisent les gouvernements et les institutions à adopter des politiques de diffusion de l’anglais, comme en Indonésie, en Chine et au Japon (Fenton-Smith et al., 2017; Galloway et al., 2020; Kirkpatrick, 2017; Lei & Hu, 2023; Rahman et al., 2018; Shimauchi, 2018; Walkinshaw et al., 2017). Certains d’entre eux dénoncent le manque de recul critique qui entoure l’adoption de ces politiques ainsi que la logique mercantile et l’approche marketing qui les sous-tend (volonté de former une main-d’oeuvre bilingue et compétitive, d’attirer des étudiants internationaux, d’accroître la visibilité et la compétitivité des établissements, etc.) (Galloway et al., 2020; Lin, 2020; Shimauchi, 2018; Walkinshaw et al., 2017). Les nombreux défis liés à la mise en oeuvre de l’enseignement en anglais – déficit de compétences linguistiques des étudiants, manque d’enseignants qualifiés, charge de travail accrue – font également l’objet de travaux (He & Chiang, 2016; Hu et al., 2014; Kamaşak et al., 2021; Zhang, 2017). Certains chercheurs considèrent également que l’enseignement en anglais nuit à l’adoption de politiques de multilinguisme et qu’il se fait aux dépens des objectifs éducatifs dans les différents milieux d’apprentissage (Haidar & Fang, 2019; Kirkpatrick, 2011, 2014, 2017; Lei & Hu, 2023; Walkinshaw et al., 2017).

L’enjeu suscite également des controverses en Afrique ainsi qu’au Moyen-Orient. Dans les pays arabes, le niveau d’adoption de l’anglais dans les programmes et universités varie selon les États. Néanmoins, un courant général s’oriente vers l’anglicisation des études supérieures, particulièrement en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, où de nombreuses universités privilégient l’enseignement en anglais (Abdel Latif & Alhamad, 2023; Al-Issa, 2017; Elyas et al., 2023; Mahboob & Elyas, 2014). Des chercheurs de la région perçoivent cette tendance comme une forme d’« impérialisme linguistique », pour reprendre le terme de Phillipson (1992), et craignent qu’elle ne conduise à une marginalisation de l’arabe comme langue académique, voire qu’elle ne contribue à dévaluer la culture et l’identité arabes (Abdel Latif & Alhamad, 2023; Hanafi & Arvanitis, 2014; Masri, 2020). Pour contrer ces effets, des pays ont adopté, au fil du temps, des politiques d’arabisation des universités; c’est le cas en Syrie (Balla, 1991), au Soudan (Gasim, 2010; Suliman, 2004) ainsi qu’en Jordanie (Abdel Latif & Alhamad, 2023; Zughoul, 2001).

L’anglais s’impose également dans les systèmes universitaires de plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, malgré un contexte souvent caractérisé par un plurilinguisme linguistique. Une recherche menée au Cameroun fait ressortir les difficultés rencontrées par certains enseignants tenus d’enseigner en anglais malgré leurs compétences insuffisantes, une situation ayant d’inévitables répercussions sur la qualité de l’enseignement prodigué (Gueche Fotso, 2018). Des auteurs dénoncent également le sort réservé aux langues locales, écartées du domaine de l’enseignement supérieur au profit de l’anglais, un phénomène que certains qualifient de « colonialisme académique » (Le Lièvre & Mingle, 2018; Nkejabahizi, 2018).

