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Cet article a pour objectif de se pencher sur une question méthodologique encore peu traitée en études internationales : la réanalyse de données qualitatives produites par entretiens de recherche. Plus précisément, l’objectif de cet article est de proposer une réflexion sur les potentialités, mais aussi les limites de l’analyse secondaire de données dans un champ spécifique : les études stratégiques. L’analyse secondaire de données qualitatives a connu une tendance croissante en sciences sociales au cours des deux dernières décennies (Heaton 1998). Comme le souligne Janet Heaton, il est difficile de trouver une seule et unique définition de l’analyse secondaire (Heaton 2008 : 34). On peut toutefois tenter de définir l’analyse secondaire de manière générique avec Catherine Hakim comme « toute analyse supplémentaire d’un ensemble de données existant qui présente des interprétations, des conclusions ou des connaissances supplémentaires ou différentes de celles présentées dans le premier rapport d’enquête dans son ensemble et ses principaux résultats » (Hakim 1982 : 1). Pour autant, elle demeure cependant « mal définie et sous-développée en tant que méthodologie qualitative » (Heaton 2004 : viii). En effet, si l’analyse secondaire a suscité un important débat méthodologique et épistémologique au Royaume-Uni et aux États-Unis (Duchesne 2017 ; Heaton 2004), son utilisation est encore limitée dans la littérature francophone (Dargentas et Le Roux 2005 ; Duchesne et Dupuy 2017) et totalement absente dans les recherches sur les questions de défense. En tapant les mots « analyse secondaire » et « défense » dans la fenêtre de recherche du site Google Scholar par exemple, aucune correspondance n’a pu être trouvée. En quoi est-il intéressant de se pencher sur l’analyse secondaire de données qualitatives dans les études stratégiques, pour étudier notamment les politiques de défense ? Quels sont les enjeux méthodologiques, mais aussi épistémologiques qu’une telle méthode soulève ? Quelles en sont les principales limites, au regard notamment d’une question sensible dans les études stratégiques : celle de l’archivage des données ? Afin d’apporter des pistes de réponses à ces questions, l’article se penchera dans un premier temps sur les questionnements épistémologiques et pratiques soulevés par la méthode de l’analyse secondaire de données quand elle est employée en études stratégiques. Puis dans un second temps, l’article se propose d’identifier des pistes d’application de cette méthode à travers une analyse de cas, qui permettra également d’en souligner les principales limites.

I – Analyse secondaire de données qualitatives et études stratégiques : une incompatibilité de principe ?

Avant d’évaluer le potentiel de l’analyse secondaire des données qualitatives dans les études stratégiques, il importe au préalable de clarifier ce dont il est question ici, et notamment les avantages et les sous-bassement épistémologiques de cette méthode en général avant d’approfondir ses avantages et ses défis dans le domaine des études de défense.

A – Enjeux épistémologiques de l’analyse secondaire de données qualitatives 

L’analyse secondaire des données recouvre différents types de méthodologies. La première utilisation de l’analyse secondaire s’est développée en sciences sociales dans les années 1960 et 1970, en particulier au Royaume-Uni ; elle concerne principalement l’utilisation de données statistiques et quantitatives préexistantes pour les besoins d’une nouvelle recherche. Si cette méthodologie est courante dans les recherches en sciences sociales impliquant des données quantitatives, elle est beaucoup moins évidente lorsqu’il s’agit de réutiliser des données qualitatives. Cela vient du fait que la collecte de données qualitatives implique une nécessaire réflexivité sur la manière et les conditions dans lesquelles ces données ont été produites, et que ces données sont aussi le fruit de l’interaction entre le chercheur et son terrain d’enquête. Par exemple, les données d’entretiens constituent un cas très intéressant si ce type de données provient d’une interaction sociale spécifique entre le chercheur et la personne interrogée, qui « colore » les données produites. Nombreux sont d’ailleurs les chercheurs francophones travaillant par le biais d’entretiens qualitatifs dans les études stratégiques ces deux dernières décennies et ayant développé une réflexion méthodologique sur le sujet (voir notamment Daho 2016 et 2019 ; Daho, Guitter et Pomarède 2020 ; Deschaux-Beaume 2012 ; Deschaux-Dutard 2018 ; Hoeffler 2020 ; Pomarède 2020). Le but principal de la ré-analyse des données existantes n’est au fond pas spécifique aux études stratégiques : il consiste à économiser du temps et de l’argent pour réinvestir un ensemble de données produit à l’occasion d’une recherche primaire. En ce qui concerne plus précisément l’analyse secondaire des données qualitatives, l’objectif est de ré-utiliser les données d’une ou plusieurs recherches primaires avec des problématiques de recherche différentes de celles qui ont été soulevées dans la recherche primaire. Cette réutilisation des données qualitatives peut être effectuée soit par le chercheur primaire lui-même, soit par un autre chercheur (nous l’appellerons ici le chercheur secondaire). Les données considérées ici comprennent les entretiens semi-structurés, les notes d’entretien, les notes classées, les journaux de recherche et même les réponses aux questionnaires produits et gérés par le chercheur ou l’équipe de recherche primaire.

Pour autant, l’analyse secondaire de données qualitatives nécessite également de s’ancrer dans un questionnement d’ordre épistémologique, qui a fait son apparition au moment où cette méthode commençait à se développer dans plusieurs pays ; une question importante s’est posée : comment et où archiver les données qualitatives afin qu’elles puissent être accessibles à des chercheurs secondaires ? Plusieurs expériences se sont développées, au Royaume-Uni (Qualidata), aux États-Unis (concept de « citation active ») et en France (BeqQali). Expérimentée dans ces trois pays, l’asdq tend à se décomposer en trois approches que l’on peut synthétiser sous la forme du tableau ci-dessous (Borzillo 2020 : 364 ; Chabaud et Germain 2006 : 213).

