Résumés
Résumé
La production des connaissances portant sur la naissance provient en grande partie des sciences médicales. Pourtant, la naissance est un processus biopsychosocial, un événement clé de l’existence. L’expérience qu’en font les parents est en lien étroit avec les contextes socioculturels et leurs circonstances personnelles lors de l’arrivée d’un nouvel enfant. Poursuivant l’objectif de reconnaître, de comprendre et de documenter les vécus de naissance, une étude pilote collaborative, internationale et interdisciplinaire a été menée sur une période de deux ans au Brésil, au Canada et en France. L’article a pour but de présenter et de qualifier le dispositif méthodologique. Des groupes formés de parents, d’une part, et de professionnels de la naissance, d’autre part, dans les trois pays, ont été rencontrés à trois reprises. Ces groupes de discussion ont été mobilisés autour de l’objectif de construire collectivement un questionnaire commun à l’intention des parents. La restitution des analyses locales et transnationales, après chaque étape, a permis de préparer de manière inductive un outil quantitatif. Elle a aussi donné lieu à une démarche réflexive qui a interrogé des évidences et des certitudes dans chaque pays et permis de constater la convergence de discours et de pratiques entourant l’arrivée d’un enfant. Des exemples de types de résultats obtenus sont insérés dans les descriptions de la démarche faisant ainsi ressortir ses dimensions pratiques, éthico-politiques et épistémologiques.
Mots-clés :
- Naissance,
- recherche collaborative,
- santé,
- périnatalité,
- expérience
Corps de l’article
Introduction
Il est bon de se rappeler que, d’un point de vue anthropologique, la naissance est considérée comme un événement des cycles de vie, une étape de transition dans la vie des humains. Le processus de préparation à l’arrivée d’un enfant, sa mise au monde et ses premiers mois de vie est de tout temps encadré par un ensemble de rites, de pratiques et de croyances. Ceux-ci ont pour objectif de guider, d’informer, d’accompagner la mère, le père ou l’autre parent, pour assurer la réussite de ce passage et la réintégration sociale dans le nouveau statut (Turner, 1969/1990; van Gennep, 1909/1981). Ainsi, ce qui entoure le devenir parent est porteur de significations et de représentations contextualisées qui font écho aux enjeux sociopolitiques plus larges d’un lieu et d’une époque.
Aujourd’hui, dans les endroits qui jouissent de soins de santé primaires et qui ont accès à des technologies de dépistage, le système de santé encadre la naissance. Les apports de la médecine dans la baisse du taux de mortalité maternelle et infantile depuis la fin de la guerre (Knibiehler, 2007) ont fait de l’hôpital le lieu de naissance le plus sécuritaire. Par ailleurs, depuis le début de cette prise en charge, les technologies biomédicales se sont développées (imagerie médicale, diagnostic prénatal de maladies génétiques ou congénitales, gestion pharmacologique du travail et de la douleur, etc.). Ainsi, aujourd’hui, le processus de la naissance (la grossesse, l’accouchement et le postnatal) est scandé par une série de procédures de surveillance visant à garantir le développement normal de l’enfant à naître et le déroulement sécuritaire de la grossesse et de l’accouchement. Cet encadrement, tout en ayant ses avantages en matière de santé publique, est contesté depuis les années 1960-1970 par les tenants d’une approche qui considère la naissance comme un événement aux multiples dimensions – physiologiques, psychologiques, émotionnelles, culturelles et sociales (Lemay, 2007) – appartenant prioritairement aux femmes (Richardson, 1977), aux couples et aux familles.
C’est autour de la notion de risque que les suivis de naissance sont catégorisés et mis en oeuvre – grossesse à haut ou à bas risque. Bien que plus de 80 % des naissances ne présentent pas de complication, l’impossibilité d’en prédire avec certitude le déroulement en fait une source de danger potentiel (Douglas, 1990; Lemay, 2006). La dimension médico-légale faisant de plus en plus autorité, le recours systématique aux technologies de dépistage, d’intervention et d’anesthésie pour prévoir ce qui pourrait éventuellement arriver de malheureux et être en mesure d’y pallier fait aujourd’hui partie d’un encadrement normal pour toutes les grossesses (Carricabaru, 2007).
Se référant à la notion de risque dans une perspective socioculturelle (Burton-Jeangros, 2004; Douglas, 2005), d’autres auteures s’intéressant à la naissance considèrent que le risque n’est pas une donnée objective, mais une construction de la réalité à partir d’une vision du monde, de valeurs et de contextes particuliers (Maffi & Gouilhers, 2019). Ainsi, pour des couples de classe moyenne, un lieu de naissance démédicalisé, voire le domicile, est l’endroit le plus sécuritaire pour vivre un accouchement, évitant ainsi les cascades d’interventions (Rossignol, Moutquin, & Boughrassa, 2012) et les risques iatrogènes d’un accouchement à l’hôpital. Cette position va de pair avec le souhait de se réapproprier la naissance et de transformer en événement significatif pour la mère, le couple, la famille, la communauté (Lachapelle, 2005; Lemay, 2017).
Les études récentes dans ce champ réfèrent à ces deux systèmes de naissance, à leurs interrelations et tensions dans les représentations et les pratiques; elles pointent par ce fait même les enjeux sociaux et politiques de l’encadrement de la naissance aujourd’hui (Lemay, 2017). En effet, des ethnographies récentes (Faya-Robles, 2019; Maffi & Gouilhers, 2019) dans différents pays et contextes font ressortir que les pratiques entourant la naissance sont étroitement liées aux milieux socio-économiques et aux contextes institutionnels. Déjà plusieurs études nord-américaines et françaises (Davis-Floyd, 2001; Quéniart, 1988; Thomas, 2016) rapportaient que les mères, et de plus en plus souvent les couples (Legros-Jacques, 2018), tendent à « bricoler » leurs choix de naissance en prenant ce qui leur convient (en matière de technologie, de lieu et d’accompagnement) pour satisfaire leurs besoins de sécurité, de confort et d’intimité (Champagne, 2017).
