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Introduction

Les universités, institutions multiséculaires qui étaient au nombre de 70 dans le monde occidental au XVIe siècle (Kerr, 2001), sont aujourd’hui interpellées dans leur organisation et leur ancrage dans la société. Bien qu’il soit difficile d’en dater précisément l’origine, certains auteurs mentionnent « les hautes écoles » chinoises plus de vingt siècles avant notre ère. Ces institutions ont, depuis des siècles, participé aux évolutions sociétales tout en maintenant une permanence de leur existence. Sans pouvoir affirmer qu’elles ont au fil du temps assumé un rôle de contre-pouvoir, elles ont selon les époques constitué une autre voie de pensée, ouverte à une autre approche du monde que celle promue par les gouvernants, qu’ils soient ecclésiastiques ou laïques. De Meulemeester (2012) relève qu’au moyen-âge elles offraient « un espace d’horizontalité, d’entraide, de défense d’intérêts communs, bref un espace de liberté vis-à-vis de tous les pouvoirs » (Achard, 2016, p. 23). Au cours des siècles, leur position a oscillé entre création, suppression, évolution, jusqu’à prendre une forme qui aujourd’hui est remise en question. En effet, le modèle humboldtien qui définit l’université comme une entité autonome vis-à-vis du monde extérieur est fortement ébranlé depuis la moitié du XXe siècle. L’université, par sa qualité de lien entre la production et la diffusion des savoirs, est appelée à évoluer pour répondre aux exigences du monde socio-économique.

Cette perspective libérale dans laquelle se situe cette évolution interpelle le rôle de l’État comme « protecteur » de ces entités pour leur permettre d’assurer la continuité de leurs missions. L’apparition des classements internationaux participe pleinement de ce mouvement libéral qui atteint de plein fouet les établissements d’enseignement supérieur, qui se retrouvent de fait dans une situation de compétition mondialisée de laquelle de nombreux défis émergent. Pour faire face à ces évolutions, les établissements et les acteurs sont interpellés dans leurs pratiques routinisées ancrées dans des valeurs et une identité professionnelle. Ce constat suppose de penser la transformation des pratiques pédagogiques au-delà d’un outillage technologique, et davantage dans un changement paradigmatique systémique qui convoque un nouvel alignement institutionnel. Après un retour sur le contexte d’évolution de l’enseignement supérieur, cet article proposera une analyse de la transformation pédagogique en tant que processus systémique coconstruit.

1. Les grandes évolutions de l’enseignement supérieur

L’évolution de l’enseignement supérieur se caractérise depuis quelques décennies par une massification croissante des effectifs étudiants, une présence de plus importante des technologies, et une rupture des unités spatiales, temporelles et sociales dans lesquelles étaient ancrées historiquement les pratiques pédagogiques.

1.1 De l’élite à la massification

Longtemps réservée à une élite, seul un faible pourcentage d’une tranche d’âge accédait à l’université, cette institution a dû et doit toujours faire face à deux mouvements aux conséquences entropiques : la démocratisation et la massification. En 1998, 23,6 % de la classe d’âge 25-34 ans était diplômée de l’enseignement supérieur, et 44,9 % en 2019, soit vingt ans plus tard (Organisation de coopération et de développement économique [OCDE], 2020). Ces chiffres cachent bien entendu une grande disparité. Cependant, ce même constat est partagé dans tous les pays inclus dans le panel de l’OCDE (2020). Cette augmentation n’est pas le simple fait d’une poussée démographique. Par exemple, au Canada, « [e]ntre 2000 et 2010, les effectifs composés des 18 à 21 ans inscrits au premier cycle à temps plein ont crû à un rythme beaucoup plus rapide que la poussée démographique observée dans chaque province pour ce groupe d’âge » (Association des universités et collèges du Canada [AUCC), 2011, p. 28). Ces évolutions sont certes variables selon les pays, et notamment en lien avec les politiques de natalité, comme cela est observé en Inde : « Selon Ernst and Young, […] les effectifs universitaires dans ce pays passeront de 13,6 millions d’étudiants en 2008 à 22,1 millions en 2020 » (AUCC, 2011, p. 63). L’université se voit ainsi affecter une fonction de « gestion de flux » (Vatin & Vernet, 2009).

Les caractéristiques de la population étudiante évoluent, traduisant de nouveaux besoins et de nouvelles attentes. Comme le rappellent certains auteurs, « l’étudiant qui se consacre entièrement à ses études et les termine avant d’aller sur le marché du travail n’est plus le reflet de la majorité d’entre eux » et « la montée de l’étudiant à temps partiel doit être considérée comme un mouvement de fond » (Bédard & Béchard, 2009, p. 64). Différents auteurs expriment à la fois une évolution et la reconnaissance par l’institution de l’émergence d’une population d’étudiants qualifiés de « non traditionnels » (Kasworm, 2018; Soares, 2013) qui représentent selon certaines études 73 % d’une cohorte (Ashworth College, 2017).

Ce « nouveau » public répond à différentes caractéristiques exprimant une grande diversité de contextes, d’attentes et de besoins. Ces étudiants :

  • arrivent tardivement dans le système d’éducation;

  • sont inscrits à temps partiel pour au moins une partie de leurs études;

  • travaillent au moins 35 heures par semaine tout en étant aux études;

  • sont indépendants sur le plan de l’aide financière aux études;

  • ont des personnes à charge;

  • sont monoparentaux;

  • n’ont pas de diplôme d’études secondaires (CAPRES, 2016).

Dès lors, les universités doivent notamment considérer les étudiants qui travaillent (plus de 70 % au Québec), ceux qui sont parents (25 % au Québec), sans compter ceux dont les besoins spécifiques sont liés à des troubles d’attention et/ou d’apprentissage. Là où l’uniformité était de mise, la prise en compte de la diversité devient un véritable enjeu. C’est d’ailleurs dans ce contexte que sont remis au goût du jour les principes de différenciation des parcours et des modalités pédagogiques, selon une approche inclusive, convoquant les principes d’une conception universelle de l’apprentissage. Ce qui suppose la création d’environnements d’apprentissage ouverts qui offrent la possibilité aux apprenants de choisir parmi les solutions proposées celles qui correspondent le mieux à leur contexte, à leurs besoins et « styles » d’appropriation des acquis (Barile et al., 2012).

