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Arabiste et africaniste, Alexeï Mikhaïlovitch Vassiliev est surtout renommé en Russie pour ses travaux pionniers sur l’histoire de l’Arabie saoudite et de la doctrine wahhabite qu’elle professe. D’abord journaliste correspondant pour le quotidien soviétique Pravda de 1962 à 1983, il fit un passage remarqué au ministère des Affaires étrangères, où il fut Représentant spécial du président russe chargé des liens avec les chefs d’États africains de 2006 à 2011, avant d’être finalement nommé président honoraire de l’Institut d’études africaines de l’Académie des sciences de Russie en 2015. Cette brillante carrière de praticien-chercheur lui aura permis de mener plus d’une investigation de terrain, au plus près de l’action politique et diplomatique.
Riche et stimulant, Russia’s Middle East Policy: From Lenin to Putin se présente d’emblée comme le parachèvement érudit d’une vie consacrée à l’étude de la sphère arabo-musulmane. Vassiliev s’y livre sans concession à une évocation toute personnelle de la politique étrangère russe au Moyen-Orient – depuis la révolution bolchévique de 1917 jusqu’aux accords d’Astana visant la création de zones de désescalade en Syrie, signés en mai 2017 entre la Russie, l’Iran et la Turquie. Cette trajectoire centenaire est magistralement condensée sur près de 540 imposantes pages au gré des réminiscences politiques, des commentaires d’actualité, des réflexions autobiographiques et des extraits d’entretiens menés par l’auteur avec les principaux architectes de cette politique régionale. La monographie nous fait ainsi plonger la tête la première dans les coulisses du pouvoir russe et des turbulences invariablement liées à toute diplomatie élaborée à l’égard de l’une des zones géographiques les plus instables du monde. L’auteur y dévoile les ressorts d’une politique qui prend corps, sous l’ère communiste, dans un messianisme idéologique à prétention universaliste et humaniste, puis à notre époque postsoviétique, dans une stratégie plus pragmatique de promotion tous azimuts de la croissance économique en vue de reconquérir un statut de grande puissance internationale.
Ce faisant, l’ouvrage bat en brèche un certain nombre d’idées reçues sur la projection de puissance soviétique/russe au Moyen-Orient, dont il ne peut être question ici d’exposer en détail la longue liste. Nous en retiendrons trois. La première d’entre elles prétend que la structure du pouvoir en Russie donne au chef d’État une autorité arbitrale en matière de sécurité et de politique étrangère. L’auteur s’attaque à ce mythe en soulignant l’hétérogénéité des protagonistes impliqués dans le processus de construction et de mise en oeuvre de la politique extérieure russe. Loin des analyses classiques centrées sur l’appareil d’État, Vassiliev propose une vision multiscalaire où les logiques sécuritaires, stratégiques, commerciales, socioéconomiques, diasporiques et religieuses s’enchevêtrent en autant de niveaux d’interactions globales, régionales et locales. Ce traitement sectoriel permet un recentrage de l’analyse à travers le prisme pluriel des entreprises énergétiques (par exemple, construction de centrales nucléaires en Turquie, en Égypte et en Jordanie) ou agroalimentaires (exportation de blé en Égypte et au Yémen), de l’Église orthodoxe russe (réactivation de réseaux oecuméniques en Palestine, en Syrie et en Israël) ou encore des diasporas russophones dans la région (en Israël).
Une seconde hypothèse que met en porte-à-faux l’auteur est celle de l’alignement exclusif des alliances et des partenariats établis par l’urss/la Russie et son ennemi/rival américain. Contrairement à cette croyance répandue, les raisons d’être de ces alliances tendent, bien au contraire, à varier significativement dans le temps. Si les premiers liens diplomatiques avec la Syrie remontent aux années 1940, ce n’est qu’après le revirement de l’ancien partenaire égyptien vers les États-Unis – à partir de 1973 – que les relations entre Damas et Moscou ont connu un essor appréciable dans les domaines sécuritaires et militaires. Depuis le début de la guerre civile en Syrie, le refus de plusieurs injonctions russes par l’allié syrien expose en clair une certaine atomisation des acteurs. Octroyées à l’époque au motif de la lutte contre l’impérialisme britannique, les reconnaissances étatiques précoces de l’Afghanistan (1919), de l’Arabie saoudite (1926), du Yémen (1928) et, surtout, d’Israël (1948) n’ont pas forcément été suivies d’effets favorables aux intérêts soviétiques. Inversement, la proximité stratégique des Israéliens et des Turcs avec Washington n’a nullement empêché le développement constant des relations avec le partenaire russe depuis la chute de l’Union soviétique.
Le troisième poncif mis à l’index de cet ouvrage renvoie au prétendu désintérêt historique des dirigeants russes pour la région moyen-orientale. À rebours des recherches historiographiques occidentales qui n’accordent d’ordinaire qu’une place cosmétique à la « question d’Orient » au sein de la diplomatie russe, Vassiliev réhabilite avec maestria la dimension moyen-orientale. Cette perspective russe permet de rappeler, par exemple, que la divulgation en 1917 des accords Sykes-Picot par l’Union soviétique tenait aux conséquences de la collaboration naissante avec l’Empire ottoman et ses ressortissants arabes. En 1962, la crise des missiles de Cuba découlait dans la même lignée du déploiement de missiles américains en Turquie.
Les configurations historiques et géopolitiques adroitement déclinées dans les quinze chapitres que contient cet essai offrent un tableau nuancé et passionnant de la rencontre de la Russie et du Moyen-Orient. On pourra néanmoins déplorer une approche chronologique qui, bien qu’elle présente l’avantage de la clarté, se focalise trop distinctement sur le séquentiel au détriment d’une lecture transversale qui aurait pu systématiser la comparaison sectorielle ou thématique défaillante. Si sa conclusion d’ensemble peut apparaître quelque peu convenue (plus la Russie s’implique dans la région, plus elle risque l’écartèlement politique, car elle devra composer avec des acteurs locaux aux intérêts contradictoires, voire incommensurables), la justesse de son propos, sa sélection inédite de témoignages et sa richesse informationnelle font de cet ouvrage une contribution majeure dans le champ des études eurasiatiques et une référence pour qui souhaite mieux saisir les enjeux actuels de l’acteur russe au Moyen-Orient.