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La Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement reprend des principes de droit national d’environnement devenus courants depuis les années 1980, y compris hors de l’Europe (Mauerhofer 2016). Il s’agit d’un accord régional de portée globale, ouvert à tout État. Jusqu’à l’adoption du traité d’Ezcazu (2018) pour l’Amérique latine et les Caraïbes, la Convention d’Aarhus a fait figure d’exception parmi les 3 600 accords multilatéraux d’environnement en vigueur (Mitchell et al. 2020). Adoptée au Danemark en 1998 sous l’égide de la Commission économique européenne des Nations unies (CEE-NU), elle doit favoriser la coopération internationale non pas sur un problème d’environnement mais sur des droits de nature procédurale accordés aux individus et ONG présents dans les États Parties. Autre spécificité inédite, elle leur associe un mécanisme inspiré des conventions des droits de l’Homme (Kravchenko 2007) : le « Comité d’examen du respect des dispositions », dit Comité Aarhus, doit émettre des conclusions et recommandations à l’attention d’une Partie mise en cause par des communicants. La réunion des Parties (ci-après MOP, Meeting of the Parties) a toujours adopté par consensus le projet de décision préparée par le Bureau qui reprend ses conclusions, confortant ainsi à la fois l’autorité du comité et de la convention.

En 2017, lors de la MOP6, l’Union européenne (UE) a contrarié cette pratique en refusant d’endosser les conclusions à son encontre (Prieur 2018). Invoquant la singularité de l’ordre juridique européen, elle impose alors aux autres Parties de la convention, par la menace d’un vote, de temporiser la décision de non-conformité qui la concernait sur l’accès à la justice. Alors que l’UE a révisé sa législation pour se mettre en conformité sur ce dernier point, elle fait de nouveau reporter une autre décision la visant lors de la MOP suivante, en 2021, cette fois sur les aides publiques. La position UE crée à chaque reprise la consternation parmi les participants, car elle remet en cause l’objectif de consensus qui a façonné les négociations entre délégations dans l’adoption de l’ensemble des décisions de la MOP. Elle contredit également l’adhésion aux principes qui caractérisent habituellement la diplomatie environnementale européenne : le multilatéralisme, la nécessité d’obligations internationales et le consensus avec les pays tiers (Delreux 2018). Il s’agit ici d’analyser le processus qui a conduit à ces deux précédents, ainsi que leur portée.

Les caractéristiques de ce cas mettent en défaut l’explication par les normes ou les intérêts, soit respectivement du constructivisme et du libéralisme utilitariste (Rittberger 2004). L’UE a affiché une position dissonante sur un plan normatif avec ses valeurs et principes habituels. Pourtant, avec une mise en conformité effective en 2021, elle semble avoir cédé aux arguments des autres Parties et des ONG qui ont protesté contre sa position et son comportement. L’institutionnalisme normatif qui offre une voie intermédiaire entre ces deux lectures théoriques (Schimmelfennig 2001 ; Schimmelfennig et Thomas 2011) voit également son principal postulat invalidé. Les plus fortes résistances à mettre en oeuvre les dispositions de la convention ne sont pas venues des États membres, mais du cadre institutionnel de l’UE et de la Commission qui les conduit habituellement à modifier leurs préférences au détriment de leurs intérêts individuels. Pour les auteurs, ce cadre institutionnel se définit par des valeurs libérales, y compris la protection de l’environnement, et la préférence pour le consensus dans les décisions de la délégation UE.

L’objectif de cet article est d’aborder l’effet des normes sur le comportement des acteurs en centrant le propos sur une question empirique : comment expliquer le contenu de la position de l’UE et son évolution ? En d’autres termes, les pressions normatives exprimées dans l’arène de la convention ont elles pesé sur le mandat européen décidé à Bruxelles ? Mon analyse se structure autour d’un postulat central au Pragmatisme : la causalité du présent par l’action (Joas 1997). Les normes sont produites, éprouvées et reconduites ou pas en situation par les pratiques des acteurs. Ce que font les acteurs, la pratique, devient « le véritable point de départ de la recherche en politique étrangère » (Franke et Hellmann 2017 : 13). Une perspective pragmatiste permet de dépasser l’opposition entre constructivisme et utilitarisme considérant les normes comme respectivement des « contraintes morales ou des moyens stratégiques » (Pratt 2016 : 521-22). Cette démarche évite de réifier les normes ou l’agence, en accordant à cette dernière une capacité de « créativité » (Joas 1997). Elle renoue ainsi avec un postulat central des premières formulations du constructivisme en relations internationales où les normes sont négociées et construites dans un processus intersubjectif contingent (Hofferberth et Weber 2015).

La section I explicite cette grille théorique en exposant la caractéristique de cette convention – la construction progressive de ses normes à la fois de fonctionnement et de mise en oeuvre de ses principes – à l’origine des réticences de l’UE sur le volet accès à la justice. L’analyse des deux aspects correspondants, pratiques de décision collective et arguments recevables, se centre sur les interactions au niveau de la convention avec un éclairage sur le processus menant au mandat de l’UE défini à Bruxelles. La section II montre comment l’UE s’est organisée à la fois en droit interne après sa ratification en 2005 et au sein de la délégation européenne afin de pouvoir participer aux travaux de la convention. La troisième section revient sur la position européenne pendant les MOP de 2017 et 2021 qui a compromis l’une des normes de bon fonctionnement de la convention, « l’esprit d’Aarhus » comme les participants le qualifient parfois : l’adoption par consensus des décisions de la MOP. Cet article s’appuie sur une enquête réalisée entre 2014 et 2021, combinant observation participante des travaux de la convention, entretiens (avec des membres des délégations, d’ONG et du secrétariat de la convention) et analyse documentaire.

I – Le décalage entre normes et intérêts sur les questions d’accès à la justice

Le processus de construction de normes « procédurales » (les moyens mobilisés pour atteindre les objectifs d’un traité) et « substantielles » (les significations accordées à ses dispositions en termes d’obligations) (Schimmelfennig et Thomas 2011) dépend des échanges entre Parties au sein de la convention, mais également et, de manière plus inédite, de l’activisme des plaignants et des juridictions nationales utilisant la convention. Cette dynamique propre à la Convention d’Aarhus qui échappe au contrôle des Parties peut venir contrarier à terme leurs intérêts, y compris dans le camp de l’UE et malgré ses affinités avec les principes et objectifs de la convention. Cette caractéristique justifie une lecture pragmatiste du recours aux normes Aarhus à la fois dans l’enceinte de la convention et dans les processus décisionnels de l’UE relatifs à sa mise en oeuvre.