Comment l’université peut-elle prendre en compte cette évolution au risque de devenir caduque? Ne conviendrait-il pas de considérer cette évolution non pas comme une population à la marge, mais bien l’émergence de nouveaux profils aux caractéristiques différentes des populations antérieurement accueillies dans les établissements d’enseignement supérieur? La recherche de conciliation famille-travail-études, l’appétence pour des modalités variées (cours en présence sur campus, cours hybride, cours à distance, cours comodal), l’accroissement de besoins continus de formation deviennent des dimensions à considérer dans l’offre de formation universitaire et les formules pédagogiques proposées. Là où l’université était animée par une logique de stock (stock de savoirs produits, stock de connaissances appropriées sur une période fixe et définie), elle semble aux prises avec une logique de flux où la permanence et l’incertitude du mouvement perturbent l’équilibre stable d’une organisation fondée sur le temps long. Tout ne pouvant être mouvement au risque de chaos, il importe de maintenir des « archipels de certitude » (Morin, 2006, p. 61) à partir desquels penser la transformation, particulièrement dans un contexte pandémique où les repères conventionnels sont questionnés.

1.2 Le numérique et la reconfiguration des frontières de l’action

Le développement des infrastructures et des services numériques à la fois dans la sphère académique et la sphère personnelle participe d’une reconfiguration des frontières de l’action. Là où conventionnellement les enseignements étaient offerts au sein de locaux académiques, l’accès à l’information, à certains savoirs, est désormais facilité en dehors des institutions. Facilitation qui peut laisser croire que la simple possibilité d’accéder à ces savoirs vaut connaissance. Ce qui en soi relève du mythe. Toutefois, la dématérialisation qui délie de nombreuses activités de lieux spécifiques dès lors que des équipements physiques ne sont pas requis (exemple laboratoire) contribue au renouvellement de l’expérience d’apprentissage qui devient désormais phygitale[1], mixant, hybridant des composantes physiques et digitales. C’est ainsi que de nombreux étudiants s’inscrivent à des cours à distance tout en demeurant proches de l’établissement dans lequel ils sont inscrits. La qualité des environnements numériques d’apprentissage, le développement d’une culture numérique et la recherche de conciliation spatio-temporelle pour des raisons familiales ou professionnelles entraînent ces nouvelles situations d’apprentissage qui se déroulent dans une diversité de lieux non académiques (domicile, tiers-lieux, etc.). L’apparition d’une pandémie accélère ces reconfigurations, parfois davantage vécues comme une contrainte qu’un véritable choix.

Le numérique contribue à une porosité des frontières de l’institution académique qui ne peut rester ce lieu protégé de l’extérieur, tout en conservant ses fonctions constitutives de production et de diffusion des savoirs. Ainsi, le territoire de l’université évolue dans un mouvement de déterritorialisation-reterritorialisation (Paquelin et al., 2006) pour actualiser sa forme organisationnelle et ajuster ses propres normes et règles. Le développement de la formation à distance en est l’un des exemples[2]. Longtemps contenue au sein d’établissements ou de structures dédiées à cette modalité, la formation à distance est pleinement considérée par des universités dites « campus », et devient même dans certains contextes la planche de salut du maintien de la continuité pédagogique[3]. La modalité distancielle n’est pas une simple extension géographique du territoire de l’action de l’université, comme pourrait le laisser à penser les solutions technopédagogiques mises en place dans l’urgence pour faire face à une pandémie, mais la potentialisation de nouvelles situations d’enseignement-apprentissage qui reconnaît sans le reconnaître formellement l’existence de curriculums cachés, de pratiques réelles souvent méconnues des étudiants, pratiques vécues coconstruites entre apprenants en mobilisant tout particulièrement les outils numériques quotidiennement utilisés dans leur sphère personnelle, sans toutefois en avoir la pleine maîtrise. Le territoire académique n’est plus délimité par des contours physiques, mais davantage par les limites de l’action, par la connectivité et la continuité de l’accès aux services numériques proposés par l’établissement (Bardi & Bérard, 2002; Guyon, 2016). L’enjeu est moins d’accroître son espace d’action que de reconnaître une diversité de situations d’enseignement et d’apprentissage ancrées dans une pluralité d’espaces-temps sociaux.

Cette reconfiguration des territoires de l’action est propice à des formes ubérisées[4] de l’enseignement supérieur dont une partie échappe plus ou moins à l’institution. Le maintien de la valeur du système actuel tient à la présence des diplômes et des modalités d’habilitation qui autorisent leur délivrance. Dans le contexte actuel, l’évolution du rapport des apprenants à l’institution relève moins d’un phénomène d’ubérisation que de la recherche de modalités de formation plus engageantes, où les liens entre théorie et pratiques sont renforcés, où la coprésence enseignants-apprenants dans un même lieu doit être perçue pour ce qu’elle apporte de spécifique. Pour faire face à ces évolutions, les établissements revisitent les formats conventionnels afin de proposer, entre autres, des formations plus courtes, selon des rythmes différents (des nanodegrés et des nanoprogrammes), qui par capitalisation peuvent être reconnus au besoin comme un diplôme académique.

Là où l’accès à la connaissance était médié par l’enseignant et le manuel, l’encyclopédie, l’accroissement de la connectivité et les équipements en téléphones intelligents ou tablettes concourent maintenant à cette continuité d’accès et d’activité dans un mouvement mondial globalisé de reconfiguration des modes de production et de construction de chaînes de valeurs. Tout comme dans d’autres secteurs d’activités, les observateurs assistent à une accélération des transformations. Cependant, il ne faudrait pas se méprendre sur ce que certains auteurs nommaient le « tsunami numérique », dont l’actualité montre bien que le fonctionnement du réseau mondial est lié à la continuité de pratiques d’information et de communication plus conventionnelles. Il semblerait qu’il soit difficile en l’état de virtualiser l’ensemble de ces pratiques, d’une part, en raison de l’incapacité des infrastructures et services numériques à supporter une activité massive et, d’autre part, en raison de la fracture numérique qui continue à produire une forme symptomatique d’exclusion. De plus, le besoin de socialisation des apprenants, qu’elle soit active ou passive, participe du développement de leur sentiment d’appartenance et d’engagement, propice à la réussite de leur projet.