En revanche, depuis quelques années, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et les milieux de la santé dans plusieurs pays (Lansky et al., 2019; Occhi, de Lamare, Neri, Rodrigues, & de Lourdes Vieira Fernandes, 2018; Rossignol et al., 2012; The Lancet, 2018) attirent l’attention sur la surutilisation des interventions obstétricales, ses coûts et ses risques pour la santé de la mère et l’enfant. Ces voix institutionnelles qui s’inquiètent de l’« épidémie de césariennes », des « interventions évitables » se rajoutent à celles plus militantes des récits d’expériences de « violence obstétricale » vécues par les femmes (Audibert, 2016; St-Amant, 2013).
Cette hypermédicalisation de la naissance et sa justification pour éviter les risques pour l’enfant (Coxon, Sandall, & Fulop, 2014; Lupton, 2012b) se conjuguent à la vulgarisation d’études en neurosciences (Mantilla & Marco, 2016) qui mettent en rapport les comportements de la mère pendant la grossesse et durant les premières années de vie avec le développement des capacités cognitives de l’enfant (DiPietro, 2000; Nadesan, 2002). Selon Lupton (2012a) et Lemay (2006), la dyade mère-enfant tend à se brouiller dans l’attention aiguë portée aux risques pour le foetus. L’expérience maternelle de porter son enfant – et par extension l’expérience parentale de s’y préparer – se trouve reléguée au second plan. Au premier plan : la surveillance du développement « normal » du foetus et le calcul des risques de s’en éloigner. La mère est abordée en premier lieu comme un corps porteur d’une « précieuse cargaison » (precious cargo) (Lemay, 2007; Lupton, 2012b) et producteur de données à enregistrer et à traiter. Dans cette même perspective, ce corps maternel est aussi représenté comme une source de danger potentiel à travers ses habitudes de vie, son stress, les événements difficiles qu’il pourrait vivre et faire subir à l’enfant à naître (Hays, 1998).
C’est au croisement de ces postures – entre pathologique et normal, entre médicalisation et humanisation, entre naissance sécuritaire et naissance « physiologique » ou « respectée » – entre ces savoirs qui font autorité (authoritative knowledge) (Browner & Press, 1996; Jordan, 1997) et leurs questionnements que se vit la naissance aujourd’hui. Les mères et les pères ou autres parents de divers pays, contextes culturels et milieux socio-économiques font leur choix et deviennent parents dans des circonstances personnelles et institutionnelles particulières; et des professionnels de la naissance de diverses approches les accompagnent au cours de cette étape.
Ces voix multiples entourant la naissance au Brésil, au Canada et en France étaient apparues parfois contrastées, souvent articulées dans nos travaux respectifs portant sur la naissance et la parentalité (Fortuna, Mesquita, Matumoto, & Monceau, 2016; Monceau, 2018; Soulière & Moreau, 2015). Nos échanges nous ont fait voir l’importance d’approfondir et de comprendre dans nos contextes contemporains ce que vivent les parents, leur expérience, leurs choix et la logique du sens qui les entourent. Nous sommes partis d’un double questionnement : 1) quels sont les effets des pratiques et des discours actuels entourant la naissance sur le devenir parent? 2) Comment compléter les épistémologies positivistes qui dominent les savoirs sur la naissance pour mettre en lumière la diversité des parcours des parents (la migration, par exemple), de leurs positions sociopolitiques différenciées, leurs circonstances personnelles, familiales et sociales?
L’objet de ce texte est de présenter le premier pas de cette collaboration internationale (Canada- France-Brésil) et interdisciplinaire (santé collective, éducation et parentalité, anthropologie et intervention sociale), soit une étude pilote financée par l’Institut Savoir Montfort, la Fondation de l’Université de Cergy-Pontoise et l’Université de São Paulo.
Nous sommes partis de la prémisse que la naissance est un processus bio et psychosocial, historique, politique et culturel, vécu par des individus liés entre eux dans la sphère privée (mère-autre parent [incluant le père], famille et entourage immédiat) et la sphère publique (professionnels de la santé et des services sociaux, environnement social). Nous souhaitions produire des connaissances qui, d’une part, conçoivent la naissance comme un événement qui ne peut se détacher des contextes macro et microsociaux dans lesquels il se déroule et qui, d’autre part, documentent la naissance du point de vue des parents et de leur expérience subjective. En fin de compte, nous voulions proposer aux divers intervenants et aux professionnels de la naissance une compréhension approfondie de ce que vivent les parents aujourd’hui et des contextes dans lesquels ils attendent et accueillent un nouvel enfant.
