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« C’est toujours d’Afrique noire que vient le plus fort contingent, celui du Proche et Moyen-Orient ayant été moins important que l’année dernière. Le nombre respectif des bourses du Gouvernement français et du Bureau international du travail (bit) reste sensiblement égal[1] », écrit en 1961 Gervaise Surzur, directrice du Deuxième Bureau du ministère français du Travail[2]. C’est ce bureau qui, à partir de 1950, accueille les boursiers étrangers venus étudier en France le fonctionnement de la sécurité sociale. Gervaise Surzur souligne, au lendemain des indépendances des pays d’Afrique de l’Ouest, la part importante de boursiers africains accueillis ainsi que le poids des financements du bit. Dans le contexte de la guerre froide, l’onu et ses agences spécialisées (dont l’Organisation internationale du travail fait partie depuis 1946) financent des programmes d’assistance technique dans le but plus ou moins avoué d’empêcher la propagation du communisme (Schmitt et al. 2020). Cette forme de coopération promue par les organisations internationales est alors intimement liée à l’idéologie du développement (Cooper 2010 ; Hodge et al. 2014 ; Unger 2018) définie par Joseph M. Hodge comme « une intervention intentionnelle, organisée, dans les affaires collectives selon une norme générale (sinon universelle) d’amélioration » (Hodge 2014 : 3 traduction libre). Si cette forme d’intervention internationale connaît un succès certain à partir du Plan étendu d’assistance technique (peat) de 1949[3], le bit fait figure de pionnier dans la mesure où celui-ci dépêche, dès la période de l’entre-deux-guerres, des experts en sécurité sociale auprès des gouvernements d’Amérique du Sud (Plata-Stenger 2020). Il s’agit, pour le bit, de faire évoluer les pays en développement selon « the ilo way », comme le recommande le directeur général adjoint Jef Rens (Maul 2009), c’est-à-dire en faisant la promotion du tripartisme et des conventions internationales élaborées par l’organisation. Cette assistance devient, après 1945, « l’une des arènes les plus importantes des relations Nord-Sud » (Unger et al. 2014 : 6), lesquelles sont reconfigurées par les décolonisations. Souvent envisagée sous la forme descendante d’experts occidentaux envoyés dans des pays du Sud, l’assistance technique est en réalité un phénomène biface qui finance des bourses à destination des cadres des pays en développement (Kott 2021). Contrairement aux bourses étudiées par Ludovic Tournès et Giles Scott-Smith qui conduisent à un agrandissement du monde au bénéfice des étudiants (Tournès et Scott-Smith 2017), celles attribuées par le bit ne concernent pas un public estudiantin, mais des cadres ou des ouvriers. Ainsi cet article ne traite pas des groupes mieux connus que sont les étudiants africains présents en France (Dewitte 1994 ; Blum 2016) ; les dotations du bit initient des circulations de stagiaires depuis les pays du Sud vers les pays industrialisés, favorisant la rencontre d’acteurs issus de pays aux normes et aux structures socioéconomiques différentes. Ces bourses constituent, pour les candidats des pays en développement, un moyen d’entrer dans la « communauté épistémique du social » (Kott 2008) gravitant autour du bit et de l’Association internationale de sécurité sociale (aiss). L’obtention d’une bourse peut dès lors s’interpréter comme la première étape d’une « carrière » d’expert international en sécurité sociale (Becker 1985). Cet article se propose, en s’appuyant sur les sources du ministère français du Travail, celles du bit et de l’aiss, d’écrire une histoire qui restitue le caractère biface de l’assistance technique en se concentrant sur la place méconnue des boursiers africains du bit placés en France pour étudier la sécurité sociale, depuis 1950 jusqu’à la fin des années 1960. À travers l’étude de ces intermédiaires, il s’agit de comprendre le fonctionnement de ces bourses, depuis la sélection des candidats jusqu’à la rédaction de leur rapport final, en passant par leur expérience du terrain français. À une autre échelle, ces bourses constituent un instrument de la « diplomatie du travail » du bit en Afrique (Delpech 2011) et un moyen pour le bit de renforcer ses liens avec les organismes africains de protection sociale. L’étude de ces circulations permet enfin d’interroger le passage du « colonialisme à l’aide internationale » (Schmitt et al. 2020) dans la mesure où les boursiers des pays auparavant sous domination française continuent d’être dirigés vers leur ancienne métropole. Loin de concurrencer l’aide bilatérale française, les bourses du bit fonctionnent en affinité élective avec celle-ci (Hélary 2018). L’article montre d’abord comment se négocie l’accueil de boursiers africains par le ministère du Travail et la manière dont cette pratique permet au bit de commencer à intervenir en Afrique « au sud du Sahara »[4]. Il met ensuite en évidence l’accroissement des effectifs de boursiers africains du bit dans les années 1960 et les difficultés auxquelles ceux-ci sont confrontés lors de leur séjour. Enfin, à partir de trois portraits de boursiers au profil différent, il interroge le rôle joué par cette expérience dans leur carrière d’administrateurs en sécurité sociale.

I – Les années 1950 ou la longue route vers l’Europe

Dans les années 1950 s’invente une politique de placement de boursiers internationaux auprès du ministère du Travail. Les agences de l’onu en général et le bit en particulier financent ces mobilités. Si la place de boursiers africains reste réduite jusqu’en 1960, elle demeure néanmoins continue, ce qui vient nuancer l’idée d’une exclusion totale du bit du continent africain.

