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Introduction

Les années 1990 constituent une période importante dans la gestion de l’immigration en Europe (Atak 2011 : 3) dans la mesure où certains États européens ont commencé à voir apparaître des mouvements migratoires mixtes (migrants économiques, demandeurs d’asile) d’individus souhaitant entrer dans le territoire européen de façon irrégulière (Wenden 2009 : 25-36). Autrement dit, la migration irrégulière[1], définie comme l’entrée et le séjour de personnes dans un État en violation des règles nationales en matière d’immigration (Organisation internationale pour les migrations [oim] 2007 : 50) et les évènements tragiques à répétition en Méditerranée, au large des côtes européennes, avec des milliers de morts et de disparus (Crépeau 2013 ; oim 2014), ont incité la communauté internationale, mais surtout l’Union européenne (ue) à trouver des solutions.

C’est ainsi qu’une politique migratoire commune fut mise en place, de façon progressive d’abord, avec le Traité d’Amsterdam de 1997 (Union européen 1997), puis le Traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009 (Union européen 2007). La politique migratoire commune, fondée sur une logique sécuritaire (Bigo 2004 : 61-92), s’appuie sur une collaboration étatique (Carlier 2007a : 180-181) et une coopération accrue avec les pays tiers (Atak 2008 : 117).

La politique de l’Union européenne semble avoir connu son année charnière en 2005, moment où, dans sa Communication du 12 octobre, la Commission européenne a encouragé les États à développer la coopération régionale et à adopter des instruments spécifiques, tout en mentionnant la question de l’articulation de la gestion des frontières et des flux migratoires d’une part, et l’amélioration de la capacité opérationnelle de la gestion des frontières par les pays tiers, d’autre part (De La Rosa 2009 : 176-177).

L’Union européenne a élaboré des stratégies afin de s’assurer que les États tiers prennent activement part à diverses mesures facilitant les renvois (Atak 2011 : 284), mais également pour prévenir l’émigration irrégulière. Pour les pays tiers, il s’agit d’accepter de réadmettre leurs ressortissants et d’autres étrangers présents irrégulièrement sur le territoire européen, mais aussi d’empêcher le départ, à partir de leurs frontières, des migrants ne disposant pas de documents les autorisant à entrer ou à séjourner dans les États membres de l’Union européenne. C’est l’externalisation des contrôles migratoires.

I – Une conceptualisation incertaine de l’externalisation en matière de lutte contre l’immigration irrégulière

Hormis le flou conceptuel qui caractérise les migrations irrégulières (Atak 2011 : 8-15), la situation des migrants irréguliers relève de plusieurs ordres juridiques (nationaux et internationaux) qu’il convient d’harmoniser et d’uniformiser afin d’assurer une meilleure protection des migrants. Bien qu’il existe de multiples travaux sur la question migratoire, les écrits juridiques sur la prévention des départs de migrants irréguliers à partir des pays tiers et le renvoi de ces derniers sont quasi inexistants.

En fait, nonobstant l’abondance de la littérature juridique sur l’immigration irrégulière et la politique commune de l’asile et de l’immigration de l’ue (voir Bigo 2004 ; Crépeau, Atak et Nakache 2009 ; Duez 2008 ; de Bruycker et Carlier 2005 ; Wenden 2009), le renvoi forcé des migrants n’est exploité que dans un champ territorial restreint, à savoir le pays de renvoi (Atak 2011), ou dans un champ matériel précis portant sur le principe de non-refoulement en matière d’éloignement des étrangers (Delas 2012), alors que la question liée au droit de sortie des migrants dans les pays tiers n’est étudiée que de façon partielle (voir, entre autres, Robin et Ndiaye 2009 ; Fornalé 2012).

Quant à l’externalisation, ce concept ne fait pas encore l’objet d’études spécifiques en droit international si l’on se base sur le niveau actuel de nos recherches. Il est toutefois étudié dans d’autres domaines, notamment en Relations internationales, économie, géographie (Audebert et Robin 2009 ; Blanchard 2006 ; Barthélémy 2006 ; Lahlou 2007 ; Guiraudon 2003 ; Perrin 2008 ; Perez 2011). L’externalisation peut être définie comme le recours à un prestataire externe pour une activité jusqu’alors réalisée au sein de l’entreprise ; elle s’accompagne le plus souvent d’un transfert de ressources matérielles et/ou humaines ; elle requiert un cadre contractuel, définissant dans un cahier des charges les prestations et les obligations réciproques, de façon globale et plus étoffée que pour la sous-traitance ; enfin, elle s’inscrit dans la durée avec un engagement à long terme de l’entreprise et de son prestataire (République française, Conseil économique et social 2005). L’externalisation revient alors à confier une activité à un prestataire ou un fournisseur extérieur plutôt que de la réaliser en interne (voir Barthélémy 2006 ; Quelin et Duhamel 2003).

En effet, les auteurs qui conceptualisent cette théorie postulent que l’ue et ses États membres prônent la coopération avec les pays tiers dans le but de transférer la gestion des flux migratoires à ces derniers. Cela se matérialise concrètement par un transfert de responsabilités et une délocalisation des compétences de la lutte contre l’immigration irrégulière vers les pays tiers, selon Migreurop (2006), les premiers à avoir utilisé ce terme. L’externalisation – terme emprunté à l’économie et plus spécifiquement à l’environnement de l’entreprise, qui a été transposé à d’autres disciplines, telles que la géographie ou l’analyse politique – consiste à « sous-traiter à des pays tiers, qu’ils soient des pays de transit ou des pays de départ, les opérations de blocage des migrants » (Audebert et Robin 2009 : 38). Ce processus repose sur deux leviers :

  • La délocalisation du capital, des infrastructures, de l’expertise et du savoir-faire ;

  • Le transfert de responsabilités (obligation de résultat, lien entre transfert de compétences et logiques financières) (Audebert et Robin 2009 : 38).

L’Union européenne s’est attachée à « sous-traiter » la gestion des flux migratoires, déplaçant vers le sud le contrôle de ses frontières extérieures, pour en faire porter la responsabilité à ses pays frontaliers ou voisins (Libye, Maroc, pays des Balkans), puis aux pays de transit (ceux d’Afrique subsaharienne par exemple) (Migreurop 2009 : 1). L’Union européenne a donc externalisé la gestion des flux migratoires et le contrôle de ses frontières extérieures. Et nous postulons que cette externalisation se traduit par une réglementation du droit de sortie des migrants ainsi que de leur retour, dont l’application peut avoir des incidences sur la situation juridique du migrant au-delà des frontières extérieures de l’ue.

