Volume 54, numéro 1, printemps 2023 Développementalisme et politiques sociales depuis 1945 Internationalism, developmentalism and social policies since 1945 Sous la direction de Miguel Bandeira Jerónimo et Sandrine Kott
Sommaire (7 articles)
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Développementalisme et politiques sociales depuis 1945 : une introduction
Miguel Bandeira Jerónimo et Sandrine Kott
p. 5–21
RésuméFR :
À travers des études de cas précisément documentées, les articles de ce dossier présentent différentes modalités de cette rencontre entre deux traditions de recherche sur le développement et les politiques sociales en travaillant sur ce qu’on pourrait appeler de manière anachronique, les origines du « développement humain ». Les contributions révèlent les contradictions qui existent entre les objectifs de développement économique ou de mise en valeur des territoires et les mesures sociales. Les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, au centre du dossier, constituent une période durant laquelle on assiste conjointement au développement des politiques protectrices et redistributrices dans les métropoles des pays d’Europe occidentale et à la mise en oeuvre de programmes de développement pour les pays encore colonisés ou sortis de la décolonisation. Une double question se trouve donc au coeur de ce dossier : dans quelle mesure les discussions autour de l´État-social et les projets d’ingénierie sociale qui l‘accompagnent ouvrent-elles la voie à une nouvelle interprétation non seulement de l’idéologie du développement, mais aussi les formes concrètes qu’il adopte, dans des contextes divers avec des capacités et des ressources administratives distinctes ? En retour dans quelle mesure l’idéologie développementaliste nous invite-t-elle à reconsidérer ou complexifier notre approche des politiques sociales généralement présentées, vues de l’Ouest, sous l’angle unique du progrès pour les populations qui en sont les bénéficiaires, mais qui, sur ces terrains, ont d’abord servi des objectifs de mise en valeur ?
EN :
Through precisely documented case studies, the articles in this dossier present different modalities of the encounter between two research traditions on development and social policies, working on what might anachronistically be called the origins of “human development”. The contributions reveal the contradictions that exist between the objectives of economic development or territorial enhancement and social measures. The decades following the Second World War, at the heart of the dossier, were a period when protective and redistributive policies were being developed in the metropolises of Western Europe, while development programs were being implemented in countries that were still colonized or had emerged from decolonization. A double question therefore lies at the heart of this issue: to what extent do discussions around the welfare state and the social engineering projects that accompany it open the way to a new interpretation not only of the ideology of development, but also of the concrete forms it adopts, in diverse contexts with distinct administrative capacities and resources? In turn, to what extent does developmentist ideology invite us to reconsider or complicate our approach to social policies which, when viewed from the West, are generally presented from the unique angle of progress for the populations who benefit from them, but which, in these areas, have primarily served the objectives of development ?
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Les organismes inter-impériaux et l’internationalisation des politiques sociales (des années 1940 aux années 1960)
Miguel Bandeira Jerónimo
p. 23–50
RésuméFR :
Dans la période de l’après Seconde Guerre mondiale, les revendications sur le savoir-développer étaient nombreuses, provenant de diverses origines idéologiques et institutionnelles et traitant de sujets multiples, du bien-être rural au développement communautaire, de l’éducation à la santé et au travail. Les arguments et les projets d’intervention sur ces sujets en compétition dans divers espaces géographiques étaient nombreux. Parmi les acteurs internationaux participant à la promotion d’un agenda développementiste aux impacts mondiaux, deux organisations intér-impériales furent particulièrement actives, tantôt coopérant, tantôt rivalisant avec les agences spécialisées du système des Nations Unies : l’Institut international des civilisations différentes (INCIDI, 1949) et la Commission de coopération technique en Afrique au sud du Sahara (CCTA, 1950). Associées à des projets de résilience impériale et coloniale dans des contextes caractérisés par des pressions anticoloniales croissantes, les deux organisations ont contribué à l’internationalisation croissante des politiques sociales, réunissant de nombreux experts dans diverses conférences, en Europe et en Afrique, favorisant la production et le transfert de savoir original, en publiant divers rapports et enquêtes d’une portée considérable, et en parrainant même des interventions spécifiques sur le terrain. Ces dynamiques ont été façonnées de manière significative et fréquente par des conflits sur les motivations et les applications des politiques sociales qui ont eu lieu dans les métropoles impériales. Cet article aborde les rôles de ces deux institutions dans l’internationalisation des politiques sociales, en analysant certaines de leurs principales réunions, publications clés et projets significatifs, en prenant les thèmes de l’éducation, du « social » et du « bien-être rural » et, surtout, du travail comme principaux observatoires.
