Résumés
Résumé
Tandis que la promenade urbaine tend à définir un type d’aménagement spécifique constituant « une nouvelle tendance urbaine », la notion d’attractivité fait florès. Considérée comme un levier du développement des territoires, elle tend à devenir incontournable dans les stratégies territoriales et dans les discours des élus. Au-delà de la volonté de satisfaire les usagers, on note celle de créer des centralités attractives tout en offrant des espaces de qualité. L’objectif de cet article est de montrer, à travers l’aménagement de promenades urbaines en front de mer algérois, que la fréquentation et l’usage d’un lieu résultent de multiples facteurs. La volonté des acteurs participant à la fabrique formelle de la ville est déterminante, dans la mesure où l’aménagement influence les pratiques et que la réglementation les conditionne – ce qui n’empêche pas la spontanéité usagère. L’aménagement de la promenade des Sablettes sur un ancien terrain vague et délaissé de la baie d’Alger a engendré un attrait particulier, stimulé par une offre d’espaces entretenus et sécurisés donnant lieu à de nouvelles formes d’urbanité.
Mots-clés :
- Aménagements,
- promenades urbaines,
- front de mer,
- attractivité territoriale,
- pratiques et usages
Corps de l’article
Introduction
Depuis plusieurs années, la notion d’attractivité est considérée comme un levier de développement des territoires, tant dans les stratégies d’aménagement que dans les discours des élus (Cusin & Damon, 2010). Parallèlement, les loisirs transforment la ville et influencent l’urbanisme contemporain (Gravari-Barbas, 2006). En plus d’assister à une ludification de l’espace public, on observe une nouvelle tendance, qui veut que toute opération d’aménagement soit dotée d’espaces conçus comme des lieux propices à la déambulation, aux loisirs :
Ils [les responsables des opérations urbaines] créent des parcs urbains, aménagent des promenades le long du fleuve trop longtemps délaissé, incitent les cafés à ouvrir en terrasses, etc. Il ne s’agit pas seulement de flatter l’usager – source de revenus –, mais aussi d’inventer des centralités attractives tout en accordant un réel confort à chacun
Paquot, 2009, p. 65
Parmi les différentes formes d’espaces publics, la promenade urbaine, qui matérialise par définition une activité, tend à définir un type d’aménagement spécifique, prisé par la planification. Des parcs de promenade de différentes superficies, aménagés en vue de la pratique d’activités diverses allant de la déambulation citadine aux événements festifs, tendent à se multiplier et à faire l’objet d’aménagements recherchés à des fins attractives (Miaux, 2008; Paquot, 2009).
Alger n’échappe pas à cette tendance. Le projet d’aménagement de la baie d’Alger, en cours de réalisation, met en scène des espaces publics ludiques à travers une promenade urbaine longue de 70 kilomètres. L’une des composantes de ce projet, la promenade des Sablettes, qui s’étend sur un linéaire de quatre kilomètres et demi, est ouverte au public bien qu’elle ne soit pas totalement achevée. Établi sur une zone anciennement en friche, ce maillon de la Grande Promenade de la baie se présente comme un espace de détente attractif.
Par cet article, nous souhaitons apporter un éclairage sur l’intérêt suscité par cette promenade de front de mer de la baie d’Alger. Au-delà des objectifs d’attractivité que lui ont assignés les idéateurs du projet (touristique, de consommation, etc.), ce lieu présente une forte urbanité. En fondant nos analyses sur les travaux de Cattedra (2002), de même que sur ceux de Choplin et Gatin (2010), nous favoriserons une approche appréhendant ce lieu dans sa dualité : y convergent un espace conçu par les savants, les planificateurs et les technocrates (Lefebvre, 1974) et un autre, vécu par les usagers.
Pour nourrir notre réflexion, nous nous appuierons en outre sur les travaux de thèse de la coauteure L. Nouri sur les Sablettes; ces travaux croisent des protocoles d’observation in situ, des comptages échantillonnés, des sondages de même que des entretiens qualitatifs.