Pour atteindre ces objectifs, nous avons mis en oeuvre un dispositif méthodologique collaboratif nous permettant de croiser les réalités de nos trois pays. La dualité des approches – médicale et « physiologique », « respectée » « humanisée » – qui entoure la naissance se retrouve dans les trois pays tout en étant inscrite dans des conceptions et des pratiques particulières. Ainsi les allants de soi nationaux allaient être interrogés à la lumière de ceux des autres pays. Le Canada, la France et le Brésil présentent des différences économiques, culturelles et historiques. Les systèmes de santé et l’organisation des soins périnataux sont uniques à chaque pays en matière de professions et d’approches de formation. Même si les taux d’interventions obstétricales diffèrent, particulièrement pour la césarienne, elles sont questionnées – différemment – dans les trois pays. Les dimensions sociales et culturelles qui sont étroitement liées à la préparation et à l’arrivée d’un enfant ne sont pas les mêmes ou n’ont pas la même importance dans chaque pays. Par exemple, au Canada, du fait de la législation, les familles homoparentales et la pluralité des identités de sexe et de genre font partie des questions abordées. Au Brésil, la criminalisation de l’avortement et la forte influence de la religion dans les familles sont des aspects qui sont au coeur des expériences de naissance. En France, les politiques familiales se traduisent dans des services d’accompagnement et des approches qui sont méconnus au Canada. Toutes ces différentes particularités sont des forces méthodologiques qui ont alimenté les réflexions locales et mis en lumière des réalités partagées à l’international.
Après cette introduction et cette mise en contexte de notre recherche, les deux sections suivantes de l’article présentent la démarche méthodologique, son analyse et des résultats obtenus qui en illustrent des dimensions pratiques, éthico-politiques et épistémologiques.
1. Le dispositif méthodologique
C’est avec l’intention de documenter l’expérience des parents lors de la préparation et de l’arrivée d’un enfant, notamment leurs vécus, leurs attentes, leurs désirs et leurs préoccupations dans des circonstances et des contextes particuliers et changeants, que nous avons conçu et élaboré tout au long de l’étude le dispositif méthodologique (Monceau, 2011). Pour mieux situer l’expérience de la naissance dans ses contextes institutionnels, nous voulions approfondir ce que disent des professionnels dans différents milieux sur leurs pratiques, les conditions d’exercice de leur profession, leur vision de la naissance et des parents qu’ils accompagnent ou auprès de qui ils interviennent.
Cette double intention de documenter l’expérience de la naissance et de la situer dans ses contextes institutionnels explique le choix méthodologique de fonder la collecte des données sur des groupes de discussion. Ainsi, quatre groupes ont été formés dans chaque pays : deux groupes de professionnels de la santé périnatale qui se distinguent par leur approche, leur organisation des soins ou leur champ d’expertise (pré, per ou postnatal) et deux groupes de parents reflétant la diversité sociale et culturelle locale. Ces groupes ont été sollicités à trois reprises sur une période de 14 mois.
Un autre choix stratégique pour notre dispositif méthodologique a été d’organiser les discussions à l’intérieur des groupes autour de la préparation d’un questionnaire quantitatif destiné à un plus grand échantillon de parents dans une étape ultérieure de la recherche. La volonté de construire collectivement un outil quantitatif répondait à un double objectif. En premier lieu, comme la reconnaissance des analyses qualitatives dans le champ de la santé en est à ses premiers pas (Santiago-Delefosse et al., 2015), pour atteindre les professionnels formés en sciences médicales et les sensibiliser à une perspective contextualisée et singulière de la naissance, nous avons opté pour une démarche qui leur était familière. Notre but était d’apporter une contribution scientifique qui résonnerait auprès des professionnels et des divers intervenants en périnatalité : illustrer au moyen de données statistiques les multiples aspects de la vie qui interfèrent dans l’arrivée d’un enfant (conditions sociales, référents culturels particuliers, entourage absent ou présent, etc.); montrer les interrelations entre ces éléments de contextes et l’expérience vécue de la naissance, ce qui en fait un événement singulier aux multiples composantes.
En deuxième lieu, la mobilisation des groupes sur une durée de 14 mois à raison de trois rencontres lors desquelles le questionnaire a été élaboré par phases (décrites plus bas) était fondée sur la reconnaissance de l’expérience de parents et celle de professionnels dans la production de connaissances scientifiques (Monceau & Soulière, 2017). Cela rejoint les visées de compréhension et de transformation de notre réseau Recherche avec. Souvent positionnés désavantageusement dans des rapports de pouvoir asymétriques dans les institutions de santé, les parents regroupés ont l’occasion de partager, de dire leurs défis et d’entendre ceux des autres tout en étant sollicités pour fournir de précieuses informations pour la recherche internationale sur la naissance et le devenir parent (Lyet, 2016). Notre démarche visait à accorder de l’importance aux positions et aux choix des parents, quels qu’ils soient, dans un environnement social où la pression des normes liées à la parentalité est très présente. Dans le même ordre d’idées, avec les professionnels, écouter, partager et prendre au sérieux les enjeux des milieux de pratique, les limites de leurs possibilités d’intervenir comme ils le souhaiteraient participent à une forme de reconnaissance de leurs réalités complexes et souvent difficiles.
Dans la partie qui suit, nous présentons notre terrain de recherche à travers les trois phases des groupes de discussion. Nous y explicitons la démarche inductive qui nous a menés à constituer un questionnaire biographique rétrospectif en vue de comprendre l’expérience de la naissance dans les parcours de vie des parents et aussi de saisir les effets des différents contextes d’intervention en santé périnatale.
2. Les phases du terrain : construire collectivement
Notre démarche de recherche s’est caractérisée par deux principales particularités : sa dimension collaborative dans une perspective de recherche inductive visant trois contextes nationaux différents et la tenue de restitutions successives (Bergier, 2001) des résultats préliminaires obtenus après les différents temps de collecte auprès des participants, et ce, dans les trois pays.
2.1 La première phase : les déclencheurs thématiques
Pour chacune des trois phases de collecte des données et d’élaboration du questionnaire, la présentation détaillée de la démarche se divise en deux sections. Nous nous concentrons d’abord sur la méthode de construction du questionnaire et ensuite sur la collaboration et le déroulement des groupes de discussion.