A – L’exclusion du bit en Afrique subsaharienne ou le rideau de fer de la ccta

Dans les années 1950, l’assistance technique du bit en Afrique est réduite à la portion congrue. Réunis à partir de 1950 au sein de la Commission pour la coopération en Afrique au sud du Sahara (ccta), la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, le Portugal, la Rhodésie et l’Afrique du Sud s’opposent au projet de création d’un centre du bit permettant l’organisation de l’assistance technique (Gruhn 1971). Ce n’est qu’en 1959 qu’un tel centre voit finalement le jour au bout d’une « route cahoteuse vers Lagos » (bumpy road to Lagos), laquelle dure près de quinze ans (Bellucci et Eckert 2019 : 223-264). Dans les années 1950, l’assistance fournie par la division de la sécurité sociale du bit se limite à sept missions, toutes effectuées en Afrique du Nord[5]. La Libye, indépendante depuis 1951 et membre de l’oit depuis 1952, fait l’objet de trois missions afin d’aider au remplacement des assurances sociales italiennes par un système national (International Labour Organization 1965). L’expert en charge de ces missions est Jean Paléologos, ancien cadre des assurances sociales grecques et lui-même boursier du bit auprès du ministère du Travail français au cours de l’année 1950-1951[6]. En dehors de ces missions nord-africaines, les experts du bit n’interviennent pas en Afrique, laquelle reste le pré carré des puissances coloniales. Toutefois, si les mobilités entrantes sont a priori exclues au sud du Sahara, les mobilités sortantes, c’est-à-dire l’octroi de bourses, semblent permises. La maturation de ces politiques d’assistance technique du bit dans le contexte des décolonisations africaines est finement analysée par Daniel Maul, bien que ce dernier se concentre davantage sur les missions d’experts que sur l’attribution de bourses (Maul 2012). Ici tout se passe comme si le rideau de fer imposé par la ccta entre l’Afrique subsaharienne et les organisations internationales fonctionnait davantage comme un « rideau de nylon » poreux (Péteri 2004) dans la mesure où le bit est à même de financer des stages à l’étranger. Pour le bit, les bourses sont un moyen de prendre pied sur le continent africain et de nouer des liens avec les organismes de protection sociale qui s’y développent.

B – La sélection des boursiers et leur placement

L’octroi d’une bourse est le fait des fonctionnaires de la division de la sécurité sociale du bit et notamment d’Anton Zelenka, responsable de cette division à partir des années 1950 (Kott 2011). Elles sont un élément de la diplomatie du travail mise en oeuvre par le bit afin d’étendre le nombre de ses relais à l’échelle mondiale. L’examen d’un dossier fait suite à une demande exprimée par les autorités nationales. Les demandes émanant de particuliers sont rejetées[7]. Les fonctionnaires du bit insistent sur la dimension pratique du stage, lequel doit être utile au pays d’origine dès le retour du boursier[8]. Les critères de recrutement sont explicitement définis : les candidats doivent attester d’un niveau technique élevé, mais également d’un niveau linguistique suffisant. Ce double critère conditionne, pour les experts du bit, la réussite d’un apprentissage efficace sur une durée limitée (de 3 à 6 mois). Ainsi la part des boursiers francophones de Syrie et du Liban est-elle élevée entre 1949 et 1950[9]. La lettre de motivation des candidats ainsi que leur curriculum vitae sont les deux éléments dont dispose le bit pour évaluer les candidatures, surtout lorsqu’aucune mission n’a permis d’établir un contact antérieur. Si le niveau de langue paraît insuffisant, les experts du bit n’hésitent pas à l’indiquer aux candidats. Mohamed Ali Shehata, boursier égyptien accueilli en 1952-1953, est ainsi prié « de se perfectionner en français » sous peine de voir son financement suspendu[10]. L’obligation de maîtrise des savoirs fondamentaux concernant la sécurité sociale reste cependant plus difficile à faire respecter. L’évaluation du niveau technique des candidats s’effectue a posteriori, à partir de rapports envoyés mensuellement à Genève[11]. Au cours de leur séjour d’orientation à Genève, les boursiers signent un document par lequel ils s’engagent à « se comporter en tout temps d’une manière compatible avec [leur] qualité de boursier du bit[12] ». Agents informels de la diplomatie du travail du bit auprès des administrations d’accueil, ils engagent la réputation de sérieux de l’organisation qui les finance. Il est de plus formellement interdit aux boursiers d’entretenir des activités politiques, commerciales ou syndicales, alors même que certains d’entre eux sont des syndicalistes ou placés auprès de centrales syndicales proches de l’oit comme la cftc (Zaragori 2018). Cette mise à distance du politique est une tentative de se prémunir contre l’accusation de financer la mobilité d’agitateurs politiques professionnels[13]. Dans un moment de forte opposition entre syndicats communistes et non communistes, le bit, derrière une apparente neutralité, entretient des liens privilégiés avec les seconds (Kott 2018).