1. La promenade : de l’activité de se promener à la définition d’une forme urbaine
La promenade est essentiellement une activité de divertissement caractérisée par une déambulation sans but immédiat. Par opposition à d’autres formes de loisirs, elle se présente avant tout comme une activité « creuse » (Dautresme, 2001, p. 84), un temps de disponibilité ouvert à une vaste gamme de distractions possibles. Considérée comme un support de réflexion et de conversations philosophiques dans l’Antiquité, sa pratique s’est peu à peu assimilée – notamment dans la littérature française[1] – à un moyen d’évasion de l’esprit, de rêverie. Depuis le XVIIIe siècle, elle s’est également développée en tant que pratique ludique caractéristique des villes européennes et en tant qu’activité propice à l’échange et à la rencontre (Berdoulay & Morales, 1999; Miaux & Garneau, 2016; Rieucau, 2010, 2012; Sokoloff, 1999).
De nos jours, la promenade urbaine en tant qu’espace public fait l’objet d’aménagements spécifiques. Elle est considérée par nombre d’auteurs comme un moteur de sociabilités (Rieucau, 2010, 2012) et un géotype de l’urbanité (Augustin, 2008). Les projets d’aménagement de promenades se multiplient de manière généralisée partout dans le monde (Bordeaux, Québec, New York, Barcelone, Saragosse, etc.) et font l’objet de réflexions sans cesse renouvelées. Les espaces de déambulation se voient en outre agrémentés d’activités ludiques : aires de pique-nique et de jeux pour enfants et pour adultes, espaces d’expositions, aires de concerts, etc. Ainsi la promenade urbaine a-t-elle évolué en tant que forme urbanistique (Miaux & Garneau, 2016) convertissant les usagers en acteurs instaurant un usage ludique de l’espace public (Monnet, 2012)?
1.1 La promenade de la baie d’Alger : une vitrine pour la ville
Les plans directeurs d’aménagement et d’urbanisme de 2010 et 2015 se concentrent sur la nécessaire mise à niveau de la capitale algérienne. Quatre étapes à moyen et long termes ont été déterminées, dont la deuxième consiste précisément à aménager la baie, les travaux ayant débuté en 2015. À travers l’implantation d’équipements structurants à caractères culturels, touristiques et de loisirs (espaces de congrès et d’exposition, aquarium, etc.) reliés par une Grande Promenade continue à caractère ludique (en jaune dans la Figure 1), ce projet vise la construction d’une « vitrine pour la capitale, fondée sur la culture » (Arte Charpentier Architectes & Wilaya d’Alger, 2009). Il s’agit d’assigner à la capitale algérienne l’image d’une ville compétitive et ouverte sur le monde (Wilaya d’Alger, 2015). Les ambitions sont grandes et l’enjeu de l’attractivité est posé en ligne directrice. Pour des raisons économiques, la réalisation des équipements structurants n’a pas encore été entreprise; cependant, l’aménagement des espaces publics ouverts de la grande promenade est en cours.
Nous nous intéresserons dans cette étude à un espace précis de cette promenade : la section désignée par la dénomination promenade des Sablettes.
1.2 De l’activité de se promener au besoin de consommer
La lecture du plan de masse reproduit ci-dessous (Figure 2) met en avant le fait qu’à l’activité de se promener ont été adjointes des activités complémentaires : sports (aires de vélo et de plein air, piscines, patinoire, complexes sportifs), jeux, consommation alimentaire (restaurants, cafétéria, chocolaterie), culture (théâtre de verdure, manèges, aquarium). Les aménagements proposés incitent les usagers à articuler la relation entre besoins et plaisirs autour d’aspirations nouvelles. Face à ce constat, nous avons tenté de cerner les modes de fréquentation de cette forme urbanistique.
2. Démarche méthodologique
La méthodologie adoptée en vue de l’étude de la fréquentation du lieu nous a permis, dans un premier temps, de caractériser l’attraction suscitée par la promenade des Sablettes et, dans un deuxième temps, de mettre en exergue les sociabilités induites par cet espace public. Les résultats développés s’ancrent dans un ensemble d’enquêtes de terrain réalisées entre décembre 2016 et août 2017. Trois périodes principales ont influencé les modes de fréquentation : la basse saison, la période estivale et le ramadan[2]. Le protocole d’investigation est synthétisé dans le Tableau 1.