Dans un tel contexte de tension entre permanence et évolution, comment les établissements d’enseignement supérieur peuvent-ils relever les défis de cette transformation dont la cinétique subit des accélérations parfois exponentielles? Comment penser, concevoir cette transformation en dehors des règles et des cadres instituants? Comment les principes auxquels se réfèrent les universités sont-ils interrogés et revisités pour repenser l’université dans son contexte et son évolution? Quelles seraient les conditions pour que l’organisation et ses acteurs vivent au mieux ces dualités, voire ces tensions (tensions entre recherche et enseignement, entre mondialisation et ancrage local, entre reproduction et renouvellement, entre utilitarisme socio-économique et esprit critique, entre savoirs et compétences)?

Toutes ces évolutions conduisent à s’interroger à la fois sur les principes pédagogiques de l’enseignement supérieur et sur la valeur de la coprésence enseignant-apprenants dans une unité de temps et de lieu. Tout en prenant soin de ne pas cultiver les oppositions stériles entre ancien et nouveau, mais davantage de comprendre l’évolution comme un métissage ou une hybridation de différentes dimensions et approches. Sans doute que les évolutions actuelles sont plus pédagogiques que numériques et rappellent l’importance des travaux antérieurs sur les conditions d’une expérience positive d’apprentissage, laquelle est singulière et personnelle tout en étant inscrite dans une dynamique collective et contenue au sein d’un cadre d’actions dont les potentialités rejoignent possiblement la diversité des besoins des apprenants (Burns, 1971). Quoi qu’il en soit, le changement de pratiques vu comme changement d’état relève d’un processus systémique dont nous proposons dans la suite de cet article une analyse.

1.3 Une nouvelle forme d’industrialisation de l’enseignement supérieur

L’enseignement supérieur dans son organisation est fondé sur le modèle pédagogique économique de l’unité, unité de temps, de lieu et d’action : un groupe, identique sur toute la session, un enseignant, un volume horaire hebdomadaire commun, un local attribué pour toute la durée du cours. Cette unité qui permet de définir les tâches, de les rémunérer, relève d’une industrialisation qui ne peut aujourd’hui répondre aux attentes et aux besoins de tous les apprenants dans un contexte de forte présence numérique. L’un des enjeux est d’évoluer d’une institution d’enseignement à une organisation apprenante qui fait de l’expérience du rapport aux savoirs son principe premier, qu’il s’agisse de les produire, de les partager ou encore de se les approprier.

La transformation des pratiques pédagogiques semble ancrée dans de multiples dimensions dont il est parfois difficile de déterminer des liens de causalité. Il s’agirait davantage d’une situation de concomitance où convergent et se croisent différentes « évolutions », comme le rappellent les auteurs d’un rapport portant sur la transformation pédagogique dans l’enseignement supérieur :

La transformation de la pédagogie à l’aide du numérique est perçue par les universités françaises comme un moyen permettant de répondre aux différents enjeux auxquels elles sont confrontées. Ces derniers portent, notamment, sur la croissance et la diversité de leurs effectifs étudiants, la concurrence nationale et internationale, l’égalité d’accès à l’enseignement supérieur dans les territoires et l’augmentation des coûts, dans un contexte budgétaire contraint

Pimel et al., 2019, p. 1

Ce constat réactualise celui de Romainville (2008), lequel détermine trois principales raisons d’innover :

  • La massification : nécessité d’assumer pédagogiquement la massification des effectifs pour faire de l’enseignement supérieur une formation ouverte au plus grand nombre de jeunes.

  • Les taux d’échec : urgence de lutter contre les taux d’échec importants qui sont enregistrés dans l’enseignement supérieur.

  • Les nouvelles attentes de la société du savoir et de l’économie de la connaissance.

Dans un tel contexte qui appelle une transformation des pratiques pédagogiques interpellant la culture et l’identité tant professionnelles qu’institutionnelles, comment penser l’accompagnement des membres de la communauté éducative afin qu’ils puissent devenir acteurs, voire auteurs des transformations et de l’édification d’une forme renouvelée de l’enseignement dans le supérieur? Si la formation à la maîtrise d’outils technologiques et à de « nouvelles » formules pédagogiques, telle la classe inversée, ainsi que l’apprentissage expérientiel sont nécessaires, ils ne constituent en aucun cas un gage de transformation réussie et durable des pratiques pédagogiques. Cette transformation est inscrite dans un processus systémique coconstruit qui sollicite les interactions entre le sujet, le collectif et l’institution. Nous proposons dans la seconde partie de cet article une analyse de cette dynamique afin d’identifier les dualités qui sont en jeu et qui, entre contraintes et habilitations (Giddens, 1987), offrent des espaces de transformation et de créativité, pour autant que des investissements de forme (Schurmans, 1998) soient effectifs pour tendre vers un nouvel équilibre de ce système singulier que sont les établissements d’enseignement supérieur. Pour Cros (1997), l’innovation est un changement intentionnel et délibéré. Cette définition a été reprise en 2009 par le Conseil supérieur de l’éducation du Québec (CSÉ) pour qui l’innovation est entendue comme « un processus délibéré de transformation des pratiques par l’introduction d’une nouveauté curriculaire pédagogique ou organisationnelle qui a fait l’objet d’une dissémination et qui vise l’amélioration durable de la réussite éducative des étudiants » (CSÉ, 2006, p. 26).

Ainsi, l’enjeu d’une transformation pédagogique durable est de parvenir à de nouveaux agencements par un processus qui engage une diversité d’acteurs. L’innovation n’est pas un absolu, mais l’introduction d’une nouveauté dans un contexte donné. Elle relève d’un processus d’appropriation sociale, conduisant à la socialisation de l’innovation (Alter, 2010), dont l’aboutissement est la transformation de pratiques antérieures, voire de création de situations nouvelles d’enseignement-apprentissage.

S’approprier signifie intégrer quelque chose dans son expérience (un fait, un événement, une situation, une connaissance, une technique…) par sa compréhension, donc par le sens qui lui est donné, en le rapportant à ce qui nous concerne, à ce qui nous soucie. L’appropriation de ce que nous comprenons est rendue possible par son explication qui la rapporte à des significations préalablement acquises en les confirmant, en les transformant ou en les complétant par de nouvelles significations

Honoré, 2001, p. 245

Cette transformation implique une mise en mouvement des acteurs et du système au sens de quitter ses habitus et ses routines, ce que Rogers (1962) nomme le déverrouillage. En effet, c’est avant tout par la distanciation de sa propre pratique, par la conscientisation de la possibilité de formes nouvelles et l’identification de cheminements possibles pour y parvenir que seront investis ces espaces de créativité pédagogique.