A – Convergence de valeurs et de principes

La Convention d’Aarhus valide l’importance, pour la défense effective de l’environnement, des droits à l’information et à la participation du public, ainsi que l’accès à la justice. Ces droits se sont généralisés dans les législations nationales en Europe occidentale et aux États-Unis dans les années 1980 (Dryzek 2013). Après la chute du mur de Berlin, les activistes environnementaux des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) oeuvrent pour des législations équivalentes. Ils associent en outre, au niveau régional, défense de l’environnement et protection des droit humains (Lador 2005). L’idée d’un traité naît dans le cycle de conférences ministérielles consacré à la participation du public sur les questions d’environnement, impulsé par la Tchécoslovaquie et organisé par la CEE-NU depuis 1991 : « l’environnement pour les Européens ». Des ONG occidentales et issues des PECO y participent activement au sein de la coalition EcoForum, restée depuis leur point de ralliement. Le Bureau européen de l’environnement (BEE), établi à Bruxelles, en assure la coordination.

L’UE n’a pas été à l’initiative de la convention et a tardivement contribué à la définition de ses dispositions. Lors de la 4e réunion du processus ministériel CEE-NU, la convention est adoptée en juin 1998 par 35 États signataires, dont la Communauté européenne et ses États membres. Ces derniers participent activement au processus de négociation entre 1996 et 1998, convaincus que le texte pourra aider les PECO et les pays du Caucase à mettre à niveau leurs standards environnementaux. La Commission, d’abord observatrice, puis dotée d’un mandat du Conseil fin 1997, intervient sur les aspects relatifs aux compétences communes qui ne couvrent pas les dispositions accès à la justice (Delreux 2011). Ses positions ne sont pas nécessairement progressistes (Pallemaerts 2013).

C’est en 2002 que la MOP1 finalise le fonctionnement de la convention (cf. Tableau 1) : elle adopte un règlement intérieur qui établit les règles de procédures et met en place un mécanisme original, le Comité Aarhus dont les membres siègent en leur qualité personnelle. La convention doit encourager la contribution du « public » dans l’exercice de droits environnementaux, y compris au niveau du fonctionnement de la convention. Le public fait référence aux ressortissants des pays Parties comme aux non-nationaux, ainsi qu’aux « ONG qui oeuvrent en faveur de la protection de l’environnement » (art. 2(5) et art. 9(3)), les autorités restant libres de définir les critères les qualifiant. Les ONG disposent d’un siège avec statut d’observateur au Bureau ; privées de vote, elles prennent néanmoins activement part aux délibérations des Parties et du Groupe de travail, y compris relatives à la nomination des membres du Comité Aarhus (cf. Figure 1).

Figure 1

Les organes de la Convention d’Aarhus

Les organes de la Convention d’Aarhus

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Cette reconnaissance des ONG se révélera problématique pour l’UE et ses États membres dans la mise en oeuvre du volet accès à la justice de la convention (article 9) qui peut être couvert par une procédure judiciaire ou administrative. Or, le principe « d’intérêt personnel à agir » conditionne souvent l’accès au juge dans nombre de systèmes juridiques, excluant de fait les ONG agissant pour un intérêt collectif (Brosset et Thruilé-Marengo 2018).

B – A contrario de la mise en oeuvre en droit interne

Ce décalage potentiel avec les États membres et l’UE n’est pas manifeste au départ. La convention entre en vigueur dès 2001 grâce à la ratification des PECO et des pays du Caucase. Ce sont logiquement les premiers concernés par des décisions de non-conformité dès la MOP2. Seuls trois pays de l’UE (UE-15) participent à la MOP1 comme Parties : le Danemark, l’Italie et la France. Puisque la Convention d’Aarhus est un accord mixte, États membres et institutions européennes doivent en principe la ratifier ensemble, la transposition en droit interne une fois complétée. La Commission prépare donc des propositions législatives pour procéder avant la MOP2 (2005). Cette échéance est confortée par le processus parallèle d’élargissement à des PECO candidats à l’UE et déjà Parties à la convention.

Tableau 1

Chronologie des MOP

Chronologie des MOP

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Au sein de la Commission, la Direction-Générale (DG) Environnement prépare en 2001 deux directives sur l’accès du public respectivement à l’information et aux décisions en matière environnementale[1]. Toutes deux sont adoptées dès 2003, l’acquis communautaire couvrant relativement bien le sujet. Au contraire, la transposition de l’article 9 de la convention sur l’Accès à la justice conduit la DG Environnement sur un terrain neuf en droit européen. Les deux textes qu’elle publie en 2003 à destination, respectivement, des États membres et des institutions européennes, suscitent des oppositions.

Les États membres font échec au premier texte, la proposition de directive accès à la justice, au motif que la matière relèverait du troisième pilier du Traité de Maastricht et donc de la méthode intergouvernementale. Malgré le contentieux remporté par la Commission devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), une large majorité d’entre eux bloque l’adoption du texte au Conseil, après son approbation par le Parlement. Ils modifient également de manière significative le second texte, le projet de règlement appliquant les dispositions de la convention aux institutions européennes. La Commission choisit une procédure administrative qui permet à une ONG environnementale de saisir la CJUE si la réponse à la demande de « réexamen interne » que l’ONG soumet auprès d’une institution européenne ou d’une agence européenne pour « acte ou omission contraire au droit de l’environnement » ne la satisfait pas. Il s’agit ainsi de lever le verrou de la CJUE accessible seulement aux plaignants capables de démontrer qu’ils sont individuellement et directement concernés (art. 263(4) TFUE). Le Conseil parvient à contourner cette solution en décidant que la procédure ne s’appliquera qu’aux actes de portée individuelle. Le désaccord Commission Conseil a différé de plusieurs années l’adoption du règlement (EC) 1367/2006, dit règlement Aarhus.

Dans le même temps, l’appui matériel de l’UE et sa participation aux travaux de la convention sont devenus essentiels à son bon fonctionnement. La participation de l’UE-15 équivalait à 99 % du total des contributions étatiques pour 2003-04 (IEEP 2008). Ce soutien financier ne s’est pas démenti depuis. La transposition incomplète des dispositions destinées à garantir l’accès à la justice aux individus et aux ONG montre néanmoins que l’adhésion de l’UE-15 aux principes d’un accord perçu comme destiné aux démocraties en transition est plus réservée quand il leur faut respecter les obligations internationales qui en découlent.

C – Pragmatisme et ethnographie appliqués aux situations de négociation

Ces éléments de contexte soulignent les tensions entre les normes et les intérêts des Parties, y compris de l’UE et de ses États membres dont les principes sont a priori en adéquation avec les objectifs de la convention. Ils justifient d’explorer la cohésion et les incohérences du camp UE à la fois à Bruxelles et dans sa participation à la Convention d’Aarhus. Combiné à une approche ethnographique, la lecture pragmatiste des échanges au sein de la convention adoptée ici vise à montrer les effets des normes Aarhus sur la position défendue par l’UE et ses États membres.