C – L’origine des boursiers africains dans les années 1950

Le bit n’attend pas les indépendances pour financer des bourses à destination de cadres africains[14]. Les premiers accueillis par le ministère du Travail sont égyptiens[15]. La coopération entre l’Égypte et l’oit est en effet ancienne puisque Harold Butler, directeur général du bit entre 1932 et 1938, y effectue un voyage dès 1932 tandis qu’un bureau de correspondance est installé dès 1945 au Caire (Cussó 2019). Indépendant depuis 1922, le pays échappe au contrôle direct que les puissances coloniales européennes exercent sur le reste du continent. Dès 1949, deux boursiers égyptiens sont accueillis en France : M. Geddawi, contrôleur des Affaires sociales, et M. Helny, contrôleur des enquêtes d’auxiliaires sociaux venus étudier la sécurité sociale pour une période de trois mois[16]. Le mouvement des officiers libres ne remet pas en cause le financement de bourses, comme en témoigne la venue en France de Mohamed Ali Shehata, évoqué plus haut[17]. Né en 1913, celui-ci est en 1952 directeur au ministère du Travail égyptien. Son séjour en France est décrit comme étant « de la plus haute importance » pour les autorités égyptiennes, dans une période de gestation de la législation égyptienne en matière d’assurances sociales[18]. L’indépendance du territoire d’origine n’est cependant pas un critère déterminant. Le bit fournit aussi, avec l’accord de l’administration coloniale, des financements à des individus issus de territoires encore sous domination française, et notamment au Sénégal. C’est le cas de Souleymane Sidibe et Thiemoko Traware, originaires de Dakar et présents en France en 1954[19]. Cette présence africaine nouvelle est relevée par le ministère du Travail : « un groupe nouveau de visiteurs est apparu depuis 1953, groupe constitué de ressortissants de l’Union française […] L’expérience des Allocations Familiales en France intéresse tout particulièrement les ressortissants de l’Afrique noire[20] ». Ces allocations constituent la principale branche de la protection sociale dans les territoires sous domination française (Mouton 1974). Ainsi, dès les années 1950, la division de la sécurité sociale du bit parvient à développer, sous la forme de bourses, une dimension de l’assistance technique au sud du Sahara.

D – Former en Algérie les boursiers de pays en développement

Les stages programmés par le bit comportent systématiquement, après une étape en région parisienne, une période d’observation dans une caisse locale de sécurité sociale. Il s’agit de confronter les boursiers au fonctionnement concret d’un organisme de protection sociale. Or les experts du bit considèrent que cette immersion dans la culture matérielle des administrateurs de caisse, pour être profitable, doit être la plus proche possible de la situation que les boursiers rencontreront dans leur pays d’origine. Les boursiers issus de pays d’Asie, du Moyen-Orient ou d’Afrique sont donc, jusqu’en 1956, année de l’envoi massif du contingent, en priorité orientés vers les institutions sociales algériennes. Aucun boursier originaire d’un pays européen ou même d’Amérique du Sud n’est orienté vers l’Algérie. Du fait du nombre réduit de personnes couvertes et du poids du secteur agricole, l’Algérie apparaît aux yeux des responsables français comme un terrain d’observation idéal pour les boursiers non européens. L’Algérie serait encore, malgré la situation de guerre d’indépendance de plus en plus violente à partir de 1954, un véritable « monde du contact » (Blanchard et Thénault 2011) propice aux échanges. Arrivé en juillet 1954 à Paris, Thiemoko Traware, employé à la Bourse du travail de Dakar, passe le mois de décembre de la même année à Alger[21]. Dans la lettre qu’il rédige en mai 1954 à l’attention du Deuxième Bureau, le gouverneur général Roger Léonard justifie les raisons de cet accueil : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que je ne vois aucun inconvénient à la venue de cet agent en Algérie. J’espère qu’il pourra profiter des leçons qu’il tirera de son stage, en examinant, dans un pays où se posent des problèmes semblables à ceux qui doivent exister en aof, le développement de la législation sociale algérienne ». Ici c’est la proximité supposée entre les caractéristiques de l’Algérie et de l’aof qui fonde le placement du boursier. Lorsque Traware débarque à Alger, seulement 700 000 personnes, sur une population de près de 9 millions, bénéficient des assurances sociales (dont 89 000 familles musulmanes) (Anonyme 1952). Les allocations familiales sont instituées en Algérie en 1941 par arrêté gouvernemental tandis que le système des assurances sociales n’est introduit qu’en 1950 à la faveur d’un vote de l’Assemblée algérienne de 1949[22]. Commentant le rapport final de Traware, Jacques Doublet, directeur général de la Sécurité sociale écrit : « On demeure en tous cas étonné qu’un rapport de cette qualité n’ait pas donné lieu à une conclusion plus élargie sur les problèmes généraux de la sécurité sociale en France […] et que les problèmes soulevés par l’introduction d’un régime de sécurité sociale dans les territoires d’outre-mer n’aient pas été abordés avec plus de précision et d’ampleur »[23]. Tout se passe comme si l’expérience du terrain devait déboucher sur des propositions de réformes concrètes dès l’achèvement du stage. L’année 1956 constitue un tournant dans la mesure où l’aggravation du conflit et l’envoi massif du contingent provoquent la fin du placement des boursiers en Algérie.

II – Les années 1960 ou le virage africain

Les indépendances africaines bouleversent l’assistance technique fournie par le bit. Le continent africain devient la priorité du Bureau, ce qui se manifeste dans sa politique d’attribution de bourses. Placés dans des caisses françaises de sécurité sociale, les boursiers sont confrontés aux normes administratives françaises et à des logiques d’infériorisation.