2.1.1 L’élaboration d’un premier guide d’entretien commun aux trois pays
Pour commencer, il nous fallait mettre au point le guide d’entretien entre les trois équipes – Brésil, Canada, France. Dès le départ, tout en nous assurant de communiquer régulièrement par courriel et en établissant des rencontres réelles en France, au Brésil ou au Canada via un dispositif numérique de communication vidéo synchron, il a été décidé que l’équipe Canada allait produire une première ébauche, retravaillée par tous ensuite.
Le guide reprenait des thèmes dégagés des publications récentes sur la naissance, de l’expérience de terrain (clinique) des différents chercheurs et des résultats de leurs recherches passées et en cours dans les champs de la santé primaire, de la naissance et de la parentalité. Il s’agissait en premier lieu d’inscrire la naissance dans un cadre anthropologique élargi, en tant qu’événement des cycles de vie porteur de sens et de significations. Il nous importait également de la contextualiser dans les cadres institutionnels qui en définissent et en régulent les pratiques et les discours aujourd’hui, et plus globalement dans les cadres sociaux et culturels qui façonnent les représentations entourant la naissance (par exemple, la « bonne mère » [Newman & Henderson, 2014; Romagnoli & Wall, 2012], le « père engagé » [Forget, Devault, & Bizot, 2009], le « développement optimal de l’enfant » [Locke, 2015]). C’est donc sur la base de ces différents points que nous avons construit le guide d’entretien pour la première rencontre avec les groupes de parents et de professionnels. Nous avons placé la naissance comme événement des cycles de vie au centre de notre objet de recherche.
À partir de là, nous avons investigué, en questionnant ou en captant au fil des discussions, comment les parents vivent les normes contemporaines de la parentalité dans différents contextes et quelle place prennent les discours sur le risque, la protection et la sécurité dans leur expérience.
2.1.2 La collaboration et le déroulement des groupes de discussion
Les défis de la collaboration multisite lors de cette première phase ont été d’ajuster des pratiques de recherche individuelles (socio-cliniques, socio-anthropologiques, démographiques, etc.) à une démarche collective : doit-on s’assurer de suivre un même guide d’entretien pour être en mesure de croiser de manière significative ce qui ressortira des groupes de discussion? Au-delà du contenu du guide, doit-on organiser la discussion de manière similaire? Finalement, les chercheurs présents lors des rencontres avec les groupes ont expérimenté des manières différentes entre le suivi systématique des questions et l’invitation aux participants à évoquer librement leurs vécus de parents ou de professionnels selon les groupes. Au fil des rencontres, la création du lien de confiance a fait en sorte que les participants se sont approprié de manière personnelle, donc vivante et diversifiée, les outils méthodologiques.
Au Brésil, un groupe de parents a été recruté dans une crèche rattachée à la religion espírita. Cette crèche dessert majoritairement des familles à revenu modeste. Lors de la première rencontre, il y avait beaucoup de curiosité mêlée de tension en lien avec ce qui serait discuté. Les parents avaient des craintes que les discussions avec les professionnels puissent mettre en cause la sécurité et la place des leurs enfants dans la crèche. Dès le début des échanges, il est assez vite apparu que les parents vivaient comme un privilège le fait que leurs enfants soient acceptés dans cette crèche et faisaient tout leur possible pour satisfaire les professionnels. Par exemple, les pères étaient actifs dans les actions visant à collecter de l’argent pour l’établissement.
Le deuxième groupe brésilien était constitué de parents fréquentant une école d’anglais et langues étrangères (privée et chère pour la majorité de la population brésilienne). Il s’agissait donc de parents relativement aisés économiquement. Ces parents avaient aussi une certaine appréhension à partager dans un groupe leur vécu de naissance et leur façon d’élever leurs enfants. Dans ce groupe, il y avait moins de participants au départ, mais leur fréquentation a été plus régulière.
Pour illustrer les différences de conceptions et de référents culturels entourant la maternité au Brésil, une des chercheures a partagé son choix de ne pas vouloir d’enfants dans les deux groupes. Dans le premier, les parents ont essayé plusieurs fois au fil des rencontres de la convaincre de revoir sa décision, étant persuadés qu’elle le regretterait plus tard. Dans le deuxième groupe, cette éventualité a été reçue comme naturellement possible.
En ce qui concerne les deux groupes de professionnels, le premier a été formé d’infirmières techniciennes, obstétriciennes et pédiatriques, de nutritionnistes, de psychologues et d’un travailleur social dans un hôpital soucieux de l’humanisation des naissances, encourageant les accouchements naturels. Le deuxième regroupe des professionnels rattachés à un service qui adopte des pratiques plus traditionnelles, c’est-à- dire, plus interventionnistes, comptant plus d’accouchements par césarienne. Il était composé de médecins, d’une infirmière obstétricienne et d’une infirmière pédiatrique, d’une kinésithérapeute, d’un travailleur social, d’une psychologue et d’une orthophoniste. Les rencontres ont eu lieu sur le lieu de travail pendant leur journée de travail.
En France, les groupes de professionnels (d’une maternité et d’un service de protection maternelle et infantile [PMI]) se sont rassemblés dans des salles de réunion sur leurs lieux de travail. Ils étaient constitués de façon hiérarchiquement hétérogène, mais la parole a semblé assez libre. Les professionnelles les moins diplômées (les aide-soignantes à la maternité et les secrétaires dans le service de protection maternelle et infantile) s’exprimaient autant que les autres. Les rencontres ont eu lieu pendant le temps de travail des professionnelles (certaines sont venues même lorsqu’une rencontre tombait durant leur jour de repos) et dans des salles familières. Cela a mis les chercheurs en situation d’intervenants venant de l’extérieur pour proposer une mise en réflexivité sur la pratique ordinaire. Ainsi, de nombreuses situations professionnelles y ont été décrites et discutées.