Constructivisme et pragmatisme partagent une vision des relations internationales et de l’agir social façonnés par des processus intersubjectifs, contingents et complexes (Pratt 2016 ; Franke et Hellman 2017). Les préférences des acteurs ne sont ni fixes, ni préétablies. Les normes sont (re)construites par leurs échanges : ce n’est pas une variable indépendante de leurs interactions. En revendiquant une ontologie, au-delà d’une épistémologie, inspirée du pragmatisme américain, les auteurs pragmatistes sont plus radicaux (Pratt 2016). La primauté accordée aux pratiques des acteurs et le postulat de créativité du présent font des « sites d’interaction […] l’unité basique d’analyse » (Franke et Hellmann 2017 : 13). Le pragmatisme récuse l’existence d’une structure normative au niveau international. Les normes sont à la fois contraignantes et habilitantes et toute action se déroule « en vue » (ends-in-view) d’une situation présente où se recomposent mutuellement finalité et moyens (Joas 1997).

Considérer les sites d’interaction comme premier niveau d’observation implique une opération de « reconstruction » qui consiste à « recontextualiser » les processus d’échanges au sein des instances internationales. Il s’agit d’étudier des acteurs en situation et de valoriser leur point de vue. L’analyse est heuristique « si la connaissance revendiquée fait écho auprès des autres parties impliquées » (Franke et Hellman 2017 : 14). Les discours et les prises de parole sont authentiquement des actions de politique étrangère (ibid.). Cette démarche converge avec l’ethnographie institutionnelle qui observe les interactions concrètes entre acteurs : « leurs activités de coordination et “ce qu’ils font et ce qu’ils peuvent nous dire de ce que les autres font” produisent en termes de processus institutionnel » (Smith 2005 : 60). Les « idées, les concepts et le sens » ne sont pas préalables à l’action, mais «also doings in that happen at actual times and in particular local settings and are performed by particular people » (ibid. : 76).

Appliquée aux négociations internationales, l’ethnographie institutionnelle analyse les activités de coordination en termes de décisions communes et de productions documentaires : comment les positions s’ajustent les unes aux autres, ce qu’elles signifient pour les autres Parties et comment elles contribuent au fonctionnement et à la continuité d’un accord international (Eastwood 2018). L’observation directe des acteurs, dans l’enceinte d’institutions internationales — diplomates, membres du secrétariat de la convention, représentantes et représentants d’ONG ou du public — contribue en effet à éclairer les jeux stratégiques et contraints autour de la définition des normes et de leur application, ainsi que la manière dont les pressions normatives, c’est-à-dire le recours à des valeurs dans les discours, s’exercent mutuellement.

Tableau 2

Liste et références des entretiens

Liste et références des entretiens

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L’analyse porte sur les luttes, à Bruxelles et dans les travaux de la convention, relatives aux questions d’accès à la justice au niveau européen depuis 2005. L’enquête ethnographique visait les discussions sur les textes et décisions entre Parties, avec observation non participante des réunions du groupe de travail chargé de préparer les décisions de la MOP (2014 à Genève et 2020-2021 en distanciel) et de deux MOP en 2017 (Budva) et 2021 (Genève) (cf. Tableau 2). Grâce à l’accès du public à toutes les discussions au sein de la convention, excepté du Bureau, j’ai suivi de manière extensive les échanges entre délégations sous le chevalet « Academic » situé derrière les délégations et porté le badge correspondant. Des discussions informelles ainsi que des entretiens (30 à 60 minutes) conduits sur site ont éclairé les positions défendues et les perceptions des échanges par les participants et participantes, au sein de la délégation UE et avec d’autres délégations, permettant ainsi des recoupements. Le recours à des entretiens pour suivre le parcours de documents, arrêts de la CJUE ou textes de transposition, s’est révélé particulièrement utile pour retracer les échanges d’arguments, à Bruxelles et Genève, entre institutions européennes, États membres et ONG. L’analyse des processus est directement tirée de ces éléments d’enquête, les mentions aux entretiens sont indiquées quand ils ont complété les observations.

La clarification apportée par Volker Rittberger (2004) au concept de normes offrira une trame utile à l’analyse des échanges au sein de la convention. Les normes : (i) sont dotées d’une portée prescriptive associée à une dimension évaluative ; ce qu’il est bien et donc approprié de faire ; (ii) correspondent à des attentes mutuellement partagées par un groupe d’individus ; (iii) restent leur cadre de référence, quand bien même certains y dérogent. Si la portée des normes n’est pas « prédictive », elles organisent leur conduite, car ils « percevront le besoin d’offrir des justifications ou des excuses pour leur comportement déviant » (ibid. : 23). La section 2 revient sur la période post-2005 où se nouent les premières attentes vis-à-vis de la délégation UE et alors que les pratiques d’échange d’arguments et de décision collective se routinisent au niveau de la convention. La section 3 analyse les échanges des MOP6 et 7 où la délégation UE est contrevenue aux normes de la convention, à la fois procédurales, la pratique du consensus et, substantielles, les obligations des Parties.

II – Les attentes vis-à-vis de l’UE et de ses États membres dans la mise en oeuvre de la convention

À l’instar d’autres conventions régionales UNECE (Delreux 2014), l’UE domine numériquement la convention (25 États membres parmi les 44 Parties en 2011). La cohésion progressive de la délégation UE dans la période qui suit sa ratification coïncide avec l’examen par la MOP des premiers cas visant des États membres, mais également avec les premiers développements contentieux dans l’UE. Il s’agit d’une période-clé pour l’exemplarité de la délégation UE. L’UE devient en effet un acteur essentiel au bon déroulement des travaux de la convention, suscitant attentes et appréhension de la part des autres Parties, des ONG d’EcoForum et du secrétariat.

A – Activisme juridique inégal à Bruxelles

Les ONG ont un rôle essentiel à jouer dans la mise en oeuvre d’une convention qui est destinée à faciliter leur accès au juge. À l’origine de 60 % des communications envoyées au Comité Aarhus entre 2002 et 2021[2], elles sont aussi actives au niveau national où le juge peut invoquer la convention pour régler des litiges en droit national (Vanhala 2018).

Or, la ratification de la convention par l’UE en 2005 conduit plusieurs ONG présentes à Bruxelles à renouer avec des tentatives précédentes de recours en annulation. L’accès des ONG à la CJUE pour contester des actes de portée générale est une revendication ancienne. Pour être recevable, le recours doit concerner « directement » et « personnellement » le plaignant[3]. La Cour maintient cette jurisprudence en estimant que leur accès au juge européen est garanti par un accès au juge national. Elle juge donc irrecevables leurs nouvelles tentatives (Client Earth 2021 : 68-69). Dans le même temps, elle encourage les procédures de renvoi préjudiciel par les juges nationaux afin de clarifier les conditions d’application de la convention (UE2). La CJUE a utilisé l’article 9(3) de la convention dans sa jurisprudence afin d’invalider des dispositions de droit national qu’elle estimait contraires au droit de l’UE quand elles disqualifiaient les ONG comme plaignantes, par exemple la démonstration d’un intérêt personnel en Allemagne. La CJUE a également précisé le type d’actes couverts par la convention, les conditions du droit de recours, ainsi que les coûts de procès au titre des articles 9(4) et 9(5) (Brosset et Thruilé-Marengo 2018).

