Résumés
Résumé
Guillaume Devin suit l’art de la méthode scientifique : c’est en partant d’un constat d’insatisfaction à l’égard de la théorie consacrée des relations internationales qu’il convoque la sociologie et l’histoire afin de concevoir une approche paradigmatique des relations internationales mieux en prise sur l’objet international et surtout sur sa complexité contemporaine. Nul doute que cet effort novateur ouvre, en France et au-delà, des voies nouvelles qui allient une banalisation de l’international comme fait social et une réévaluation du politique qui abandonne ainsi cette configuration mécanique et prédéterminée que la vulgate dominante des relations internationales lui avait conférée sous les oripeaux de la très médiatique géopolitique. Un appel somme toute à un retour à la recherche...
Mots-clés :
- Guillaume Devin,
- sociologie française,
- relations internationales
Abstract
The French political scientist Guillaume Devin has followed in his works the classical rules of sociological method. He properly reacted to his dissatisfaction with the IR theoretical mainstream by making use of sociology and history in order to get to grips with international relations facts. This option has really paved the way, in France and everywhere else, to new approaches through which international relations get emancipated from this kind of exceptionalism that previously characterized the discipline. It also contributed to reconsider international politics by admitting its historical dimension which requires a special investigation. His works are somewhat like a way back to empirical researches.
Keywords:
- Guillaume Devin,
- French sociology,
- international relations
Corps de l’article
Dans un ouvrage aujourd’hui consacré, datant de 2002, mais régulièrement réédité, Sociologie des relations internationales, Guillaume Devin parle explicitement de cette sociologie comme d’une « spécificité française » (Devin 2018). Il nous confronte ainsi à une sorte d’énigme dont la solution lèverait bien des mystères de la discipline : pourquoi la communauté scientifique aux États-Unis, pays de la naissance scientifique et académique des Relations internationales, a-t-elle mis tant de soins à laisser de côté toute référence à la sociologie dès qu’il est question de l’international ? Pourquoi l’introduction tardive de cette dimension vient-elle essentiellement de France ? Quel est le fondement d’un tel clivage ? L’actualité y est-elle pour quelque chose ou la pertinence sociologique de l’international transcende-t-elle les époques et les cultures ?
Cet acharnement sociologique peut apparaître en effet comme une « gauloiserie disciplinaire ». Je me souviens de l’étonnement, frisant l’incrédulité, du grand Charles Tilly quand je lui avais dit qu’il y avait, dans ses travaux, une inspiration clairement durkheimienne. J’ai encore en tête l’effroi, presque l’indignation, de James Rosenau quand je lui ai affirmé qu’en France, on le tenait pour un « sociologue ». Pourtant, l’un et l’autre de ces grands de la discipline sont très proches du versant sociologique des Relations internationales, le premier dans ses réflexions sur la formation des États au sein de la scène européenne et sur l’usage original qu’ils firent de la force et de la coercition (Tilly 1985), le second dans sa volonté de promouvoir le rôle, tenu pour majeur, des acteurs transnationaux, ces acteurs sociaux et extra-étatiques qui entrent dans l’arène internationale jusqu’à y susciter des « turbulences » (Rosenau 1990).
Comme l’expose justement Guillaume Devin, la source de cette divergence doit être placée dans la filiation épistémologique des uns et des autres. Tilly se définit avant tout comme historien et cherche d’abord à échapper à ce débat. Quant à Rosenau, sa carrière intellectuelle est bien celle d’un politiste dont les principaux travaux, consacrés à la politique étrangère, restent sagement dans le cadre de la science politique la plus classique : lorsque seront réunis ses articles les plus reconnus, l’ouvrage qui en dérivera sera clairement publié sous l’intitulé The Study of World Politics (Rosenau 2006). Aussi Guillaume Devin a-t-il doublement raison : de se situer d’abord en critique de la production théorique propre à la discipline, d’aller chercher ensuite un parrainage de substitution chez des sociologues de pur crû, et en tout premier lieu chez Norbert Elias (Devin 1995), plus tard chez Erving Goffman (Devin 2015). L’originalité de la démarche débouche sur plusieurs interrogations : le sens des larges interdépendances ainsi mises en valeur, le statut du politique au sein de cette sociologie des relations internationales, la production empirique qui peut en découler, le « désenclavement » des Relations internationales qui apparaît alors comme une sorte de libération épistémologique.