Qualifier la fréquentation du parc implique la caractérisation fine des systèmes de fréquentation à travers l’observation des comportements des usagers, et ce, sur la base d’observations, parfois participantes. Impliquant une forte immersion, ces observations permettent de saisir la manière dont les usagers agissent et interagissent entre eux sur le site, dont ils utilisent et s’approprient l’espace. Dans le cadre de notre recherche, nous avons eu recours à l’approche éthologique, telle que définie par Cosnier : « Étant donné le biotope X, comment se comporte la biocénose Y qui fréquente X, ou en termes plus communs, quelle population fréquente ce territoire et comment s’y comporte-t-elle? » (cité par Grosjean & Thibaud, 2001, p. 15).
Notre méthodologie met en outre de l’avant les différentes techniques de l’observation, notamment postées et récurrentes. Nos observations ont été menées quatre jours sur sept, sur une période de sept mois (entre décembre 2017 et août 2017), durant l’ensemble de la journée. Pendant la saison estivale, du fait des hautes températures, les promenades de la baie étaient fréquentées en fin de journée, jusque tard dans la nuit; les tranches horaires d’observations ont donc étaient décalées de 18 heures à minuit.
3. Fréquentation des promenades de la baie sous la prise des rythmes urbains
Le travail de terrain a été réalisé à différents moments de l’année, de la semaine, de la journée, et a révélé des cycles de fréquentation différents. Trois périodes principales ont influencé les modes de fréquentation : la basse saison, la période estivale et le ramadan (Tableau 2.).
3.1 En basse saison : les promenades de la baie vues comme des espaces de proximité et de convivialité
En basse saison, la fréquentation du front de mer d’Alger, et spécialement de la promenade des Sablettes, reflète les rythmes circadiens; ils sont également soumis aux rythmes scolaires, de travail, mais aussi, et surtout, des transports (Tableau 2 et Figure 3). Au surplus, les promenades se présentent comme des espaces de proximité et de convivialité. Le 29 décembre 2016, lors d’une discussion spontanée in situ avec Khadidja (étudiante, 22 ans), sa mère Salima (médecin, 54 ans), sa tante Farah (enseignante, 38 ans) et la belle-mère de cette dernière, Hassiba (femme au foyer, 63 ans), celles-ci nous ont expliqué organiser une réception pour fêter le retour de pèlerinage (omra) des grands-parents de Khadidja. Se préparant à recevoir une cinquantaine de personnes, ces femmes disposaient sur une parcelle gazonnée du parc tables, chaises pliantes, guirlandes et ballons. Dans une ambiance festive et conviviale, elles s’apprêtaient à souligner un événement avec leurs proches, jugeant « qu’il n’y a pas meilleur endroit que les promenades du front de mer pour partager cette joie » (Salima).
Les jours de semaine, jusqu’en fin de journée (aux environs de 17 heures), se caractérisent par une faible fréquentation; les Sablettes sont alors plutôt un espace de rencontre pour les jeunes couples et constituent pour ces derniers un endroit calme aux qualités paysagères affirmées. La majorité, à la recherche d’anonymat dans une société aux valeurs traditionnelles toujours très affirmées, vient des wilayas limitrophes, ce qui confère au lieu une attractivité métropolitaine.
3.2 Le ramadan : les promenades de la baie, une attraction ludique
Le mois sacré du ramadan[3], qui confère à la ville une ambiance festive, assigne un changement de rythme urbain défiant l’alternance du jour et de la nuit. L’ambiance calme des longues déambulations, de la flânerie et des pique-niques hivernaux laisse place à la fête et aux jeux des soirées ramadanesques. Le jeûne et la synchronisation du moment où chacun prend son unique repas entraînent une homogénéisation des rythmes urbains. La rudesse des longues journées de jeûne appelle l’effervescence collective des nuits, qui deviennent synonymes de détente. Dans ce contexte, les espaces publics récréatifs ouverts sont très prisés et un nouveau type d’usagers investit le lieu, les « fêtards », dont nous ne développerons pas le profil dans ce texte.
Pendant le ramadan, l’aire d’attraction du site (Figure 4) dépasse les limites de l’aire métropolitaine : les visiteurs font des trajets dépassant les cent kilomètres pour converger vers les Sablettes et y passer une partie de la nuit.
3.3 La saison estivale : les promenades de la baie, une attraction touristique
En été, les touristes, terme employé ici pour désigner les visiteurs qui passent au moins une nuit hors de leur domicile, investissent le lieu (Figures 5 et 6).