2. Transformer : mettre en oeuvre, soutenir et reconnaître un processus coconstruit

La transformation pédagogique remet en question les habitus et les représentations sociales des enseignants, des apprenants et de l’ensemble des acteurs de la communauté universitaire. Pour Bourdieu (1972), les habitus relèvent d’un système de dispositions socialement conditionnées. Dans le cas des enseignants de l’enseignement supérieur, ce sont des construits historiques qui définissent leur culture pédagogique.

C’est un échafaudage invisible, inconscient, mais nécessaire pour la construction du comportement social de l’individu : l’habitus a une relation dialectale avec la position sociale de l’individu. Ainsi, si la pratique pédagogique d’un enseignant influence son habitus de la classe, son habitus est aussi façonné par sa pratique pédagogique

Akkari & Gohard-Radenkovic, 2002, p. 151

Transformer les pratiques suppose une évolution des habitus et des représentations sociales, un questionnement de ses valeurs et croyances, de prendre le temps de la distanciation et de la réflexivité dans un système autopoïétique tel que défini par Maturana et Varela (1980).

Un système autopoïétique est organisé (défini comme une unité) comme un réseau de processus de production (transformation et destruction) de composants qui (i) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (ii) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau

Varela, 1989, p. 45

Ainsi, la transformation pédagogique ne résulte pas de l’incrémentation d’étapes prédéfinies à l’extérieur du système considéré. Elle se déroule au coeur du système qui organise et contient l’action des acteurs, engendrant une forme et des règles nouvelles. Elle ne peut se comprendre sans considérer de multiples dimensions individuelles, collectives et institutionnelles.

Pour soutenir ce propos, après avoir rappelé l’importance de la sécurisation pour mettre en mouvement les acteurs et le système, nous proposerons une lecture multidimensionnelle d’un environnement capacitant (Fernagu-Oudet, 2012) propice à cette transformation ancrée dans la dualité des organisations (Giddens, 1987).

2.1 La sécurisation, la confiance et la créativité

De nombreux modèles portant sur l’innovation ont été formalisés avec des focales singulières qui rendent parfois délicate une analyse comparative. L’analyse qui suit vise à se détacher d’une approche diffusionniste classique pour considérer l’innovation comme un mouvement tourbillonnaire (Akrich et al., 1988) fondé sur le modèle de l’intéressement : « Adopter une innovation c’est l’adapter, adaptation qui résulte d’une élaboration collective, fruit d’un intéressement plus large » (Akrich et al., 1988, p. 19).

Cette participation sollicite l’agentivité des enseignants à la fois sur les plans individuel et collectif. Sur le plan individuel, pour Sen (1985, 2010), l’agentivité est la capacité d’agir en fonction de ce qu’un individu valorise et des raisons qu’il a de les valoriser. L’agentivité est définie par Brennan (2013) comme « la capacité de l’apprenant de définir et poursuivre des objectifs d’apprentissage »[5] [traduction libre] (p. 24).

Si de nombreux auteurs s’accordent sur cet engagement actif des acteurs dans un processus d’innovation qui se construit dans le cours de l’action, plusieurs conditions émergent. Tout d’abord la construction de sens, ce que Flichy nomme l’objet-frontière, lequel « permet d’organiser la coopération entre des acteurs ayant des points de vue et des connaissances différentes, sans renoncer à leurs compétences propres, mais en adoptant une approche commune » (2001, p. 55). Cette édification d’un sens commun négocié et partagé suppose un climat bienveillant qui va sécuriser les acteurs dans leur engagement. Cette sécurisation est l’une des composantes du dispositif transitionnel défini comme un espace-temps social, spécifique et ad hoc, réel, symbolique et/ou imaginaire, grâce auquel s’élabore et se développe l’innovation pédagogique (entendue elle-même comme un processus construisant au sein d’une organisation scolaire un « mieux pédagogique » au regard de la relation élèves-enseignant) (Paquelin & Choplin, 2001). Dans cette perspective, le dispositif transitionnel agirait comme un espace protégé et protecteur en semi-extériorité propice au développement d’un sentiment de sécurisation qui serait la prémisse de l’acceptation du déverrouillage, de l’acceptation de la prise de risque de s’interroger sur ses routines et de modifier ses habitus. Cette sécurisation du processus de transformation doit permettre au sujet d’exercer sa liberté à des fins développementales, liberté qui pour Sen (2010) est multiple : liberté de bien-être et d’opportunités, liberté de processus et de réalisation.

2.2 La méthode

Dans la suite des travaux conduits sur l’innovation et plus particulièrement sur l’innovation au sein des institutions éducatives, nous avons entrepris de consulter une diversité d’acteurs de l’enseignement supérieur en les interrogeant sur ce qui pouvait constituer des principes directeurs de l’innovation pédagogique dans l’enseignement supérieur. Pour ce faire, nous avons contacté 25 personnes de notre réseau professionnel à l’été 2019 et 10 ont répondu positivement. Elles ont été choisies en raison de la diversité de leur fonction au sein d’un établissement supérieur et pour leur intérêt et engagement dans le champ de la transformation des pratiques. Il a été proposé à cet échantillon non probabiliste constitué par invitation et participation volontaire d’identifier des principes d’actions pour soutenir, guider la transformation pédagogique. Tous les répondants exercent dans un établissement d’enseignement supérieur européen (voir Tableau 1).

Chaque contributeur était invité à formaliser un maximum de sept principes et, pour chacun d’eux, à donner un titre et une définition puis à illustrer si possible ce principe pour le concrétiser. Cela pouvait être un lien vers un article, un outil, un guide ou toute autre ressource. Ces principes pouvaient être à la fois issus de travaux de recherche ou de la pratique observée au sein de leur établissement.

Tableau 1

Composition du panel de répondants

Composition du panel de répondants

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Au terme de la période de production des principes, le corpus constitué a été anonymisé. Une première analyse du contenu a été opérée, fondée sur la recherche des occurrences et de leur fréquence afin de thématiser les principes pour ensuite les catégoriser, ce qui s’est traduit par des regroupements. La mise en sens de ses différents principes s’est effectuée en établissant une carte conceptuelle.