A – La diversification des bourses à la fin des années 1950

Le fait que la France apparaisse comme un lieu de placement privilégié dans les années 1950 s’explique d’abord par les liens qui existent entre le Bureau de Paris dirigé par Augusta Jouhaux et les responsables du ministère du Travail comme Gervaise Surzur[24]. À cela s’ajoutent la renommée internationale du plan français de sécurité sociale, mais également l’attention portée à l’accueil des stagiaires étrangers par les fonctionnaires du ministère. Comme l’affirme l’ancien préfet Jacques Juillet : « Je suis persuadé que le soin apporté par vos services à l’organisation des stages des étrangers incite les organisations des Nations Unies à orienter vers la France une part appréciable de boursiers[25] ». Le bit n’est pas la seule organisation à fournir des bourses d’études auprès du ministère du Travail. L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), dont le rôle a été étudié par Damiano Matasci (2020), négocie avec la ccta le financement de mobilités depuis l’aof vers l’Europe. L’itinéraire de Paul Sané, boursier de l’Unesco, illustre la diversité des financements ainsi que le poids du syndicalisme chrétien dans les organisations internationales : employé de la société Shell, Paul Sané est aussi secrétaire de l’Union territoriale des syndicats cftc du Sénégal ; il obtient en 1955, grâce au soutien de Gérard Espéret, figure du syndicalisme chrétien, une bourse de l’Unesco afin de se rendre en Europe étudier la sécurité sociale ; en France il est pris en charge par l’Institut confédéral de formation de la cftc, mais également par Augusta Jouhaux qui lui fournit les publications du bit au nom de la coopération entre agences de l’onu[26]. À côté de ces financements internationaux, l’accession à l’indépendance des protectorats d’Afrique du Nord en 1956, puis des colonies françaises de l’ex-aof en 1960, provoque un accroissement rapide du nombre de boursiers originaires de ces territoires et un développement de l’aide bilatérale française qui marginalise en partie les financements fournis par les organisations internationales. L’attention prêtée à l’évolution de ces financements vient mettre en évidence l’ambiguïté du passage du colonialisme à l’aide internationale, la seconde ne se substituant pas au premier, mais contribuant à sa reconfiguration par-delà les indépendances.

B – L’accroissement du nombre de boursiers africains

À partir de 1960, les fonctionnaires du ministère du Travail assistent à un double mouvement : l’africanisation des bourses du bit et l’accroissement du nombre de boursiers bénéficiant de financements français. Les deux phénomènes contribuent à faire de l’Afrique le premier continent fournisseur de boursiers à l’orée des années 1960. Sur les 132 stagiaires originaires d’Afrique reçus par le ministère entre 1952 et 1962, 80 sont accueillis après 1959[27] : c’est à cette date qu’est créé le ministère de la Coopération (Meimon 2007) tandis que l’ancienne École nationale de la France d’outre-mer (enfom) se transforme en Institut des hautes études d’outre-mer (iheom) (Hélary 2018) et fournit des bourses d’études aux cadres des pays récemment décolonisés. Dans une note du 4 avril 1963, Gervaise Surzur écrit : « Les bourses attribuées par le gouvernement français au titre de la coopération technique sont en nette progression […] alors que parallèlement celles attribuées par les organismes internationaux diminuent de façon assez sensible[28] ». Alors que les financements de l’Organisation mondiale de la santé (oms) et de l’Unesco semblent s’effacer dans les années 1960, le bit accroît sa participation, faisant jeu égal avec la coopération bilatérale et imposant sa centralité dans le domaine de la sécurité sociale. Ce renforcement de l’assistance technique du bit en Afrique est attesté par les bilans périodiques dressés par l’organisation elle-même. La part de l’Afrique dans l’ensemble des dépenses effectuées pour les activités de coopération technique de l’Organisation passe de 14 % en 1960 à 40,5 % en 1968[29]. Le total des dépenses passe quant à lui de 450 000 $ en 1960 à 8 444 000 $ en 1968, pour un total de 452 missions cette même année contre 94 en 1961. À cette augmentation correspond une croissance du nombre de bourses allouées à des ressortissants de pays africains par rapport à la décennie précédente, bien que d’importantes variations annuelles puissent être observées (29 bourses attribuées en 1960 contre 309 en 1962 et seulement 114 en 1965) (International Labour Organization 1969 : 8). L’étude plus précise des pays africains bénéficiant de bourses montre par ailleurs, à partir de 1960, l’écrasante domination des pays d’Afrique francophone et la marginalisation de pays comme l’Égypte et la Libye. Ainsi, en 1960, sur les 37 boursiers africains reçus par le ministère du Travail, seuls un Éthiopien et un Sud-Africain ne sont pas originaires d’une ancienne colonie française[30]. Cette prédominance africaine dans les activités du bit est une nouveauté permise par l’accession à l’indépendance de la plupart des pays anciennement sous domination française ainsi qu’une réaffectation des crédits de la coopération technique vers les pays africains.