Dans les Amériques, les universités non anglophones sont elles aussi affectées par le processus d’internationalisation et par le rôle central qu’y joue l’anglais. Au Brésil, certains programmes de mobilité internationale[5] et réformes récentes ont favorisé l’usage de l’anglais et provoqué des débats animés (Calvo & Alonso, 2020; Finardi et al., 2020; Finardi & Guimarães, 2021). D’un côté, certains estiment que les politiques linguistiques doivent s’aligner sur le rôle désormais accordé à l’anglais comme langue internationale (Batista, 2020; Finardi et al., 2018); de l’autre, plusieurs craignent les impacts de l’anglicisation sur l’apprentissage des langues étrangères, patrimoniales et autochtones (Guimarães et al., 2019; Himenez & Passoni, 2016; Munoz & Vieira, 2018; Passoni, 2019). De manière générale, cependant, les universités latino-américaines semblent mieux résister à l’hégémonie de l’anglais (Hamel et al., 2016; Munoz & Vieira, 2018). Plusieurs universités développent notamment des politiques linguistiques plurilingues qui favorisent leurs propres langues nationales, tout en encourageant l’appropriation de l’anglais et d’autres langues étrangères (Hamel et al., 2016). À l’Université fédérale d’intégration latino-américaine (l’UNILA), par exemple, la politique dite de « bilinguisme réceptif » reconnaît l’espagnol et le portugais comme langues d’intégration, tandis que l’anglais est relégué à un rôle de langue tierce, dont l’apprentissage s’ajoute au bagage linguistique des étudiants (Munoz & Vieira, 2018).

Au Canada et au Québec, le phénomène de l’anglicisation de la recherche a, jusqu’ici, retenu le plus l’attention des scientifiques (Larivière, 2018; Rocher, 2007; Rocher & Stockemer, 2017; Warren & Larivière, 2018). En 2021, l’étude phare de l’Acfas – Association francophone pour l’avancement des savoirs – relançait le débat en montrant que les chercheurs francophones, tant au Québec qu’en milieux francophones minoritaires, sont soumis à une pression croissante pour publier leurs travaux de recherche en anglais (St-Onge & al., 2021). Au chapitre de la langue de l’enseignement, outre l’étude de Bégin-Caouette et collègues (2023) sur la place du français en enseignement supérieur au Québec et celle du Conseil supérieur de la langue française (2021) qui analyse la présence de l’anglais dans l’offre de formation des établissements universitaires, les travaux portent en priorité sur trois thématiques, soit les comportements linguistiques des étudiants québécois (Sabourin & al., 2010; Vieux-Fort, 2019; Vieux-Fort et al., 2020), la fréquentation du cégep anglophone par les francophones et les allophones (Béland, 2009; Conseil supérieur de la langue française, 2011) et, dans une faible mesure, les politiques linguistiques des institutions universitaires (Chevrier, 2020; Dion, 2012; Hébert, 2023). Ces questions ont été beaucoup débattues dans une diversité de forums, dont les différents comités parlementaires, tant au Québec qu’au Parlement canadien. Au Québec, la Loi 96 – la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français – adoptée en 2022 est silencieuse sur le sujet de la recherche en français, mais la Loi sur les langues officielles promulguée en 2023 contient un article qui comprend l’engagement du gouvernement canadien à adopter des mesures visant « à appuyer la création et la diffusion d’information en français qui contribuent à l’avancement des savoirs scientifiques dans toute discipline » (Loi sur les langues officielles. L.R.C. (1985), ch. 31, art. 41). Ce dernier a également annoncé l’octroi de 8,5 millions de dollars pour promouvoir la recherche en français dans le cadre du lancement du Plan d’action pour les langues officielles 2023-2028 : Protection-promotion-collaboration (Patrimoine canadien, 2023).

L’anglicisation, un problème?

Ce survol des débats et questionnements suscités par l’anglicisation de l’enseignement supérieur à travers le monde permet de faire un premier constat : certains considèrent ce phénomène comme l’expression d’un processus naturel et inévitable (Van Parijs, 2021). Toutefois, dans ce numéro de la revue Enjeux et société, les auteurs montrent que nous sommes avant tout en présence d’un processus sociohistorique qui est le résultat d’actions – intentionnelles ou non – prises par les milieux de l’enseignement et de la recherche. En effet, plusieurs révèlent la « rhétorique d’évidence » qui oriente les institutions à choisir l’anglais, sans égard aux enjeux associés à ce choix (Beacco, 2019; O’Connell & Chaplier, 2014; Truchot, 2018). Selon Frath, « l’anglais s’impose comme une sorte d’évidence qui empêche la reconnaissance des problèmes et des conséquences pour les langues locales » (Frath, 2017, p. 231).