La délocalisation du contrôle de l’immigration irrégulière se fait dans les pays d’origine ou de transit à travers la politique des visas et de la gestion des demandeurs d’asile. Ce sont les premières étapes de l’externalisation de la gestion et du contrôle des frontières (Audebert et Robin 2009 : 5), largement traitées par les travaux de référence sur le sujet (voir, entre autres, Carlier 2007a ; Bigo et Guild 2003).

Dans une tentative d’explication de cette expression et de son glissement vers une approche juridique dans le cadre de cette étude, il convient d’examiner les dispositifs législatifs de lutte contre l’émigration irrégulière adoptés dans les pays tiers dans les années 2000. Dès lors que des sanctions pénales sont prévues par des dispositions nationales au Maroc (article 50 de la loi 02-03) et au Sénégal (article 4 de la loi 2005-06) pour des infractions relatives à l’émigration irrégulière et la migration clandestine successivement, il paraît important d’identifier les motifs qui justifieraient cette criminalisation des migrants dans ces pays tiers.

L’externalisation peut se mesurer à travers deux dispositifs : le retour des migrants irréguliers et le blocage des migrants dans les pays tiers. Dans cette étude, le Maroc et le Sénégal ont été choisis comme pays tiers. Ainsi la question que l’on se pose est celle de savoir en quoi l’externalisation de la lutte contre l’immigration irrégulière peut affecter les droits fondamentaux des migrants dans les pays tiers.

Par leur position géographique (accès à l’océan, proximité de l’Europe), des pays comme la Mauritanie et le Sénégal constituent les principaux points de départ des jeunes Africains subsahariens vers l’Europe, via le Maghreb ou par la mer (Bolzman, Gakuba et Guissé 2011 : 26). Cela a favorisé les départs de milliers de subsahariens à partir des côtes sénégalaises, à bord de bateaux de fortune, vers l’Espagne : c’était le phénomène « Barca ou Barsaakh » (« Barcelone ou la mort »). Ce qui justifie la volonté de l’ue de développer une coopération avec le Sénégal en matière de lutte contre l’immigration irrégulière, mais aussi l’adoption d’un ensemble de mesures préventives envers les candidats à « l’émigration irrégulière ».

Pour ce qui est du Maroc, compte tenu des mesures restrictives adoptées en Europe en matière d’immigration, ce pays est devenu la porte d’entrée du supposé « eldorado européen » (Chourak 2009 : 269). En effet, l’étanchéité des frontières sud de l’Europe a fait naître un phénomène relativement nouveau en Afrique du Nord, particulièrement au Maroc, en raison notamment de sa proximité géographique avec l’Europe et de l’existence des enclaves marocaines de Ceuta et Melilla, sous souveraineté espagnole : celui d’un pays-relais et de transit pour les Africains se dirigeant vers l’Europe (Chourak 2009 : 269). Le Maroc étant le pays d’Afrique le plus proche de l’Europe, cela explique cette mobilité humaine, qui emprunte des voies clandestines en raison de la facilité d’accès au pays par les frontières algéro-marocaines (Faleh et al. 2009 : 28).

La coopération avec les États tiers est la troisième composante de la politique européenne de retour. En se fondant sur l’agenda européen en matière de migration, elle vise plusieurs priorités. Elle s’appuie sur le cadre pour les partenariats avec les pays tiers pour mieux gérer les migrations. Élaboré sous forme de pactes, le cadre de partenariat cible un engagement concret, notamment celui d’augmenter les taux de retour vers les pays d’origine et de transit comme le Sénégal et le Maroc, entre autres. La mise en oeuvre de cette coopération est une des prochaines étapes de l’agenda de l’Union européenne sur la migration, créé au lendemain des « crises migratoires » de 2015 par la Commission (Commission européenne 2016a).

De surcroît, la Commission européenne a récemment commencé à tester une nouvelle approche avec des pays tiers sélectionnés afin d’alimenter les dialogues au plus haut niveau, des programmes par pays concernant seize pays prioritaires, dont le Maroc et le Sénégal (Commission européenne 2016).

C’est enfin leur cadre juridique et institutionnel qui nous a incités à vouloir orienter notre recherche dans cette vaste zone géographique. En effet, dans les années 2000, pour des raisons différentes, le Maroc et le Sénégal ont adopté ou appliqué des dispositifs juridiques qui prévoient un régime de répression pénale forte contre les étrangers et leurs ressortissants qui tentent de partir vers l’ue sans disposer des documents requis dans les pays de destination.

Il est clair que le choix du Maroc et du Sénégal se justifie dans la mesure où ces pays ont connu plusieurs phases migratoires et qu’ils peuvent être aussi bien des pays de départ que de transit ou de destination (Lahlou 2005 : 19), mais aussi pour les raisons pratiques suivantes :

  • Le Maroc et le Sénégal présentent des histoires semblables en matière de mobilité de leurs ressortissants dans les pays de l’ue ;

  • Afin d’endiguer les départs de leurs ressortissants ou des étrangers présents sur leur territoire national vers l’Europe, ces deux pays ont soit adopté, soit modifié leur cadre juridique interne, criminalisant la migration clandestine ;

  • En raison de leur position géographique (frontières terrestres, maritimes) avec l’ue, ces États sont amenés à jouer un rôle stratégique sur le contrôle et la gestion des frontières extérieures de l’Europe ;

  • Le Maroc et le Sénégal expriment la même volonté de lutter contre l’immigration irrégulière à travers une coopération accrue avec l’ue et ses États membres sur le retour des migrants irréguliers dans les pays tiers, et la prévention de la migration irrégulière ;

  • Le Maroc et le Sénégal ont joué des rôles majeurs dans les différents processus dont ils sont parties prenantes[2].

Ainsi notre argumentation sera structurée autour de deux axes suivant une approche comparée. En effet, dans le premier axe, nous examinerons le cadre d’intervention des pays tiers dans la lutte contre l’immigration irrégulière en mettant l’accent sur les modalités de cette externalisation, à savoir le cadre normatif des pays tiers. L’étude comparée des deux systèmes juridiques s’est avérée une stratégie de vérification pertinente dans la mesure où les conséquences des réglementations mises en place dans ces deux pays ont des conséquences comparables. En fait, notre but est de « connaître les différences existant entre modèles juridiques, et contribuer à la connaissance desdits modèles » (Izorche 2001 : 291) tout en proposant d’analyser comment l’adoption d’un cadre normatif au Maroc et l’utilisation par les juges sénégalais d’un cadre normatif non adapté participent à la lutte contre l’immigration irrégulière de l’ue.