Selon l’approche épistémologique et l’ontologie dans lesquelles un chercheur s’inscrit, le recours à de l’asdq diffère de manière assez conséquente. L’approche positiviste a l’avantage d’être la plus favorable au recours à de l’asdq, car elle permet de prendre en compte n’importe quelle donnée issue dans un entretien, sans s’interroger sur ses potentiels sens et interprétations. Elle comporte de ce fait un risque pour le chercheur secondaire souhaitant s’inscrire entièrement dans celle-ci compte tenu de la tendance à la négation des liens et dépendances entre un propos recueilli et sa signification dans un milieu social/professionnel précis, à un moment donné. À l’inverse, l’approche constructiviste va accentuer ces liens/dépendances au détriment du propos lui-même, rendant par-là extrêmement difficile le recours à de l’asdq puisqu’elle va considérer que les propos recueillis ne valent rien sans la maitrise du contexte détaillé de leur réception. À cet égard, l’approche interprétativiste propose une approche à mi-chemin des deux précédentes plus intéressante, car plus nuancée dans son évaluation des données primaires disponibles.

Tableau 1

Approches relatives à l’asdq (Borzillo 2020 : 364 ; Chabaud et Germain 2006 : 213)

Approches relatives à l’asdq (Borzillo 2020 : 364 ; Chabaud et Germain 2006 : 213)

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Les tentatives groupées existantes d’asdq – c’est-à-dire de mise en place de banque de données pour de l’asdq – s’inscrivent d’ailleurs généralement dans les approches positivistes ou interprétativistes. À cet égard, dans le cadre de l’approche constructiviste, seuls des entretiens filmés pourraient être véritablement considérés comme réutilisables. Or, vu la manière dont les chercheurs procèdent pour mener leurs entretiens et les contraintes auxquelles ils peuvent faire face selon les milieux et leurs interlocuteurs (par exemple le refus du dictaphone), des entretiens filmés constituent une pure chimère. Recourir à de l’asdq nécessite donc de s’interroger sur l’épistémologie et l’ontologie dans lesquelles le chercheur secondaire s’inscrit, une utilisation intensive des données issues d’une première recherche ne pouvant – à titre d’exemple dans les études stratégiques – être compatible avec des approches théoriques relevant du poststructuralisme (Macleod 2004 : 181). Ce type de débat d’ordre épistémologique eut lieu justement lors des créations des banques de données favorisant l’asdq.

L’exemple le plus connu d’asdq, Qualidata (Qualitative Data Archival Resource Center), illustre bien cela. Expérience pionnière mise en place en 1994 (Scot 2006), elle fut soutenue par la principale agence de financement de la recherche publique au Royaume-Uni, l’Economic and Social Research Council (esrc) qui exigea que les chercheurs recevant des fonds de l’esrc pour leurs recherches déposent leurs données dans la base de données Qualidata. Cette première expérience a suscité un important débat épistémologique entre, d’une part, les partisans du processus d’archivage très impliqués dans l’expérience Qualidata et concevant les données dans une perspective positiviste (les données existent en tant que telles) et, d’autre part, leurs opposants défendant une approche constructiviste de la production de données qualitatives (Bishop 2005, 2006, 2009 ; Bishop et al. 2014 ; Corti et Backhouse 2005 ; Corti, Witzel et Bishop 2005). Ces opposants ont fait valoir que la décontextualisation des données qualitatives produites dans le cadre d’une recherche primaire conduit à priver ces données de leur validité, car les données qualitatives résultent de l’interaction sociale entre le chercheur primaire et son objet de recherche. Pour ce deuxième groupe de chercheurs, les données n’existent pas en tant que telles, mais sont le résultat d’une construction sociale, ce qui empêche toute possibilité de les archiver, car elles n’existent que dans le cadre de la recherche primaire (Bishop 2005 ; Bishop 2007 ; Mauthner, Parry et Buckett-Milburn 1998 ; Parry et Mauthner 2004). Ce débat générique s’applique pleinement au cas de la réanalyse de données qualitatives en études stratégiques que nous envisageons ici.

Par la suite, le débat soulevé par la réutilisation des données qualitatives a rejoint celui portant sur la validité scientifique des données qualitatives. À cet égard, l’archivage de ces données a soulevé des questions aux États-Unis dans les années 2000 autour du concept de « citation active ». Avec la numérisation de la recherche en sciences sociales et le développement des bases de données en libre accès, les chercheurs ont été encouragés à soumettre leurs données (tant quantitatives que qualitatives) dans des centres d’archivage et des bases de données afin que, lorsqu’ils les publient, leurs résultats puissent être confrontés à leurs données. C’est ce que Moravcsik appelle la « citation active », répondant à une logique de vérification des données présentées par le chercheur qui présente ses résultats (Moravcsik 2010, 2012). La logique sous-jacente ici n’est pas tant de capitaliser des données qualitatives que la recherche d’une vérification, qui a alimenté un débat intense entre les partisans et les opposants de l’idée (Van den Berg 2008 ; Moravcsik 2014a, 2014b).

Une autre expérience d’archivage de données qualitatives a également été lancée en France avec la base de données BeQuali, à la suite d’une série d’ateliers et de séminaires organisés à Grenoble par le cidsp (Centre d’informatisation des données sociales et politiques) et le Groupe de recherche énergie, technologie et société (grets), qui est le groupe de recherche du fournisseur d’énergie français edf. BeQuali visait d’abord à archiver les entretiens semi-structurés menés par les chercheurs du Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po) (Bendjaballah et al. 2017 ; Duchesne et Brudigou 2016 ; Duchesne et Garcia 2014). Contrairement à l’approche positiviste qui sous-tend Qualidata, les partisans de BeQuali ont soutenu une conception plutôt interprétative des données. Une telle conception reconnaît la validité de l’analyse secondaire, mais insiste sur le fait que les données produites et l’analyse faite par les chercheurs (tant primaire que secondaire) sont des interprétations successives (Chabaud et Germain 2006). Cette brève discussion de l’analyse secondaire de données qualitatives et de ses enjeux épistémologiques nous permet désormais d’en questionner le sens en études stratégiques, terrain réputé d’un accès souvent difficile[1].