Les répercussions négatives de l’anglicisation sont dorénavant bien documentées et régulièrement évoquées dans les écrits. Entre autres, l’état de la recherche montre que l’on craint pour la qualité de l’éducation, du fait de la faible maîtrise de l’anglais par les enseignants et/ou les étudiants (Frath, 2019; Truchot, 2018; Van Parijs, 2021; Wilkinson & Gabriëls, 2021). L’anglicisation complexifierait également l’accès à l’enseignement supérieur, en particulier pour les étudiants socialement moins favorisés, risquant ainsi de les confiner dans un secteur éducatif de moindre envergure, qui opèrerait alors exclusivement en langue locale (Van Parijs, 2021). Elle favoriserait la perte de terminologies et de domaines en nuisant à l’élaboration d’un lexique en langue locale (Frath, 2019; Van Parijs, 2021). La dominance de l’anglais dans l’enseignement supérieur et de la recherche contribue aussi à affaiblir le statut des langues nationales, lesquelles constituent des éléments essentiels d’identité et de cohésion nationales (Van Parijs, 2021; Gabriëls & Wilkinson, 2021). Enfin, en favorisant l’utilisation accrue des sources en anglais, il y a le risque de voir disparaître une part importante de la production intellectuelle spécifique à certains pays (Frath, 2017; Truchot, 2018).

En somme, un peu partout des voix s’élèvent en faveur d’une plus grande attention au phénomène de l’anglicisation des études supérieures et de la recherche. Les interventions appellent à une plus grande prise en compte de sa complexité, des enjeux qu’elle pose et de ses conséquences potentielles (Grin, 2014; Truchot, 2018). Les voies se dessinent de plus en plus pour exiger des actions en vue de limiter la perte de mémoire et de créativité sur le plan scientifique et parce qu’il faut rappeler aux acteurs concernés la responsabilité des établissements d’enseignement supérieur envers la diversité culturelle et linguistique mondiale.

Présentation du numéro

Par ce numéro spécial, la revue Enjeux et société. Approches transdisciplinaires revient sur les différents débats et enjeux associés à la question de l’anglicisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le numéro privilégie une diversité de perspectives et des travaux qui portent sur une variété de contextes nationaux et régionaux. Cependant, un accent particulier est mis sur le contexte québécois, encore peu étudié au regard du phénomène.

Les questions qui ont guidé l’appel à textes étaient nombreuses et interpellaient différents types de domaines d’études – administration publique, économie, éducation, science politique, sociologie. Ces éclairages de nature interdisciplinaire de la part des auteurs permettent, en priorité, d’approfondir notre compréhension des mécanismes et des éléments contextuels qui influencent ce processus d’anglicisation en cours depuis les années 2000. Par processus, nous entendons donc un phénomène qui n’a rien de naturel. Ainsi, les auteurs de ce numéro poursuivent l’effort de compréhension des différentes dimensions concourant à l’anglicisation des études supérieures et de la recherche en tant que phénomène historique et non contingent. Entre autres, les textes mettent à nu les facteurs sociohistoriques ainsi que les dynamiques linguistiques, institutionnelles et politiques qui sont à l’oeuvre au sein du processus d’anglicisation. Ils portent aussi sur les perceptions, les discours et les pratiques des différents acteurs, dont les enseignants eux-mêmes. Ils interrogent, notamment, les procédés rhétoriques et argumentatifs par lesquels s’expriment les discours favorables ou défavorables à l’anglicisation de la recherche et des études supérieures. En outre, les auteurs jettent un regard particulier sur les liens qui enchevêtrent le processus d’anglicisation à celui de l’internationalisation, faisant ainsi écho aux travaux européens des dix dernières années sur ces questions. Enfin, certains textes proposent des mesures concrètes dans un effort de rétablir l’équilibre et de contrer le recours à l’unilinguisme anglais dans l’enseignement supérieur et la recherche.