EN :
In the post-WWII period, the claims over the savoir- développer were numerous, coming from diverse ideological and institutional origins, and dealing with multiple topics, from rural welfare to community development, from education to health and labour. Many were the competing arguments and plans to intervene about those topics in various geographic spaces. Among the international actors participating in the promotion of a developmentalist agenda with global impacts, two interimperial organizations were particularly active, sometimes cooperating, sometimes rivalling with the specialized agencies of the United Nations system: The International Institute of Differing Civilizations (INCIDI, 1949) and the Commission for Technical Co-operation in Africa South of the Sahara (CCTA, 1950). Associated to projects of imperial and colonial resilience in contexts characterized by mounting anti-colonial pressures, both organisations contributed to the growing internationalization of social policies, gathering numerous experts in various conferences, in Europe and in Africa, promoting the production and transfer of original knowledge, publishing diverse reports and enquiries with considerable reach, and even sponsoring specific interventions on the ground. These dynamics were meaningfully, and frequently, shaped by disputes about the motivations and applications of social policies that occurred at the imperial metropoles. This paper addresses these two institution’s roles in the internationalization of social policies, analysing some of their major meetings, key publications, and significant projects, taking the topics of education, ‘social’ and ‘rural welfare’ and, mostly, labour as main observatories.
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La modernité au village : une expérience de développement social au Sénégal, 1953-1954
Damiano Matasci
p. 51–73
RésuméFR :
Cet article retrace le déroulement quotidien d’une expérience d’éducation de base menée par Amadou Mahtar M’Bow dans le village de Badiana (Sénégal) au début des années 1950. Grâce à cette approche micro-historique, encore peu utilisée dans les travaux sur l’histoire du développement, il met en lumière comment des visions et des pratiques associées à une « modernité » idéalisée se sont cristallisées à l’échelle locale. L’article examine plus particulièrement les activités réalisées dans le cadre de ce projet – qui englobent des secteurs aussi variés que l’alphabétisation, l’agriculture, l’habitat et la santé – et souligne le rôle central joué par le personnel africain. Ce faisant, il permet de mieux comprendre la place de l’idéologie développementaliste dans la redéfinition de la politique coloniale en Afrique après la Seconde Guerre mondiale, tout en fournissant des pistes de recherches pour en évaluer les héritages après les indépendances.
EN :
This article explores the day-to-day operations of a fundamental education experiment led by Amadou Mahtar M’Bow in the village of Badiana, Senegal, in the early 1950s. This micro-historical approach, seldom employed in the field of development studies, allows to shed new light on how ideas and practices associated with an idealized vision of “modernity” manifested at a local level. Specifically, the article examines the wide range of activities undertaken as part of this project – encompassing areas such as literacy, agriculture, housing, and healthcare – and emphasizes the pivotal role played by African staff. By doing so, it contributes to a deeper comprehension of the impact of developmentalist ideology on the redefinition of colonial rule in Africa after the Second World War. Furthermore, the article also suggests research directions for evaluating its enduring legacies in post-independence contexts.