B – L’analyse secondaire a-t-elle un sens dans les recherches sur les questions de défense ?

Pourquoi un chercheur devrait-il considérer l’analyse secondaire comme une méthode de recherche intéressante pour étudier les questions stratégiques et de défense ? Comment les questions soulevées par cette méthode dans ce champ des études stratégiques répondent-elles à certains des défis classiques de la recherche dans le domaine de la défense ?

Bien que l’analyse secondaire reste sous-explorée en tant que méthode d’investigation dans la recherche en études stratégiques, elle présente des perspectives intéressantes[2]. Tout d’abord, la réutilisation de données qualitatives déjà existantes permet d’économiser du temps et des moyens matériels et financiers comme nous l’avons déjà évoqué. À cet égard, les fonds publics investis dans la recherche primaire (via un financement doctoral issu d’un programme de recherche publique financé par l’État par exemple) sont également mieux utilisés. L’analyse secondaire des données qualitatives permet également une plus grande cumulativité scientifique en réétudiant les données existantes et en les élargissant avec de nouvelles données ou de nouvelles perspectives théoriques ou épistémologiques. Cette méthode peut même aider à développer des approches multidisciplinaires lorsque l’analyse secondaire est appliquée à des données produites dans un contexte scientifique spécifique (par exemple l’analyse d’un type spécifique de représentations d’un acteur social sur un sujet) avec un autre objectif[3]. Cet avantage répond à la question fondamentale et souvent complexe de l’accès au terrain (Deschaux-Dutard 2018). Dans tout projet de recherche sur les questions de défense, un problème méthodologique essentiel se pose : le problème de l’accès aux documents internes et à la littérature grise. Cette difficulté d’accès est inégale selon les sujets traités et les périodes, mais nombreux sont les chercheurs francophones travaillant en études stratégiques qui ont proposé des réflexions sur ce sujet (voir notamment Daho 2019 ; Daho, Guitter et Pomarède 2020 ; Deschaux-Beaume 2012 ; Deschaux-Dutard 2018 ; Hoeffler 2020 ; Pomarède 2020). Même quand cet accès est possible, il représente une quantité importante de temps et de ressources pour mener des entretiens (Deschaux-Beaume 2012, 2013 ; Pomarède 2020). La difficulté d’accès aux acteurs de la défense peut être multiple. Cinq raisons principales font ainsi de l’analyse secondaire une méthode intéressante dans les recherches sur les questions de défense, compte tenu de la spécificité du domaine de la défense (Deschaux-Dutard 2015, 2018). Tout d’abord, l’accès peut s’avérer difficile en raison de la rotation professionnelle fréquente du personnel militaire (un poste est occupé pour une durée moyenne de trois ans dans les services de défense tels que les ministères de la Défense, à l’otan ou à l’ue par exemple). Deuxièmement, l’accès à l’information sur les questions stratégiques peut également être entravé par l’embargo sur les archives : dans de nombreux pays, les archives publiques ne peuvent être consultées qu’après 30 ans, période qui peut s’étendre à 50 ans pour les archives de la défense. La difficulté s’accentue lorsque le chercheur doit consulter des archives classées, ce qui l’amène fréquemment à choisir la méthode des entretiens semi-directifs (Deschaux-Beaume 2013). Ainsi, lorsque les données existent déjà, l’analyse secondaire constitue un gain de temps et d’efforts non négligeable pour le chercheur secondaire.

Il s’agit pourtant, quand on veut utiliser cette méthode, de garder conscience du caractère situé et construit de l’entretien primaire qui incarne une interaction sociale entre le chercheur primaire et ses interlocuteurs à laquelle le chercheur « réutilisateur » des données (ou chercheur secondaire) n’a pas assisté. Cela soulève plusieurs défis que nous analysons plus bas. Le troisième intérêt de l’analyse secondaire est également évident en cas de décès des personnes interrogées : la seule possibilité d’y accéder est alors l’analyse secondaire du matériel d’interview existant. Cette méthode est également un bon moyen d’identifier rapidement les acteurs de la défense précédemment interrogés à des fins de recherche et d’entrer en contact avec eux par le biais de la recherche primaire. En outre, lorsque les données réutilisées ont été produites de nombreuses années auparavant, l’analyse secondaire est un bon moyen de fournir une riche analyse diachronique. Le quatrième avantage de l’analyse secondaire dans les études de défense est directement lié à la spécificité du domaine de la défense. En effet, interroger le personnel de la défense dans la plupart des pays consiste à mener une « enquête dans un “environnement difficile”, [...] un environnement suspect et pourtant pas hermétique à la recherche » (Cohen 1999 : 17). Le travail par entretiens implique que s’il veut recueillir des données valables, le chercheur ne doit pas être perçu comme un « intrus » (voir notamment Pomarède 2020). Ainsi, les données produites peuvent épargner cette difficulté aux chercheurs secondaires, pour autant que les précautions de confidentialité et d’anonymat des personnes interrogées soient respectés (Schmitt 2015 ; Pomarède 2020). Il s’agit là d’une limite sur laquelle nous revenons plus bas. Enfin, la réutilisation de données qualitatives déjà produites et étudiées dans le cadre d’une recherche primaire sur les questions de défense permet d’augmenter le nombre de sources et permet au chercheur secondaire de mieux croiser et confronter ses sources en ajoutant de nouvelles données qualitatives aux données déjà existantes. Le champ des études sur les enjeux de défense bénéficie à ce titre des travaux menés ces dernières années par un nombre croissant de chercheurs francophones (voir notamment Béraud-Sudreau 2020 ; Faure 2020 ; Hoeffler 2008, 2013 ; Irondelle 2011 ; Larrieu 2018), travaux promouvant le recours à des terrains et donc à des entretiens avec des acteurs stratégiques qui révèlent à la fois la fin d’une prétendue impossibilité d’accès aux officiels des appareils de défense[4], mais également les embûches, les efforts nécessaires et le temps consentis pour y parvenir. Si l’objectif de cumulativité n’est pas spécifique aux études stratégiques, il est particulièrement intéressant dans le cadre de l’étude des politiques de défense, tout en soulevant un certain nombre de questions et de défis qui doivent être analysés.