Toujours en France, le premier groupe de parents se réunissait pour la recherche dans les locaux de l’université et l’autre dans un local de la municipalité : la Maison des familles. Le premier groupe de parents était constitué majoritairement de mères, mais entre un et trois pères étaient présents selon les rencontres. Ce groupe réunissait des adhérents à une association liée à une maison de naissance et soutenait un discours opposé à la médicalisation de la naissance. Plusieurs parents du groupe avaient fait le choix de l’accouchement à domicile pour leur dernier enfant. Ce groupe était constitué d’enseignantes, de techniciens et de personnel soignant ayant un niveau de formation supérieur. Par contraste, le second groupe de parents n’était constitué que de mères, une majorité d’entre elles issue d’immigration nord-africaine récente (elles-mêmes ou leurs parents étant nés au Maghreb). Le niveau de formation au sein de ce groupe était diversifié, mais une majorité était peu ou pas diplômée. Les femmes de ce deuxième groupe considéraient la médicalisation de la naissance comme un progrès dont elles souhaitaient bénéficier. Cependant, plusieurs d’entre elles insistaient, comme les parents du premier groupe, sur un ressenti de dépossession de soi-même. Une femme de ce second groupe disant même qu’elle avait eu l’impression d’être traitée comme « un bout de viande » lors de son accouchement.
Au Canada, le premier groupe de parents a été organisé dans un Centre de ressources communautaires qui offre des services aux parents et aux familles de différents milieux socio-économiques. Le groupe a été formé de mères aux origines diversifiées, mais à dominante africaine : deux Québécoises, une Centre-Africaine, une Burundaise, deux Congolaises, une Algérienne. La dynamique de discussion était relativement bien répartie entre les participantes même si certaines ont plus facilement pris la parole. La majorité était arrivée depuis peu au Canada et était donc en phase d’insertion sociale et économique, et, pour la plupart, dans le système médical et de parentalité locale (pays d’accueil). L’atmosphère tout d’abord très silencieuse et calme s’animait peu à peu au fil des questions et des thèmes.
Le deuxième groupe a rassemblé dans l’école primaire de leurs enfants des parents qui ont fait ce choix d’école pour sa pédagogie différente. Bien que l’école ne soit pas accessible qu’aux familles privilégiées (elle est intégrée dans le réseau public), la majorité des participants étaient de niveau socio-économique moyen supérieur. Étant soucieux de « bien faire », ces parents ont fourni beaucoup d’informations pertinentes concernant la diversité des situations dans un groupe social relativement homogène. Toujours au Canada, le premier groupe de professionnelles, composé uniquement d’infirmières, a été formé à l’hôpital dans un département de gynécologie-obstétrique. Le deuxième a rassemblé des professionnelles qui offrent une approche non médicalisée de la naissance (sage-femme en maison des naissances, accompagnantes et intervenante communautaire).
À la suite des rencontres de la première phase, nous avons dans un premier temps procédé dans chaque pays à leur transcription. Nous avons aussi privilégié après chaque rencontre des échanges entre les chercheurs et les collaborateurs présents et parfois avec des participants. Nous avons pu ainsi partager à chaud ce que nous retenions de la rencontre, ce qui en émergeait avec le plus de force et, finalement, nous avons pu faire des liens entre les propos des différents groupes. Par exemple, au Canada, les visions très différentes des parents que peuvent avoir les professionnelles qui oeuvrent en milieu hospitalier et celles rattachées à une maison de naissance.
Dans un second temps, la collaboration s’est matérialisé par des rencontres hybrides (en présence et à distance) au Canada et en France, avec chaque fois la coprésence de chercheurs des trois pays. Comme nous avions un petit budget pour cette phase pilote qui ne permettait pas des déplacements outre-mer, nous avons jumelé des activités du réseau Recherche avec pour tenir des séances de travail collectif. L’objectif de ces rencontres était d’une part de croiser et de mettre en dialogue ce que nous avions retenu de nos groupes, nos concordances et nos disparités locales. Notre but était de préparer un outil de collecte de données qui allait être significatif pour les parents des trois pays sans toutefois niveler les réalités. Au-delà des connaissances qu’allait produire éventuellement ce questionnaire, les questions importantes localement étaient en soi des noeuds de significations (Levine & Touboul, 2002) qui guidaient le processus de construction.
2.2 La deuxième phase : Première restitution
Nous sommes retournés six mois plus tard soumettre aux quatre groupes dans chacun des pays le fruit de nos analyses croisées. Sur le plan méthodologique, il s’agissait de restituer aux participants le travail des chercheurs après chacune des étapes de la recherche.
2.2.1 Première structure du questionnaire
Lors de la deuxième rencontre avec les douze groupes et dans les trois pays, nous avons restitué notre synthèse en cinq points. Ceux-ci étaient présentés par un court descriptif suffisamment nuancé (en contrastant certains points de vue) pour pouvoir générer de nouvelles réflexions. L’enjeu de cette étape était aussi de valider ces cinq points comme structure du questionnaire à venir. Nous les présentons ici intégralement (voir l’Encadré 1) pour illustrer comment les récits des parents – et ceux des professionnels au sujet de leurs interventions et des parents – dans trois pays très différents s’organisent en une structure significative, complexe et inclusive.
