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Interrogé près de 200 ans après la Révolution française sur ce que cet événement évoquait, Zhou Enlai avait répondu : « il est encore trop tôt pour tirer des conclusions »! Comment perçoit-on la révolution d’Octobre aujourd’hui, tant en Russie qu’en Europe occidentale? Telle est la question à laquelle les auteurs s’efforcent de répondre, cent ans à peine après l’évènement fondateur du siècle dernier. En effet, le 20e siècle débute en 1917. La révolution d’Octobre a changé l’histoire de la Russie et fait basculer le monde dans une nouvelle ère. En à peine huit mois, la dynastie trois fois centenaire des Romanov s’effondre, et avec elle l’immense empire de près de 170 millions d’habitants, s’étendant de la Sibérie aux rives de la mer Noire. Ce processus révolutionnaire, inédit, surprit les contemporains par sa rapidité et sa radicalité. Il est question ici de deuxième révolution russe, la première étant celle de 1905 quand l’armée du Tsar Nicolas II tire sur une foule de manifestants pacifique venue réclamer des réformes sociales et politiques devant le palais d’hiver de Saint-Pétersbourg. Ce « dimanche rouge » fait près d’un millier de morts. Cette répression sanglante provoque des grèves dans tout le pays… La révolution avortée sera la répétition de celle de 1917. Le pouvoir soviétique, jailli en février et préservé en octobre par l’élévation au pouvoir des bolcheviques, s’est alors établi comme puissance dans le monde. Pourtant, c’est en toute discrétion que Vladimir Poutine célébrait son centenaire. Force est de reconnaître que l’expérience bolchevique n’a pas fonctionné. Elle a conduit la Russie à l’isolement, et l’industrialisation s’est faite au prix de millions de vies.
Le présent ouvrage rassemble les actes d’un colloque universitaire organisé en 2017 par le Centre lyonnais d’études de sécurité internationale et de défense (clesid). Après une introduction de David Cumin, six intervenants éclairent la situation actuelle de la Russie, à l’intérieur et à l’extérieur, à la lumière d’un passé qui ne renvoie pas qu’à l’année 1917. Ainsi, pour Andreï Gratchev, ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, le centenaire de la révolution ne fut pas un grand moment de réconciliation nationale comme l’aurait souhaité le Kremlin. Depuis 1998, les crises se succèdent entre la Russie et l’Occident, au point que certains parlent d’une nouvelle guerre froide. Pour asseoir sa nouvelle version de l’histoire patriotique Vladimir Poutine n’hésite pas à affirmer, dans ses discours, que la Révolution bolchévique pouvait être le résultat d’un complot étranger monté par des ennemis extérieurs pour provoquer la déviation du cours naturel de l’histoire russe. Assumant le rôle de défenseur des valeurs nationales et morales traditionnelles, la Russie de Poutine se positionne comme une sorte de nouvelle Vendée déterminée à résister au rouleau compresseur de la globalisation qui écrase sur son chemin les frontières des États et la notion même de souveraineté des peuples et des nations. Les autocrates et nationalistes de tous bords trouvent ainsi dans la Russie de Poutine un allié de circonstance.
Par ailleurs, la période soviétique des années 1920 demeure relativement méconnue. Avec le thème de l’eurasisme, Lorraine de Meaux aborde l’épisode révolutionnaire sous l’angle identitaire. L’urss disparaît en 1991, emportant avec elle l’unité politique de l’Eurasie. La Russie est un espace de la taille d’un continent ayant sa propre identité et ne relevant pas des valeurs de l’Europe portées par la civilisation germano-romane. Avec l’invasion mongole, le long maintien du servage et le choix de l’orthodoxie, la Russie n’a pas vécu dans le même univers sociétal. Elle est le fer de lance de la culture slave mâtinée de culture byzantine. Au cours des décennies qui précèdent le début de la Première Guerre mondiale, des intellectuels – dont Dostoïevski – avancent que l’avenir du pays se joue en Asie. Cela sert à alimenter un impérialisme qui peut être qualifié de pan-mongolisme et vient en complément du panslavisme. Plus tard, lorsque l’on ne peut plus tenir ce discours ambitieux et qu’il faut reconnaître des dysfonctionnements, ceux-ci sont mis sur le compte du sabotage. Comme le montre François-Xavier Nérard, il existe un fort décalage entre les consignes du discours officiel et la réalité de pénurie vécue en matière d’hygiène, santé et nourriture.
Les perceptions et représentations contemporaines de la révolution russe ont évolué. Ainsi, du règne de Pierre le Grand jusqu’en 1917, la question des relations avec l’Europe était au centre de la diplomatie et de l’interrogation identitaire russe. C’est ce que Marie-Pierre Rey met en relief à travers son analyse des relations entre la Russie et l’Europe occidentale après Octobre 1917 en distinguant trois périodes. D’abord l’établissement et la consolidation de l’État soviétique jusqu’à la mort de Staline. Ensuite, la mondialisation de la puissance soviétique jusqu’au milieu des années 1980. Enfin, l’ère Gorbatchev et le projet de maison commune européenne. La crise entre l’Ukraine et la Russie s’explique, ainsi, par les maladresses et ambitions de l’Union européenne et des États-Unis dans leur désir de rattacher exclusivement toute l’Europe centrale et orientale jusqu’aux frontières de la Russie au centre décisionnel de l’Europe de l’ouest. C’était là revenir sur le fait que ces régions sont une zone d’influence de la Russie depuis de nombreux siècles. L’URSS n’était pas un État comme les autres. C’était à la fois un Parti-État universaliste et un État-continent eurasien. Sa dénomination suffit à en témoigner : « Empire russe », « urss », « Fédération de Russie » comme le souligne Pascal Marchand à travers une vision géopolitique et l’étude du positionnement de la Russie sur l’échiquier mondial. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage offre, avec Lucien Samir Oulahbib, une réflexion sur le renouveau de l’influence du communisme russe en France durant la période structuraliste (1960) et ses répercussions actuelles.
Facile à lire, l’ouvrage présente le grand avantage d’être complet et didactique. Il séduira, ainsi, un large public autour d’un sujet qui embrasse l’ensemble du champ des sciences sociales.