Il ne s’agit pas ici de revenir sur les enjeux spécifiques soulevés par l’étude des organisations de défense telle qu’elle a déjà été explorée (Bardiès 2011 ; Boëne 1990 ; Dabezies 1980). Nous analysons ici les principales questions méthodologiques posées par l’asdq quand elle est appliquée à l’étude du champ de la défense : lien direct avec le terrain, secret et anonymisation, éthique et conditions de réutilisation des données.

Tout d’abord, l’utilisation secondaire de données qualitatives ne saurait faire oublier la nécessité fondamentale d’un lien direct avec le terrain, tout particulièrement sur un terrain tel que celui des politiques de défense qui recourt à un jargon peu accessible au chercheur « profane ». Si pour l’utilisation de données quantitatives ce lien direct n’est pas nécessaire, lorsque le chercheur travaille sur les représentations des organisations ou des acteurs de la défense, il est préférable qu’il ait également une expérience directe du domaine de la défense et qu’il connaisse son mode de fonctionnement, afin d’éviter toute erreur d’interprétation des données qu’il réutilise. Ce lien est encore plus important en fonction des informations disponibles sur les données réutilisées : le chercheur secondaire peut-il avoir accès à des notes annexes, à la transcription complète d’entretiens qualitatifs semi-structurés ou même à des enregistrements audio ? Comment ces informations peuvent-elles être archivées en toute sécurité ? Il s’agit d’un défi très important pour lequel nous formulons quelques propositions plus bas. L’accès à une transcription écrite des entretiens semi-directifs constitue une base précieuse pour le chercheur secondaire, mais soulève des défis importants pour les deux chercheurs. Pour le chercheur primaire, la transcription implique beaucoup de temps et une stratégie d’archivage réfléchie. Pour le chercheur secondaire, elle nécessite le consentement du chercheur primaire et soulève la question du consentement donné par les personnes interrogées au chercheur primaire. Même si la question du consentement n’est pas spécifique aux études stratégiques (Corti, Witzel et Bishop 2005 ; Goodwin et O’Connor 2006 ; Grinyer 2009), la culture du secret et la difficulté d’accéder à certaines informations ou acteurs importants dans le domaine de la défense apportent un éclairage intéressant sur la question. Dans certains cas, le consentement donné au chercheur primaire était un consentement unique. Cela nécessite une relation de coopération entre le chercheur primaire et le chercheur secondaire afin de réutiliser les données produites en respectant les limites données par les personnes interrogées. La stratégie peut ici également consister, lorsqu’il est fait référence à ces données primaires, à ne citer que des indications minimales afin que la source primaire ne puisse pas être identifiée et que le consentement de la personne interrogée ne soit pas compromis.

La réutilisation des données qualitatives collectées par le biais d’entretiens semi-directifs soulève également le défi de l’anonymat, qui est un défi classique dans l’étude des organisations de défense. Le point d’équilibre délicat entre, d’une part, le respect de l’engagement de confidentialité pris envers les personnes interrogées au moment de la collecte des données primaires et, d’autre part, la possibilité de réutiliser ces données générées à grand renfort de temps et de moyens de la part du chercheur ou de l’équipe de recherche primaire est un enjeu important (Thomson et al. 2005). Une piste consiste donc en l’anonymisation stricte des données, soit la suppression des informations conduisant à une identification potentielle de la personne interrogée[5]. Pourtant, l’anonymat est une question difficile dans le domaine de la défense, car le nombre de personnes interrogées sur un sujet donné n’est pas très élevé et cela peut impliquer une moindre efficacité dans l’effort du chercheur pour le garantir. Il est aussi possible de demander à nouveau le consentement de la personne interrogée si elle est joignable, mais cela peut également entraîner un risque de réinterprétation du discours tenu au chercheur primaire, voire de refus de la part de l’interlocuteur.

Cette question de savoir comment concilier la confidentialité et l’accès aux données recueillies en premier lieu soulève deux débats importants en analyse secondaire : le débat épistémologique évoqué plus haut (peut-on vraiment réutiliser des données qualitatives émanant d’une interaction spécifique entre un chercheur et son objet ?) et le débat sur l’archivage, exploré tant au Royaume-Uni via l’expérience Qualidata qu’en France avec l’expérience BeQuali. Nous revenons plus bas sur cette question épineuse de l’archivage des données qualitatives en études stratégiques. Dans le cas des organisations de défense, la confidentialité est la plupart du temps une condition préalable importante, ce qui demande une attention particulière, plus que dans tout autre domaine de recherche, étant donné la spécificité de la défense et sa relation avec la recherche universitaire (Cohen 1999). Le chercheur primaire comme le chercheur secondaire ne peuvent faire l’économie d’une réflexion tant sur leur méthode que sur l’éthique d’utilisation des données collectées. À défaut, le risque est, comme cela a déjà été indiqué par d’autres, de mettre ce discours de côté trop rapidement en le considérant comme une ruse (Codaccioni, Maisetti et Pouponneau 2012).

Après avoir explicité en quoi l’analyse secondaire de données qualitatives recèle d’importants avantages dans les études stratégiques, il convient de montrer comment cette méthode est applicable à une étude de cas. Il est bien certain qu’un seul cas ne saurait permettre une montée en généralité satisfaisante, mais rares sont encore les expériences de réutilisation des données en études stratégiques. Il s’agit donc pas ici d’une globalisation de la méthode, mais plutôt d’en exposer finement une application existante afin de mieux en cerner les difficultés et limites tant méthodologiques qu’épistémologiques.