Signé par François Grin, le premier article du numéro propose une réflexion critique sur le processus qui conduit de nombreuses universités de pays non anglophones à accorder une place importante à l’anglais dans leurs pratiques. Dans ce texte intitulé Les universités francophones : entre internationalisation et anglicisation, Grin s’interroge sur les raisons qui, en dépit des inconvénients, conduisent nombre d’universités à adhérer à l’anglicisation, sous prétexte d’internationalisation. Pour mieux comprendre ce processus, il analyse les effets combinés de la dynamique des langues (niveau macro) et des contraintes, motivations et actions des acteurs des niveaux micro (individus) et méso (institutions universitaires). Il propose, en outre, une typologie des pratiques linguistiques institutionnelles et tente de cerner les motifs qui animent les décideurs du monde universitaire et qui sous-tendent leurs pratiques. Grin conclut en proposant certaines pistes de solutions susceptibles de mettre un frein à l’uniformisation linguistique et de favoriser l’équilibre entre la diversité linguistique dans l’enseignement supérieur et l’ouverture internationale.

S’appuyant sur la théorie du capitalisme académique, Bégin-Caouette, Papi et Benhassine étudient la perception des chercheurs québécois des facteurs qui influencent la place du français dans la recherche scientifique. Leur article, La recherche en français au coeur des dynamiques de concurrence internationale : la perspective des chercheurs québécois, rend compte des résultats d’une enquête réalisée auprès de 819 participants impliqués dans l’enseignement supérieur et la recherche au Québec. Les constats suggèrent que la maîtrise de la langue par les chercheurs et leurs collaborateurs est le principal facteur qui favorise le recours au français dans l’enseignement supérieur et la recherche au Québec. En revanche, les collaborations nationales et internationales, de même que le désir de reconnaissance et la volonté de faire progresser la carrière, sont des facteurs qui limitent le recours au français dans la production et la diffusion de recherches. Des entretiens individuels permettent également de constater que le français est envisagé par les chercheurs comme une langue de travail interne, tandis que l’anglais est perçu comme la langue qui s’impose en tant que langue de diffusion des savoirs. Les auteurs concluent que, en dépit des directives institutionnelles ou gouvernementales, les pratiques institutionnelles et individuelles s’inscrivent dans une dynamique de concurrence internationale qui favorise la production d’une recherche « visible » et, qu’à ce titre, l’anglais est perçu comme la langue qui s’impose.

Dans l’article Internationalisation et anglicisation de l’enseignement supérieur en Europe : de quelques exemples de prise en charge des langues à l’université, Françoise Le Lièvre s’interroge sur le processus de « commodification » de l’enseignement supérieur qui accompagne l’expansion de l’anglais dans les universités européennes et particulièrement en France. Le Lièvre s’intéresse notamment à la rhétorique de l’évidence qui présente l’anglais comme la langue véhiculaire privilégiée des formations internationalisées et comme un critère de modernité et d’efficacité. Elle montre l’existence de tendances contradictoires entre, d’une part, les vertus prêtées au plurilinguisme et la promotion qui en est faite et, d’autre part, des processus implicites de raisonnement qui favorisent l’anglicisation des universités. Elle étudie en outre les répercussions de ce choix de l’anglais sur les cursus universitaires ainsi que sur les enseignants et les étudiants locaux et internationaux. Enfin, Le Lièvre plaide pour la mise en place de politiques linguistiques explicites qui prennent en compte les réalités plurilingues des sociétés mondialisées.

