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Né d’un colloque organisé les 23 et 24 octobre 2015 par l’Association France Canada d’études stratégiques (afces) à l’Université Grenoble-Alpes, cet ouvrage collectif interroge de façon pluridisciplinaire la recomposition contemporaine des relations internationales sous le prisme des « puissances émergentes ». Si la puissance constitue un concept central dans le champ des Relations internationales, l’emploi du terme « émergence » était surtout réservé aux sciences économiques depuis les années 1980… En questionnant ce fait économique à l’aune du concept de puissance puis de sécurité internationale, l’ouvrage confronte l’émergence aux questions diplomatiques et militaires. Il s’en dégage une réelle ambition conceptuelle alimentée par de nombreuses études de cas. En effet, l’intérêt de l’émergence est qu’elle ne se limite pas aux « brics » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), mais qu’elle ouvre l’analyse à d’autres États (Iran), aux travaux historiques ou aux questions multilatérales liées à la gouvernance telles que les négociations climatiques ou la structuration du commerce international.
L’ensemble des contributions qui constituent cet ouvrage se divise en quatre parties : une partie conceptuelle et trois autres dédiées aux relations entre les puissances émergentes et la gouvernance internationale, la sécurité internationale et enfin la sécurité régionale.
La première partie de l’ouvrage vise à articuler de manière critique le concept d’émergence avec le champ des Relations internationales. Tout d’abord, une approche conceptuelle de l’émergence met en avant la pluralité des modèles de puissance applicables aux États « émergents » qui se caractérisent par trois critères : des postures de résistance ou de propositions normatives alternatives (i), conduites par un individualisme pragmatique sur les plans économique et diplomatique (ii), visant à combler les importants déséquilibres auxquels ces puissances sont confrontées (iii). Cette caractérisation laisse place à une analyse des discours de l’émergence qui met en avant la dimension symbolique et mythique de la puissance émergente. Plutôt qu’un rééquilibrage des rapports de force au sein des relations internationales, ces discours feraient de la notion d’émergence un outil de reconnaissance inégalitaire intégrant les États dans un rapport de subordination aux autres puissances.
Les études de cas qui composent la plus grande partie de l’ouvrage se consacrent d’abord aux liens entre puissances émergentes et gouvernance internationale. Les auteurs se concentrent sur la participation des États dits « émergents », entre une « quête d’intégration » aux instances multilatérales et une recherche d’indépendance face aux puissances dominantes ; en effet, il ressort une forme d’ambivalence d’une telle participation qui se partage entre intégration multilatérale forte et individualisme. Que cela soit participation aux instances ou aux négociations internationales, l’ouvrage met en avant la grande hétérogénéité des puissances émergentes, notamment dans le cadre du maintien de la paix (Russie et Chine étant membres du Conseil de sécurité des Nations Unies).
Les études de cas suivantes sont consacrées à l’analyse de la relation des puissances émergentes à la sécurité d’un point de vue international (troisième partie), puis régional (quatrième partie). Les différentes contributions convergent de manière implicite ou explicite vers l’idée d’une ambition réduite. Il existerait une forme de « plafond de verre » au-delà duquel la puissance ne peut plus croître selon un modèle militaro-industriel, ce qui confine la plupart des États émergents à une influence régionale. Celle-ci se construit par la politique militaire, la production d’armement et la participation aux organisations multilatérales. Parmi les nombreux cas étudiés, les puissances « ré-émergentes » telles que la Russie, ou les opérations d’influence de la Chine, non seulement en Asie, mais aussi en Afrique, illustrent ce phénomène.
Le caractère individualiste et inégalitaire de la reconnaissance qu’implique le qualificatif de puissance émergente prend tout son sens avec l’exemple de la Chine, dont l’émergence entraîne paradoxalement la « non-émergence » des puissances voisines. Celles-ci sont incapables de résister à l’expansionnisme chinois. C’est en particulier le cas en mer de Chine avec l’Indonésie qui possède pourtant la quatrième population mondiale ainsi que d’importantes ressources (pétrole), et que les observateurs internationaux peuvent qualifier d’émergente. Mais elle est trop dépendante de la Chine pour se doter des outils de puissance militaire et diplomatique suffisants.
Prévoir de nouvelles émergences est l’objectif de la conclusion de l’ouvrage qui se concentre sur l’intérêt de la méthode prospective pour l’étude des puissances émergentes.
La richesse des études de cas proposées et la démarche pluridisciplinaire font de cet ouvrage collectif un apport intéressant pour qui étudie les rapports de force entre les acteurs dans le champ des Relations internationales. Le paradigme de la puissance émergente enrichit la compréhension de l’acteur étatique et propose un cadre d’analyse utile pour questionner des modèles de puissance souvent construits à partir des États-Unis ou de l’Europe. La pierre d’achoppement de cet ouvrage résiderait dans l’intégration des approches critiques de la sécurité qui dépassent la centralité de l’État et l’impératif de la force militaire. Envisager de telles approches permettrait d’interroger la subjectivité de l’acteur étatique et le rôle d’autres acteurs dans l’émergence. De plus, un positionnement plus affirmé dans les débats inter-paradigmatiques qui structurent le champ des Relations internationales permettra de construire un dialogue avec d’autres concepts propres à décrire l’inégalité des acteurs, notamment la dépendance.