L’objectif clé de l’aménagement de la grande promenade de la baie d’Alger consistait à concevoir une vitrine pour la ville qui participerait à son ouverture sur le monde à travers l’impulsion de l’attractivité touristique. Bien que les vacanciers soient très nombreux à fréquenter le front de mer algérois durant la saison estivale, ceux-ci sont des Algériens venant des différentes wilayas du pays, la fréquentation de touristes étrangers demeurant très faible. À ce jour, les Sablettes constituent donc pour la ville une vitrine d’envergure essentiellement nationale.
3.4 L’attractivité des promenades de la baie : un bilan
L’aménagement des Sablettes a partiellement permis d’améliorer l’attractivité de la métropole. En effet, la population excursionniste et les touristes, parfois arrivés de très loin, fréquentent la promenade. La première est très présente sur le site, et ce, suivant une temporalité précise : les week-ends, les vacances scolaires, les soirées ramadanesques. La bonne desserte du parc, notamment en raison de sa situation par rapport à la Route nationale 11, permet à des usagers venant de wilayas limitrophes de venir au parc pour la journée, après avoir parcouru des distances souvent supérieures à 200 kilomètres.
4. Aménagement des promenades de la baie et émergence de nouvelles formes d’urbanité
Pour améliorer l’image du front de mer de la baie d’Alger, les aménageurs, soit les acteurs de la fabrique formelle de la ville, ont voulu y inscrire leurs représentations de la sécurité – à travers la présence permanente de policiers et d’agents de sécurité –, de la propreté et de l’attractivité – à travers une large offre d’activités ludiques.
4.1 De la sécurisation du site à la définition d’espaces appropriés
La présence permanente des forces de l’ordre n’a pas eu pour effet de troubler les usagers, bien au contraire; elle a plutôt participé à renforcer le sentiment de sécurité en engendrant un renversement de l’image du lieu (Figure 7) Le front de mer, autrefois non sécurisé, non aménagé, laissé à son état sauvage aux abords de la Route nationale 11, s’est transformé en parc sécuritaire, adapté à une fréquentation féminine, dans une société où « les rapports à l’espace public apparaissent comme une expérience culturelle spécifique où la présence des femmes est clairement codifiée » (Dris, 2004, p. 249). De nombreux travaux, dont ceux de Bourdieu (1980) et de Dris (2004) – pour ne citer que ceux-là – ont souligné les usages sexués de l’espace public en Algérie, et notamment l’exclusion des femmes de certains lieux.
À Alger, de façon générale, les pratiques spatiales et les horaires de fréquentation de l’espace public par la gent féminine témoignent d’une dichotomie : il n’y a pas un dehors exclusif et homogène, mais des dehors dont il faut saisir l’articulation (Dris, 2004). Afin de tenir compte de ces particularités, les limites de la promenade des Sablettes sont clairement matérialisées par un barreaudage et le parc est constamment sillonné par des agents de police. Par ces aspects tant morphologiques que d’usage, le lieu constitue pour les usagers un dedans dans le dehors. Ce trait caractéristique a permis la légitimation de la présence féminine, de jour comme de nuit.
De fait, pendant la nuit, la rue est souvent synonyme d’aires de circulation et de stationnement pour les hommes. Pour les femmes, « sortir » de nuit équivaut à traverser des espaces masculins, insécurisés et inappropriés à leur présence. Ainsi, avant la tombée de la nuit, les femmes non véhiculées quittent les Sablettes. Au cours d’entretiens, nombre d’entre elles ont expliqué que leur malaise ne provenait pas du fait de rester dans le parc de nuit, mais de se retrouver hors du parc, ce dehors étant vu comme inadéquat et non sécuritaire pour une femme seule.
Amina (cadre supérieure en entreprise, 30 ans) nous confiait le 30 décembre 2016 à 18 h 30 (nuit) : « Si je n’étais pas véhiculée, je n’aurais jamais pu venir aux Sablettes aussi tard. Quand je viens sans voiture, je me dépêche de quitter le lieu avant El maghreb », c’est-à-dire avant la prière qui marque le coucher du soleil. Il y a une différenciation entre les espaces considérés comme extérieurs par la gent féminine. Cette différence est d’ailleurs très présente dans le langage parlé, qui représente les Sablettes comme un espace familial, l’emploi de ce qualificatif sous-entendant qu’il s’agit d’un endroit adapté à la présence de femmes et d’enfants.