Pour ce faire, le premier point étudie les outils normatifs de l’externalisation dans les pays tiers, d’autant plus que, même si le Maroc et le Sénégal ont contribué au final à la lutte contre l’immigration irrégulière, ces deux pays présentent des caractéristiques différentes.

En fait, si le Maroc a adopté un cadre juridique répressif face au flux migratoire des étrangers subsahariens, le contexte et les objectifs ayant poussé le Sénégal à appliquer un cadre normatif est tout autre. Il nous a donc semblé important de les traiter dans des parties distinctes afin de mettre en lumière les différences entre ces deux dispositifs quant à leur objectif de départ, bien que les conséquences de leur application soient semblables, c’est-à-dire des violations des droits fondamentaux des migrants et des ressortissants marocains ou sénégalais dans les pays tiers.

Par ailleurs, dans le second axe de ce travail, nous présentons les incidences juridiques de l’implication des pays tiers sur les droits fondamentaux des migrants dans la lutte de l’Union européenne contre l’immigration irrégulière à travers une analyse jurisprudentielle. Dans cette partie, nous allons démontrer que la criminalisation de la lutte contre l’immigration irrégulière porte atteinte aussi bien aux droits des ressortissants marocains et sénégalais qu’à ceux des étrangers présents irrégulièrement ou non dans les pays tiers. Ce qui renforce notre hypothèse de départ selon laquelle les dispositifs législatifs adoptés et appliqués par les tribunaux dans ces pays répondent au seul objectif qui est de lutter contre « l’émigration irrégulière » vers l’Europe.

Le choix de ce plan parmi tant d’autres se justifie par une volonté de démontrer que, malgré la différence des cadres législatifs du Maroc et du Sénégal quant à leur objectif, leur application dans un contexte de forte émigration et de transit criminalise la sortie des ressortissants sénégalais et des étrangers au Maroc vers l’Union européenne.

II – Deux dispositifs juridiques pour lutter contre l’immigration irrégulière : les cas du Maroc et du Sénégal

Depuis quelques années, la gestion des flux migratoires dans les pays tiers se traduit par la mise en place d’un cadre juridique composé d’abord d’accords de réadmission, de clauses de réadmission et d’un cadre normatif adopté dans les pays tiers.

S’agissant des accords de réadmission, l’Union européenne a acquis une compétence pour en conclure sur la base de l’article 79 paragraphe 3 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (tfue) (Union européenne 2012). Par ailleurs, l’ue en a signé avec plusieurs pays[3] et en négocie avec d’autres pays. Depuis 1994, l’ue a émis un modèle commun d’accord bilatéral (Commission européenne 2006) entre l’ue et les pays tiers dont l’article 2 impose la réadmission des ressortissants de pays tiers ayant transité sur leur sol[4], remplacé par un document de retour que l’ue a mis en place en octobre 2016 (Commission européenne 2016b.

Toutefois, à ce stade de nos recherches, l’ue n’a pas réussi à conclure un accord communautaire de réadmission ni avec le Sénégal ni avec le Maroc, mais les différents processus déclenchés afin d’y parvenir font leur chemin malgré la réticence de ces États tiers. Et même, pour certains, la volonté européenne de signer ces accords avec le Maroc est fortement utilisée par ce dernier pour obtenir des échanges sous forme de visas, de financement ou de formation de personnel lors des différentes négociations (El Qadim 2010 : 99).

Quant à la clause de réadmission, elle est insérée dans des accords de coopération ou d’association. Dans cette perspective, depuis 2002, la Commission préconise d’insérer des clauses de réadmission dans tout accord de coopération conclu avec les pays tiers et de soumettre l’aide au développement aux conditions relatives à la gestion des flux migratoires (Atak 2011 : 289). Ces accords introduisent une clause de réadmission dans un cadre de coopération plus vaste qui comprend d’autres domaines politiques stratégiques (et parfois plus importants), comme la sécurité, l’énergie, le commerce et la lutte contre le terrorisme (Cassarino 2010 : 28). Cette affirmation vaut plus particulièrement pour ce qui concerne les négociations bilatérales en matière de réadmission entre certains États membres de l’Union européenne et les pays du sud de la Méditerranée et d’Afrique, où les écarts économiques et politiques sont considérables. Par exemple, en 2003, l’Espagne s’est engagée à accorder au Maroc 390 millions de dollars d’aide et d’allègement de sa dette contre l’engagement de celui-ci de renforcer ses contrôles aux frontières (Hathaway et Gammelto-Hansen 2014 : 21).

Bien que pertinents, ces outils de l’externalisation ne seront pas abordés dans cet article, dont l’objectif est de démontrer que l’ue externalise la lutte contre l’immigration irrégulière dans les pays d’origine et de transit à travers l’adoption ou l’application d’un cadre répressif en matière d’entrée et de séjour des étrangers afin d’assurer le blocage des migrants. Ce faisant, nous allons voir comment ces pays interviennent dans cette politique d’externalisation en analysant d’abord le contexte favorable à la lutte contre l’immigration irrégulière au Maroc et au Sénégal : nous examinerons tout d’abord (A) leur relation spéciale en matière de mobilité humaine avant de considérer (B) le cadre normatif du Maroc et la pratique judiciaire au Sénégal comme outils d’externalisation.

A – Un contexte favorable à la lutte contre l’immigration irrégulière au Maroc et au Sénégal : une relation spéciale en matière de mobilité humaine

La région du Maghreb a été projetée au premier plan de la scène migratoire en tant que zone de transit, et désormais de destination, depuis le durcissement des politiques migratoires de l’Union européenne (conditions très restrictives d’asile, d’entrée et de séjour des étrangers, tracasseries administratives, contrôles policiers, enfermement) (Zerouali 2009 : 233).

Par ailleurs, compte tenu des mesures restrictives adoptées en Europe en matière d’immigration, le Maroc est devenu la porte d’entrée du supposé « eldorado européen » (Chourak 2009 : 269). En outre, « la position géographique du Maroc et les courants qui le traversent en tant que pays d’origine et de transit ont sans nul doute joué un rôle majeur dans ses relations avec l’Union européenne, influençant, et d’une certaine manière, conditionnant son évolution » (Barros et al. 2002 : 110).