I – Au-delà de la sacrosainte théorie ?
Dans sa Sociologie des relations internationales, notre auteur parle d’insatisfaction de plusieurs internationalistes français face à cette massive théorie des relations internationales telle qu’elle apparaît dans l’héritage académique étatsunien. La formule fait mouche et cette désaffection est-elle probablement à l’origine de cette réinvention sociologique typiquement française. On peut en effet se demander ce qu’a pu apporter cette prolifération conceptuelle dont l’apparentement au positivisme exclut tout effort de critique historique, tout souci de s’interroger sur ce qui change dans la nature même du système international et de ses conflits, sur ce qui distingue entre eux des États dont la trajectoire est pourtant si différente, quand on prend en compte simultanément les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Iran ou le Burkina Faso. La complexité d’un monde globalisé et fragmenté vient ainsi s’éteindre dans la célébration éternelle du « rapport de puissance », sacralisé depuis le Leviathan de Hobbes (1651) et sa référence fameuse aux souverains « gladiateurs » en perpétuel affrontement… La critique porte incontestablement. Guillaume Devin a raison de noter que, successivement, la défaite américaine au Vietnam, l’extension de la recherche empirique et la diversification des acteurs vont conduire irrémédiablement à la recherche d’autres voies, plus fécondes, plus crédibles. Peut-être pourrait-on ajouter, pour mieux comprendre la source française de ces critiques portées à un panthéon théorique presque déchu, que le choc était justement beaucoup plus fort de ce côté de l’Atlantique, avec le traumatisme aigu des guerres coloniales perdues, enlevant tout sens à la divinisation passée de la puissance ; sûrement était-il plus sensible, au pays de Durkheim et du concept de solidarité, que dans un monde anglo-saxon plus marqué par la sociologie wébérienne, elle-même davantage empreinte de l’idée de puissance, légitime ou non, cette puissance portée à son zénith en 1945, alors que la discipline allait éclore et que Politics AmongNations était en cours de rédaction (Morgenthau 1948).
Toujours est-il que c’est chez Elias que Devin va chercher secours pour ranimer le mode de questionnement qui fait ainsi défaut à l’internationaliste classique. Il y trouve, de manière pertinente, des instruments dont il montre bien comment ils permettent un redémarrage de la discipline : une capacité bien salutaire de surmonter l’absurde séparation absolue opposant l’interne et l’externe, les effets d’interdépendance et d’intégration négligés par une grammaire souverainiste, la force des « liens de réciprocité », leurs effets sur « la mémoire et la perception », les « comportements coopératifs » et la découverte de cette « société interétatique », porteuse, peut-être du moins, d’une « nouvelle éthique universelle » (Devin 1995).
Très logiquement, notre auteur en déduit que la sociologie des relations internationales relève du « questionnement », plus que de l’affirmation : elle prolonge et enrichit, voire opérationnalise, une théorie jusque-là trop figée sur sa monumentalité conceptuelle. « À côté » de la théorie, la sociologie des ri va-t-elle s’y substituer, la contredire, la dépasser ou établir avec elle une forme de complémentarité ? Le débat reste ouvert et notre auteur ne tranche pas vraiment. Un premier bilan des travaux qui s’inscrivent dans cette nouvelle filiation incline à penser que l’analyse sociologique ne réfute pas les théories existantes : peut-être conduit-elle à les désacraliser, à soumettre leurs concepts à une critique et une recomposition incessantes, réintroduisant la relativité du temps (et du contexte) et celle de l’espace (et des cultures). En bref, la sociologie « anime » les théories consacrées, en les sortant de la pure abstraction, plus qu’elle ne les dépasse : la doxa réaliste ne s’en trouve nullement rejetée, aidant même souvent à comprendre le choix des acteurs qui en sont encore empreints, tout en lui enlevant cependant sa prétention universellement et totalement explicative. Elle aide à comprendre le choix de Vladimir Poutine de se lancer à la conquête de l’Ukraine, mais elle cède devant la sociologie dès lors qu’il convient de comprendre pourquoi ce choix qui, théoriquement, devait être gagnant, a en fait été perdant, face aux sociétés, aux cultures, aux économies plus déterminantes que prévu.