II – Réanalyser des données qualitatives en études stratégiques : réflexion méthodologique et épistémologique à partir d’une étude de cas

Nous analysons ici un cas récent de réutilisation des données produites par une chercheuse primaire lors de sa thèse de doctorat (Deschaux-Beaume 2008) par un chercheur secondaire dans le cadre de sa propre thèse de doctorat (Borzillo 2020). Menées à plus de dix ans d’intervalle, ces deux études offrent l’occasion de démontrer la fécondité de l’asdq dans l’analyse des questions militaires européennes, pour peu qu’elle soit conduite avec rigueur et déontologie[6]. Concrètement, l’enquête a consisté en une analyse assortie (Heaton 2004 : 38), c’est-à-dire une combinaison entre une analyse secondaire des données produite par la chercheuse primaire et l’analyse des données qualitatives primaires issues du travail de terrain du chercheur secondaire.

L’étude du chercheur secondaire portait sur deux unités militaires multinationales : la brigade franco-allemande (bfa) et les groupements tactiques de l’Union européenne (gtue ou eubg), et sur l’analyse des appareils décisionnels français et allemands. La thèse de la chercheuse primaire abordait quant à elle le rôle de la coopération militaire franco-allemande dans le développement de la politique européenne de défense de 1990 à 2008. S’appuyant sur 135 entretiens semi-directifs, les annexes de la thèse comprenaient 36 retranscriptions intégrales desdits entretiens. Cette situation a ainsi permis de mettre en oeuvre une asdq inédite en matière de recherches de science politique sur les questions de défense.

A – De l’expérimentation empirique à un recours théorisé de l’analyse secondaire de données qualitatives 

En commençant sa recherche, le chercheur secondaire ignorait tout de l’asdq. La découverte de celle-ci relève presque du hasard, confirmant sa faible notoriété. Dès lors, l’emploi qui en a été fait fut tout d’abord empirique avant d’être théorisé et mis en relation avec les débats académiques existants.

La découverte fortuite des entretiens conduits par la chercheuse primaire explique en grande partie ce cheminement. Le chercheur secondaire connaissait déjà les travaux de la chercheuse et avait pu consulter son travail de recherche doctorale. Mais ce n’est que par acquit de conscience, vers la fin de son propre terrain de recherche, qu’il consulta l’intégralité des annexes de la thèse de la chercheuse primaire[7]. C’est ainsi qu’il découvrit et réanalysa les 36 retranscriptions intégrales d’entretiens, réalisés en outre avec des personnes qu’il avait lui-même interviewées et parfois avec des personnes qu’il n’avait pu rencontrer[8]. Cette découverte a permis ainsi d’accroitre significativement le nombre des entretiens disponibles pour la recherche du chercheur secondaire, et d’augmenter par extension les croisements entre les sources, favorisant ainsi de plus amples vérifications sur les propos des divers interlocuteurs[9]. Ces deux éléments ont ainsi renforcé la rigueur des assertions et des hypothèses du chercheur secondaire.

Dans sa thèse, la chercheuse primaire avait choisi de recourir à un système d’anonymisation modéré : les noms et fonctions de ses interlocuteurs étaient seulement cités dans un tableau en annexe. Néanmoins dans ses chapitres de thèse, ainsi que dans les retranscriptions, les principales fonctions des personnes étaient indiquées. Étant donné que le chercheur secondaire avait une solide connaissance du domaine et des différentes personnes s’étant succédé aux fonctions ciblées, l’identification des interlocuteurs de la chercheuse primaire fut assez aisée. En conséquence durant cette première phase d’analyse secondaire, le chercheur secondaire ne prit pas contact avec sa collègue, étant donné qu’il avait pu déterminer l’identité des personnes interrogées.

Ces trois douzaines d’entretiens supplémentaires constituaient une manne d’information conséquente[10]. En tenant compte de la centaine d’entretiens que le chercheur secondaire avait effectués lui-même, cela donnait un corpus de données de 130 interviews pour étayer les hypothèses structurant sa recherche. La présence d’une centaine d’autres entretiens largement cités dans la thèse de la chercheuse primaire, dont le chercheur secondaire n’avait que quelques bribes, suscita toutefois quelques regrets et frustrations, ce qui incita le chercheur secondaire à prendre contact avec la chercheuse primaire. Cette rencontre eut deux conséquences : d’une part l’augmentation des entretiens à disposition du chercheur secondaire[11] ; d’autre part la découverte par celui-ci des aspects théoriques de l’analyse secondaire et des débats épistémologiques qui l’accompagnent. En conséquence, le recours à l’asdq qui était tout d’abord entièrement empirique put évoluer vers une analyse théorique et réflexive de celle-ci.

La lecture des publications relatives aux controverses académiques sur l’analyse secondaire évoquée plus haut et les discussions sur la question avec des collègues ont très vite conduit le chercheur secondaire à identifier sa position entre les trois écoles de pensée vues précédemment : un rejet clair de l’approche constructiviste et une position théorique à mi-chemin entre le positivisme et l’interprétativisme. Cette prise de distance vis-à-vis des approches positivistes et interprétatives résulte des travers potentiels de celles-ci. Si la première peut mener à une occultation totale par le chercheur secondaire des éléments contextuels du matériel d’interview réanalysé, la seconde peut à l’inverse accorder in fine plus d’importance à ces mêmes éléments qu’aux entretiens au coeur de l’analyse secondaire. Malgré ses apports et qualités, BeQuali constitue une excellente illustration de ces penchants. Une part importante des développements méthodologiques du chercheur secondaire dans sa thèse (Borzillo 2020) se réfère de ce fait à sa compréhension théorique et pratique de l’asdq et aux entretiens de la chercheuse primaire[12]. Concrètement, compte tenu des hypothèses du chercheur secondaire[13], les entretiens en question ont été mis à contribution afin de débusquer trois éléments liés au cadre théorique de sa recherche :

  • Toute information permettant d’identifier les acteurs (au sens de services administratifs dans les ministères ou des personnages politiques majeurs tels qu’un ministre, le président de la République ou le chancelier) ayant pris part aux décisions ;

  • Tout propos révélant des rivalités et des conflits entre les acteurs étudiés, que ces tensions soient régulières ou spécifiques aux troupes militaires analysées ;

  • Tout commentaire des interviewés tendant à déceler des représentations sociales chez les acteurs, représentations relatives à leur rôle ou à celui de leur pays sur la scène internationale.