2.2.2 La collaboration et le déroulement des groupes de discussion
Pour cette première restitution, nous souhaitions, autant que possible, retrouver les participants ayant été de la première rencontre (sans toutefois exclure de nouvelles personnes intéressées). Leurs retours sur les thèmes émergents de la première rencontre et les discussions qu’ils allaient susciter étaient au coeur de cette deuxième phase.
Au Brésil, les participants ont été contactés individuellement par téléphone pour confirmer leur présence. Il a aussi été nécessaire de rappeler les chefs de service pour s’assurer de la réservation de la salle et de la participation des professionnels pendant leur journée de travail.
Lors du déroulement des rencontres, les participants étaient très engagés dans les échanges. Les professionnels partageaient volontiers leurs points de vue sur la naissance en faisant aussi référence à leur expérience de parents, de fils, d’épouse, de mari. Par ailleurs, dans un des groupes de parents, le nombre de participants avait diminué. La proportion de femmes a été majoritaire dans les groupes de professionnels et de parents. Certains pères ont demandé à leur femme de les représenter. Cela reflète la forte tendance socioculturelle de la société brésilienne d’associer la parentalité à une affaire de femmes plutôt que d’hommes ou de couple. Nous en avons conclu que la participation aux groupes avait eu des retombées dans les foyers!
En France, dans les deux groupes de parents, la figure de la belle-mère est revenue à différentes reprises pour dire la difficulté des jeunes mères à s’émanciper des conseils pressants de l’environnement. Les femmes ayant fait le choix d’un accouchement à domicile l’ont par ailleurs souvent caché à leur propre famille jusqu’à la naissance. Si pour le groupe plus diplômé et socialement favorisé le soutien était davantage recherché auprès d’amis partageant les mêmes orientations, c’est auprès de leur famille que la plupart des femmes du groupe moins privilégié recherchaient des appuis, ce qui rendait la distance avec des parents demeurant en Afrique du Nord difficile à vivre pour certaines mères.
Ce qui est ressorti dans le groupe des parents a aussi été repris par les professionnelles, en particulier celles de la Protection maternelle et infantile (PMI) qui suivent des enfants et leurs parents sur une période déterminée : du pré au postnatal et parfois pour plus d’un enfant. Elles donnent de nombreux exemples de jeunes parents pour qui il est difficile de conquérir leur autonomie par rapport au milieu familial. C’est souvent par différenciation de la génération précédente que les choix sont effectués. Cependant, des continuités sont aussi exprimées.
Au Canada, le groupe de professionnelles à l’hôpital a de nouveau été constitué d’infirmières. Au moment où la pause du dîner allait commencer, un appel pour une césarienne d’urgence a mobilisé une grande partie des employées. Seulement deux d’entre elles affectées à des postes administratifs (et présentes à la phase I) ont été disponibles pour l’entretien. Cela leur a permis d’approfondir des aspects et de développer leurs idées. Le souhait des participantes de partager leur expérience était réel et manifeste.
La rencontre avec les professionnelles qui définissent leur pratique comme une alternative (éventuellement complémentaire) au modèle biomédical s’est tenue au même centre de ressources en périnatalité dans la région Ottawa-Gatineau. Deux accompagnantes présentes lors de la première rencontre ont participé à la discussion et une sage-femme de l’Ontario s’est jointe au groupe. La conversation a été fluide et a navigué entre les thématiques proposées. Ce qui est ressorti de ces deux groupes de professionnelles, ce sont les différences, contrastées à certains égards, en ce qui a trait aux approches, aux contextes de pratiques, aux visions de la naissance et à la nature des liens à établir avec les parents.
Le jour de la deuxième rencontre au Centre de ressources communautaires pour le premier groupe de parents, cinq mères sont venues malgré la forte pluie. Pour les accommoder, nous leur avions offert le taxi comme moyen de transport alternatif à l’autobus. Les mères sont de différentes origines (Liban, Congo, Burundi, Canada). La discussion a été libre et fluide, et les mères ont partagé leurs sentiments comme l’inquiétude et la solitude.
Dans le deuxième groupe, formé des mêmes parents de l’école qu’à la phase 1 (sauf une maman), le climat a été plus familier que la première fois. Ces parents d’enfants d’âge scolaire ont parlé beaucoup, mais finalement très peu de la période de la naissance. Ils étaient préoccupés par des questions d’éducation actuelles (comme la différenciation, ou non, selon les sexes) et cela transperçait dans les échanges. Un père a quitté aux trois quarts de la discussion pour aller mettre ses enfants au lit (laissant la mère poursuivre les échanges).
Dans le déroulement de l’ensemble des groupes dans les trois pays, les liens de confiance tissés lors de la première rencontre ont transparu dans le degré d’engagement et d’ouverture des participants lors de cette première restitution. Leurs positions de professionnels et de parents se sont ainsi clarifiées et mieux affirmées. Par exemple, les visions que les parents avaient des professionnels, et réciproquement, sont ressorties clairement, dans leurs contrastes et aussi leurs nuances. Ou encore, en France, dans les différents groupes, les participants ont investi les rencontres avec les chercheurs sur deux registres : le partage d’expérience et le souhait de faire passer des messages aux décideurs.
Le traitement de sous-thèmes très concrets et préalablement identifiés par ces mêmes participants n’est pas étranger à la disposition des parents et des professionnels lors de cette deuxième rencontre. Le sentiment des chercheurs d’arriver à mettre en place un véritable dispositif collaboratif de recherche avec (en dépit des obstacles et des contraintes) et le sentiment des participants d’être écoutés et pris au sérieux ont contribué au climat propice à une qualité d’écoute et d’échange.