2.3 Une lecture systémique interactionniste

Les 68 propositions faites par les 10 répondants constituent un matériau dont l’analyse a conduit à l’identification de 7 catégories qui seront explicitées dans la suite de cet article :

  1. Vision : se doter d’une vision explicite et partagée déclinable en objectifs concrets.

  2. Finalités : coconstruire les finalités en partant non plus de l’exercice de la mission de l’enseignement au sens classique du terme, mais en définissant les finalités avec l’ensemble des acteurs dans une perspective d’obligation de moyens.

  3. Anticipation : inscrire la transformation dans une temporalité longue qui suppose à la fois du lâcher-prise et la gestion de tensions temporelles afin d’assurer l’essaimage des premiers essais.

  4. Collectif et sentiment d’appartenance : faire du collectif, espace social du développement d’un sentiment d’appartenance, une force du projet en favorisant une approche inter et transcatégorielle des objets et initiatives de transformation pédagogique que cristallise un projet commun.

  5. Potentialisation et capacitation : réunir les différentes conditions de déverrouillage des pratiques routinisées et favoriser la mise en mouvement en proposant un cadre sécurisé offrant un ensemble de possibles inscrits dans la zone proximale de développement des acteurs et des organisations.

  6. Accompagnement et réflexivité : soutenir par un accompagnement approprié qui articule besoins et possibles les différents acteurs engagés directement ou non dans la transformation pédagogique. Il s’agit de mettre en place une posture réflexive qui permette aux acteurs de se distancier dans le cours de l’action pour rendre intelligibles les dynamiques et identifier les « éléments » à considérer pour l’essaimage et le passage à l’échelle dans un processus d’actualisation des pratiques projetées.

  7. Valorisation : reconnaître et valoriser les différents types d’engagements des acteurs dans cette mise en mouvement ante (avant la réalisation du projet/initiative), in itinere (pendant la réalisation du projet/initiative) et post (au terme du projet/initiative).

2.3.1 Vision

Si l’invention peut résulter d’un inattendu, d’un imprévu dans un procès de production, voire de hasard (la découverte de la pénicilline, par exemple), l’innovation résulte d’un processus de co-construction orienté vers un but qui ne peut se réduire à une simple introduction de technologies dans l’acte éducatif.

[C]e n’est pas parce qu’on introduit une technologie qualifiée d’innovante dans un contexte d’éducation ou de formation que la pratique se renouvelle et devient forcément innovante […] Innovant ou non, l’artefact n’est donc pas l’élément déterminant. […] Il n’y a donc pas de lien a priori entre innovation technologique et innovation pédagogique

Audran & Dazy-Mulot, 2019, p. 51

La durabilité de l’innovation, son ancrage dans les pratiques, implique qu’une vision à moyen terme soit développée et partagée. Idéalement elle doit être portée par la gouvernance pour des raisons explicitées et partagées par un grand nombre d’acteurs.

Développer une vision à moyen terme… et s’y tenir. En général, [cela] prend la forme (initiale) d’un plan stratégique ou d’une note décrivant la politique de formation de l’établissement, mais [cela] requiert un engagement des autorités dans la durée

G1

La vision ne peut se réduire à une simple adoption de courant, de mode; elle doit proposer un cap qui prend la forme d’un plan stratégique qui agira comme guide structurant de la dynamique sans pour autant prescrire une démarche étapiste, incrémentale. Cette vision peut être coconstruite par un ensemble d’acteurs et ne peut se réduire à ce qui pourrait paraître une injonction telle que l’augmentation de la réussite étudiante.

La transformation pédagogique doit être vécue par l’ensemble des acteurs de l’établissement. Le rôle de l’équipe de direction est double. Il faut d’une part communiquer, expliciter, partager les enjeux de cette transformation, et d’autre part donner les moyens nécessaires à son succès

SI

Cette vision est la projection d’un état futur dans lequel une majorité d’acteurs pourra se reconnaître, ce qui donnera lieu à un nouvel alignement institutionnel – en s’inspirant des travaux de Biggs (1996) – pour réduire les effets d’une dissonance institutionnelle et organisationnelle tout en s’ancrant dans la zone proximale de développement des pratiques de chaque catégorie d’acteurs concernés. Cette vision interroge fortement les paradigmes pédagogiques, tout comme les valeurs, les identités professionnelles et les habitus. Cette vision participe de la construction d’une culture commune : « comment promouvoir des méthodes actives si on n’a pas ou ne partage pas de visions sur ce que c’est apprendre? » (C2).

2.3.2 Finalités

Si l’une des finalités récurrentes de l’innovation est souvent annoncée comme étant un mieux-être et un mieux-faire pédagogique qui enrichit l’expérience d’enseignement et d’apprentissage, il importe d’entreprendre un processus de coconstruction contextualisé de ces finalités. Les attendus politiques traduits dans des textes gouvernementaux supposent un processus de traduction-appropriation qui engage à la fois les apprenants, les enseignants et les personnels de soutien dans une reformulation d’objets propices à soutenir cette entreprise commune de transformation. Par exemple, comme le rappelle l’un des contributeurs, « pour soutenir une transformation pédagogique profonde, cohérente et efficiente, nous avons besoin d’avoir une connaissance fine de nos publics étudiants à un niveau général mais aussi et surtout à un niveau local » (CP1). En effet, une transformation réussie est une évolution des pratiques qui apportent des réponses à des problématiques jusqu’alors non résolues. Comme l’indique l’un des chercheurs consultés, il est nécessaire de « prendre le temps de préciser les deux objets d’études principaux, “transformation” et “pratiques pédagogiques”, et le sens que leur donnent les acteurs du projet les plus concernés (enseignant, étudiant, ingénieur pédagogique, responsable politique, chercheur) » (C1).

