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Au-delà de la formulation du titre de cet ouvrage – interrogation ou argumentation –, cet essai tiré d’un enseignement donné à l’École normale supérieure (Paris) aborde le nucléaire et la dissuasion en insistant sur l’importance de réapprendre la grammaire nucléaire, de la revisiter pour l’adapter. En vérité, il s’agit d’une formule rhétorique : « Je vais vous expliquer pourquoi je crois en la dissuasion », nous dit l’auteur.
Déjà, le paysage nucléaire n’est plus le centre du jeu géostratégique comme durant la guerre froide, car la nature des menaces a changé. On constate par ailleurs que la dissuasion ne fait plus recette dans l’enseignement et la recherche. S’il semble y avoir appauvrissement des débats, le poids du nucléaire reste important, à la fois dans le processus de prolifération et le rapport de forces entre puissances majeures. L’actualité autour de la Corée du Nord et les interrogations renouvelées à propos de l’Iran nous le prouvent aisément. Le nucléaire n’a pas été effacé et le discours de la dissuasion qui s’y rattache est toujours prégnant.
L’ouvrage est particulièrement bien structuré. Nicolas Roche étudie d’abord la pertinence générale du concept de dissuasion à propos des enseignements tirés des crises ukrainienne et syrienne. Exercice complexe, mais des plus utiles au vu des interrogations soulevées au plus fort de ces crises régionales. Par la suite et successivement, en utilisant l’exemple de la dissuasion nucléaire française, l’auteur procède à l’examen du contenu évolutif des documents officiels doctrinaux, retrace l’historique du programme nucléaire, mais explique aussi le pourquoi du maintien de la dissuasion. Dans les chapitres suivants, il analyse les aspects techniques des systèmes nucléaires, les grands concepts doctrinaux et scénarios, l’approche historique de la relation stratégique américano-russe, les notions autour du TNP (traité sur la non-prolifération des armes nucléaires) et du désarmement, de même que les (dés)équilibres régionaux en Asie (enjeux, historique, scénarios), plus précisément avec l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et l’Iran.
Roche examine aussi les notions de dissuasion au regard des capacités non nucléaires (chimiques, biologiques) avec le comparatif autour de la notion de destruction massive, les concepts de défense antimissile et de cyber en lien avec la dissuasion nucléaire. Il s’agit ici de mieux appréhender les spécificités opérationnelles et doctrinales des autres armes de destruction massive en pondérant à la fois leurs effets et leur degré d’influence sur la dissuasion dite nucléaire.
L’auteur termine son tour d’horizon en se penchant sur les aspects humanitaires, juridiques, moraux et religieux mis en regard avec le nucléaire militaire et les discours associés. En effet, à côté de la notion de guerre juste, des questions se posent de manière plus visible aujourd’hui sur la pertinence de disposer d’armes de destruction massive vu leur caractère non discriminatoire, le discours de la dissuasion lui-même étant toléré. Dans ce cadre, par exemple, le Vatican s’est engagé de manière volontariste dans un débat sur l’exigence d’un désarmement mondial.
Certes, les ouvrages sur la dissuasion nucléaire abondent, mais le livre de Roche associe dilemmes contemporains, analyses factuelles et socles doctrinaux afin de mieux distinguer les changements du paysage nucléaire actuel et futur des éléments permanents et sacralisés dans la dialectique nucléaire. Relevons dans cet ouvrage l’analyse des jeux d’ajustement de la Syrie confrontée à la ligne rouge occidentale face à l’usage d’armes chimiques par le régime Assad (dénégation, tromperies, frappes chimiques limitées), mais aussi l’usage du vocabulaire de la dissuasion nucléaire dans la crise chimique syrienne. De même, dans la crise ukrainienne, la Russie a appliqué une manoeuvre dissuasive (« nuclear signalling »), gesticulatoire, déclaratoire, au sein même d’une guerre non linéaire (hybride). Finalement, l’emploi de la gesticulation nucléaire par Moscou et la réassurance américaine au sein de l’Otan augurent mal d’un désarmement nucléaire tactique en Europe à horizon prévisible.
L’auteur nous rappelle que la dissuasion, langage de puissance et de maîtrise, suppose l’alignement de trois éléments : une politique déclaratoire d’avertissement (pertinence du discours), une capacité technologique (crédibilité des moyens) et une volonté concrète de mettre en oeuvre les outils si la dissuasion venait à échouer (détermination). Ces trois éléments peuvent être projetés dans un cadre relationnel et confrontationnel non nucléaire, particulièrement dans les crises syrienne et ukrainienne.
L’analyse de la politique nucléaire de la France dans ses aspects historiques, technologiques et doctrinaux est aussi un bel exercice de synthèse des sources officielles (livre blanc, lois de programmation, discours présidentiels) par la mise en évidence des inflexions doctrinales et des scénarios associés à la perception de la menace. Est également des plus utiles le chapitre sur la définition des concepts autour de la dissuasion : représailles massives, riposte graduée, no first use, garanties négatives de sécurité, dissuasion élargie, ultime avertissement, dissuasion minimale, etc.
Certes, tous les éléments n’y sont pas présents, mais l’ouvrage de Nicolas Roche a cet avantage de brosser un large tour d’horizon de la chose nucléaire de manière à la fois pertinente et précise, alliant éléments descriptifs et analyses politico-doctrinales. En cela, Pourquoi la dissuasion est un livre qui reflète parfaitement ce qu’il faut connaître pour maîtriser les concepts de dissuasion et mieux lire l’environnement géostratégique actuel et prévisible.