Faute d’une directive sur l’accès à la justice, cette jurisprudence a été essentielle pour préciser les conditions d’application de la convention dans les États membres. Elle a également facilité les possibilités de recours des ONG en droit national. En parallèle, la Commission, avec la DG-Environnement, dépose activement des recours en manquement contre les États membres faisant l’objet de recommandations du Comité Aarhus. Plusieurs pays doivent ainsi modifier leurs législations à la suite d’un arrêt de la Cour et d’une décision de la MOP (Sommerman 2017).

Ces développements ne répondent cependant pas aux attentes des ONG, car ils ne leur permettent pas d’attaquer des actes de l’UE. De plus, les individus ne peuvent utiliser la procédure. Au titre du règlement Aarhus sont exclusivement invocables devant la Cour les décisions de refus d’accès à l’information environnementale des institutions et des agences européennes ou reliées à des requêtes de réexamen interne. Mais celles-ci sont limitées à leurs actes administratifs, donc à un périmètre très restreint (Client Earth 2021). En 2008, l’ONG Client Earth adresse donc une communication au Comité Aarhus (affaire ACCC/C/2008/32), estimant que l’application du principe « d’intérêt personnel » aux ONG par la Cour ainsi que les dispositions du règlement Aarhus dérogent aux exigences de la convention. Comme abordé par la suite, l’instruction de cette communication mettra en évidence le décalage entre États membres et institutions européennes dans la mise en oeuvre du traité.

B – Cohésion européenne à l’épreuve des MOP4 et 5

Alors que les dissensions persistaient dans la délégation UE (Delreux, 2014), la construction d’une coordination européenne progresse avec l’adoption du traité de Lisbonne en 2009 et conforte sa capacité de négociation avec les autres Parties. Les pratiques négociées au sein de la délégation UE, entre les MOP4 et 5 (cf. Tableau 1) créent des attentes mutuelles vis-vis du respect de la convention, à la fois en interne et avec les autres Parties.

Après la ratification du traité en 2005, la présidence du Conseil représente l’UE et prépare la coordination européenne, en réunissant les fonctionnaires nationaux issus des administrations de l’Environnement et parfois de la Justice (UE4, UE6). Après 2009, la Commission joue ce rôle. Une double représentation Conseil et Commission est mise en place. Les prises de paroles sur les sujets à aborder sont désormais négociées préalablement dans les réunions de coordination. La participation concertée entre les membres de la délégation UE aux travaux de la convention fait ses preuves dès 2010 pendant un Groupe de travail. Pour la première fois, un pays membre est visé par un projet de décision de non-conformité préparé par le Bureau. Plusieurs États membres s’alarment des formulations retenues. Après concertation interne, la délégation UE démarre dans l’urgence une négociation pendant la séance afin de faire réviser le texte. Les négociateurs UE acceptent la formule « endorse » (faire sienne) pour l’ensemble du texte à l’exception d’un paragraphe. Ils parviennent également à réviser un passage du projet de décision destinée à l’Ukraine incluant une échéance de mise en conformité qui aurait pu octroyer un pouvoir de délégation au comité sur les décisions de violation de la convention. Si l’objectif affiché est de désamorcer des points de blocage susceptibles de menacer l’adoption par consensus des décisions de la MOP4, c’est aussi la première fois que la délégation revient sur des décisions à ce stade du processus, suscitant la réprobation des ONG (UE2).

Cet épisode a démontré la nécessité d’une coordination en amont des réunions, via des échanges entre les membres de la délégation UE siégeant au Bureau pour anticiper les décisions à venir. Les autres Parties n’ont plus d’autres choix que de rentrer dans leur négociation. Pendant la MOP5, l’UE parvient à une solution de compromis avec les ONG et la Norvège sur la composition du Comité Aarhus, plusieurs membres de la délégation UE ayant exprimé le souci de respecter les autres prenantes : « We wouldn’t go for a vote at the Council. In the same way, we wouldn’t go for a vote and the very first day [of the MOP]. All the NGOS would have slammed the door » (UE1).

La pugnacité inédite de la délégation UE, malgré un esprit revendiqué de conciliation, a progressivement bouleversé la tenue habituelle des échanges au sein de la convention (ONG1, ONG8, UE5). Elle a nourri un malaise grandissant des autres Parties et des ONG vis-à-vis de cette cohésion européenne désormais mieux réglée et quasi inamovible, à l’instar d’autres accords CEE-NU (Delreux 2014). Les discussions au sein de la convention se résument souvent à une confrontation entre l’UE et la Norvège ainsi que la Suisse, après la ratification de celle-ci en 2014. Ne pouvant plus infléchir les positions individuelles des États membres, les ONG ont déploré « the European wall ». Elles ont néanmoins obtenu en contrepartie de rencontrer, préalablement aux réunions à la convention, la délégation UE quand ses membres (fonctionnaires Commission, Conseil et des EM) se réunissent à Bruxelles pour discuter de ses amendements et sujets intéressant Aarhus (ONG1).

La cohésion obtenue mécaniquement par la coordination dans la délégation UE a finalement conforté la règle du consensus dans les décisions des MOP. Certes, les États membres les plus favorables à la convention ne peuvent plus prendre la parole publiquement, mais les plus réticents à endosser les décisions du comité également. L’injonction normative par les pairs, notamment déjà visés par des communications, a pesé sur les représentants des États trouvant « le ton un peu trop dur » dans les discussions sur les projets de décision. Cette dynamique a joué avant Maastricht en 2014 où pour la première fois deux États membres souhaitaient rejeter les conclusions du Comité Aarhus (UE1). L’exemplarité de l’UE est néanmoins de nouveau en jeu après la MOP5, à la suite de l’instruction de l’affaire ACCC/C/2008/32 (ci-après C32) soumise par l’ONG Client Earth et qui implique cette fois l’UE et donc la Commission.

C – Absence progressive de soutien institutionnel à Bruxelles

Pour les défenseurs de la convention à Bruxelles, ONG ou membres de la DG-Environnement, la jurisprudence de la CJUE, plutôt que le volontarisme de la Commission, devient l’unique solution pour garantir l’accès du public et des ONG au juge européen.

Le sort de la directive accès à la justice confirme en effet que le soutien à la convention faiblit au sein même de la Commission, malgré l’engagement du Commissaire à l’environnement Janez Potočnik (2010-2014) à faire adopter un texte. Le Parlement renouvelle son soutien à une directive dans une résolution (avril 2012) sur le programme d’action pour l’environnement de l’UE. Dans un premier temps retiré du programme de travail de la Commission par REFIT, un programme de simplification du droit, la proposition existante est définitivement abandonnée en mai 2014. Le nouveau texte préparé par la DG-Environnement est rejeté à deux reprises par le secrétariat-général de la Commission au terme d’une nouvelle procédure d’études d’impact. Le BEE et Client Earth protestent contre ces développements, cette dernière instruisant une demande d’accès à l’information sur la deuxième étude d’impact.