L’un des enjeux est de minimiser l’effet des représentations des uns sur ce qu’ils pensent être bon pour l’autre afin d’agir davantage selon un principe de reconnaissance de l’autre : « Considérer l’autre n’est pas comme le rappelle Ricoeur (1990) le considérer comme étranger, mais de se penser “soi-même” en tant qu’autre, signifiant que l’autre est constitutif de ma propre identité : sans étudiant qu’est l’identité de l’enseignant » (Paquelin, 2017). La finalité ne peut être une simple recherche de production de performance et doit être ancrée dans le couple tradition-innovation pour tenir compte des habitus et des pratiques routinisées, « la tradition représentant le côté de la dette à l’égard du passé et le rappel que nul ne commence à partir de rien » (Ricoeur, 1994, cité dans Cros, 2017, p. 17). C’est d’ailleurs par cette conscientisation intersubjectivée entre les acteurs, la prise en compte par chacun de la considération de ce que l’autre pense (Kant, 2015)[6], de ce couple tradition-innovation que des innovations peuvent apparaître. Sinon, le risque est d’alimenter les oppositions entre les anciens et les modernes et créer des ghettos de l’innovation et d’alimenter des résistances farouches entre acteurs qui, par ailleurs, peuvent se rejoindre sur des principes généraux vertueux, telle la réussite des apprenants. La prise en compte des attentes des étudiants s’avère une nécessité déjà rappelée pour ce qu’elle apporte dans la concrétisation des finalités. Lors de la consultation, les étudiants (A1)[7] expriment un besoin d’évolution des pratiques pédagogiques orientées vers des approches qui 1) renforcent l’articulation entre théorie et pratique; 2) proposent des mises en situation pédagogiques qui les conduisent à être davantage acteurs (classe inversée, approche par résolution de problème, approche par projet); 3) s’adaptent à la progression des apprentissages des étudiants en ajustant les activités pédagogiques proposées et en soutenant l’engagement des étudiants par un renforcement des interactions.

Cette spécification des finalités contribue à la production de valeurs pour les acteurs concernés, rejoignant en cela l’une des composantes de la théorie motivationnelle de Vroom (1964). Chaque catégorie d’acteurs doit pouvoir formaliser et conscientiser collectivement ses propres finalités ainsi que les interactions avec les finalités des autres catégories d’acteurs dans la perspective de coconstruction d’une entreprise commune qui rejoint la vision définie par la gouvernance (niveau macro du système qu’est l’institution universitaire). « Faire en sorte que les définitions données d’une transformation des pratiques pédagogiques soient partagées par les acteurs concernés pour construire une visée commune (ou tendant à l’être) » (C1).

2.3.3 Anticipation

De nombreux auteurs (Bernoux & Gagnon, 2008; Foudriat, 2019; Miège, 2007; Paquelin et al., 2006) rappellent que l’innovation ne répond pas à une logique déterministe pré-établie, mais relève davantage d’une coconstruction. Elle peut être considérée comme une trajectoire, partant d’une mise en mouvement identifié par Rogers (1962) comme un préalable à l’innovation. Pour Roubelat, « [l]’intérêt du concept de mouvement est aussi, au-delà de son caractère polysémique, de renvoyer à une variété de changements affectant les processus d’action stratégique » (2016b, p. 1). Dans la suite des propos de cet auteur, l’innovation admet une pratique de l’anticipation afin « d’imaginer le plausible, le probable et de repousser les limites de ce qui est envisageable » (2016b, p. 1). Ces propos actualisent la pensée de Berger (1957) lorsqu’il rappelait l’importance de « voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, penser à l’homme » (Berger, cité par Roubelat, 2016b, p. 172). Scheffers (2015) rappelle que « le travail d’anticipation, de préparation en amont de toute action est primordial » (p. 871), ce qui suppose du temps et du réalisme.

Si l’anticipation est requise, inscrivant l’innovation dans le temps long de l’appropriation sociale, temps qui doit le plus souvent être délié du temps du financement du projet, il importe « d’intégrer dès le démarrage du projet la préoccupation de la profondeur de la transformation visée ainsi que celle du transfert » (C1). Il ne saurait y avoir de transformation pédagogique innovante sans ce temps de projection dans un autre possible pour l’ensemble des acteurs concernés, un temps de virtualisation qui suppose un art de la création, celui par lequel les sujets s’autorisent à imaginer d’autres situations. Cela rejoint la dimension créatrice de l’innovation qui suppose une acceptation de la disparition d’un existant. Le couple tradition-innovation revient dans ces temps d’anticipation au coeur des préoccupations des acteurs, trop souvent traduit par le terme de résistance. L’enjeu est autre : il s’agit pour les uns et les autres de passer du statut d’acteur à celui d’auteur dans un processus d’auteurisation reconnu. Anticiper revient à reconnaître la capacité d’autrui à être, à exercer son pouvoir d’agir créatif. Cette anticipation concerne deux autres dimensions, complétant la projection d’un autre possible, d’une part les conditions organisationnelles et réglementaires de cet autre possible, et d’autre part le passage à l’échelle. À la fois les cadres organisationnel et réglementaire doivent évoluer pour accueillir d’autres possibles, et il convient d’anticiper les conditions de déploiement de la transformation au-delà de son contexte d’émergence.

L’organisation des pratiques pédagogiques est contenue dans un ensemble de règles, de normes qui les soutiennent et les structurent. Par exemple, la règle qui organise une session sur 15 semaines à raison de 3 heures de cours hebdomadaires complétées par 6 heures de travail individuel peut constituer une limite à l’innovation. C’est pourquoi la forme scolaire doit être revue et doit évoluer en effectuant divers investissements de formes.

L’investissement de forme est donc une activité collective fondée sur l’interaction et, en ce sens, indissociable de la définition de l’identité des partenaires de l’interaction. Mais cette activité, en produisant de l’objectivation, produit également un réseau d’interaction : les partenaires de l’interaction sont tout à la fois engagés dans la production d’une nouvelle convention susceptible de mobiliser des conventions préexistantes dans la validité est admise dans d’autres mondes

Schurmans, 2001, p. 218

L’innovation suppose que l’institution soit en capacité de se réinventer tout en gardant un équilibre et en se transformant. En cela, l’innovation peut être vue, du moins partiellement, comme un processus d’acculturation « renforcé par un sentiment d’appartenance » à ce mouvement commun (CP1).

L’acculturation comprend les phénomènes qui se produisent lorsque des groupes d’individus ayant des cultures différentes entrent en contact direct et continu, cela entraînant des changements ultérieurs dans les modèles culturels originaux de l’un ou l’autre ou des deux groupes[8] [traduction libre]

Redfield et al., 1936, p. 149

C’est par ce processus d’acculturation que sont définis à la fois les objets de transformation et les modalités de cette dernière. Par exemple, reprenant la notion de réussite pédagogique, laquelle peut être déclinée différemment selon que l’on est étudiant, enseignant, conseiller pédagogique ou acteur de la scolarité, il importe qu’une ou plusieurs définitions communes soient conjointement élaborées et acceptées par tous et qu’une traduction dans l’exercice des pratiques soit opérée.