2.3 La troisième phase : Deuxième restitution et premier questionnaire
Cette troisième phase a consisté à préparer collectivement une ébauche de questionnaire à partir du matériel issu des premières et de soumettre notre travail aux groupes de discussion dans les trois pays.
2.3.1 L’élaboration du questionnaire
Dans un premier temps, nous avons conçu un support pour organiser les questions. Nous avons opté pour une forme chronologique en sept temps : 1) parcours et expériences antérieures; 2) désir d’enfant et conception; 3) grossesse; 4) accouchement; 5) postnatal immédiat; 6) première années de vie de l’enfant; 7) parentalité. Il s’agissait d’inscrire toutes les questions qui avaient émergé des groupes de discussion et qui nous semblaient pertinentes pour bien saisir les contextes des parents, les grands axes de leur expérience et les implications de l’intervention.
Les chercheurs de chaque pays ont été appelés à écrire leurs questions dans une couleur de leur choix dans chaque rubrique. À partir de ce travail collectif, deux d’entre nous sommes parties en retraite d’écriture pour construire la première version du questionnaire : organiser, prioriser, formuler des questions et des choix de réponses qui permettraient de capter l’expérience subjective des parents dans trois pays différents et qui refléteraient les préoccupations qu’avaient exprimées les parents et les professionnels dans les groupes de discussion. C’est cette première version de questionnaire que nous avons soumise aux groupes de discussion lors de la troisième phase après l’avoir testé entre nous et auprès de parents.
2.3.2 La collaboration et le déroulement des groupes
Pour cette deuxième restitution, nous sommes arrivés dans les groupes avec en main un questionnaire de 35 pages. Notre objectif était double : d’abord recevoir les rétroactions des parents et des professionnels sur la formulation des questions, les choix de réponses, la pertinence des aspects touchés, et aussi ceux qui nous avaient échappé (comme ceux liés à l’adoption); ensuite, susciter des échanges et des discussions à partir des questions et réponses du questionnaire pour approfondir notre compréhension de l’expérience des parents.
Chaque groupe dans les trois pays avait à coeur de contribuer le plus efficacement possible au projet de recherche mais les échanges ont pris globalement deux formes différentes : soit plus scolaire, soit plus personnellement investie. Par exemple, au Canada, le groupe de parents de l’école a commenté les questions une à une dans le but de couvrir un maximum de questions et de fournir le plus de précisions possibles. En revanche, le groupe de parents du Centre des ressources communautaires a fait beaucoup de liens entre les questions et leurs vécus de grossesse et d’accouchement. Dans le même ordre d’idée, des infirmières dans le groupe à l’hôpital étaient au bord des larmes lorsqu’elles ont lu un des choix de réponses, « violence obstétricale », à la question « comment avez-vous vécu les interventions pendant votre accouchement? ». Elles ne connaissaient pas ce terme et elles ne comprenaient pas que cela puisse être une option de réponse… Cela a été un moment saisissant où à la fois leur profond engagement envers les mères et les contraintes de leur pratique étaient palpables.
Au Brésil, un des cochercheurs français a participé à cette deuxième restitution dans un groupe de parents. La présence étrangère (dans le sens littéral et subjectif) a permis des échanges inattendus « à chaud ». En même temps que nous travaillions la pertinence des questions a eu lieu l’expression d’étonnement et de réflexion sur la réalité brésilienne. Nous pouvons dire que nous avons vécu une sorte d’exercice de re-signification de la parentalité. En effet, lors des questions sur la durée du congé parental, les parents ont posé des questions sur les droits des autres pays. Quand ils ont compris qu’en France (et au Canada), le couple peut décider et qu’il y a une tendance croissante de l’option du père d’être en congé et de la mère de retourner au travail, le groupe (composé de femmes) s’est questionné sur les capacités des pères de s’occuper d’un bébé. Cela a mis en lumière le fait que dans la société brésilienne c’est la mère qui assume le rôle principal et que cela peut écarter le père de son rôle dans la parentalité.
En France, chacun des quatre groupes a examiné en détail entre un tiers et la moitié des questions et, au total, toutes les questions ont été revues par un ou deux groupes. Tous les groupes ont essayé de répondre le plus précisément aux questions, ce qui a engendré des discussions sur leurs formulations, mais également sur les mots utilisés et les risques d’incompréhension par d’autres parents. Chacun des groupes (parents ou professionnels) avait à coeur de rendre le questionnaire clair et pertinent, pour preuve des participantes des différents groupes ont transmis des observations personnelles sur certaines questions après les rencontres.
Une question méthodologique majeure a émergé lors de cette restitution : pour atteindre notre objectif de documenter l’expérience de naissance des parents, chaque grossesse devait être interrogée séparément. Nous avons ainsi ajouté à notre questionnaire un volet rétrospectif biographique, c’est-à-dire permettant de retracer le déroulement des événements entourant chaque naissance successive.
Les questionnaires rétrospectifs biographiques constituent d’excellents outils pour comprendre l’enchaînement des événements et leurs effets sur des décisions, de comportements, etc. (Lelièvre, Roubaud, Tichit, & Vivier, 2006; Vivier, 2006). En d’autres termes, de tels dispositifs, bien que donnant lieu à des données traitées statistiquement, permettent de rendre compte des processus vécus par les personnes interrogées, ce que les outils plus standards ne parviennent pas à faire, en raison de l’image ponctuelle de la réalité qu’ils fournissent (Calvès & Marcoux, 2004).