Le troisième élément se réfère évidemment à des aspects idéaux. Bien que ces commentaires aient été inclus dans la réanalyse, ils ont été utilisés avec prudence par le chercheur secondaire, ceux-ci pouvant être potentiellement trompeurs[14]. En revanche, les données relatives aux deux premiers éléments ont été considérées comme moins risquées à interpréter.

En tout, 58 entretiens issus des travaux de la chercheuse primaire sont cités dans la thèse du chercheur secondaire, ces derniers ayant permis d’augmenter les croisements entre les sources et de renforcer par extension la validité des hypothèses avancées par le chercheur secondaire. Toutefois une question demeure : les hypothèses et arguments du chercheur secondaire auraient-ils pu être avancés et validés sans l’apport des entretiens de la chercheuse secondaire ? Pour répondre à cette question nous avons procédé à une analyse comptable de l’utilisation desdits 58 entretiens dans la thèse du chercheur secondaire. Cités 168 fois dans la thèse[15], les entretiens réanalysés furent mis à contribution[16] 72 fois dans les quatre chapitres empiriques[17] de la thèse : à cinq reprises ils furent les seules sources disponibles ; 23 fois ils constituèrent entre 45 et 66 % des sources et 12 fois entre un tiers et 40 % de celles-ci ; enfin, dans près de 40 %[18] des cas, leur apport n’augmenta le nombre des sources au mieux que de 25 %. In fine, on peut donc estimer que dans 60 à 67 % des cas, les entretiens de la chercheuse primaire constituèrent un apport notable (augmentation d’un tiers à 40 % des sources), voire conséquent (augmentation de 45 % à deux tiers des sources), et quelques fois même irremplaçable (seules sources disponibles) pour la thèse du chercheur secondaire. Le premier chapitre empirique de cette thèse illustre le mieux cette dépendance, laquelle résulte aussi de l’époque du cas d’étude, à savoir les années 1987 à 1995, soit une période remontant environ à deux voire trois décennies par rapport à l’époque de l’enquête de terrain du chercheur secondaire (2015-2018). Portant sur la transformation de la brigade franco-allemande en unité expéditionnaire – et plus précisément sur le processus décisionnel et la mise en oeuvre ayant abouti à cette évolution – sans les entretiens de la chercheuse primaire, il aurait été impossible, d’une part, d’établir avec certitude le moment précis de cette évolution, en lien en l’occurrence avec la création de l’Eurocorps et, d’autre part, d’être certain des services/personnes à l’origine de cette évolution. Certes, quelques données et entretiens du chercheur secondaire abordaient ces éléments, mais outre leur nombre plus que limité (un, voire deux au mieux, vu les décès entre temps des personnes en poste à l’époque), à plusieurs reprises ces quelques éléments se révélaient contradictoires, fragilisant ainsi la démonstration de la pertinence du cadre théorique choisi et des hypothèses développées. Les entretiens de la chercheuse primaire ont permis à cet égard non seulement de confirmer/infirmer divers propos et données, mais également de compléter les récits/narratifs à disposition du second chercheur, facilitant ainsi la démonstration de la validité des hypothèses du chercheur secondaire dans le cadre de ce cas d’étude.

Le recours à des interviews conduites par une tierce personne a confronté toutefois le chercheur secondaire à trois contraintes principales : une de nature éthique et deux d’ordre pratique.

B – Des contraintes non négligeables soulevées par l’analyse secondaire de données qualitatives en études stratégiques

La première contrainte concerne la propriété des interviews issues de la thèse de la chercheuse primaire. Les entretiens appartiennent-ils au chercheur primaire ? Relèvent-ils du domaine public ? Doit-on considérer les interlocuteurs des chercheurs comme les détenteurs légaux ? Influencé par sa démarche initiale de recours à l’asdq[19], le chercheur secondaire a adopté la deuxième option, considérant le contenu des interviews comme étant dans le domaine public. Il a cependant décidé d’anonymiser de la manière la plus stricte toutes les transcriptions et interviews sans exception.

L’accès aux entretiens non publiés de la chercheuse primaire et leur archivage ont constitué la deuxième contrainte majeure à laquelle fut confronté le chercheur secondaire. La majeure partie des interviews primaires ayant été faite avec dictaphone, le chercheur secondaire avait ainsi l’opportunité de les utiliser sans aucune restriction[20]. Toutefois, aléa de l’archivage personnel et des défaillances techniques, cette mine de données supplémentaires disparut lors d’un incident informatique. Cette perte est d’autant plus regrettable que certains entretiens réalisés par la chercheuse primaire impliquaient des personnes décédées depuis. Grâce au système d’anonymisation adopté par la chercheuse primaire, il a cependant été possible de rassembler une série de citations présentes dans les chapitres de la thèse et d’identifier leurs auteurs. Vingt-huit entretiens parcellaires ont ainsi pu être reconstitués. L’analyse secondaire finale basée sur les entretiens de la chercheuse primaire s’appuie ainsi sur 58 entretiens réanalysés. Cette richesse de données supplémentaires a néanmoins exacerbé la question de l’anonymisation.

Comme nous l’avons explicité précédemment, la démarche d’asdq choisie par le chercheur secondaire imposait un système strict d’anonymisation. Ce dernier avait déjà adopté un tel système pour ses propres entretiens ; sa thèse ne mentionne ainsi ni les noms ni les fonctions précises de ses interlocuteurs. L’objectif est de protéger l’anonymat des personnes interrogées tout en permettant au lecteur d’avoir un minimum d’indication quant aux fonctions des individus cités. La liste des entretiens qui figure en annexe de la recherche du chercheur secondaire ne comporte de ce fait que les éléments suivants : catégorie socioprofessionnelle de la personne (militaire, diplomate, politique ou haut fonctionnaire), nationalité, lieu ou forme d’entretien (ville, téléphone ou courriel), date. Pour les citations utilisées dans le corps du texte, des informations complémentaires relatives aux services ou départements d’attache des interlocuteurs à l’époque des décisions ont été ajoutées[21].