II – L’énigme de l’interdépendance
Dans une perspective « éliasienne », Guillaume Devin définit l’interdépendance globale qui dérive de ce nouvel éclairage comme un phénomène objectif – dont on pourrait dire aujourd’hui qu’il est lié à la mondialisation – et non comme une affirmation normative. Il exprime des doutes pertinents sur le sens exact et la profondeur de ces logiques d’interdépendance, sur l’effectivité de la réciprocité dont elles sont censées être porteuses et surtout sur la manière dont elles recomposent – voire détruisent – la souveraineté que logiquement elles viennent défier. Autant de questions cruciales pour l’internationaliste, autant d’objets d’enquête empirique : surtout, on pressent, au travers de ces questions aujourd’hui centrales, un piège pour le sociologue des relations internationales. L’interrogation est en effet coupablement secondaire pour l’analyste classique qui postule la supériorité définitive du principe de compétition entre États jusqu’à en faire la clé de toute explication. Mais le sociologue doit au contraire s’astreindre à construire « l’écheveau » de l’interdépendance, et le mettre au regard de la volonté et des stratégies souverainistes des acteurs ou du moins de certains d’entre eux. Il doit distinguer, comme le fait notre auteur, entre des stratégies d’acteurs, conscientes et volontaires (« comportements coopératifs »), des interactions symboliques, telles qu’il les décrypte en recourant à Erving Goffman (Devin 2015), des contraintes subjectives qui s’exercent sur eux (« effets de perception ») ou des interactions simplement subies, issues banalement de multiples effets mécaniques, incontrôlables ou faiblement contrôlables, de la mondialisation.
Cette investigation est délicate et sa méthodologie parfois imprécise, mais elle est promise à un avenir fécond dans le domaine des relations internationales, de plus en plus marquées par l’intensification des interactions, dans les domaines économiques, sociaux, bien évidemment, mais aussi politiques stricto sensu. On pourrait même faire preuve d’audace en allant au-delà, jusqu’à renforcer ces postulats sociologiques. On émettrait alors l’hypothèse qu’aucun acte social, même le plus trivial, n’est à l’abri de ces « liens de réciprocité internationale », du jeu croisé de ces trois logiques interactives (coopération volontaire, effet de perceptions conjuguées, effets mécaniques subis), et que donc la scène mondiale ne cesse de se reconstituer sous l’effet de l’incessante « tectonique des sociétés », ce mouvement sismique continu que j’ai nommé ailleurs « inter-socialité » (Badie 2020). Le quotidien des sociétés baigne ainsi, explicitement ou implicitement, dans un jeu qui est en même temps interactif et potentiellement international. Voilà qui valide l’idée que la sociologie des ri s’impose surtout comme un questionnement qui saisirait alors chaque fait international comme un fait social, à l’instar de ce que nous dit Guillaume Devin : ce fait international se définit alors comme le résultat sans cesse évolutif d’un jeu d’interactions volontaires et involontaires entre acteurs, dès lors qu’il affecte d’une manière ou d’une autre la scène mondiale.
III – Redéfinir le statut du politique
Toutes ces interrogations débouchent logiquement sur une interrogation majeure redéfinissant la place du politique dans le jeu international : beau sujet de dissertation s’il en est ! Avec justesse, notre auteur pointe, dès l’introduction de sa Sociologie des relations internationales, la supériorité – trop rapidement postulée – du politique, telle une véritable axiomatique de la science classique des Relations internationales, et notamment de la théorie réaliste (Devin 2018 : 9-10). On sait d’où vient cette tradition : elle remonte, dans le cas européen, à la Renaissance et à la construction de l’État qui a prétendu définitivement consacrer la différenciation du politique et son positionnement hiérarchiquement supérieur. L’idée fut reprise et réellement scellée par Thomas Hobbes qui en fit précisément la marque du souverain : comme, par définition, seul celui-ci a vocation à apparaître dans l’arène internationale, cet espace sans loi commune, où les souverains n’ont d’autre choix que celui de vider leur querelle par la guerre à la manière de « gladiateurs » (Hobbes 1971 [1651] : 126), une telle arène ne peut être que d’essence politique, et réservée à des combats exclusivement politiques. Ainsi la boucle était-elle bouclée, à la manière d’une redoutable tautologie.