Sur la communication 2008/C32, le Comité Aarhus organise ses conclusions et recommandations en deux parties. Dans la première, publiée en 2011, il conclut que si la jurisprudence de la Cour n’évolue pas, ou si un mécanisme satisfaisant n’est pas mis en place, l’UE dérogera à ses obligations au titre des articles 9(3) et 9(4). Dans la seconde, consacrée au règlement Aarhus, il temporise à la demande de la Commission, car l’une des affaires intégrées dans la communication est en cours devant le tribunal de première instance. Or, celui-ci rend en 2012 deux jugements concluant que le règlement Aarhus réduit le type d’actes invocables et contrevient à la convention[4]. La Commission et le Conseil font appel devant la Cour ainsi que le Parlement sur l’une des deux affaires. En janvier 2015, la Cour ne suit pas l’interprétation du tribunal. La décision provoque incrédulité de nombre d’avocats et magistrats (Brosset et Thruilé-Marengo 2018). Client Earth sollicite de nouveau le Comité Aarhus, menant inévitablement à une décision de la MOP6 visant l’UE.

Parmi les raisons avancées dès 2014, d’abord officieusement, pour expliquer l’intransigeance de la Cour, figure la crainte de se voir submergée par les affaires avec des coûts afférents considérables (ONG2, ONG3). Cette crainte est partagée dans les services de la Commission. Un argument circule, notamment au secrétariat-général : pourquoi ne pas se débarrasser d’une « obscure convention » devenue gênante ? (ONG2) L’absence de la Commission au Bureau d’Aarhus après la MOP5, et contrairement à la précédente période intersessionnelle, est révélatrice d’une défiance grandissante vis-à-vis de la convention. Cela coïncide également avec l’absence affichée d’ambition environnementale de la nouvelle Commission Juncker (2014-19) qui accentue un cycle de moindre activisme législatif de l’institution déjà amorcé au début de la décennie (Gravey et Jordan 2020). Et ce alors que la meilleure coordination de la délégation UE a conforté l’autorité de la convention et du Comité Aarhus, la Cour et la Commission oeuvrant pour sa bonne application dans les États membres.

III – La défense de « l’esprit d’Aarhus » à Bruxelles et dans les MOP

Les arguments valables à Bruxelles ne sont pas nécessairement acceptables pour les autres Parties de la convention. La comparaison des échanges sur le sujet, lors des deux dernières MOP, montre comment les perceptions des acteurs évoluent et influencent la décision finale. Si la position de l’UE a créé un émoi général à Budva, le drame à Genève se cristallise sur la décision de non-conformité de la Biélorussie. Une fois de plus, un vote menace « l’esprit de consensus de la convention ». Ces deux moments testent les normes en vigueur dans les échanges entre Parties, la teneur des arguments acceptables et les pratiques de décision collective.

A – MOP6 : critiques dans et contre le camp UE

L’intransigeance de la Commission, manifeste dans les commentaires qu’elle envoie en octobre 2016 au Comité Aarhus qui la sollicite sur ses conclusions cette fois sur le règlement Aarhus, se confirme à la publication, le 29 juin 2017, de la proposition de décision du Conseil pour la MOP6. Outre un argumentaire juridique, le texte souligne explicitement le risque d’inflation de cas et de saturation des services de la Commission et de la Cour. La Commission propose « a negative vote on the endorsement of the findings » sur la décision VI/8f préparée par le Bureau [Com 2017(366)final]. Elle déroge ainsi à deux pratiques qu’elle avait favorisées : la discussion des amendements européens dans la délégation UE pour une bonne coordination entre ses participants, puis avec les ONG à Bruxelles ; et l’adoption par consensus des décisions soumises à la MOP.

La Commission publie en effet le jeudi 29 juin la position européenne sur le C32, donc très tardivement vis-à-vis des conclusions du Comité Aarhus (mars 2017) et du calendrier des travaux du Conseil. La réunion du Groupe de travail où les fonctionnaires nationaux arrêtent les positions européennes sur Aarhus est prévue le lundi suivant, celles des instances qui valident leurs travaux suivent de près (les COREPER I et II les 5 et 6 juillet, le dernier Conseil des ministres, en formation Agriculture et Pêche, le 17 juillet). Peu d’États présentent à temps une position nationale qui exige habituellement des consultations dans les administrations de l’Environnement et de la Justice. D’autant que la décision est plus radicale qu’attendue (UE3, UE4, UE6). Les ONG sont reçues pour la première fois par la Commission sur le C32, malgré leurs demandes répétées (ONG2). Le BEE adresse un courrier le 5 juillet à tous les ministres Environnement pour les alerter des conséquences du mandat proposé sur la convention.

Si un vote à majorité qualifiée suffit pour approuver une proposition de la Commission, l’unanimité est requise pour la réviser. L’ensemble des États est rapidement favorable à un compromis qu’ils peuvent tous endosser, faute de quoi la délégation européenne n’aura pas de position, laissant les autres Parties décider (UE3). Les efforts de coordination de la présidence estonienne aboutissent à une solution autour d’une reformulation de la décision. Pour éviter un simple rejet, il s’agit pour la MOP de « prendre note » (takes note of) plutôt que « faire sienne » (endorses) la décision de non-conformité du C32. Le texte d’amendement du Conseil voté le 17 juillet rajoute également « considers » en début de §7, diminuant la portée des recommandations adressée à l’UE et supprime le paragraphe sur la CJUE. La proposition de décision du Conseil a été adoptée au plus haut niveau, par le collège de la Commission. La portée de cette position est réitérée par une déclaration annexée dans les minutes de la décision du Conseil des ministres Agri. La Commission y « regrette » le choix des États de ne pas suivre sa proposition de décision et envisage la possibilité d’un vote négatif si les amendements UE ne sont pas acceptés par la MOP. C’est donc une délégation UE potentiellement divisée qui arrive à Budva. Les ONG, espérant faire évoluer la position de l’UE sur le compromis final, communiquent par un courrier, peu avant la MOP, aux Parties favorables à la convention les points problématiques des amendements arrêtés à Bruxelles (ONG2).

La large réprobation publique réservée à la position UE sur le C32 lors de la première journée de la MOP, le 11 septembre, jette l’opprobre sur l’ensemble de la délégation UE et fait vaciller une cohésion déjà mise à l’épreuve par la Commission.

La présidente de la MOP, en qualité de présidente du Bureau pour la Géorgie, démarre la séance d’examen des décisions relatives aux obligations des Parties en rappelant que la MOP a toujours approuvé les décisions du Bureau par consensus. C’est à la Commission de présenter l’amendement sur le projet de décision VI/8f (C32). Elle indique que l’UE ne peut respecter la convention que dans les limites des « fundamental principles of the Union legal order and with its system of judicial review ». Les recommandations du comité ne respecteraient pas la séparation des pouvoirs au sein de l’UE puisqu’elles exigeraient du Conseil de demander à la Cour de changer sa jurisprudence. La Commission a déjà exprimé cette réserve le matin même, lors de l’examen de la décision VI/8 sur les questions générales de mise en oeuvre. Elle conclut sur son soutien entier aux « objectifs importants » de la convention.