C – L’expérience des jeunes cadres africains en métropole : entre apprentissage et infériorisation

Le stage en France est toujours présenté par les stagiaires, dans leur lettre de motivation, comme une opportunité inestimable et nécessaire au développement de la sécurité sociale dans leur pays. Dans le courrier qu’il rédige à l’attention des fonctionnaires du bit en 1960, Mohsen Nagi, jeune fonctionnaire à la Caisse centrale de prestations sociales de Tunis, écrit : « Dès mon retour à Tunis j’utiliserai les connaissances acquises durant mon stage dans l’administration où je serai appelé à exercer cette honorable fonction »[31]. De même, dans les rapports rédigés une fois le stage achevé, l’expérience vécue en France est systématiquement décrite par les boursiers comme très satisfaisante et le personnel des caisses françaises comme leur ayant apporté une aide précieuse. L’organisation de l’apprentissage en France repose sur deux intermédiaires, Augusta Jouhaux pour le bit et Gervaise Surzur pour le ministère du Travail, deux femmes qui sont les pivots de l’accueil des stagiaires du bit. Tandis qu’Augusta Jouhaux oriente les boursiers après leur passage à Genève et gère le versement de leur bourse, Gervaise Surzur se charge de négocier leur placement auprès des directeurs de caisses régionales. Les cartes postales adressées par les stagiaires à Gervaise Surzur une fois leur séjour achevé témoignent de son implication dans cette tâche et des liens noués à cette occasion[32]. Tous louent les conditions d’accueil et la valeur de leur expérience auprès des caisses. Toutefois, leur séjour n’est pas exempt de tensions avec le personnel chargé de leur encadrement, et ce malgré la vision idyllique que dressent de l’accueil des boursiers les responsables du Deuxième Bureau. Ces derniers insistent ainsi, de façon très orientalisante, sur les conséquences bénéfiques d’un tel accueil, à la fois pour les stagiaires, mais aussi pour le personnel des caisses : « Les visiteurs étrangers ne sont pas les seuls instruits par leur séjour en France ; l’exotisme a ses attraits pour des fonctionnaires sédentaires trop heureux de recevoir dans leurs bureaux ces voyageurs lointains »[33]. L’idée sous-jacente étant que ces rencontres entre agents administratifs aux cultures institutionnelles différentes seraient bénéfiques à l’ensemble des acteurs en présence. L’infériorisation des boursiers en fonction de leur origine se lit dans les rapports annuels produits par le Deuxième bureau. Ces documents distinguent plusieurs groupes en fonction de leur attitude durant le stage. Ces distinctions se fondent explicitement sur la race supposée des stagiaires, laquelle fonctionne comme une variable englobante permettant de rendre compte de leur comportement au travail. Ainsi les « Orientaux font preuve d’une fierté nationale jalouse qui les conduit à une critique systématique de nos institutions, mais qui heureusement cède généralement devant les faits »[34]. Les Américains du Sud et les Italiens sont décrits comme « rapidement prolixes » tandis que les fonctionnaires français doivent faire preuve de « beaucoup de patience pour triompher du mutisme de certains Asiatiques ». Enfin les « ressortissants de l’Afrique noire » sont remarquables par « leur goût acharné du travail, la solidité et la profondeur de leurs examens, une fois assimilés des problèmes entièrement nouveaux pour eux ». Cette lecture raciale du monde social directement héritée de la colonisation (Reynaud-Paligot 2006) s’applique aux boursiers placés auprès du ministère du Travail avec toutefois une inflexion concernant les Africains, traditionnellement taxés de fainéantise ou d’indolence. Ici c’est davantage l’idéal type de l’évolué qui prévaut, c’est-à-dire de l’Africain instruit, ayant intégré les normes européennes. Ce commentaire général, essentialisant mais mélioratif, se trouve toutefois nuancé dans les rapports rédigés par les responsables locaux de caisses de sécurité sociale qui préfèrent mettre l’accent sur l’absentéisme des boursiers africains, leur faible autonomie, ainsi que le vol supposé du matériel mis à leur disposition. Ainsi, Mohsen Nagi, placé en 1961 auprès de la caisse de Saint-Malo, fait-il l’objet de critiques formulées par le directeur régional de la sécurité sociale : « il [Mohsen Nagi] a consacré la moitié de son temps à des travaux pratiques dans les services de l’organisme, réservant disait-il, le reste de son temps à des études théoriques dans sa chambre, ce qu’il m’était évidemment impossible de vérifier ». Il ajoute : « Sur la proposition qui lui était faite d’aller au service contentieux-prestations de la Caisse Primaire de Sécurité sociale à Rennes, [Mohsen Nagi] a répondu qu’il n’en voyait pas l’utilité […]. Invité à rendre la documentation mise obligeamment à sa disposition par la Caisse primaire, il préfère la remettre à cette direction régionale »[35]. Des reproches similaires sont formulés à l’encontre de M. Lamine Kaba, boursier guinéen du bit accueilli en 1961 à Orléans, le directeur de la caisse d’Orléans affirmant que ce dernier serait « parti se promener à Fontainebleau » au lieu de se consacrer à l’étude du système de l’assurance-vieillesse[36]. Il aurait de plus laissé à la charge de la caisse des factures d’un montant de 200 nouveaux francs. Ces remarques attestent du contrôle dont font l’objet les boursiers africains, mais également du décalage entre les normes des responsables français et la manière dont les stagiaires envisagent leur séjour. Ces incidents peuvent dès lors s’interpréter comme des formes de contestation de la surveillance exercée par les agents français, sur le modèle des « arts de la résistance » décrits par l’anthropologue James C. Scott (2009). Ces résistances peuvent devenir collectives, comme dans le cas de Lamine Kaba, lequel avoue dans ses courriers profiter de ses « fugues » pour retrouver « d’anciens amis d’Afrique » à Orléans[37]. L’emprunt définitif de coûteux manuels de droit apparaît en outre comme une forme de dédommagement des vexations subies au sein des caisses françaises. En effet, si tous les stages n’occasionnent pas de conflits, l’infériorisation des boursiers par le personnel d’encadrement semble en revanche la règle. Le jugement formulé en 1965 par le directeur de la caisse d’Aquitaine à propos du Guinéen Baba Kamara en témoigne : « Au fond, je pense que M. Kamara est comme la plupart de ses compatriotes […], s’il ne manque pas d’intelligence, il a souvent un comportement un peu enfantin qui exige qu’une certaine surveillance soit exercée sur lui »[38]. Dans ce cas comme dans celui de la plupart des boursiers, c’est l’infantilisation qui justifie le contrôle exercé sur eux par l’administration.