Celle-ci pourtant ne résiste pas à l’analyse, la doxa réaliste devenant l’otage d’une triple simplification. Terriblement ethnocentrique, elle néglige d’abord d’autres formes d’émergence du politique, notamment celle qui marque la trajectoire des empires, où le politique est hiérarchiquement supérieur sans être marqué du sceau de la même différenciation. Le phénomène est remarquable dans le cas chinois dont le rapport à l’international mêle de façon subtile le politique et l’économique, ainsi qu’un rapport différencié à la mondialisation. L’uniformité du politique, telle qu’implicitement postulée par la théorie réaliste, est déjà mise en échec par une construction plus sociologique et plus intégrée de l’international, s’ouvrant mécaniquement à la pluralité des cultures. Guillaume Devin en a tiré les conséquences en s’efforçant d’intégrer l’apport de l’anthropologie dans les relations internationales (Devin et Hastings 2018).
De même, deuxième simplification, cette construction hyper-politique vient-elle occulter le rôle, déjà traditionnel, des acteurs non étatiques dans le jeu international. Guillaume Devin y consacre le premier chapitre de son ouvrage de synthèse, rappelant et analysant l’implication évidente des multinationales, des ong, des associations de toute sorte ou des acteurs religieux (Devin 2008a). Seule une simplification outrancière, digne d’une vulgate marxiste datant de la guerre froide, pourrait présenter de tels acteurs comme simplement manipulés par les structures de pouvoir en place, niant, jusqu’à la caricature, leur autonomie fonctionnelle, leur propre stratégie internationale, et leurs jeux interactifs complexes.
Mais il est surtout une troisième simplification qui s’inscrit cette fois dans le temps et qui relance de manière inédite le débat sur la sociologie des relations internationales : la pertinence de celle-ci est-elle nouvelle ou valable de tout temps ? Dans le premier cas, l’approche s’inscrirait de manière dépendante dans l’histoire des relations internationales, tandis que, dans le second, elle représenterait un questionnement indépendant valable intemporellement ; dans le premier, elle est soumise à une conceptualisation historique, et, dans le second, à un appareil épistémologique qui lui serait propre. En fait, les deux réponses semblent également valides : il y a toujours eu une pertinence sociologique de l’international, et celui-ci peut être évidemment construit comme un fait social, quelle que soit l’époque concernée ; mais, en même temps, le politique se doit d’être étudié comme fluctuant dans ses capacités et surtout dans cette différenciation et cette hiérarchisation que le modèle dit « westphalien » a la naïveté de tenir pour fixes, éternelles et universalisables. Peut-être faut-il précisément chercher dans cette fluctuation du politique le point de départ réel de l’approche sociologique des relations internationales.
Deux hypothèses tendent alors à se dégager. La première associerait cet affaiblissement du politique au jeu complexe de la mondialisation dont la théorie réaliste a toujours cherché à minimiser la portée (Kay 2004). Pourtant, celle-ci a un double effet qui ne peut être lui-même abordé que par le paradigme sociologique : d’une part, une substitution progressive des défis globaux aux anciens défis nationaux, par essence souverainistes ; d’autre part, une suractivation incessante du rôle joué par les acteurs non étatiques, à travers surtout leur capacité transnationale et leur aptitude à transgresser la souveraineté. La seconde hypothèse relèverait d’un effet pathologique, au sens durkheimien du terme : une perte grave de capacité du politique, offrant une réelle opportunité aux acteurs non politiques. L’actualité de ces dernières années est très riche de ce point de vue, alors que le social semble désormais courir plus vite que le politique : en témoignent, pèle mêle, les « Printemps arabes » initiés par des mouvements sociaux immunes de toute direction politique, organisée ou personnalisée ; la vague impressionnante de mouvements sociaux qui se sont développés notamment au cours de l’année 2019, en Amérique latine, au Moyen-Orient, en Afrique, voire en Europe qui se sont vite transnationalisés et qui ont fortement pesé sur le cours même des relations internationales et la vision de la mondialisation ; ou encore l’extension des mouvements populistes, activée par les dynamiques sociales et l’échec institutionnel et personnel du politique. Sans trancher dans ce débat, force est d’admettre, a minima, l’obligation qui pèse sur l’internationaliste de solliciter de plus en plus fréquemment les matériaux conceptuels et méthodologiques du sociologue familier de tels phénomènes qui lui appartiennent en propre.