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Santé publique, ressources humaines et changement social : le développement de la force de travail dans le domaine de la santé durant la période coloniale portugaise tardive (1945-1975)
Philip J. Havik
p. 75–103
RésuméFR :
Après 1945, les réformes sanitaires initiées dans les colonies portugaises en Afrique avaient pour objectif d’étendre les bienfaits de la médecine sociale et préventive aux populations africaines tout en réduisant les forts taux de mortalité, et leur incidence, causés par des maladies endémiques qu’il était possible de prévenir. En tant que partie intégrante des stratégies d’amélioration du bien-être, ces mesures impliquaient un accroissement considérable des investissements en infrastructures et en ressources humaines afin de remédier à la faiblesse de l’accès aux soins, de la couverture médicale et des résultats en matière de santé pour ces populations. Des écoles professionnelles pour la formation aux métiers de la santé furent créées en Angola et au Mozambique durant les années 1940, dans l’intention de créer des capacités de formation au niveau local et d’améliorer la qualité et l’efficacité des services. Cependant, les encouragements donnés au recrutement et aux admissions d’élèves ne suffirent pas à faire tomber les barrières raciales érigées par les politiques bio-sociales qui limitaient la mobilité sociale de la plupart des Africains, ce qui réduisit l’impact de ces établissements. Cet article établit un lien entre les stratégies réformistes concernant la force de travail en santé et les politiques développementales, le changement social et l’agentivité des Africains durant la période coloniale tardive en Angola et au Mozambique.
EN :
Post-1945 the health reforms introduced in Portugal’s African colonies intended to extend the benefits of social and preventive medicine to African populations, whilst reducing the high incidence and mortality levels due to preventable endemic diseases. Forming part of welfarist development strategies, these measures implied a significant increase in investment in infrastructures and human resources to overcome the deficient access, coverage and outcomes of health care for these populations. The vocational schools for training health professionals (ETS), which emerged in Angola and Mozambique during the 1940s, were meant to create a local training capacity and improve services’ quality and efficiency. However, enrolment and recruitment drives stumbled upon bio-social politics which had erected racial barriers to upward social mobility for most Africans, thereby limiting their impact. This article relates reformist strategies regarding the health workforce to developmental policies, social change and African agency in late colonial Angola and Mozambique.
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Le monde négocié de la sécurité sociale : les intermédiaires africains, le Bureau international du travail et le système français de sécurité sociale, 1950-1960
Paul Mayens
p. 105–127
RésuméFR :
Afin de promouvoir le développement du tiers-monde dans le contexte de la guerre froide, les Nations Unies favorisent la création de programmes d’assistance technique. L’Organisation internationale du travail (oit) se distingue par sa volonté de lier développement économique et progrès social. Des experts occidentaux sont envoyés en Asie, en Amérique du Sud et en Afrique pour favoriser la croissance économique tandis que de jeunes cadres issus des pays visités reçoivent des bourses pour étudier en Europe. Cet article vise à restituer les circulations d’Africains bénéficiant de bourses de l’oit dans les années 1950 et 1960 et envoyés en France pour explorer le fonctionnement de l’État-providence. L’assistance technique, tout en augmentant la mobilité des jeunes Africains vers l’Europe et en participant à la régionalisation des politiques africaines de sécurité sociale, renforce la position dominante de la France dans son ancien empire.
EN :
In order to promote the development of the Third World in the context of the Cold War, the United Nations promoted the creation of technical assistance programmes. The International Labour Organization (ilo) is distinguished by its desire to link economic development and social progress. While Western experts are sent to Asia, South America and Africa to promote economic growth, young professionals from the countries visited receive scholarships to study in Europe. This article aims to reconstruct the movements of Africans who received ilo scholarships in the 1950s and 1960s and were sent to France to explore the functioning of the welfare state. Technical assistance, while increasing the mobility of young Africans towards Europe and participating in the regionalisation of African social security policies, reinforced France’s dominant position in its former empire.