D – Le maintien d’une centralité française dans le domaine de la sécurité sociale en Afrique

Ces cadres africains formés en France contribuent, à l’issue de leur stage, au maintien de l’héritage français en matière de protection sociale. Le passage à l’aide internationale ne met pas brutalement fin à l’influence française. Au contraire, tout se passe comme si les bourses du bit redoublaient l’aide française. Comme le souligne Pierre Mouton, fonctionnaire du bit : « Le poids des modèles occidentaux continue, pour diverses raisons, à se faire sentir et […], sous l’influence de ceux que les anciennes puissances coloniales ont proposés aux pays qu’elles administraient autrefois, il s’est formé des ensembles de régimes nationaux qui demeurent relativement homogènes » (Mouton 1974 : 2). Outre le fait que ce personnel a eu, grâce à divers systèmes de bourses, une expérience française, les caisses de compensation des anciens pays de l’aof et de l’aef continuent, dans les années 1960, de fonctionner selon les arrêtés gouvernementaux pris entre 1955 et 1957 à la suite de l’adoption du Code du travail de l’outre-mer de 1952 (Mouton 1974 : 3). Le modèle retenu est alors celui des assurances sociales françaises de l’entre-deux-guerres, avec une caisse par territoire financée par des cotisations patronales et salariales devant couvrir les salariés du commerce et de l’industrie ainsi que les gens de maison. La gestion de ces caisses est confiée à un directeur désigné par un conseil d’administration tripartite où siègent les représentants du patronat, des travailleurs et du ministère du Travail. Or la France, par l’intermédiaire de ses coopérants, continue d’être présente directement dans la gestion de la protection sociale de ces pays. Au Sénégal, le ministère du Travail, responsable des questions de sécurité sociale, est ainsi au début des années 1960 dominé par la figure de Pierre Ficaja, inspecteur du travail de l’outre-mer et coopérant français[39]. Quant à la caisse de compensation des allocations familiales et des accidents du travail, celle-ci reste dirigée jusqu’en 1967 par un coopérant français né en Martinique, Hippolyte Richard Wiltord[40]. Celui-ci collabore étroitement avec le bit et l’aiss afin d’obtenir une assistance technique du Bureau sur place puis une bourse d’études en France pour un jeune cadre sénégalais de la caisse de Dakar, Abdoul Kané, souhaitant étudier en France l’immatriculation des assurés. Persuadé d’avoir obtenu le financement d’une bourse à la suite de la visite en 1964 d’un fonctionnaire du centre d’action du bit de Lagos, le gouvernement du Sénégal avance les frais de séjour d’Abdoul Kané en France, espérant un remboursement a posteriori par le bit ; mais celui-ci refuse catégoriquement, cette bourse n’ayant jamais été inscrite aux crédits du peat[41].

III – Portraits de boursiers : la bourse comme entrée dans la carrière de la Sécurité sociale

Revenir sur le parcours de trois boursiers africains au profil différent placés auprès du ministère du Travail permet d’interroger, au niveau des acteurs, les facteurs qui déterminent l’attribution d’une bourse, mais également de préciser le rôle joué par celle-ci dans leur carrière dans le champ de la sécurité sociale à l’échelle nationale, impériale et transnationale. Si, du point de vue des fonctionnaires du bit, ces bourses semblent ne pas pleinement remplir leur fonction d’apprentissage à l’échelle de l’ensemble des boursiers, elles constituent en revanche, à l’échelle individuelle, une ressource précieuse pour les acteurs africains les plus dotés qui en bénéficient.