IV – De l’importance de la recherche empirique
Guillaume Devin rappelle clairement que cette sociologie des relations internationales est d’abord un appel à la recherche empirique (Devin 2018 : 19 ; Devin 2015 : 5), beaucoup plus qu’à l’invention de théories nouvelles. On a probablement trop célébré, depuis 1945, les dieux de l’épistémè pour n’aboutir en fait qu’à des cultes décharnés… L’incitation de notre auteur à promouvoir des recherches empiriques détachées de tout dogmatisme théorique est une constante, non seulement dans ses oeuvres, mais aussi dans ses enseignements et surtout ses directions de thèse, ce qui lui permis d’avoir à son actif la supervision de nombreux travaux, documentant et interprétant nombre de situations internationales concrètes, laissant de côté les débats théoriques sur le sexe des anges planant sur la scène internationale !
Cette sociologie empirique concerne bien sûr les acteurs, tels que nous les avons déjà pointés, mais on y ajoutera aussi les organisations dont il a su montrer la richesse de l’éclairage sociologique dès qu’on se saisit des institutions internationales et en particulier de tous les multilatéralismes (Devin 2022 ; Badie et Devin : 2007). Quand on passe d’une lecture institutionnelle ou purement interétatique du système onusien à une appréhension sociologique de celui-ci, le regard se porte alors prioritairement sur tout un ensemble de décalages qui jaillissent soudain et qui font la faiblesse des présentes configurations multilatérales. Mais il peut alors nous montrer que ces faiblesses ne tiennent pas à l’essence du phénomène, mais à la rigidité que lui impose la puissance des États, et plus encore au refus de tenir compte des exigences propres au contexte nouveau lié à la mondialisation. L’appel à Mitrany s’imposait ainsi de façon évidente, lui qui entendait appréhender les institutions internationales à travers leur capacité de satisfaire les besoins fonctionnels du système international, dans son extrême complexité, tout en débouchant, avant les autres et grâce à cette lecture, sur des affirmations très modernes, notamment en termes de « sécurité globale » (Devin 2008).
Preuve en est, de toute manière, que l’usage de la sociologie en relations internationales peut aller bien au-delà de la seule prise en compte de l’acteur, pour intégrer l’appréhension de la « configuration mondiale », comme des systèmes internationaux qui se sont succédé, et qui ne sont certainement pas arrivés au terme de leurs mutations, à on ne sait quelle « fin de l’histoire ». Il semble évident aussi que la sociologie peut aller même jusqu’à rendre compte des mécanismes de construction de cette société interétatique, comme le suggèrent bien des auteurs appartenant à « l’École anglaise des relations internationales », elle-même sensible, à sa manière, à l’apport et à la proximité de la sociologie, de « l’anthropologie sociale et de l’Histoire » de l’aveu du moins de deux de ses auteurs (Linklater et Suganami 2006 : 100-101) : la sociologie des relations internationales n’est pas le monopole d’Astérix !
V – Désenclaver les relations internationales
Dans son introduction à l’ouvrage qu’il a dirigé, Dix concepts sociologiques en relations internationales, Guillaume Devin proclame enfin avec force cette volonté de « désenclavement » (Devin 2015 : 5 et suivantes) dont il rappelle qu’elle doit logiquement déboucher sur la mise en place de « liens » entre disciplines (ibid. : 8). On ne peut en réalité que s’étonner de cette exclusion des Relations internationales du lot commun à toutes les sciences sociales, la sociologie, bien sûr, tout autant que l’histoire, l’anthropologie, la psychologie ou l’économie, bien d’autres encore. Lorsqu’à l’initiative de chacune de ces disciplines, cette ségrégation est combattue, le risque est à chaque fois très fort que la correction tentée n’aboutisse à une confiscation, excluant à nouveau les autres sciences voisines. Aussi fera-t-on de la « géopolitique », comme simple prolongement de la géographie, dans l’ignorance de la sociologie ou de l’économie politique, comme expression d’une simple annexion à une science qui s’affirme comme plus forte que les autres. Pourtant de notables exceptions ont pris rang : l’économie internationale a pris globalement la même direction, corrigée néanmoins par certains auteurs, venant, il est vrai, des marges ou de l’extérieur de la science économique (Strange 1988 ; Paquin 2015).