À partir d’une ligne du temps de la naissance du participant jusqu’au moment de l’enquête, nous avons ainsi identifié les éléments biographiques (et leurs changements) susceptibles d’influencer les choix et l’expérience vécue de chaque naissance : les résidences successives, les activités incluant les études, les unions significatives et les différents épisodes de grossesses qu’ils aient ou non donné lieu à une naissance vivante. Par exemple, on peut considérer qu’une personne ayant fait l’expérience d’une fausse couche, d’un avortement, etc., peut avoir été marquée par ces événements de sorte que cela a conditionné certains de ses choix lors d’une conception ultérieure.
L’apport original de ces discussions croisées autour de la construction du questionnaire vient de ce qu’il permet de rendre visibles des réalités normalisées dans un contexte et qui n’apparaissent pas avec la même intensité dans d’autres. Cela amène de nouveaux questionnements, notamment celui de pourquoi au Canada la question de l’avortement n’a pas été soulevée, quand elle l’a été dans les deux autres pays, surtout au Brésil? Ces mêmes questions ont également été visibles lors des rencontres entre les chercheurs. Lisle (1985) souligne également que, lorsqu’on effectue des recherches transculturelles,
il faut [...] garder constamment à l’esprit deux séries de distorsions et en tenir compte : les unes tiennent aux différences intrinsèques entre les sociétés considérées, les autres sont inhérentes à l’esprit du chercheur car les comparaisons internationales comme méthode de validation constituent elles-mêmes le produit d’une culture particulière
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Dans la construction méthodologique de notre recherche, nous avons dû négocier entre chercheurs tout au long du processus, tant sur la méthode que sur les concepts et les mots utilisés. La question de la langue a été révélatrice des différentes cultures et vision de la famille, de l’éducation ou encore du rapport au corps. Si pour Callon « [t]raduire, c’est déplacer » (1986, p. 204), au-delà de la traduction linguistique de certains mots, lors de ce travail de recherche, et pas seulement du français au portugais et inversement, mais quelquefois même du français hexagonal au français canadien, c’est à leur explicitation dans leurs contextes respectifs qu’il a fallu constamment procéder. C’est ce travail de déplacement que chaque chercheur a dû effectuer pour comprendre les réalités dans chacun des autres pays, ce qui a approfondi la compréhension de notre objet de recherche.
Au moment où nous terminons l’écriture collective de cet article, le questionnaire a été testé auprès de 20 parents (non participants aux groupes) dans les trois pays. Les données sont en processus de saisie (par une consultante en démographie) en vue d’analyses préliminaires et d’explorations des possibilités de croisement de cet outil quantitatif construit avec une approche inductive. Les données qualitatives provenant des enregistrements et des transcriptions des groupes de discussion sont insérées dans un logiciel NVIVO et la grille de codification a été construite par étape de manière collaborative entre les chercheurs. L’ensemble de ce matériel nous permettra de documenter en profondeur l’expérience de la naissance et du devenir parent comme événement des cycles de vie en mettant en lumière ses multiples composantes et leurs interrelations toujours singulières dans un parcours de vie particulier.
Conclusion
Les visées épistémologiques, éthico-politique et méthodologique de notre projet sont difficilement abordables séparément. Dans le champ de la naissance, le savoir médical fait autorité ayant le risque et l’évitement du pire (Beck, 2001) comme moteur d’intervention et de justification (Salmi, 1993). Dans un registre plus discret, un autre discours se fait entendre depuis plus de 40 ans. Issue d’une résistance au contrôle du corps des femmes par la médecine (St-Amant, 2013), une approche non médicale de la naissance, fondée sur la confiance dans le processus physiologique de croissance et de sortie du bébé s’est développée dans nos trois pays de manière différente et à des degrés divers. Peu de parents échappent aux deux discours de vérité, l’un imposant et protecteur, l’autre aux tendances essentialistes et idéalisées, parfois culpabilisant pour les mères qui n’arrivent pas à faire de la naissance une expérience édifiante. Au-delà des luttes d’appropriation autour de la naissance qui en impactent fortement l’expérience, les visées de notre démarche sont de saisir les déroulements possibles de la naissance dans ses dimensions souvent invisibilisées. En nous intéressant d’abord aux parcours et aux circonstances des individus, des couples et des familles, dans des contextes sociaux, politiques et culturels variés, nous souhaitons contribuer, dans le champ de la santé, à produire des connaissances qui peuvent donner une profondeur de champ à la prescription et aux résultats des tests de dépistage. Notre démarche soucieuse de percevoir, de ressentir, de partager et de comprendre ensemble les dimensions biologiques et aussi psychologiques, sociales, culturelles et politiques de la naissance participe à considérer celle-ci comme une expérience marquante et unique à chaque fois, et aussi à la réinscrire en tant qu’événement individuel et collectif potentiellement rassembleur et créateur de liens et de solidarités.
À un autre niveau, la durée de 14 mois de la démarche a permis de développer des relations de confiance entre des chercheurs et des collaborateurs de différentes disciplines et de différents pays, entre des acteurs de différents milieux partageant des intérêts communs. Ces relations sont des forces inestimables dans la production de connaissances dans les contextes de pratiques de la recherche et de l’intervention aujourd’hui. Le croisement de nos regards, de nos cadres de références et de nos définitions de concepts permet l’élargissement de nos sensibilités théoriques et expérientielles (Paillé & Mucchielli, 2010). Les retours successifs dans les milieux d’intervention et dans les groupes de parents nous ont tous déplacés au coeur des enjeux concrets des réalités vécues. Un tel dispositif oriente la pratique de la recherche en mode réflexivité et ouverture à l’altérité de façon permanente, contribuant à sa manière à la démocratisation de la production des connaissances (Monceau & Soulière, 2016) et cela nous semble particulièrement pertinent dans le champ de la santé dans le contexte actuel.
Parties annexes
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