Ainsi, dès les années 1990, des migrants subsahariens de plus en plus nombreux tentent de se rendre clandestinement en Europe à partir du territoire marocain (Pian 2009 : 65). Le Maroc apparaît comme une nouvelle voie d’émigration vers l’Europe pour des ressortissants de pays africains situés au sud du Sahara (Sénégal, Mali, Guinée, Côte d’Ivoire, Congo, etc.) (Timera 2009 : 175). Or, il est facile d’observer d’abord que la présence africaine au Maroc est ancienne, notamment par le biais de confréries religieuses « mixtes » comme la Tijaniyya (Peraldi et Rahmi 2009 : 88), et qu’en outre, dans un passé pas si lointain, les citoyens du Maroc et du Sénégal avaient la possibilité de circuler librement dans ces pays selon les conventions bilatérales d’établissement et de résidence[5]. Cette conception africaine de la libre circulation des personnes est d’ailleurs portée par l’action politique des chefs d’État et de gouvernements avec la mise en place en 1998 de la Communauté des États sahélo-sahariens (cen-sad), réunissant vingt-trois États, du Maghreb (à l’exception de l’Algérie) à l’Afrique centrale, occidentale et orientale, et dont l’objectif principal était la libre circulation des personnes.

Mais, sur les mobilités anciennes telles que les migrations commerciales transnationales en provenance du Sénégal, la circulation des marabouts africains proposant leurs services à une clientèle locale, les mobilités scolaires et professionnelles, sont venus se greffer de nouvelles migrations, de nouveaux acteurs migrants, que les catégories vernaculaires et endogènes désignent comme « aventuriers », « camarades » ou « Subsahariens » (Timera 2009 : 177), ce que Chourak constatait aussi en affirmant que, dès le début des années 2000, on notait une présence significative de gens de couleur dans les ruelles et sur les places des villages du nord du Maroc, surtout ceux qui sont proches de l’enclave de Melilla (Chourak 2009 : 270). De surcroît, même en l’absence de données exhaustives, on estimait que les migrants subsahariens irréguliers étaient au nombre de 10 000 à 20 000 selon les chiffres admis par les chercheurs du domaine (Chaudier 2013).

L’immigration clandestine des subsahariens résulte d’une conjonction de facteurs d’ordre économique (démographique, précarisation des ressources, accentuation de la pauvreté), politique (troubles et conflits inter et intra pays) et réglementaire (généralisation de l’obligation des visas, mise en place de l’espace Schengen, instauration du système intégré de vigilance extérieure) (Chiguer et Faleh 1997 : 11).

Pour le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants, en raison de la stagnation socioéconomique, l’émigration semble être la seule issue pour échapper à la pauvreté, et les possibilités d’émigrer légalement étant très limitées, les candidats à l’émigration acceptent plus volontiers les risques associés à une traversée en bateau, à savoir la mort ou le retour forcé. Bien que les émigrants qui partent en pirogue ne fassent pas forcément partie des plus défavorisés (étant donné que le prix de la traversée est de l’ordre de 620 euros en moyenne), leurs chances de progresser sur le plan socioéconomique dans leur pays semblent très limitées[6].

Ces mutations, associées au renforcement des contrôles aux frontières des pays européens, favorisent la création de nouvelles routes migratoires ou de nouveaux pôles de transit. Dans ce contexte, le Sénégal est perçu par les émigrants ouest-africains comme l’une des portes de l’Afrique ouverte sur le « Nord » via le Maghreb notamment (Gonin et Robin 2009 : 137). En effet, la traversée du Sahara, de la Méditerranée ou de l’Atlantique et l’entrée dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla dessinent un parcours de migration singulier et souvent tragique (Timera 2009 : 175). D’octobre 2005 à mai 2006, les routes migratoires se sont déplacées du Sahara à l’Atlantique (Gonin et Robin 2009 : 139). C’est durant cette période qu’environ 33 000 immigrants clandestins, dont la moitié était de nationalité sénégalaise, ont déferlé en pirogue aux îles Canaries, en provenance de différents endroits de la côte ouest-africaine ; beaucoup d’entre eux avaient embarqué sur la côte du Sénégal (Saint-Louis, Kaya, Soumbédioune, Dakar, Mbour, Ziguinchor, etc. (Willems 2009 : 277).

Dès les années 2000, des Sénégalais alimentaient les stocks de migrants irréguliers dans les pays membres de l’ue ou dans les pays de transit comme le Maroc (Lahlou 2005 : 8). De plus en plus, l’ue ou ses États membres cherchèrent à négocier des accords avec le Sénégal en échange de programmes d’aide au développement. En 2006, l’Espagne accordait une aide importante au Sénégal afin qu’il contrôle ses frontières maritimes et qu’il empêche le départ des candidats à l’émigration irrégulière. Mais pour ce qui était de ses relations avec le Maroc, le gouvernement espagnol de José Maria Aznar porta la question devant les instances de l’ue lors du Conseil européen de Séville de juin 2002, après avoir accusé les autorités marocaines de fermer sciemment les yeux sur les opérations d’émigration irrégulière à destination de l’Espagne (Chourak 2009 : 270). La réponse de l’ue fut claire et rapide, considérant dans les Conclusions de la présidence qu’une « coopération insuffisante de la part d’un pays pourrait rendre plus difficile l’approfondissement des relations entre le pays en question et l’Union »[7].

Les relations économiques et sociales très étroites et vitales qui lient le Maroc aux pays de l’ue ne lui laissaient pas une grande marge de manoeuvre face à « cette nouvelle conditionnalité de l’aide européenne » (Chourak 2009 : 271), en raison de la persistance de ses difficultés économiques et financières. Le Royaume chérifien dut donc se montrer réactif (Lahlou 2007 : 623) aux nombreuses pressions exercées par l’ue ou ses États membres et s’efforcer d’endiguer le phénomène de la migration irrégulière qui compromettait sa politique étrangère. Cet ensemble de considérations et les conséquences de ce phénomène ont incité le Maroc à travailler sur deux registres : juridique et politique (Chourak 2009 : 272). Le roi du Maroc a été on ne peut plus explicite dans une entrevue qu’il a accordée au journal espagnol El Pais à la veille de la visite du roi et de la reine d’Espagne entre le 17 et le 19 janvier 2005, au sujet du cadre politique, qui n’est pas traité dans cette étude, et du sens donné par le Maroc à la façon nouvelle dont il gère le dossier migratoire sur son territoire depuis la fin de 2002 (Lahlou 2007 : 627).