Aussi notre auteur a-t-il raison de s’insurger de cet exceptionnalisme militant, tantôt purgatoire forcé, tantôt étrange surclassement dont bénéficieraient les faits internationaux. On en voit bien les raisons : préserver, jusque dans l’espace scientifique, ce « domaine réservé » d’États inquiets de voir leurs privilèges quelque peu rabotés, réaffirmer cette légitimité postulée et toute wébérienne, d’un certain usage de la force auquel l’acteur privé ne saurait prétendre, peut-être même donner à la guerre cet espace d’éternité que lui reconnaît la philosophie hobbesienne, mais qui reste célébré par nombre d’analystes contemporains. En même temps, on en devine les dégâts, tant pour la connaissance que pour l’action : une incompréhension croissante des formes modernes de conflictualité qui mêlent précisément de plus en plus l’interne et l’externe (Kaldor 1999), l’échec, de ce fait même, des modes contemporains d’intervention militaire, un scepticisme frileux dans la mise en place de politiques de gouvernance globale, ou de solidarité internationale ou transnationale dont Guillaume Devin montre qu’elle constitue un préalable indispensable pour construire la paix, la « vraie », celle qui entre dans le champ sociologique en n’étant plus simplement une « non-guerre » (Devin 2011 : 1320-1322).
En rendant aux relations internationales leur identité sociale, la recherche fait ainsi oeuvre de paix et d’humanisme, ouvrant la voie à des conquêtes éthiques nouvelles et à une lecture plus conforme au réel, même si elle transgresse le réalisme consacré… En même temps, elle ne ferme aucune porte : son adhésion à la complexité du social la conduit inévitablement à établir que fréquemment les acteurs-décideurs, les princes, et parfois aussi leurs diplomates et leurs soldats (mais pas toujours, tant s’en faut !), agissent en fonction des schémas anciens, des certitudes apprises et des séparations convenues, souvent à des coûts très élevés. Le réalisme revient alors avec sa dimension mythique, celle de récit performatif, dont l’efficacité correspond alors à un entêtement méthodologique qui fait souvent des ravages ! Il appartient aussi à la sociologie des relations internationales de l’expliquer…
Parties annexes
Note biographique
Bertrand Badie est professeur des Universités à l’Institut d’Études Politiques de Paris (Sciences Po).
Références
- Badie Bertrand et Guillaume Devin (dir.), 2007, Le multilatéralisme,Nouvelles formes de l’action internationale, Paris, La Découverte.
- Badie Bertrand, 2020, Inter-socialités. Le monde n’est plus géopolitique, Paris, cnrs Éditions.
- Devin Guillaume, 1995, « Norbert Elias et l’analyse des relations internationales », Revue françaisede science politique, vol. 45, n° 2 : 305-327.
- Devin Guillaume, 2008, « Que reste-t-il du fonctionnalisme international ? Relire David Mitrany (1888-1975) », Critique internationale, vol. 38, no 1 : 137-152.
- Devin Guillaume, 2011, « International Solidarity », dans Bertrand Badie, Dirk Berg-Schlosser, Leonardo A. Morlino (dir), International Encyclopedia of Political Science, Los Angeles, Sage, tome 5.
- Devin Guillaume (dir.), 2015, Dix concepts sociologiques en relations internationales, Paris, cnrs Éditions.
- Devin Guillaume, 2018 [2002], Sociologie des relations internationales, Paris, La Découverte. Ouvrage publié avec Marieke Louis pour la 5e édition en 2023.
- Devin Guillaume, 2022, Les organisations internationales. Entre intégration et différenciation, Paris, Armand Colin.
- Devin Guillaume et Michel Hastings (dir.), 2018, Dix concepts d’anthropologie en science politique, Paris, cnrs Éditions.
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