Pour intégrer les entretiens de la chercheuse primaire, quatre options se présentaient au chercheur secondaire : le maintien de son propre système d’anonymisation et, parallèlement, l’emploi de celui de la chercheuse primaire pour les entretiens qu’elle avait menés ; le développement d’un système particulier pour les entretiens réanalysés à côté de celui du chercheur secondaire pour ses propres interviews ; l’extension du système d’anonymisation du second chercheur aux entretiens réanalysés ; l’élaboration d’une méthode nouvelle pour les deux séries d’entretiens. Le maintien du système de la chercheuse primaire fut d’emblée écarté, car ce dernier ne permettait pas une anonymisation stricte des interlocuteurs. Le reprendre aurait affaibli la position du chercheur secondaire concernant la question de la propriété des entretiens, celle-ci reposant sur une anonymisation stricte. Entre les trois options restantes, le chercheur secondaire a finalement choisi de recourir à celle consistant à étendre la classification utilisée pour ses propres entretiens à ceux de la chercheuse primaire et ce, afin de garantir l’anonymat de toutes les personnes mentionnées[22].

Malgré ces contraintes, l’emploi de l’asdq dans le cadre de la thèse du chercheur secondaire s’est révélé très stimulant. Les recherches de science politique sur les questions de défense ne pouvant que difficilement s’appuyer sur de nombreuses interviews, l’analyse secondaire constitue à cet égard une opportunité importante pour tout chercheur. Elle permet en effet d’accroître les données disponibles, ce qui renforce la validité des hypothèses et des théories élaborées. Toutefois, il importe de prendre en compte un dernier défi : celui de l’archivage des données produites sur des enquêtes de sciences sociales portant sur la défense.

Recourir à la réutilisation de données qualitatives existantes dans la recherche en études stratégiques implique au préalable le rejet de l’approche constructiviste de l’asdq. Seuls des entretiens filmés – et encore – pourraient en effet être valables pour celle-ci. Or, il s’agit d’une modalité de collecte de données qui est plus qu’improbable dans les études stratégiques, compte tenu des interlocuteurs auxquels le chercheur est confronté. Recourir à l’asdq dans les études stratégiques nécessite également une certaine prise de distance avec l’approche interprétativiste. Celle-ci peut en effet avoir pour travers de se focaliser davantage sur la conduite de la recherche primaire que sur les données et interviews visées par l’analyse secondaire, comme l’illustre en partie la banque de données BeQuali. Celle-ci exige une véritable enquête sur les recherches utilisées pour l’asdq. Le chercheur primaire a ainsi l’obligation de fournir non seulement ses données, mais également l’ensemble de la documentation utilisée ou qu’il a produite au cours des différentes étapes du processus de recherche : documents relatifs à la préparation et à la conduite du terrain ; projet de recherche ; dossier de financement ; entretiens ; carnets de terrain ; correspondance ; questionnaires ; fiches de synthèse ; brouillons ; communications ; publications, etc. Ces exigences excessives d’archivage pour le chercheur primaire ne peuvent que décourager les universitaires à transmettre leurs données. Corollaire de ces demandes, les exigences en cas de réanalyse par un deuxième chercheur sont tout aussi démesurées.

Pour notre part, nous estimons qu’il est suffisant de fournir les données brutes des entretiens, la publication pour laquelle ces données ont été collectées, ainsi que les grilles d’entretiens. Le résumé du terrain du chercheur fait en outre normalement partie du texte publié, son absence altérant la qualité de la publication. En ce qui concerne le chercheur secondaire, il est nécessaire pour sa part de fournir dans son travail final (sous la forme d’une annexe par exemple) les éléments suivants au lecteur : résumé des travaux du premier chercheur, hypothèses et approche théorique utilisées, informations sur la constitution du panel d’interlocuteurs, grilles d’entretien.

L’asdq peut constituer une méthode fructueuse pour la recherche sur les politiques et les questions de défense. Favoriser son développement pose cependant trois questions : 1) la propriété des données d’entretiens et, corollaire de ce sujet, l’anonymat des personnes interrogées ; 2) les méthodes, manières et programmes pour encourager les chercheurs à archiver leurs données ; et 3) la ou les instance(s) responsable(s) de la collecte et de l’accès aux données.

Tout d’abord, considérer que les entretiens appartiennent aux interlocuteurs des chercheurs ne pourrait que nuire au développement de cette méthode, en engendrant des lourdeurs administratives pour les chercheurs primaires et secondaires. Cela supposerait en effet la signature de documents lors du premier entretien, leur stricte conservation et la mise en place de procédures d’accès pour les chercheurs secondaires. Moins exigeante, l’option qui considère le chercheur primaire comme propriétaire des entretiens constitue néanmoins un frein à cette technique pour des raisons administratives semblables. Cette approche aurait toutefois l’avantage de favoriser les échanges entre universitaires. L’option du domaine public avec pour obligation une stricte anonymisation semble dès lors la plus évidente. Elle suppose néanmoins l’élaboration d’une série de critères obligatoires afin de garantir l’anonymat des personnes interrogées. Concrètement, il va de soi que cet anonymat pourrait, sous condition, être levé pour le chercheur secondaire, afin de lui permettre d’exploiter au mieux les données. Néanmoins, ce dernier devrait nécessairement adopter un système de classification des entretiens assurant l’anonymat des sources issues de précédentes recherches. Paradoxalement des trois questions soulevées plus haut, celle-ci est la plus aisée à résoudre. Inciter les chercheurs à archiver et à rendre leurs notes intelligibles constitue en effet une problématique bien plus complexe, comme nous allons le montrer à présent.