Quant à l’aspect juridique, le projet de loi 02-03 est né dans un climat de suspicion générale consécutif aux attentats du 16 mai 2003 et aux pressions croissantes exercées sur le Maroc par « ses partenaires » européens comme l’a confirmé (en termes diplomatiques), le ministre de l’Intérieur lors d’une conférence sur « la problématique de l’immigration à la lumière de la nouvelle loi 02-03 » tenue en décembre 2003, soit un mois après l’entrée en vigueur de la loi (Gadem 2009 : 18). En effet, selon ce dernier, « la loi 02-03 s’inscrit dans le cadre de l’adéquation de la législation en la matière avec les conventions internationales relatives aux droits des émigrés et des étrangers résidant d’une manière illégale […] et du respect de l’engagement pris par le Maroc à l’égard de ses partenaires dans le domaine de la lutte contre l’émigration » (Gadem 2009 : 18). Cette nouvelle législation est une réforme globale du cadre juridique régissant la migration, qui datait jusque-là du Protectorat français. Elle vise à saisir tous les aspects de la migration. Au-delà d’une clarification des règles concernant l’entrée et le séjour des étrangers au Maroc, la nouvelle loi fixe les conditions et les sanctions s’appliquant à l’émigration et l’immigration irrégulières. Elle renforce la répression de la migration irrégulière, et introduit parallèlement des droits et des instruments juridiques protecteurs (Carim 2009). Cette loi, à laquelle on a beaucoup reproché d’être, en partie, un « copier-coller » de l’ordonnance de 1945 française modifiée par les lois Sarkozy de 2003, ne semble pas avoir été discutée et créée en fonction de la réalité marocaine, mais semble répondre plutôt à une « urgente » nécessité de montrer que le Maroc se dotait d’instruments de « lutte contre l’immigration » (Belguendouz 2003).

De son côté, conformément à ses obligations internationales (article 26 du traité de Vienne sur les traités), l’État du Sénégal a adopté la Loi n° 2005-06 du 10 mai 2005 relative à la lutte contre la traite des personnes et pratiques assimilées et à la protection des victimes[8]. Dans l’exposé des motifs de la loi, le législateur sénégalais a clairement indiqué que la présente loi complète l’arsenal répressif du pays en incriminant les faits de migration clandestine organisée, le trafic de visas et autres documents de voyage ou d’identification (articles 5, 6 et 7 du chapitre II). Lors des grands départs des jeunes subsahariens vers les côtes espagnoles durant les années 2000, cette loi, plus particulièrement son article 4, a servi de base aux autorités judiciaires afin de sanctionner les personnes souhaitant quitter les frontières sénégalaises irrégulièrement.

Afin d’opérationnaliser cette politique migratoire, le Sénégal et le Maroc ont renforcé leur capacité institutionnelle afin de lutter contre l’immigration irrégulière à partir des années 2000.

Dans le cadre d’un colloque sur la « diaspora, accompagnatrice ou bénéficiaire de la politique publique “Migration et Développement” » du Mali, du Maroc et du Sénégal, qui s’est tenu à Paris les 5 et 6 mai 2014, le directeur des Sénégalais de l’extérieur a retracé l’historique des institutions mises en place par le Sénégal pour les Sénégalais de l’extérieur. En effet, après le Symposium organisé en 2001 avec ces derniers, le gouvernement du Sénégal a créé un ministère des Sénégalais de l’Extérieur en 2003. En outre, l’année 2006 fut marquée par la rédaction de la Lettre de Politique sectorielle (lps), qui a été réactualisée en 2011. Puis, en 2012, les nouvelles autorités ont mis en place un ministère délégué auprès du ministre des Affaires étrangères chargé des Sénégalais de l’Extérieur avant de créer, en 2013, la Direction générale des Sénégalais de l’Extérieur qui est toujours en fonction (Kaba 2014).

Cette direction générale se compose de la Direction de l’Appui à l’Investissement et aux Projets (daip) et de la Direction de l’Assistance et de la Promotion. À cela s’ajoutent d’autres structures qui prennent en charge les Sénégalais de l’extérieur. Il s’agit du Fonds d’Appui à l’Investissement des Sénégalais de l’extérieur (faise), un outil de financement des projets montés par ces personnes, et du Bureau d’accueil, d’orientation et de suivi des émigrés (baos), qui est une structure d’accueil, d’informations et de conseils destinée aux travailleurs émigrés qui retournent au pays pour se réinsérer dans les circuits nationaux de production. Le gouvernement a mis en place aussi un Comité national chargé de la gestion de la situation des réfugiés, rapatriés et personnes déplacées, institué depuis 2003 à la Présidence de la République, chargé de travailler sur le rapatriement des Sénégalais (Gouvernement du Sénégal 2003)[9].

Quant au Maroc, l’adoption de la loi 02-03 était loin de constituer la seule réponse apportée par les autorités marocaines, celles-ci mettant en place un cadre institutionnel et opérationnel qu’elles estiment à même de soutenir leur politique migratoire et de répondre au mieux aux intérêts du partenariat privilégié du Maroc avec l’Union européenne (Lahlou 2007 : 628). Ainsi le Maroc s’est-il doté d’une Direction de la migration et de la surveillance des frontières, dont l’objectif principal est la « mise en oeuvre de la stratégie nationale en matière de lutte contre les réseaux de trafic des êtres humains et la surveillance des frontières », ainsi qu’un Observatoire de la migration (Cimade 2005 : 65). Cette direction de la migration est chargée de sécuriser les frontières marocaines contre le flux migratoire irrégulier ; elle permet aussi de contrôler les « points d’infiltration » empruntés par les clandestins pour accéder au territoire (Rais 2014 : 72).

D’après Mehdi Lahlou, l’action de cette Direction de la migration et de la surveillance des frontières sera assurée par :

  • Une brigade nationale de recherche et d’investigation chargée de la lutte contre la migration illégale, qui aura pour compétences l’instruction des dossiers ayant trait au trafic des êtres humains sur tout le territoire national ;

  • Sept délégations provinciales et préfectorales (Tanger, Tétouan, Al Hoceima, Nador, Larache, Oujda et Laâyoune) dont la mission sera la mise en oeuvre de la lutte contre la migration illégale ;

  • Des comités locaux dans les autres provinces et préfectures rattachées aux walis et gouvernements, chargés de la collecte et de la transmission des données relatives à la migration (Lahlou 2007 : 629).

De son côté, l’Observatoire de la migration, créé lui aussi en 2003, a pour but « d’élaborer la stratégie nationale dans le domaine de la migration ». Le rôle de cet organisme consiste, en effet, à impliquer tous les intéressés (chercheurs, universitaires, politologues, etc.) dans la question de l’immigration irrégulière. Il constitue à ce titre un registre où sont classées toutes les informations se rapportant à ce phénomène (Rais 2014 : 72). D’un point de vue opérationnel, le gouvernement a opté pour une stratégie de mobilisation des forces de l’ordre (11 000 hommes, dont 4 500 pour la seule surveillance des frontières), à travers un travail de coordination au niveau des renseignements visant à contrecarrer les tentatives d’immigration « clandestine » (Gadem 2009 : 19).