Fatiha (femme au foyer, 35 ans), mère de trois enfants, affirmait à la même date, lors d’un entretien in situ, se rendre au parc presque quotidiennement :
Aujourd’hui, je suis venue avec mes amies, qui sont aussi mes voisines, nous sommes environ une quinzaine, nous avons loué un bus pour venir toutes ensemble avec nos enfants. […] Ce moment au parc, c’est pour moi un moment privilégié qui me permet de faire un break avec mon quotidien, les tâches ménagères [soupirs]. […] C’est un lieu familial parfait pour partager un moment de discussion et de rigolade entre amies, et puis ça me permet aussi de faire sortir mes enfants dans un endroit sécurisé.
Être dans un espace aménagé et sécurisé a participé à la légitimation et même à l’appropriation du lieu par les femmes et les enfants, de jour comme de nuit. La présence de familles, et notamment de femmes, au centre de l’espace – rejetant les autres usagers, notamment les badauds, en périphéries extrêmes –, rend le phénomène encore plus visible. Au surplus, la fréquentation de la catégorie d’usagers que représentent les badauds est très faible pendant les temps d’utilisation du lieu par les familles.
Graff (2001) a déjà montré qu’à Naples, les actions menées sur la requalification de l’espace public et les mesures adoptées quant aux conditions de son usage ont engendré un changement d’attitude chez les citoyens s’appropriant l’espace public, dans la mesure où ils le respectent comme leur propre bien. De la même façon, à Alger, on note une modification des pratiques sociales dans l’espace public et, dans la foulée, un renversement de l’image du front de mer algérois. Les nouveaux aménagements réalisés dans ce lieu, autrefois en friche et perçu comme non sécuritaire, ont engendré des comportements civils résultants eux-mêmes d’un changement d’attitude stimulé par une offre d’espaces aménagés, entretenus et sécurisés, plus adaptés à la promenade, à la flânerie et aux rassemblements festifs. Nous sommes donc d’accord avec Graff (2001) pour affirmer que l’usage d’un espace résulte de facteurs nombreux et variant d’un jour à l’autre, tels que les conditions climatiques, la période de l’année, de la semaine ou de la journée, etc. La volonté des aménageurs est certes déterminante en termes d’usages, l’aménagement et la réglementation permettent certes d’infléchir les pratiques et les représentations du lieu, mais ce sont les usagers qui, en fonction de leur culture et de leur identité, s’approprient le lieu.
4.2 L’expérience du vivre-ensemble à travers les pratiques sportives
Les pratiques sportives constituent une vocation particulière pour le parc, à la fois en matinée et en fin de journée. Tandis que certains usagers, quoiqu’en faible proportion, viennent en solitaire, la majorité se présente en groupe. Dans les espaces surfaciques accueillant des pratiques plus collectives ou, du moins, plus « groupales », la convivialité est encore plus ressentie. Des groupes de jeunes garçons ou d’hommes plus âgés habitant les quartiers limitrophes viennent pratiquer le football sur des terrains aménagés à cet effet. Les enfants accompagnés de leurs parents sillonnent les parcours à vélo, en roller, kart, gyrokart, etc., autant de pratiques déambulatoires diversifiées. Plus en retrait, sur les esplanades isolées, l’observation a révélé la présence de groupes organisés, dirigés par des entraîneurs (Figure 8). Au son de la musique et dans une ambiance festive, ils suivent des cours de sport.
Des entretiens réalisés avec des personnes adhérant à l’un de ces groupes, nommé Cross training 16, ont montré que celui-ci s’était formé spontanément par l’entremise du réseau social Facebook. Mis sur pied par trois sportifs amateurs animés par la volonté d’entraîner et de rassembler des individus désireux de faire du sport dans des endroits ouverts et publics, le groupe s’est créé et a pris de l’ampleur grâce au réseau social. Le parc de promenade n’est qu’un maillon parmi les différents espaces publics investis par ce type de groupes, de plus en plus nombreux et populaires sur les réseaux sociaux.
