Marcher, un acte normal, presque banal tant le redressement du bassin à l’époque préhistorique a transformé les formes de déplacement de l’être humain dans son environnement (voir notamment Solnit, 2000). Pourtant, après la marche vient la promenade, cet acte qui ne tient plus uniquement de la nécessité, mais du plaisir et de la découverte (de soi et de son environnement). Des philosophes péripatéticiens antiques aux pèlerins médiévaux, on a vu la promenade se constituer comme un comportement qui fixe le corps dans une déambulation fonctionnelle, certes, mais qui doit aussi révéler une identité littéraire, philosophique, voire religieuse. Arrivent bientôt l’urbanisme et la densification urbaine. Longtemps organisée autour des fonctions commerciales, économiques et religieuses, la ville, dès la fin de l’époque médiévale, voit se constituer des espaces de loisirs qui encouragent et favorisent la promenade. Ils seront plusieurs, dans les traités de civilité, à définir une grammaire corporelle extrêmement fine et précise de la manière de porter le corps en promenade. Le corps du mondain à la promenade a pour fonction première de servir sa classe et son honneur : on renforce ici le respect de la hiérarchie. Des cours aux promenades en passant par les théâtres, des places publiques aux espaces végétalisés, la ville devient bientôt une vaste promenade dans laquelle on se plaît tantôt à fonder des liens de sociabilité, tantôt à s’éloigner de la foule pour mieux se recentrer sur son individualité. Arrivent les trottoirs du 18e siècle, ainsi que les promenades plantées, extensions autonomes des jardins italiens de la Renaissance (Turcot, 2007). À Paris, entre autres, la pratique est de plus en plus réalisée par des individus de toutes les couches sociales de la population, du gagne-denier à l’aristocrate. L’évolution de la nature du construit urbain infléchit-elle de nouvelles attitudes corporelles? Qui plus est, est-ce que la promenade de civilité se transforme au contact de ces nouvelles structures et aménagements urbains? Et, si oui, comment? Dans quelle mesure l’espace de la promenade qui se construit sur les premiers boulevards offre-t-il les conditions de possibilités de la transformation de la pratique? Les boulevards constituent l’observatoire par excellence pour saisir ces modalités de transformation et les implications sociales de la promenade citadine. Ils sont directement inspirés du modèle de l’allée-promenade, à cette différence près qu’aucune barrière physique (fossé et clôture) n’en limite l’utilisation ou le passage fréquent de carrosses, charrettes, tombereaux et gens de pied, bref de la circulation urbaine ordinaire. Une double influence s’y inscrit : celle des jardins publics, dans lesquels la promenade est favorisée, et celle de la rue qui, au contraire, représente un espace poreux, encombré et vivant. Le boulevard constitue la synthèse de ces deux modèles. Les voitures avaient leur espace : la voie publique, qu’elle soit rue, boulevard ou avenue; les piétons ont maintenant un lieu qui leur est spécifiquement dédié. Sur le trottoir, naturellement, on trotte, on ralentit, on prend le temps d’observer, de contempler et d’apprécier. De nouveaux comportements apparaissent et se généralisent. Si l’élite a longtemps eu le privilège de la promenade, toutes les couches sociales peuvent bientôt en profiter à leur tour. La segmentation d’un temps laïc, scandé par les mesures rationnelles que sont les heures et les minutes, fonde des séquences spécifiquement destinées aux loisirs. La promenade reste souvent le plus économique, le plus simple et, pour certains, le plus agréable. On se promène en foule, poursuivant les discussions que l’on avait eues dans des espaces privés. Espaces publics, les promenades accueillent ainsi en leur sein des formes d’interactions privées qui se mettent en jeu et se confrontent au commun, brouillant parfois la frontière entre le privé …
Parties annexes
Bibliographie
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