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Race, développement, autodétermination : la « thèse belge » et les politiques sociales de la période coloniale tardive
José Pedro Monteiro
p. 129–156
RésuméFR :
En se concentrant sur un aspect particulier de l’histoire impériale belge dans la décennie qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, cet article vise à montrer comment l’internationalisation de la question sociale coloniale, ainsi que les politiques associées, sont devenues une caractéristique récurrente des échanges impériaux et coloniaux, et ont joué un rôle non négligeable dans les disputes internationales sur la décolonisation politique. Dans leurs efforts pour résister à la supervision internationale des affaires coloniales, les responsables impériaux et coloniaux belges ont engendré des stratégies diplomatiques qui impliquaient la collecte systématique d’informations et la production de connaissances sur les réalités sociales dans des parties éloignées du monde, notamment dans des contextes des pays indépendants. Les informations ainsi collectées étaient ensuite essentielles dans les exercices comparatifs que les diplomates belges développaient régulièrement afin de mettre en évidence leurs réalisations sociales dans les colonies belges et l’adéquation des politiques sociales mises en oeuvre, tout en attirant l’attention sur les conditions sociales répréhensibles dans les pays indépendants d’Asie ou d’Amérique latine. Ce faisant, ils ont élargi le champ des débats mondiaux sur les conditions et les politiques sociales tout en développant une nouvelle doctrine en droit international, la « thèse belge » ainsi nommée. En particulier, le gouvernement belge, ses représentants et les experts associés ont cherché à présenter le développement et l’amélioration sociale comme une « mission sacrée » de toutes les entités politiques qui gouvernaient différents groupes ethniques et socioculturels, pas seulement les empires européens.
EN :
By focusing on a particular aspect of Belgian imperial history in the decade that followed World War II, this article aims to show how the internationalization of the colonial social question, and associated policies, became a recurrent feature of imperial and colonial exchanges, and played a non-negligible role in the international disputes about political decolonization. In their efforts to resist international supervision of colonial affairs, Belgian imperial and colonial officials engendered diplomatic strategies that entailed the systematic collection and treatment of information and knowledge production about social realities in distant parts of the world, especially in independent countries. The information collected was, in turn, pivotal in the comparative exercises that Belgian diplomats repeatedly developed in order to underline their social achievements in the overseas territories and the adequacy of the social policies enacted, while calling into attention the reproachable social conditions in independent countries in Asia or Latin America. In so doing, they expanded the realm of the global debates about social conditions and policies while developing a new doctrine in international law, the so-called “Belgian thesis”. Particularly, the Belgian government, its representatives and associated experts, aimed to frame development and social betterment as a “sacred trust” of all political entities that governed distinct ethnic and socio-cultural groups, not only European empires.
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L’Organisation internationale du Travail, entre justice sociale et développement économique (1920-2020)
Sandrine Kott
p. 157–180
RésuméFR :
Cet article analyse les tensions manifestes entre les deux grandes missions qui ont structuré l’activité de l’Organisation internationale du Travail (oit) depuis les années 1920 : l’objectif de justice sociale d’une part, et celui de développement économique de l’autre. Il s’interroge sur les difficultés de l’organisation à imposer le respect des normes sociales qu’elle promeut quand l’objectif de croissance et de développement économique imposés par d’autres acteurs internationaux entre en tension avec elles. Il examine dans quelle mesure les divers programmes de développement mis en oeuvre par l’organisation depuis les années 1930 ont tenté d’apporter une réponse à cette contradiction. Ces questions sont discutées à travers des études de cas dans les contextes changeants d’un siècle d’histoire de l’oit.
EN :
This article analyzes the tensions that exist between the two major missions that have structured the activity of the International Labour Organization (ilo) since the 1920s : the objective of social justice on the one hand and economic development on the other. It examines the difficulties of the organization in enforcing the social standards it promotes when the objective of growth and economic development imposed by other international actors come into tension with them. It studies the extent to which the various development programs implemented by the organization since the 1930s have attempted to address this contradiction. These issues are discussed through case studies in the changing contexts of a century of ilo history.