Corps de l’article
La littérature sur l’État islamique (EI) est dominée par des approches journalistiques et sécuritaires, la même double perspective qui avait été utilisée pour analyser Al-Qaïda après les attentats du 11 septembre 2001. Ces approches se focalisent sur la violence de l’EI, le réduisant à un groupe terroriste islamiste visant à détruire l’Occident et à établir un califat, mais négligent les conditions sociales et politiques de son émergence et ses conséquences sur la scène internationale.
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou dépasse ces approches réductrices. Considérant l’identité religieuse de l’EI comme secondaire, il se focalise davantage sur sa dimension sociale et politique : qu’est-ce que l’État islamique ? D’où vient-il ? Comment l’acronyme EI, encore inconnu il y a quelques années, a-t-il pu devenir si rapidement une référence dans le monde entier ? Quels sont les objectifs du groupe ? Qu’est-ce que cette nouvelle forme de terrorisme révèle de l’évolution des relations internationales ? L’auteur souhaite comprendre l’État islamique et ses implications pour l’ordre mondial.
À l’aide d’une approche inédite mêlant histoire, science politique et sociologie, de recherches approfondies et de citations de différents acteurs (auteurs, terroristes, personnages politiques), l’auteur retrace la genèse de l’EI.
Le groupe émerge publiquement en Irak à l’été 2014, dans un contexte de post-colonialisme, de post-mondialisation et de postmodernité. L’histoire de l’EI est liée à l’histoire coloniale qui lie l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à l’Occident, et qui a été remise à l’ordre du jour par les politiques néocoloniales des États-Unis en Irak après l’invasion de 2003. L’impérialisme américain, comme l’impérialisme soviétique avant lui, a donné naissance à son antidote terroriste. L’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 avait été considérée par les islamistes comme un motif pour mener le djihad (lutte religieuse) et avait engendré la création du groupe Al-Qaïda. Celui-ci s’est développé, notamment en Irak où il s’est nourri du désir de revanche d’une population brutalisée par de nombreuses années de guerre contre l’Iran (1980-1988), puis contre une coalition menée par les États-Unis (1990-1991). Son action a culminé avec les attentats du 11 septembre, auxquels les États-Unis ont répondu par l’invasion de l’Irak. Ce néo-colonialisme, sous prétexte de lutte anti-terroriste et de démocratisation de l’Irak, et surtout les actes de torture commis par l’administration Bush et les autorités irakiennes, ont provoqué une insurrection locale et la reformation de la branche irakienne d’Al-Qaïda, sous la forme d’un groupe encore plus radical : l’État islamique. Selon l’auteur, la violence de l’EI s’apparente à un terrorisme boomerang : une violence renvoyée à son expéditeur (le colonisateur).
L’EI est également né dans un contexte de post-mondialisation, qui a affecté son ambition et son modus operandi. Les précédentes générations du terrorisme avaient cherché à détruire (nihilistes et anarchistes à la fin du 19e siècle), capturer (nationalistes des années 1950-1960) ou s’approprier (révolutions de gauche des années 1970) l’État. Al-Qaïda avait déclaré obsolète la fonction militaire des États musulmans et avait cherché à la remplacer, en incitant ses branches à s’affirmer régionalement. Mais l’État islamique a transcendé le projet initial d’Al-Qaïda. En 2011, le retrait des forces américaines d’Irak a permis à la branche irakienne d’Al-Qaïda – renommée Islamic State in Iraq en 2006 – d’occuper ce vide et de nourrir de plus grandes ambitions. Il ne s’agissait plus seulement de mettre sur pied une armée terroriste transnationale, mais de construire un État centralisé. Cette réorientation aboutit à la scission entre l’EI et Al-Qaïda, et à un modus operandi renouvelé. Alors qu’Al-Qaïda avait privilégié une exportation de la rébellion, l’EI s’est refocalisé sur la scène régionale, notamment en Irak et en Syrie, où le groupe a profité du chaos politique pour s’affirmer régionalement.
Enfin, le développement de l’EI s’inscrit aussi dans un contexte de postmodernité. Par son usage efficace des technologies de l’information et de la communication (TIC), le groupe a diffusé ses idées et est devenu une référence dans le monde entier. Il a su capter le ressentiment des jeunes d’origine étrangère marginalisés dans les métropoles occidentales, et les transformer en soldats de l’EI (opérateurs nationaux ou combattants étrangers).
L’État islamique est donc né dans un contexte particulier de transformation de l’ordre mondial, et a fait émerger une nouvelle forme de violence politique – insurrectionnelle, privatisée et transnationalisée – qui a des implications sans précédent. Les Occidentaux, auparavant éloignés des conflits, vivent désormais sous une menace permanente. Certains succombent à l’islamophobie : la plupart acceptent passivement une militarisation et une sécurisation de leur société sous prétexte de lutte anti-terroriste, mais au détriment de leurs libertés individuelles.
L’auteur effectue un travail remarquable d’analyse de l’EI. L’étude de la genèse du groupe permet de comprendre les conditions sociales et politiques de son émergence, ainsi que ses implications pour l’ordre mondial. L’ouvrage a l’avantage de dépasser l’approche journalistique et sécuritaire habituelle, et de fournir des informations inédites sur le groupe, mises en perspective avec le contexte géopolitique international. Le concept original de terrorisme boomerang nous amène, nous, Occidentaux, à repenser notre manière d’interagir avec le reste du monde. L’ouvrage présente, avec une méthodologie rigoureuse – même si l’usage des TIC et les stratégies d’attractivité du groupe EI pourraient être approfondis –, une première théorie de l’État islamique. Comprendre l’EI, c’est aussi comprendre comment le prochain groupe terroriste pourra émerger, alors que le président américain a annoncé en décembre 2018 avoir « battu » l’EI.