Adoptant une approche qui combine l’analyse néo-institutionnelle et les théories du cadrage, Virginie Hébert étudie, quant à elle, l’évolution des discours institutionnels sur la question de la langue d’enseignement et de la recherche au Québec depuis 1977. Dans son article, Le cadrage de l’enjeu linguistique dans la recherche et l’enseignement supérieur au Québec : tournants et continuités, elle relève les moments de rupture et de continuité dans la manière dont les acteurs québécois de l’enseignement supérieur ont présenté l’enjeu linguistique depuis l’adoption de la Charte de la langue française. Elle s’interroge en outre sur les répercussions de ces discours sur la formulation des politiques linguistiques institutionnelles. Ce recul sociohistorique met au jour la part grandissante que les institutions québécoises tendent à consentir à l’anglais comme langue de communication. Il permet également de constater que cette langue est l’objet d’une tension entre des institutions qui cherchent à concilier leurs obligations à l’égard de la société québécoise et leur désir de visibilité et de reconnaissance internationale.

Enfin, dans leur article Le bilinguisme concurrentiel et la minorisation systémique du français dans l’enseignement supérieur au Québec, Marc Chevrier et Frédéric Lacroix documentent ce qu’ils qualifient de « surcomplétude institutionnelle » des établissements d’enseignement supérieur anglophones au Québec. Dans un premier temps, ils tracent la genèse historique de la politique de bilinguisme concurrentiel qui caractérise l’enseignement supérieur au Québec, à travers l’existence et le financement des deux réseaux parallèles, francophone et anglophone, également accessibles au choix de l’étudiant. Selon les auteurs, ce surdéveloppement de l’enseignement supérieur anglais fait en sorte qu’il excède désormais le poids démographique de la communauté historique anglophone et contribue ainsi à minorer le développement des établissements francophones. Dans un second temps, Chevrier et Lacroix examinent les conséquences de ce système de bilinguisme concurrentiel sur l’évolution des effectifs des établissements d’enseignement supérieur (collèges et universités) de Montréal. Ils montrent que cette minorisation systémique contribue au déclassement de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) par l’Université Concordia ainsi qu’à une certaine érosion de la position des deux universités françaises (UQAM et Université de Montréal) sur l’échiquier universitaire montréalais.

Le numéro contient également, dans la section Hors thème, une note de recherche intitulée Les commentaires en ligne de vidéos en ligne, un espace pour saisir les représentations, de Laurence Arrighi. Le texte propose une réflexion sur la valeur de ce genre technodiscursif pour l’étude des représentations ethnolinguistiques. Arrighi met en lumière les enjeux méthodologiques et éthiques du recours aux commentaires en ligne comme terrain de recherche et comme voie d’accès aux représentations sociales et linguistiques. À partir des commentaires de trois vidéos en ligne, elle étudie les représentations portant sur la situation acadienne et montre que les commentaires en ligne de vidéos en ligne peuvent être saisis comme des lieux d’expression et de production d’un discours; un espace où les représentations s’expriment, se partagent, se renforcent, pour éventuellement se modifier.

Enfin, intitulé Bâtir ensemble le postsecondaire en français de l’avenir, le texte de Martin Normand dans la section Dossier présente le bilan et les recommandations des États généraux sur le postsecondaire en contexte francophone minoritaire organisés par l’Association des collèges et universités de la francophonie canadienne en 2021. Rendu public en 2022, ce bilan fait suite à une démarche de consultation publique qui visait à faire le point sur l’éducation postsecondaire en français au Canada et à proposer des solutions afin de pérenniser ce secteur. Dans ce texte, Normand revient sur l’horizon envisagé pour le postsecondaire francophone et les cinq grands principes directeurs ainsi que les trois principales recommandations censées guider la mise en oeuvre des mesures structurantes, concertées et pérennes. Il présente les cinq grands thèmes regroupant les enjeux fondamentaux contextuels de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire : les besoins de la population étudiante, l’accès aux programmes de formation, l’excellence en recherche, la contribution à la vitalité des communautés francophones et acadiennes et la pérennité financière de l’éducation postsecondaire en contexte francophone minoritaire. Normand conclut enfin en insistant sur l’urgence d’agir et le rôle crucial d’une mobilisation comprenant les gouvernements, les établissements et les membres des communautés en vue d’assurer le dynamisme des établissements postsecondaires et la vitalité des communautés francophones.