Si pour Roubelat « anticiper l’innovation conduit à mettre en scène son rapport à l’action, alors que les changements de règles associées à l’innovation transforment les capacités d’action des parties prenantes » (2016a, p. 125), c’est également définir son propre rapport à la temporalité et « prendre en compte le temps long et aléatoire de la transformation pédagogique » (CP3) qui permet d’accueillir les événements ou « incidents critiques », lesquels peuvent naître de « décalages interindividuels et intragroupes » (Peraya & Viens, 2005, p. 15).

2.3.4 Collectif et sentiment d’appartenance

Quand bien même une dynamique d’innovation serait portée par un ou quelques acteurs de l’institution, elle ne peut accéder à un véritable statut d’innovation sans dynamique sociale. Le mouvement tourbillonnaire de la transformation pédagogique amène un « art de faire » collectif. Comme cela a été abordé précédemment dans cet article, le processus qui soutient une transformation durable des pratiques suppose la participation, l’engagement d’une pluralité d’acteurs qui font oeuvre commune, constituant une communauté de pratique au sens de Wenger (1998), au sein de laquelle se construit une vision et se définissent des finalités communes et partagées. Ce processus est une dynamique située dans un espace-temps social qui entraîne parfois des actes de déterritorialisation-reterritorialisation pour atténuer, voire supprimer les effets « silos » entre les groupes professionnels au sein d’une même institution : étudiants, enseignants, acteurs de soutien (registraire, conseillers pédagogiques, agents de documentation, informaticiens, agents du patrimoine et de l’immobilier) : « cette démarche […] s’alimente ainsi des expressions et des implications des acteurs […] concernés » (C2).

Certains auteurs invitent à « concevoir l’analyse de la construction des pratiques comme l’articulation entre des espaces-temps sociaux éclatés dont la recombinaison conduit à des nouvelles territorialités, reconnues et légitimées par le collectif » (Paquelin et al. 2006, p. 387). Ce collectif est à la convergence de plusieurs collectifs aux besoins et aux dynamiques propres, chacun agissant en fonction de la transformation qu’il a à opérer au regard de ses propres actions pour participer pleinement à cette oeuvre commune. Ainsi, « il est donc essentiel que ces acteurs [les conseillers pédagogiques], indispensables, soient formés aux méthodes pédagogiques nouvelles, innovantes, mais également aux divers usages pédagogiques des dispositifs numériques » (G2). Ce qui est valide pour le groupe professionnel que constituent les conseillers pédagogiques l’est tout autant pour les acteurs du patrimoine lorsqu’il s’agit de transformer les espaces pour soutenir l’adaptation du design pédagogique. Ce collectif agit également comme un espace protégé, tel que le définit Bourgeois (1996), qui « légitime la réflexion sur l’objet qu’est l’innovation, maintenant de fait une forme de sécurité nécessaire à la prise de risque consécutive à la sortie de trajectoire routinière » (Paquelin et al., 2006, p. 391). Cette dynamique collective assure une fonction de socialisation et développe un sentiment d’appartenance qui participe de la persévérance dans ce processus et aide à gérer les incertitudes, en cela que les échanges permettent de maintenir une vision commune et des buts partagés.

Ces collectifs en tant qu’espaces-temps sociaux fédérateurs contribuent à l’apprenance organisationnelle fondée sur une agentivité collective transformatrice. Ces collectifs, par leur engagement et leurs actions inscrites dans une temporalité suffisamment longue, redéfinissent les conditions de la transformation, participent à la création, à la mise en oeuvre et à l’analyse des pratiques nouvelles.

2.3.5 Potentialisation et capacitation

Le développement du pouvoir d’agir des sujets suppose d’une part leur implication active et d’autre part la présence de conditions environnementales pour qu’ils puissent agir, exercer leur liberté d’action inscrite dans les possibles internes et externes. D’où l’importance de la notion de potentialisation définie comme une ouverture vers un ensemble de possibles. Quand bien même l’innovation et la transformation des pratiques s’inspirent de réalisations externes à nous-mêmes, elle ne peut se réduire à dupliquer ce qui semble pertinent à l’extérieur :

au lieu de construire une forme idéale qu’on projette sur les choses, s’attacher à détecter les facteurs favorables à l’oeuvre dans leur configuration; au lieu donc de fixer un but à son action, se laisser porter par la propension; bref, au lieu d’imposer son plan au monde, s’appuyer sur le potentiel de la situation

Jullien, 1996, p. 32

La potentialisation de situations contribue au développement des capabilités des acteurs de l’enseignement. Elle vise à permettre à ces différents acteurs de découvrir des possibles, des possibles signifiants et accessibles. Le développement de ce pouvoir d’agir est en lien étroit avec l’agentivité qui dans un contexte d’innovation pédagogique peut être qualifiée d’agentivité transformatrice (Alsop et al., 2006). « Les capabilités réfèrent au potentiel et au pouvoir réel qu’une personne possède et à ce qu’elle est capable de faire et de réaliser en termes de choix qu’elle valorise » (traduction libre de Gangas, 2016, p. 24). Ainsi, pour que s’opèrent des transformations pédagogiques durables, il apparaît que la simple mise à disposition de ressources n’est pas suffisante, quand bien même ce sont des conditions nécessaires. Qu’il s’agisse d’un environnement numérique ou d’une approche pédagogique, leur appropriation suppose que les sujets leur donnent du sens, trouvent un intérêt, une valeur à leur mobilisation, et se sentent capables de les utiliser pour résoudre un problème qu’ils ont explicitement identifié, pour lequel ils attachent de l’importance à trouver une solution qui a de la valeur à leurs yeux, et poursuivre leur activité.

L’engagement dans cette dynamique implique que les agents aient confiance dans leur capacité à agir. Le sentiment d’efficacité personnelle apparaît comme une autre composante de la transformation pédagogique et semble soutenu par l’édification d’un environnement capacitant. Pour Bandura (2003), ce sentiment est « la croyance de l’individu en sa capacité d’organiser et d’exécuter la ligne de conduite requise pour produire des résultats souhaités » (p. 12). Ce sentiment contribue pleinement à l’exercice de l’agentivité. En tant que sentiment, celui-ci est lié à l’état psychologique et émotionnel de l’agent, d’où l’importance de revenir à cette notion de sécurisation. Cette dernière permet de contenir les émotions en protégeant le sujet à la manière de l’espace transitionnel de Winnicott (2002) en tant que lieu de repos psychique entre la réalité (qui prend de plus en plus sens) et les sensations d’omnipotence, de protection contre l’angoisse. La potentialisation est contenue dans un espace-temps social interstitiel, une aire transitionnelle entre deux états de pratiques. C’est un espace d’autorisation et d’auteurisation dont les acteurs se saisissent pour aller au-delà de leurs routines et réinventer leurs pratiques dans une dynamique réflexive de déconstruction-reconstruction de pratiques. C’est par sa fonction contenante et sécuritaire que cet espace devient un espace potentiel, un espace bienveillant de bien-être créatif pédagogique.