Pour les Algérois, Facebook constitue un espace de libre expression, ouvert à l’altérité, à la rencontre et au débat. Il se présente ainsi comme un lieu de convivialité, un espace public au sens qu’Habermas (1978) donnait à cette expression, c’est-à-dire un lieu symbolique où se forme l’opinion publique, issue du débat et de l’usage public de la raison. Pour eux, il s’agit en outre d’un moyen de création et de diffusion d’activités. À Alger, beaucoup utilisent ce réseau social pour organiser des événements réunissant un grand nombre de personnes dans des espaces publics en vue de réaliser des activités ciblées, généralement ludiques et sportives. La dimension appréciable des Sablettes et la présence de la mer en font un lieu prisé pour ces activités en plein air, dans la mesure où il permet une grande flexibilité des usages : baignade, pêche, pique-nique, pratiques sportives, simple promenade, jeux de société, etc. Ainsi, aux aménagements concrets s’ajoutent les activités éphémères organisées sur le site (groupes de sport, flash mobs, jeux de société à grande échelle) qui contribuent à renforcer le caractère attractif de la promenade.
Les usagers de ce lieu y articulent ainsi leur relation sur des aspirations nouvelles, reflets d’une façon d’appréhender le rapport aux autres également nouveau, en quête de rencontres et de partage d’expériences.
Conclusion
Au terme de cette analyse, l’espace public étudié apparaît comme un lieu de confrontation entre, d’une part, les représentations et les pratiques de l’espace définies par les pouvoirs publics et les professionnels de l’aménagement et, d’autre part, les pratiques spatiales urbaines. La fréquentation et l’usage du lieu résultent donc de facteurs multiples et variables. Les aménagements influencent les pratiques spatiales, sans toutefois en diminuer les usages spontanés.
La typologie des promenades urbaines, en tant que forme urbanistique, tend à évoluer et à s’enrichir d’activités diverses, principalement liées à la consommation. À Alger, l’aménagement de la baie participe d’une ambition d’en faire une vitrine pour la ville, à travers une image visant à la fois une population touristique – tant nationale qu’étrangère – et une meilleure qualité de vie pour la population locale. C’est dans cette optique qu’a été aménagé sur un espace linéaire anciennement en friche un parc de promenade sécurisé, entretenu et offrant des activités diverses. Cette action a induit un renversement de l’image du lieu auprès des usagers et une évolution des pratiques, notamment celles liées à une appropriation du lieu par la population féminine, de même que la poursuite des activités ludiques après la tombée du jour.
L’objectif de développer un tourisme international n’est pas atteint, les touristes étrangers étant encore très peu nombreux. Par contre, la population locale s’est approprié le lieu, mettant en scène des pratiques spécifiques à une culture locale. Les Sablettes se présentent ainsi comme une forme urbaine attractive, génératrice d’interactions sociales, un espace public organisateur pour l’urbanité algéroise. L’aménagement des promenades de la baie a induit des changements dans les pratiques et dans la perception de l’espace, notamment à travers le développement d’activités sportives et ludiques, et l’affirmation de la gent féminine dans l’espace public.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Diderot, dans son roman La promenade du sceptique (1747), et Rousseau, dans Les rêveries du promeneur solitaire (1776-1778), associent la promenade à la flânerie et à l’activité de la rêverie.
-
[2]
Le mois du ramadan, mois de carême, ne correspond pas à une période fixe de l’année. Il s’agit du neuvième mois du calendrier hégirien, établi selon les cycles lunaires. Ce calendrier compte onze à douze jours de moins que le calendrier solaire. Par conséquent, le mois du ramadan est décalé chaque année, pour passer progressivement d’une saison à l’autre. En 2017, il s’est déroulé entre le 26 mai et le 24 juin. Ce mois assigne à la ville un caractère festif qui bouleverse les pratiques urbaines.
-
[3]
Le ramadan, neuvième mois du calendrier hégirien, constitue l’un des cinq piliers de l’islam. Au cours de ce mois, les musulmans ayant l’âge requis, selon les courants de l’islam, sont tenus de jeûner, ils ne doivent pas manger, boire, fumer, ni entretenir de relations sexuelles de l’aube au coucher du soleil. D’autres interdictions sont moins consensuelles. Si le ramadan est un temps particulier de dévotion, il s’agit aussi d’un temps à forte dimension communautaire. Ses dimensions religieuses et ses pratiques sociales marquent la ville d’un esprit de fête et de forts liens sociaux dans la communauté musulmane.
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