A – Souleymane Sidibe : du syndicaliste au conseiller technique

Souleymane Sidibe fait partie des rares ressortissants des territoires non métropolitains à obtenir une bourse du bit dans les années 1950[42]. Fonctionnaire de l’Union française, Sidibe est le secrétaire de l’Union locale des syndicats Force Ouvrière de Dakar. Son action au sein d’un syndicat anticommuniste semble avoir facilité son obtention d’une bourse du bit. Il milite dès 1950 pour l’introduction d’un code du travail en aof et se prononce pour l’extension de la sécurité sociale à l’ensemble des territoires d’outre-mer. À la suite de la promulgation du Code de 1952 et en prévision de la création de caisses de compensation dans les colonies, il obtient une bourse afin de venir étudier en métropole la sécurité sociale[43]. D’abord installé à Paris en août 1954, il est ensuite placé auprès de la direction de la Sécurité sociale de Nancy. La même année, Sidibé réclame, lors d’un congrès de la cgt-fo, l’instauration d’une véritable Union française. Ce mouvement vers l’autonomie se traduit au niveau syndical puisqu’en février 1958 à Abidjan, en présence de Robert Bothereau et d’André Lafond, hauts responsables de la cgt-fo, les unions territoriales fo d’aof et d’aef, transformées en structures nationales, fondent la Confédération africaine des syndicats libres (Dewitte 1981). Cette implication dans le syndicalisme, outre l’obtention d’une bourse, permet à Sidibe, lors de l’indépendance, de participer à l’action gouvernementale comme directeur au ministère de la Fonction publique sous l’autorité d’Ibrahima Sarr, lui-même ancien secrétaire général de la Fédération des cheminots. Sa réputation d’expert sur les questions de protection sociale ainsi que sa proximité avec le bit lui valent en 1960 d’être nommé conseiller technique lors de la 44e Conférence internationale du Travail (cit) à Genève (BIT, 1960 : 30)[44]. Ici, la bourse, fruit d’un engagement syndical dans un cadre impérial, renforce la position d’expert de Souleymane Sidibé à l’échelle nationale et lui permet d’intégrer la « communauté épistémique du social » (Kott 2008) gravitant autour du bit.

B – Oumar Ba : médecin, sénateur et stagiaire

Né en 1906 à Bandiagara, Oumar Ba est sénateur du Niger de 1948 à 1952[45]. Diplômé de l’École de médecine de Dakar, il fonde en 1947 le syndicat des médecins, pharmaciens et sages-femmes africaines du Niger. La même année, il est élu secrétaire général de l’Union des syndicats du Niger, créée à Niamey. Il entre dans la vie politique le 5 janvier 1947, élu conseiller général du Niger pour la circonscription de Tilabéri. À son mandat de conseiller général, il ajoute celui de grand conseiller de l’aof, le 3 novembre 1947, puis celui de sénateur du Niger le 14 novembre 1948. Au sein du Conseil de la République, il est nommé membre de la Commission de la famille, de la population et de la santé publique. Ce mandat de sénateur et cette spécialisation en commission, liée à sa formation médicale, lui permettent de se former aux politiques familiales. En décembre 1951, il participe aux débats sur l’institution d’un code du travail dans les territoires d’outre-mer, lequel prévoit dans son article 237 la possibilité de créer, pour chaque territoire, des caisses d’allocations familiales et de réparation des accidents du travail (Boninchi et al. : 18). Oumar Ba n’est pas reconduit dans son mandat sénatorial aux élections de mai 1952, pour lesquelles il ne dispose plus du soutien de l’Union nigérienne. Toutefois sa carrière dans le domaine de la santé et de la protection de la famille ne s’arrête pas là. En effet, Jean Ramadier, « gouverneur de la décolonisation » (Larrue et Payen 2000) au Niger et fils de l’ancien Président du Conseil Paul Ramadier, le nomme en 1955 directeur de la caisse territoriale d’allocations familiales nouvellement créée. C’est à ce titre que Jean Ramadier négocie pour Oumar Ba, « le seul directeur africain des caisses territoriales »[46], un séjour auprès de la direction générale de la Sécurité sociale en métropole. Il est aidé dans cette entreprise par son père qui n’hésite pas à écrire au directeur général de la Sécurité sociale : « Vous savez peut-être que mon fils est gouverneur du Niger. Il est en ce moment préoccupé par la mise en application des allocations familiales et se préoccupe de l’organisation d’une Caisse d’allocations familiales. Il voudrait que le futur directeur de cette caisse pût faire un stage en France afin de s’initier au fonctionnement d’une caisse »[47]. À cette demande, Jacques Doublet répond très favorablement et organise, la même année, un programme de stage pour Oumar Ba. À l’issue de ce séjour, ce dernier rentre au Niger prendre ses fonctions de directeur de caisse, poste qu’il occupe jusqu’à son décès en 1964. L’aiss, dans son Bulletin, lui rend alors hommage et salue une « éminente personnalité » ayant participé à la vie de l’association[48]. Par sa formation médicale et sa carrière politique, Oumar Ba a su s’imposer comme un expert des politiques de protection sociale au Niger. Sa proximité avec les Ramadier père et fils et les réseaux socialistes métropolitains lui a permis d’obtenir un stage de perfectionnement en gestion de caisse de sécurité sociale puis de nouer des liens avec l’aiss une fois installé dans ses fonctions de directeur. Au-delà du strict contenu des apprentissages, la bourse fonctionne ici comme une étape de la carrière impériale et internationale d’Oumar Ba.