Dans le Royaume chérifien, plusieurs ministères interviennent dans la gestion de la migration. Leur fonction est de définir des politiques de régulation de l’entrée, du séjour et du départ des étrangers ; encadrer le statut des travailleurs étrangers ; délivrer des autorisations de recrutement de travailleurs étrangers ; lutter contre l’immigration et la migration de transit irrégulières par divers moyens tels que le contrôle des frontières, l’expulsion et le rapatriement ; identifier les demandeurs d’asile et les réfugiés ; définir leur statut et les conditions de leur séjour (Carim 2009 : 5). Par ailleurs, ce sont ces autorités qui représentent le Royaume lors des rencontres bilatérales ou communautaires avec l’Union européenne et ses États membres.

En matière d’éloignement, en l’absence de toute précision des textes, seul le ministre de l’Intérieur est habilité à prendre une décision de reconduite à la frontière. Un agent de son administration ne peut le faire à sa place que s’il bénéficie d’une délégation de signature qui, pour être valable, ne doit pas être générale, mais doit préciser à quel type de décision elle s’applique, et avoir été préalablement publiée (Gadem 2014).

Il est clair que le développement des flux migratoires dans les pays tiers a favorisé l’intervention de l’Union européenne auprès de ces derniers. C’est ainsi que le royaume chérifien a modifié sa législation pendant que des juges sénégalais ont décidé d’appliquer un texte dont l’objectif était de protéger les migrants contre le trafic afin d’empêcher leurs compatriotes de quitter le territoire sénégalais. C’est l’objet de notre second point.

B – La lutte contre l’immigration irrégulière dans les pays tiers : d’un cadre normatif répressif au Maroc à une interprétation erronée d’un texte au Sénégal

Dans une perspective normative, le Maroc a modifié sa législation en adaptant la loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Royaume du Maroc, à l’émigration et l’immigration irrégulières[10]. En février 2003, le Parlement marocain s’est réuni en session extraordinaire pour délibérer de deux projets de loi : le premier, le n° 02-03 relatif à « l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc, à l’émigration et à l’immigration irrégulière », et le second, le n° 03-03, relatif à la lutte contre le terrorisme (Chourak 2009 : 273).

Dans les années 2000, le Sénégal était mobilisé, à l’instar de toute la communauté internationale, pour lutter contre la traite des personnes et le trafic des migrants, considérant qu’en raison de sa position géostratégique, il risquait de devenir un pays d’origine, de transit et de destination des femmes et des enfants victimes de la traite. Pour endiguer ce fléau des temps modernes à dimension internationale, l’État du Sénégal a ratifié, le 19 septembre 2003, en vertu de la loi n° 2003-17 du 18 juillet 2003, d’une part, la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, et d’autre part, le Protocole visant à prévenir, réprimer, et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (Organisation des Nations Unies 2000a) et enfin, le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer (Organisation des Nations Unies 2000b), qui avait été signée à Palerme en décembre 2000.

Conformément à ses obligations internationales (article 26 du traité de Vienne sur les traités), l’État du Sénégal a adopté la Loi n° 2005-06 du 10 mai 2005 relative à la lutte contre la traite des personnes et pratiques assimilées et à la protection des victimes (Gouvernement du Sénégal 2005 : 425) pour la mise en oeuvre du Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer.

Il est important de préciser que la loi sénégalaise 2005-06 est antérieure à la maritimisation de l’émigration et qu’elle visait un tout autre objectif : la lutte « contre la traite des personnes et pratiques assimilées » et la « protection des victimes » (Robin et Ndiaye 2009 : 185). En cela, elle se différencie fondamentalement de la loi marocaine n° 02-03, relative à « l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc, à l’émigration et l’immigration irrégulières », dans la mesure où le message premier de ces transformations en profondeur des législations nationales au Maroc est celui d’une répression et d’une pénalisation renforcée des infractions commises à l’encontre du droit régissant l’entrée et le séjour des étrangers, ainsi que de la sortie des étrangers comme des nationaux (Zerouali 2009 : 238).

Par ailleurs, le fait d’introduire dans le titre du texte marocain 02-03 les expressions « émigration et immigration irrégulières » exprime une volonté politique des autorités marocaines de réglementer la liberté de circuler. Comme le reconnaît un auteur, « un passage en revue de la terminologie des textes indique une distinction entre “l’entrée et le séjour des étrangers au Maroc” (qui pourraient, en certaines circonstances, se trouver en situation irrégulière) et “l’émigration et la migration irrégulières”, qui impliquent un ensemble différent de conditions et de sanctions » (Fornalé 2012 : 195, traduction libre). Ce texte traite avant tout des sanctions pénales contre l’émigration irrégulière et ne concerne qu’accessoirement l’émigration régulière (Chourak 2009 : 274). Par ailleurs, le législateur, à l’article 50 de la loi 02-03, érige en infraction pénale le fait de quitter le territoire marocain de façon clandestine et prévoit des sanctions lourdes à cet effet, ainsi que contre toute personne qui s’introduit dans le territoire marocain ou le quitte par des issues ou des lieux autres que les postes-frontières créés à cet effet.

Quant au dispositif sénégalais, dans l’exposé des motifs de la loi, le législateur a clairement indiqué que la présente loi complète l’arsenal répressif en incriminant les faits de migration clandestine organisée, le trafic de visas et autres documents de voyage ou d’identification (articles 5, 6 et 7 du chapitre II). L’expression « migration clandestine organisée », considérée implicitement comme une infraction, n’est pas définie dans le texte. Cette omission rend complexe l’application de la loi et favorise une pénalisation du migrant dans son propre pays d’origine (Robin et Ndiaye 2009 : 181).

Par ailleurs, le législateur sénégalais a introduit, au chapitre II, l’article 4 selon lequel : « est punie de 5 à 10 ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 000 000 à 5 000 000 la migration clandestine organisée par terre, mer ou air ; que le territoire national serve de zone d’origine, de transit ou de destination », dans un texte censé mettre en oeuvre le Protocole contre le trafic illicite de migrantspar terre, air et mer, qui a pour objet de prévenir et combattre le trafic illicite de migrants, ainsi que de promouvoir la coopération entre les États-parties à cette fin, tout en protégeant les droits des migrants qui font l’objet d’un tel trafic (article 2 du Protocole). Pourtant, des centaines de migrants, y compris des ressortissants sénégalais, ont été poursuivis et parfois emprisonnés sur la base de ce dispositif juridique (Robin et Ndiaye 2009).