Les autres participants balaient ces précautions diplomatiques avec des arguments juridiques. Les Parties prenant la parole (Norvège, Suisse et Ukraine) disqualifient les différents points de l’argumentaire UE. L’amendement de l’UE représenterait un dangereux précédent pour le mécanisme de mise en oeuvre : adopter « takes note of » plutôt que « endorses », de même que reformuler et supprimer des passages. La Norvège évoque des « deviations from the long-standing, consistent practice of the MOP » et rappelle qu’en droit international, « a party may not invoke the provisions of its internal law as justification for its failure to perform a treaty ». Pour EcoForum, l’UE souhaite bénéficier d’un « double standard » et à rebours du principe du « rule of law » qu’elle revendique, son application supposant au contraire le respect des obligations internationales. Les ONG dissocient publiquement la Commission des États membres pour saluer leurs efforts, tout en les prévenant qu’ils porteront la responsabilité de la décision finale. L’intervention de deux membres du Comité Aarhus conclut la séance pour apporter des clarifications. La pause déjeuner qui suit offre un moment privilégié d’échanges entre les délégations et avec les ONG, d’autant que Client Earth et Justice & Environment ont prévu un side-event sur le C32.

L’après-midi, les discussions sont dans l’impasse. Aucune autre Partie n’est prête à soutenir l’amendement UE. La présidente de la MOP demande à l’UE de clarifier deux points : comment garantir le traitement égal des Parties ainsi que le respect de la convention de Vienne sur les traités (§27). La Commission réitère les mêmes arguments, tout en expliquant : « we have a special mandate, we can’t go beyond ». La présidente propose de créer un groupe spécial de négociation pour protéger « l’esprit de la convention », car le règlement intérieur fait prévaloir le consensus (art. 35.1). Elle le présidera à la suite du refus par l’UE que la Suisse joue ce rôle, reflétant la tension du moment. Dans la soirée, une délégation ONG, la Norvège et la Suisse font face à la délégation UE, des représentantes et représentants d’États membres, de la DG-Environnement et du secrétariat-général de la Commission. Pour les premiers, « takes note of » est synonyme de « rejects » et n’est donc pas acceptable. Les seconds soulignent le « lack of flexibility of the European mandate » et que « takes note of » marque un progrès vis-à-vis du « reject » auquel équivaut le vote négatif de la délégation UE que la Commission a initialement proposé. Le report de la décision VI/8f pour sauver le consensus ou l’organisation d’une session extraordinaire comptent parmi les options soulevées. La réunion se clôt sans compromis.

Son déroulement convainc cependant définitivement une partie des représentantes et représentants des États membres (et leur fournit des arguments pour avancer auprès de leur hiérarchie) que la Commission est prête à recourir à un vote malgré l’opposition du Conseil. Étant donné le nombre de Parties absentes et avec de possibles abstentions, l’UE l’emporterait facilement avec trois quarts des votes. Des échanges ont lieu le soir même au plus haut niveau, y compris des ministres avec les capitales nationales, puis entre plusieurs capitales et le collège de la Commission. Le lendemain matin, à la réunion habituelle de coordination UE, la Commission doit se soumettre à un report de la décision VI/8f (UE5, UE2). La décision, validée en séance, donne lieu à une nouvelle salve de protestations et de blâme public. Les Parties soutenant la convention, dont la Géorgie, insistent sur la nécessité d’éviter un précédent et exigent une explication dans le compte rendu de la conférence préparé par le secrétariat. L’intervention de l’avocate de Client Earth est saluée par des applaudissements. Sans ouvertement attaquer l’UE, la Biélorussie joue de la situation en proposant des amendements préférant le « takes note of » à d’autres termes, sur les projets de décision, respectivement VI/8 sur les questions de mise en oeuvre et concernant le Kazakhstan, absent de la MOP. Aucune Partie ne commente, ni ne soutient.

Le coup de force envisagé par la Commission, prête à un vote, a suscité consternation et réelles craintes parmi les participants de la MOP, y compris parmi les délégations habituellement silencieuses. Pour les ONG opérant dans des contextes moins démocratiques, et témoignant en aparté, l’attitude de l’UE est un revers incompréhensible à l’autorité d’une convention destinée à les protéger. Plusieurs délégués UE satisfaits d’avoir trouvé une solution de compromis in extremis en juillet pour répondre aux craintes des ONG sont douchés par les condamnations essuyées le premier jour de la MOP. Des échanges informels avec les ONG après une séance tourmentée mal vécue leur fait réviser leur évaluation de la portée de la position UE en dehors de Bruxelles. De leur côté, les ONG et les autres Parties réalisent que les délégués UE ne peuvent pas modifier le mandat européen.

La stratégie de « blaming et shaming » des ONG a été payante, aidant à la formation d’un consensus partagé sur l’attitude de l’UE. Cette réprobation publique, s’est-elle également exercée à Bruxelles pour favoriser une solution de mise en conformité ? Le « drame de Budva » a-t-il suffisamment marqué les esprits pour éviter que l’exception devienne précédent ?

B – MOP7 - du C32 au C128

Le scénario de Budva se répète lors de la MOP7 qui se tient à Genève plutôt qu’en Géorgie à cause de la pandémie de COVID-19. La nouvelle décision de report concernant l’UE, l’affaire C128 (ci-après C128), a une signification différente pour ses protagonistes.

De retour de Budva, les États membres dictent le tempo et l’agenda de la Commission. La coalition d’États membres qui avait suggéré dès juillet 2017 la révision du règlement Aarhus obtient l’utilisation, et pour la première fois, de l’article 241 du TFUE, permettant au Conseil d’exiger de la Commission la préparation d’une proposition législative que celle-ci publie en octobre 2020 (COM(2020)0642). En mars 2021, le Comité Aarhus conclut à la non-conformité du droit européen sur le sujet des aides publiques, faute de possibilité pour des plaignants de contester les décisions de la Commission concernant les aides d’État. La communication (ACCC/C/2015/128) (ci-après C128), transmise par deux ONG d’EcoForum, fournit un nouvel élément de marchandage entre les institutions européennes.

Le Conseil statue favorablement sur le texte de la Commission le 17 décembre, sans attendre le retour du Comité Aarhus, lequel estime cette première version insuffisante dans un premier avis publié en janvier et finalisé en février 2021. Le contenu du texte se joue donc au Parlement européen. Le BEE et surtout Client Earth concentrent leurs efforts sur la commission parlementaire chargée du texte, sans négliger ensuite les représentants des États et ministres (ONG6). Le texte adopté en plénière en mai 2021 répond aux principales objections du Comité Aarhus et inclut les aides d’État dans le nouveau règlement, comme le suggérait le comité en janvier. La MOP n’aurait ainsi pas à statuer sur le C128.