L’analyse secondaire de données la plus efficace nécessite des retranscriptions intégrales ou, à défaut, des enregistrements audios. Néanmoins le milieu de la défense est réticent à l’emploi de dictaphones lors des entretiens semi-directifs. Si tous les entretiens avec des personnes travaillant dans la défense devaient se faire obligatoirement avec dictaphone, le nombre des interviews chuterait probablement. Bien que des entretiens enregistrés soient possibles, si l’analyse secondaire dans le champ de recherche sur la défense se limite à ceux-ci, il est peu probable que cette méthode se développe.

Cela plaide pour une utilisation des retranscriptions partielles d’entretiens constituées de prises de note. Ce genre de retranscriptions est rarement intelligible pour des tierces personnes. Se posent alors les questions suivantes : comment inciter le chercheur primaire à rendre ses notes d’entretiens compréhensibles pour une autre personne ? Quelle attitude le chercheur secondaire doit-il adopter vis-à-vis de ces données ? En ce qui concerne la première question, la mise en place de mécanismes de financement par des organismes de recherche pourrait être une solution, en particulier vis-à-vis des jeunes chercheurs et docteurs. Resterait néanmoins à définir des normes sur le format nécessaire à produire et des critères pour prétendre à ce type d’aide. Le second point quant à lui implique une circonspection redoublée pour le chercheur secondaire vis-à-vis des matériaux réanalysés.

Enfin, un obstacle pratique majeur demeure celui de l’instance ou des instances en charge du stockage des entretiens et de leur accès. En France, il existe la banque de données BeQuali. Or, son interdisciplinarité et son approche interprétativiste excluent d’emblée cet organisme compte tenu de la spécificité des recherches sur les questions de défense. Afin de rassurer les interlocuteurs des chercheurs, une implication du ministère des Armées – à travers certaines institutions de recherche telles l’irsem[23] et le département recherche de la dgris[24] – pourrait constituer une solution. cela signifie-t-il pour autant un système national centralisé à paris ? Pas forcément.

BeQuali illustre là encore les dangers de la centralisation. Ainsi, plutôt que de favoriser une solution nationale, il semble opportun de suggérer de recourir, dans un premier temps, aux centres de recherche pré-labellisés par le ministère des Armées dans le cadre de son pacte sur l’enseignement supérieur, répartis sur l’ensemble du territoire (Grenoble, Bordeaux, Lyon et Paris), si l’on se limite au seul cas français[25]. Coopérant déjà dans le cadre de ce label avec le ministère des Armées, ces centres de recherche universitaires indépendants pourraient développer en leur sein des outils favorisant l’archivage d’entretiens portant sur des questions de défense. Un tel maillage territorial entrainerait deux conséquences. Premièrement, cela contribuerait à atténuer les effets bureaucratiques dommageables d’une solution nationale et centralisée. Deuxièmement, en instaurant à titre d’exemple cinq centres reconnus et aptes à l’archivage d’entretiens, cela permettrait de favoriser une forme d’émulation. Cette option impliquerait cependant une réflexion approfondie sur les procédures à mettre en place pour accéder aux entretiens et vérifier l’identité des chercheurs secondaires. In fine, il est certain que les débats sur de telles formalités pourraient soulever des controverses aussi nourries que celles sur le recours en général à l’asdq en sciences sociales. Toutefois si l’on met de côté les questions pratiques et juridiques liées à la mise sur pied d’une banque d’entretiens relatifs aux études stratégiques, les chercheurs au sein des études stratégiques plébisciteraient-ils pour autant l’asdq ? Sur ce point, il s’avère qu’un questionnaire adressé en 2021 à des membres de l’aeges (Association pour les Études sur la Guerre et la Stratégie)[26] a démontré un fort intérêt pour cette méthode. Sur une trentaine de répondants, 55 % se déclaraient prêts à recourir à de telles données préexistantes, 38 % éventuellement et seulement 7 % contre, ces derniers n’utilisant d’ailleurs qu’exceptionnellement des entretiens (Borzillo et Deschaux-Dutard 2021). À première vue, cela tendrait à indiquer qu’il n’y aurait pas de fortes controverses d’ordre épistémologique en cas de création d’une telle banque de données, rares étant les chercheurs s’inscrivant dans l’approche constructivisme (dans le sens développé dans cet article, voir le tableau 1). Les chercheurs accepteraient-ils pour autant de transmettre leurs données ? À cette question les réponses sont plus nuancées, mais malgré tout encourageantes pour l’asdq, les répondants se répartissant en trois : un tiers en faveur, un tiers éventuellement et un tiers contre (Borzillo et Deschaux-Dutard 2021).

Conclusion

Dans cet article, nous avons cherché à montrer que l’analyse secondaire des données qualitatives offre une méthode d’investigation fructueuse pour les recherches en études stratégiques, même si elle n’a été jusqu’ici que très rarement mise en oeuvre. L’étude de cas que nous avons présentée est le seul cas réflexif que nous ayons pu trouver dans la littérature académique en langue française. Elle nous a permis de documenter non seulement les potentialités et les défis soulevés par l’analyse secondaire de données qualitatives dans la recherche sur les questions de défense, mais aussi les défis de cette méthode concernant la spécificité de la défense en tant que champ d’investigation pour les chercheurs en science politique en particulier. Même si la culture du secret et de la confidentialité constitue un marqueur social évident du milieu de la défense, l’éducation des chercheurs et des personnes interrogées sur les avantages de l’analyse secondaire pourrait néanmoins ouvrir des pistes intéressantes pour l’avenir, même si, comme le démontre le fort développement des travaux francophones en études stratégiques ces deux dernières décennies, la question de l’accès au terrain militaire ne saurait à elle seule justifier le recours à l’analyse secondaire. En outre, la prise directe avec le terrain demeure fondamentale pour un chercheur, qui doit toujours garder en tête que ses entretiens sont conduits dans le cadre d’une interaction donnée avec ses interlocuteurs. Pour autant, l’asdq peut représenter un riche complément de données, surtout dans un contexte où la recherche publique bénéficie de ressources financières et temporelles limitées, mais aussi parce que les données qualitatives sont si riches qu’une exploitation unique signifie souvent une sous-utilisation des données principalement produites.