D’où la nécessité de vérifier si cette loi ne constituait pas pour l’Union européenne un instrument de lutte contre l’immigration en Europe à partir du territoire sénégalais.

C’est dans cet objectif que les deux textes se rejoignent, car si le texte sénégalais fait référence à la migration clandestine, définie comme toute forme de migration contrevenant aux règles d’entrée et de séjour requises dans le pays de destination (oim 2007) – que le Sénégal serve de zone d’origine, de transit ou de destination –, en droit marocain, ce sont les termes « émigration et immigration irrégulières » qui sont consacrés afin de mieux lutter contre les départs de migrants vers le continent européen.

Pour ce qui est de l’immigration, elle consiste, pour une personne, à séjourner dans un autre pays que celui dont elle est ressortissante, le plus souvent afin de trouver ou d’occuper un emploi dans le pays d’accueil (Cornu 2011 : 517). Par conséquent, si l’immigration irrégulière constitue une infraction au sens de l’article 50 de la loi 02-03 du Maroc, tout d’abord elle ne s’appliquerait pas aux ressortissants marocains dans la mesure où ces derniers n’ont franchi aucune frontière et se trouvent sous la juridiction de leur pays d’origine qui ne peut les empêcher de partir que dans certaines conditions (Comité des droits de l’homme 1999). Toutefois, des sanctions pour immigration irrégulière pourraient s’appliquer aux étrangers qui sont en situation irrégulière, c’est-à-dire à toute personne qui ne respecterait pas les règles d’entrée ou de séjour requises en droit marocain (articles 3 et 40). Leur seront appliquées éventuellement les sanctions pénales prévues aux articles 42 à 49 de la loi 02-03 du Maroc.

La reprise dans des articles différents de cette loi contre l’immigration irrégulière se justifie peut-être par la volonté du Royaume du Maroc d’exprimer avec clarté sa position face à la présence de milliers de migrants irréguliers sur le territoire marocain et/ou de démontrer à ses partenaires européens toute sa détermination à participer à la lutte contre ce phénomène.

Le terme « émigration » est un substantif formé à partir des éléments latins ex (préfixe qui signifie « hors de ») et migr (qui correspond à l’idée de « changement de séjour »). Étymologiquement, ce mot signifie « changement de séjour hors de son pays ». L’émigration désigne donc l’action de sortir d’un pays pour aller dans un autre. Cela induit implicitement le franchissement d’une frontière (Robin et Ndiaye 2009 : 179). Fort de ce constat, il est clair qu’associer au terme émigration le concept de clandestinité ou d’irrégularité soulève quelques questions, aussi bien théoriques que pratiques.

En fait, appliquer aux ressortissants marocains et aux étrangers des sanctions pénales relatives à l’émigration irrégulière révèle un contresens sémantique et peut porter à confusion. Comment un Marocain ou un étranger peut-il être interpellé en territoire marocain et poursuivi pour émigration irrégulière sur la base de l’article 50 de la loi 02-03 ? Il faut souligner que l’émigration régulière n’étant définie dans les législations tunisienne et marocaine que par le passage par les postes-frontières, la notion d’émigration irrégulière n’a aucun contenu juridique autre que dans ses relations avec l’immigration irrégulière en Europe (Perrin 2009 : 251).

Dans la mesure où, même pour quitter le Maroc, un visa de sortie n’est pas requis en droit marocain, mais qu’un passeport ou un document de transport suffit, il semble difficile de justifier la criminalisation de la liberté de sortie des ressortissants marocains et des étrangers résidant légalement au Maroc. Même pour les migrants irréguliers, seule une autorisation de sortie délivrée par les autorités marocaines est requise. Une autorisation pourrait être délivrée par le service des étrangers du lieu de résidence de l’intéressé (commissariat, préfecture de police ou gendarmerie) sur présentation d’un justificatif de domicile, d’un passeport en cours de validité et d’un titre de transport (billet d’avion pour le pays d’origine ou de bus pour la frontière mauritanienne) ; ce faisant, l’étranger qui n’a pas de passeport en cours de validité doit au préalable demander un laissez-passer aux services consulaires de son pays d’origine (qui s’assurent ainsi de sa nationalité et garantissent son admission sur le territoire), délivré sur présentation d’un titre de transport (Gadem 2014).

L’analyse de ce texte révèle une volonté ferme d’empêcher toute personne ne disposant pas de document qui lui permette d’entrer en territoire européen de quitter le Maroc, ce qui exprime un des volets de l’externalisation de la lutte de l’Union européenne contre l’immigration irrégulière, à savoir le blocage des migrants à travers la restriction, voire l’interdiction, du droit de quitter tout pays y compris le sien. Une telle politique est contraire au droit international des droits de la personne (Déclaration universelle des droits de l’homme 1948 : article 13 ; Pacte international relatif aux droits civils et politiques 1966 : article 12).

Le même résultat ressort de l’analyse du texte sénégalais, car l’article 5 du Protocole énonce clairement que les migrants ne deviennent pas passibles de poursuites pénales en vertu du présent Protocole du fait qu’ils ont été l’objet des actes énoncés, alors que la loi 2005-06 vise ainsi, à son article 6, toute personne qui commet cette infraction pénale dénommée « migration clandestine », y compris donc les migrants. Si l’on interprète l’article 4 de la loi 2005-06, même le migrant victime de trafic illicite peut-être passible de poursuite pénale. C’est ce qui résulte de l’étude faite par Mandiogou Ndiaye et Nelly Robin en 2010, selon laquelle si l’on observe les affaires liées à l’émigration par voie maritime, tous parquets confondus, en 2006, 97 % des personnes mises en cause ont été poursuivies ; il s’agit d’un taux de poursuite élevé (Robin et Ndiaye 2009 : 173).

Par ailleurs, l’application de la loi 02-03 constitue une modalité de la participation du Maroc à l’externalisation de la lutte contre l’immigration irrégulière. Certaines dispositions de la loi marocaine prévoient des sanctions pour quiconque apporterait son soutien ou son aide à toute forme d’immigration et d’émigration irrégulières (transporteur, entreprise ou association intermédiaire et même responsables administratifs) (Zerouali 2009 : 274).