Au cours des négociations avec le Parlement, le Conseil sous présidence portugaise accepte ses amendements, mais en contrepartie de la suppression des dispositions sur les aides d’État. Le règlement est publié au Journal Officiel le 8 octobre, peu avant la MOP7. Dans une déclaration annexée à la résolution législative du Parlement, la Commission affirme la volonté des États membres de trouver une solution pour le C128 : la réalisation d’une étude aboutira éventuellement à une proposition législative, renouvelant ainsi l’expérience du C32. De même, la position du Conseil (Décision (UE)2021/2271) réaffirme la spécificité de l’ordre juridique européen et supprime « endorses » en faveur d’une formulation plus large : « [Acknowledges] the concerns in the findings of the Committee with respect to communication ACCC/C/2015/128 […] ».

Le mandat européen, malgré des formulations similaires à 2017, est soutenu sans réserve par les États membres. Pendant la MOP7, les efforts de négociation des Parties favorables à la convention (y compris l’UE) avec la Biélorussie, également visée par une décision de non-conformité, n’éclipsent pas le cas européen. Le segment préparatoire de la MOP, organisé le premier jour, approuve habituellement les projets de décisions relatives à la (non-)conformité et aux travaux à venir de la convention, lesquels sont ensuite formellement adoptés par le segment général, avant le haut segment auquel participent les ministres.

À la fin de la première journée, le 18 octobre, cinq décisions sont encore en suspens. L’agenda est bouleversé plusieurs fois, pendant 4 jours, y compris pendant le haut segment, afin que des négociations informelles et en séance finalisent les décisions sur la base du consensus.

La Biélorussie met en échec le projet de décision (VII/9) d’introduction d’un mécanisme de réponse rapide destiné à l’examen des menaces pesant sur les activistes environnementaux. Elle exige que la MOP plutôt que le Groupe de travail nomme ultérieurement le rapporteur spécial chargé du dispositif et qu’un vote à bulletin secret prévale si l’adoption par consensus échouait. Elle s’oppose également au projet de décision de non-conformité (VII/8c) la concernant. Celui-ci a été révisé par le Bureau juste avant la MOP, car l’ONG communiquant au Comité Aarhus est liquidée fin août par le gouvernement. Le nouveau texte prévoit, si la situation n’est pas rectifiée, la suspension du statut et des privilèges de la Biélorussie à la convention en février de l’année suivante.

La présidente, déjà en fonction à Budva, introduit la décision VII/8f concernant l’UE en déplorant qu’une situation similaire à la MOP se répète et demande à l’UE de reconsidérer son amendement, car les Parties doivent bénéficier d’un traitement égal. Outre le remplacement de « endorses » par « acknowledges », l’amendement consiste à reformuler le §12 de la décision. Au lieu de recommander à l’UE « to take the necessary legislative, regulatory and other measures to ensure that the Aarhus Regulation is amended, or new European Union legislation is adopted », la MOP « takes note », dans un nouveau paragraphe, des jalons que la Commission a posés pour réfléchir à une solution à adopter en 2023, seulement « if appropriate ». La Commission, parlant pour l’UE, propose alternativement de supprimer toute mention au C128 et de reprogrammer l’examen d’une décision relative au C128 à la MOP8. La spécificité de l’UE justifie un délai supplémentaire cette fois pour s’adapter, au motif que la décision du Comité Aarhus a été tardive. L’UE propose de plus un ajout qui neutralise une formulation plus ambitieuse proposée par le Bureau dans la décision VII/8 sur les questions générales concernant le respect des dispositions.

Les ONG d’Ecoforum protestent au nom des pratiques établies de la convention et des valeurs revendiquées par l’UE, dont l’État de droit. Elles font le parallèle avec l’obstructionnisme de la Biélorusse : « We have seen from a series of interventions […] just how fragile the consensus is around the values this convention represents, which is why the EU’s behaviour is so reckless and so unacceptable ». La Suisse et la Norvège rejettent les amendements européens : « [They] weaken, in our view, the role of the committee and the efficiency of the convention ». Si la Norvège accepte de reporter l’examen du C128 à la MOP suivante, la Suisse rappelle opportunément son opposition en clôture de la séance. Ce qui porte à cinq le nombre de textes à négocier, puisque les deux pays s’opposent également aux amendements de l’UE relatifs aux décisions sur les arrangements financiers (VII/6) et au respect des dispositions (VII/8). La Suisse paraphrase la Commission en 2017 signalant que son mandat ne l’autorise pas à accepter ces modifications.

Le lendemain, 19 octobre, le segment général adopte deux décisions bloquées par la Suisse et la Norvège qui obtiennent quelques concessions. Le compte rendu de la MOP7 reprendra leurs déclarations et celle d’Ecoforum afin de signifier que la décision de report du C128 ne peut constituer un précédent et qu’elles comprennent que l’UE s’engageait à échanger avec le Comité pendant la période intersessionnelle. Le sujet d’une base stable de financement reste à l’agenda des travaux de la convention dans la décision VII/6. Le sort du mécanisme de réponse rapide est scellé le lendemain. Les participants acceptent d’organiser une MOP extraordinaire pour désigner le rapporteur spécial, mais la décision sera prise par consensus. Les décisions VII/8 sur la mise en oeuvre et VII/8c sur la Biélorussie sont finalement adoptées in extremis pendant le haut segment le 21 octobre. C’est un vote qui finalise la décision concernant la Biélorussie, ce qui est un succès relatif. Les Parties n’ont pas d’autres choix, après plusieurs tentatives de conciliation. C’est une première dans l’histoire de la convention.

Le temps de discussion et de négociation en séance a été éprouvant. Les pays du Caucase, habituellement silencieux, sont divisés. Ceux qui sont sous influence russe (Arménie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan) votent en faveur de la proposition biélorusse après de brèves déclarations. La défense de l’esprit de consensus a justifié un recours très tardif au vote. Le ministre biélorusse déplore dans le haut-segment la différence de traitement dont bénéficie l’UE. Les délégations suisse et norvégienne ont fait preuve de fermeté vis-à-vis de l’UE, tout en coopérant avec elle et les Britanniques face au blocage provoqué par la Biélorussie.

Malgré des exigences équivalentes à Budva, le ton de l’intervention européenne a changé. Plus apologétique, il reconnaît une déviation des pratiques de la convention. La Commission commence par saluer les efforts conjoints suscités par le C32 : « the EU is happy that a solution to fully address the findings was finally possible which is worth celebrating ». Cette nouvelle attitude conforte le cadre de référence d’adoption par consensus de l’intégralité de la décision de conformité depuis 2002. La délégation britannique, désormais hors UE, le rappelle implicitement, quand la décision la visant est examinée. Elle demande à la MOP de « take note of the UK’s disappointment at some of the findings concerning Decision VII/8s » et renouvelle son « full support » aux travaux des institutions de la convention et à ses principes.