2.3.6 Accompagnement et réflexivité

L’accompagnement tient une place importante par ses fonctions d’étayage, de distanciation et de réflexivité :

L’innovation ne se décrète pas, elle s’accompagne […] L’innovation ne consiste donc pas nécessairement à inventer, au sens de réaliser une création originale, qui n’existait pas auparavant. L’innovation est davantage l’importation, l’emprunt d’objets nouveaux dans un contexte donné. Une telle conception de l’innovation pédagogique s’inscrit pleinement dans la culture scientifique, faisant de l’enseignement un objet d’expérimentation et de développement, susceptible de concerner tout enseignant-chercheur

G1

L’accompagnement ne saurait être considéré comme une simple approche fondée sur le développement de savoir-faire. Il prend part à la genèse situationnelle, se traduisant dans la création de nouvelles situations d’enseignement-apprentissage. Si les outils sont des « donnés », la situation est un construit, la résultante d’un processus d’appropriation, de construction de sens. Ainsi, l’accompagnement vise un double mouvement, d’une part celui de l’identification des possibles, et d’autre part l’édification d’une situation nouvelle. L’accompagnement ne peut être envisagé comme une approche technocentrée, mais bien comme une approche centrée sur le développement professionnel des acteurs et la conception de situations ancrées dans un éthos renouvelé. Le renouvellement de l’éthos traduit le changement du caractère habituel, de la manière d’être et des habitudes d’un sujet. Au-delà des approches techniques et fonctionnelles proposées par l’accompagnement, la

qualité d’un dispositif d’accompagnement réside pour une large part dans sa capacité à assurer son ancrage théorique et conceptuel dans les travaux du champ, à outiller les enseignants de cadres théoriques qui leur permettent de décoder leur pratique et de s’engager dans une réflexion collective

C1

Pour qu’un agent modifie ses routines, développe son pouvoir d’agir, fasse acte d’agentivité, cela suppose de vivre l’expérience telle qu’elle pourrait être vécue selon un principe d’isomorphisme et d’exercer une réflexivité sur sa propre action, que ce soit au niveau individuel, collectif ou institutionnel. Pour ce faire, l’accompagnement vise la création d’un climat de confiance qui sécurise l’élaboration de formes nouvelles, en reconnaissant le tâtonnement comme une modalité de création de sens, de pratiques pédagogiques renouvelées favorisées par des mises en situation concrètes dont l’analyse réflexive permet aux acteurs d’ajuster leurs pratiques. L’accompagnement à visée transformative présume que les acteurs développent une posture réflexive qui les conduit à réviser leurs valeurs pédagogiques dans une double boucle, au sens de Schön (1983), qui va au-delà d’apprentissages techniques.

2.3.7 Reconnaissance et valorisation

Pour développer son pouvoir d’agir, s’engager dans une dynamique de transformation de ses pratiques, il ne s’agit pas seulement d’être un sujet et un collectif agissant, il faut également que l’environnement, l’organisation, reconnaisse et soutienne ce développement. Cette transformation serait favorisée par la légitimation par l’institution qui reconnaît la pertinence des situations nouvellement conçues en lien avec sa vision : légitimité normative en lien avec les valeurs de l’institution, légitimité pragmatique en tant que réponse à un besoin identifié et légitimité cognitive relevant des objectifs et de la vision de l’organisation (Suchman, 1995).

Cette reconnaissance participe de la production de valeurs de l’investissement consenti par les acteurs de la transformation. Le soutien de la direction influence la conception d’initiatives plus créatives, plus collectives et collaboratives qu’individualistes (Béchard, 2001) et se décline par un ensemble d’actions : dégagement de temps spécifiques pour que les enseignants s’engagent dans un temps suffisamment long, mobilisation de ressources humaines et matérielles, reconnaissance dans les critères de recrutement et dans la carrière (prix d’excellence en pédagogie, par exemple), etc. Cette reconnaissance se traduit également par l’acceptation institutionnelle de la révision de certaines normes et règles qui organisent et soutiennent les pratiques nouvelles, tel que gratifier davantage l’investissement pédagogique des enseignants. Elle se différencie de la simple mise en oeuvre d’injonctions en reconnaissant aux acteurs leur agentivité et en acceptant la reconceptualisation de leurs pratiques selon une dynamique de comodélisation. Cette légitimation et cette valorisation contribuent à renforcer la motivation des acteurs dans leur engagement à repenser leurs pratiques (Hammond et al., 2011).

Conclusion

L’enseignement supérieur, comme celui dans les autres institutions éducatives, est caractérisé depuis des décennies par de nombreuses expérimentations pédagogiques, dont un grand nombre ne donnent pas lieu à des transformations durables. La raison principale résulte sans doute de la non-inscription de ces expérimentations dans une entreprise commune mobilisant l’ensemble des acteurs au bénéfice d’une vision éducative insuffisamment explicitée. Les sept dimensions engagées dans un processus coconstruit de transformation durable des pratiques rappellent l’importance d’une révision du management de ces organisations qui gagnerait à mobiliser davantage trois notions clés : l’ouverture, la confiance et la responsabilisation. Le management de type top-down gagnerait à évoluer pour reconnaître davantage le leadership de certains acteurs dont l’agentivité individuelle et collective ouvre vers des pratiques pédagogiques renouvelées pour tenir compte de l’évolution des besoins et des contextes d’enseignement-apprentissage. Cela suppose que la verticalité managériale s’allie à une horizontalité de la confiance pour reconnaître aux acteurs leur capacité à mettre en oeuvre ce processus de reconfiguration des pratiques. Ce processus serait dès lors conjointement régulé par l’ensemble des acteurs au sein d’un cadre défini par une vision explicitée dans lequel chacune et chacun agirait selon des degrés de responsabilité reconnus et assumés.