C – Les frères Balma en Tunisie : recommandations et carrière internationale

Le 14 décembre 1960, après avoir accueilli trois missions du bit, la Tunisie vote une loi instituant une Caisse nationale de sécurité sociale (cnss) (voir Allex, 1961). Ce texte est défendu à l’Assemblée par son principal artisan, Ahmed Balma. Né en 1923, ce licencié en droit et en économie de la Faculté de Toulouse devient avocat en Tunisie en 1949[49]. Après l’indépendance, il travaille auprès du ministre du Travail Ahmed Ben Salah qui le nomme directeur général de la caisse nouvellement créée, poste qu’il occupe jusqu’en 1969. Il devient par la suite directeur de cabinet du ministre de la Santé jusqu’en 1972, puis directeur du Bureau régional de l’aiss à Alger, association dont il est membre depuis 1967. Il est en effet mentionné à cette date comme l’un des trois membres africains du bureau de l’association aux côtés du sénégalais Bassirou Gueye, cégétiste et ancien dirigeant de l’Union territoriale des syndicats confédérés de l’aof, et du Malgache Rahaga Ramaholimihaso[50]. De 1975 à 1983, il achève sa carrière comme chef de l’administration centrale de l’aiss à Genève. Si Ahmed Balma n’a jamais directement bénéficié d’une bourse du bit, il s’est en revanche arrangé pour que son jeune frère, Mahmoud Balma, en obtienne une dès 1959[51]. Il n’hésite d’ailleurs pas à le recommander directement auprès d’Anton Zelenka, rencontré en 1956 alors que ce dernier accomplissait une mission d’assistance pour le compte du bit[52]. Dans sa réponse à Ahmed Balma, Zelenka se montre très favorable à cette candidature : « C’est avec beaucoup de plaisir que j’ai lu la lettre que vous avez bien voulu m’adresser pour me recommander votre frère Mahmoud. […] Vous pouvez donc compter sur moi pour que le stage de votre frère Mahmoud s’effectue dans les meilleures conditions »[53]. Ayant exercé trois ans comme inspecteur du travail, Mahmoud Balma est, à la veille de son stage, entré au ministère de la Santé comme secrétaire chargé des allocations familiales[54]. Grâce à l’intervention de son frère, il profite ainsi d’un financement d’un an pour se rendre à Bruxelles et à Paris, avant de devenir, à son retour, directeur des prestations à la cnss. Sa carrière se poursuit et en 1972 il représente la Tunisie à la 4e Conférence régionale africaine de l’aiss à Libreville[55]. La bourse obtenue par l’intermédiaire de son frère lui a donc non seulement permis de construire sa carrière à l’échelle nationale, mais également de nouer des liens avec les associations transnationales spécialisées dans la protection sociale comme le bit et l’aiss où son frère exerce déjà des responsabilités. Ici, c’est l’inscription du frère aîné dans les réseaux du bit et de l’aiss qui permet au cadet de s’y intégrer à son tour.

Conclusion

D’abord relativement peu nombreux, les boursiers africains du bit accueillis par le ministère du Travail voient leur nombre augmenter fortement à partir de 1960, sous l’effet du « virage africain » du bit et de l’indépendance de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest. Recrutés sur des critères linguistiques et techniques, ils viennent pour leur immense majorité de pays de l’ancien empire colonial français et sont formés, au cours de leur stage, à l’administration des caisses de sécurité sociale. L’attention prêtée à ces circulations, jusqu’ici peu traitées par l’historiographie de la coopération technique, met en évidence le fait que la perpétuation du système français d’assurances sociales dans les pays d’Afrique francophone n’a rien d’une évidence, mais qu’elle résulte d’une politique volontariste d’accueil de boursiers largement financés par les organisations internationales ou plus directement par des aides bilatérales. Cet article s’inscrit donc, à la suite des travaux de Pierre-Yves Saunier, dans la critique de « la notion paresseuse d’influence » (Saunier 2003 : 237-255) et précise comment, grâce à l’activité du bit, la circulation d’hommes, de normes et d’objets participent au maintien de la centralité de la France dans ses anciennes colonies d’Afrique et à une forme « d’internationalisation de l’impérialisme » (Kent 1992). Ainsi, loin de marginaliser l’ancienne puissance coloniale, le passage à l’aide internationale et les circuits de financement du peat complètent l’aide bilatérale française et contribuent à perpétuer la centralité hexagonale dans la formation des cadres africains au lendemain des indépendances. Toutefois, cet âge d’or du financement de bourses par le bit s’achève à la fin des années 1960 du fait de leur coût important et, de l’aveu même des experts du bit, de leur caractère peu efficace au regard de la formation en matière de sécurité sociale. Pierre Mouton, auteur en 1974 de l’ouvrage Sécurité sociale en Afrique au sud du Sahara. Tendances, problèmes et perspectives, établit ainsi le constat suivant : « Pour utile qu’elle ait été [la formation par l’octroi de bourses], elle s’est révélée insuffisante à l’expérience, notamment parce que les stagiaires se trouvent placés dans des administrations différentes par leur nature ou leurs dimensions de celle de leur pays. L’expérience montre que les stages dans les pays très avancés ne sont pas toujours les plus utiles aux ressortissants des jeunes États » (Mouton 1974 : 65). Si, sur le plan collectif de la transmission des connaissances en matière de sécurité sociale et de formation des stagiaires, ces bourses paraissent finalement peu efficaces aux fonctionnaires du bit au regard de leur coût, elles constituent en revanche, pour ceux qui en bénéficient, un élément à valoriser dans le cadre de leur carrière d’expert en sécurité sociale, à l’échelle nationale comme internationale. Prenant acte du constat ambivalent dressé par le bit sur le système des bourses, mais soucieux de continuer à former leurs cadres avec l’aide du Bureau, les directeurs de caisses africains suggèrent en 1972 de créer, sur le modèle du centre de formation professionnelle de Turin, une structure permanente pouvant accueillir des boursiers de tout le continent et garantissant une formation suivie. Toutefois, du fait de son coût très élevé, ce projet de coopération internationale est resté lettre morte.