Le désaccord sur la signification de la position de l’UE persiste pendant la MOP7. Pour ses contradicteurs et le secrétariat, les exigences du bloc européen contrarient le traitement égal des Parties et diminuent l’autorité de la convention. L’UE se défend de menacer les objectifs de la convention, en faisant état des contraintes des processus de décision européens. Mais elle ne conteste désormais plus les arguments juridiques du Comité Aarhus. La décision du Conseil reflète cependant des résistances internes. Elle continue de justifier la jurisprudence de la Cour via le système de renvoi préjudiciel. Elle signale également que l’UE est un « accord de coopération économique régional », un argument déjà porté officieusement par le secrétariat-général en 2017 pour se soustraire aux obligations Aarhus. C’est ce difficile équilibre que doivent relayer les représentantes et représentants de la Commission auprès des Parties. La Commission réagit aux ultimes protestations sur le report du C128 en promettant aux participants de la MOP de répercuter « leurs préoccupations » à Bruxelles et « dans les capitales nationales ».

Le désaveu public de la position européenne en 2017 a rappelé à l’UE et à ses États membres que leurs positions avaient une répercussion dans les États tiers. Le pacte Vert Européen [COM(2019) 640 final] qui concrétise l’agenda législatif environnemental ambitieux de la nouvelle Commission Van der Leyen (2019-2024) prévoit la révision du règlement Aarhus. En 2020, la première version du texte présenté par la Commission était pourtant bien en-deçà des attentes du comité. Sans soutien à Bruxelles, au sein des institutions, les normes Aarhus défendues par principalement deux pays (Suisse et Norvège) et les ONG n’auraient probablement pas suffi à modifier la position européenne. Un pouvoir explicatif leur est-il néanmoins attribuable ?

Conclusion

La tension entre les principes prônés par l’UE et ses réticences à mettre en oeuvre la Convention d’Aarhus a motivé un questionnement sur l’effet des normes dans les discours et les décisions des acteurs à Bruxelles et dans l’enceinte de la convention. Le comportement de la délégation UE, si éloigné des positions habituelles de l’UE dans d’autres arènes de négociations environnementales (Delreux 2018), contrarie la conception constructiviste de la politique étrangère comme activité cohérente avec des normes plutôt que des intérêts (norm-consistent vs gain-seeking) (Rittberger 2004). Revenir sur ces termes de débat est utile afin de souligner : i) la plus-value d’une approche combinant postulats pragmatistes et ethnographie institutionnelle afin d’étudier des processus de négociation, ii) ce que ces derniers éclairent du fonctionnement de la convention et, enfin, iii) leurs résultats pour leurs principaux protagonistes.

L’enquête ethnographique s’est concentrée sur les situations de négociation entre Parties dans l’enceinte de la convention. Les prises de parole sur les décisions et leurs formulations ainsi que les tentatives de conciliation hors séances montrent que les normes ne sont pas de simples règles du jeu, ni des injonctions inconditionnelles. Combiner observation non participante, entretiens et analyse de l’itinéraire parallèle des textes (amendements européens, décision du Bureau, recommandations du comité) s’est révélé essentiel pour éclairer à la fois la substance et la dynamique des échanges. Sur le premier plan, les interviews ont apporté des compléments sur ce qui faisait enjeu pour les acteurs, permettant à la fois de décrypter des échanges d’arguments souvent techniques et de constater le niveau de détail avec lequel les textes étaient parfois âprement discutés. Sur le second plan, l’observation longitudinale sur deux MOP montre qu’il ne s’agit pas seulement de posture symbolique. La Norvège remet en débat la décision sur les arrangements financiers comme à chaque MOP afin que le sujet reste à l’agenda. Il s’agit de poser le cadre de référence des discussions et travaux à venir de la convention, faute de pouvoir orienter les décisions. Les évaluations des situations du présent sont parfois déjouées et donc révisées par la suite : les ONG s’étaient activement opposées à la nomination du membre britannique du Comité Aarhus à la MOP5 dont elles redoutaient le manque de soutien à la convention, mais la suite a démenti leurs craintes (ONG8).

Les processus d’échange entre Parties confortent l’importance de la norme procédurale de consensus au sein d’une convention qui valorise la coopération et la pression normative par les pairs. La défense des intérêts des Parties ne peut être directement invoquée. Le fait que l’ensemble de la MOP « endorses » (fait sienne) les décisions de non-conformité d’une Partie est essentielle à l’autorité de la convention. Alors que la délégation UE a été vivement critiquée pour avoir neutralisé cette règle lors de la MOP6, elle renoue avec celle-ci quand elle tente avec d’autres Parties d’éviter un vote sur le cas Biélorusse. La signification des normes et donc des pratiques Aarhus est effectivement réactualisée par les interactions intersubjectives concrètes entre acteurs. C’est également le cas entre différentes arènes. La composition de la délégation européenne reste très majoritairement la même entre Budva et Genève. Un processus de socialisation, i.e. l’intériorisation des règles de fonctionnement et des objectifs de la convention, est à l’oeuvre par les relais de la convention à Bruxelles, y compris au sein de la Commission où les fonctionnaires doivent communiquer sur les contraintes respectives des institutions européennes et d’Aarhus.

Si les processus décisionnels européens définissent en partie le contenu des échanges entre délégations à Genève, les normes procédurales d’Aarhus confortent en effet ce processus. Elles favorisent le respect des Parties dans un esprit de coopération et justifient le registre d’intervention du comité, avant tout de nature consultative et non judiciaire (Prieur 2018). Ses membres expliquent juridiquement les cas de non-conformité dans les MOP, rédigent des notes pour expliciter leur position (arguments de la Commission pour justifier la décision du conseil de juillet 2017) et participent à des rencontres (avec les magistrats de la CJUE en 2014). Tout au long du processus étudié, ses arguments trouvent des relais dans les services de la Commission (2014), les États membres (2017) et le Parlement (2021).

Comme plusieurs États membres en avaient fait l’expérience, le respect des obligations internationales de la convention peut ébranler des principes essentiels de jurisprudence ou d’organisation des systèmes juridiques. Les réticences de la Commission et de la CJUE, sont compréhensibles vis-à-vis d’un traité perçu à Bruxelles comme mineur. L’UE s’est finalement alignée en 2021 avec les recommandations du Comité Aarhus en révisant son règlement : ce qui était impensable fin 2017 pour les services de la Commission. La nouvelle version du règlement Aarhus impose désormais à toute institution européenne de justifier ses décisions. Il s’agit incontestablement d’un tournant pour l’UE. Si l’UE se plie finalement aux conclusions du comité sur le C128, la DG Concurrence rendrait un avis sur les aides d’États au regard des règles de concurrence, mais également d’environnement, laissant présager un autre développement considérable du ressort de l’agence, c’est- à-dire de l’activisme des ONG et membres du public qui feront usage de nouvelles dispositions si elles venaient à être adoptées.