Ces éléments participent sans doute à lutter contre l’émigration et l’immigration irrégulières des ressortissants marocains et étrangers vers les États membres de l’Union européenne. Mais, dans un contexte fortement marqué par la volonté de cette dernière d’externaliser la politique de lutte contre l’immigration irrégulière, le Maroc est loin d’être le seul pays tiers à avoir adopté un cadre normatif afin de mieux lutter contre l’immigration et l’émigration irrégulières. Le cas du Sénégal, qui a connu des mouvements de départs vers l’Espagne dans les années 2000, permettant aux juges d’exploiter une confusion sémantique sur la migration clandestine à des fins de lutte contre l’immigration irrégulière en Union européenne, suscite un intérêt particulier.

À cette fin, plusieurs termes sont utilisés pour qualifier certains faits, notamment « émigration clandestine », « immigration clandestine », « embarquement clandestin » et « trafic illicite de migrants ». Même sans s’arrêter sur le libellé, souvent lapidaire, des infractions retenues, qui sont le fait des agents responsables de la tenue des registres et qui diffèrent des préventions telles que posées par les magistrats (Robin et Ndiaye 2009 : 177), si l’on reprend le raisonnement similaire à celui utilisé dans nos développements précédents sur le Maroc, il semble inadéquat de poursuivre un ressortissant d’un pays interpellé sur le territoire de ce pays et de le sanctionner pour émigration irrégulière ou immigration irrégulière. Malheureusement, en plus de l’adoption des mesures pour lutter contre la traite des personnes, la loi sénégalaise a transformé « l’immigration clandestine » et les tentatives d’immigration clandestine en crime (Comité des droits des travailleurs migrants 2010 : 24).

Le législateur sénégalais prévoit cette criminalisation dans la mesure où, même si l’article 12.1 de cette loi de 2005 dispose que, « nonobstant toute disposition contraire, les victimes des infractions prévues par la présente loi ne peuvent faire l’objet de poursuite et de condamnation », son alinéa 2 stipule que « les dispositions de l’alinéa précédent ne sont pas applicables à la personne majeure qui en connaissance de cause concourt à la réalisation de l’infraction ». Les dispositions de l’alinéa 2 de ce texte posent un problème d’interprétation entre traite et migration, et traite des personnes et traite des migrants, selon la société civile sénégalaise. En effet, tout migrant majeur qui concourt à la réalisation de la migration clandestine ne serait pas protégé par ce dispositif sans préciser en quoi consistait, ni comment on pourrait évaluer le niveau de participation du migrant à la réalisation de ce délit. Devrait-on établir des critères de participation du migrant ?

Alors que l’objectif était de protéger les migrants contre les trafiquants, le législateur adopte des mesures répressives contre toute personne souhaitant quitter le Sénégal en vue d’émigrer irrégulièrement vers l’Europe. Ces éléments indiquent le lien intrinsèque entre l’absence de définition de la « migration clandestine » et la condamnation de plusieurs ressortissants sénégalais par les juges nationaux et surtout en territoire sénégalais.

En outre, la coopération du gouvernement sénégalais avec le gouvernement espagnol dans les tâches de reconnaissance de ses ressortissants présents dans les centres de rétention des îles Canaries avant de procéder au rapatriement ne fait que confirmer l’externalisation de la lutte contre l’immigration irrégulière de l’Union européenne et de la gestion des flux migratoires par des pays tiers (Gabrielli 2008).

Bien que les pertes en vies humaines – 1035 décès en 2006 et 745 en 2007 (Fortress Europe et apdha 2007) – soient des facteurs déterminants dans la prise de position des juges afin de dissuader les départs à partir des côtes sénégalaises, elles ne justifient aucunement les atteintes aux droits fondamentaux des migrants sur la base de ce dispositif de 2005. D’autant plus que ces pratiques judiciaires semblent ne pas atteindre l’objectif affiché de lutte contre l’immigration irrégulière vers l’Union européenne à partir du territoire sénégalais. Quand bien même on remarquerait un ralentissement des mouvements de départ[11], les candidats à l’immigration vers l’Europe continuent d’arriver sur les côtes sud-européennes, empruntant des itinéraires plus complexes et plus dangereux.

Depuis 2008, les interpellations dans les postes frontaliers du Sénégal (ports et aéroports), et la traduction de ces migrants devant les juges sénégalais, confirment le manque d’efficacité d’un tel dispositif et illustrent combien le phénomène est loin d’être tari. En effet, le Tribunal hors classe de Dakar connaît encore des affaires dans lesquelles des ressortissants sénégalais et étrangers ont été jugés pour les mêmes faits qu’en 2006.

Enfin, la lutte contre la migration irrégulière requiert un cadre d’intervention plus global, intégrant des facteurs économiques, sociaux, culturels et politiques, dans la mesure où l’application de cadres normatifs dans les pays tiers crée des effets juridiques néfastes aussi bien sur les migrants que sur les ressortissants des pays tiers.

III – Les incidences de l’externalisation sur les droits fondamentaux des migrants dans les pays d’origine ou de transit des migrants

Il est clair qu’il serait plus pertinent de traiter des violations des droits fondamentaux sur les ressortissants d’une part, et sur les migrants d’autre part, mais pour des raisons pédagogiques, nous avons jugé important de donner quelques exemples au Maroc (pays de transit) et au Sénégal (pays d’origine) afin de démontrer que l’externalisation de la gestion des flux migratoires et du contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne vers les pays tiers porte atteinte aux droits des personnes, qu’elles soient migrantes ou ressortissantes des pays en question. Pour ce faire, nous allons expliciter dans notre seconde partie les conséquences sur les migrants au Maroc avant d’examiner les réponses des tribunaux sénégalais au départ de milliers de jeunes Sénégalais vers l’Espagne dans les années 2000.

Les effets juridiques seront étudiés en examinant les décisions des tribunaux des pays tiers. Nous verrons d’abord ces atteintes sur les migrants et demandeurs d’asile au Maroc (A) avant d’analyser comment la pratique judiciaire est favorable à la criminalisation de la migration (B).

A – Les migrants économiques et les demandeurs d’asile dans le système judiciaire marocain

La jurisprudence de la Cour suprême disponible en matière de droit des étrangers se limite généralement aux recours contre des décisions de refus de délivrer la carte de résidence alors qu’une présence significative concernant l’immigration dite « clandestine » au niveau des tribunaux de droit commun (première instance et cour d’appel) a été constatée (Gadem 2009).

Dans l’Affaire n° 199/2008 en date du 2 juillet 2008, un ressortissant marocain, Mimoun Al Wazzani, était poursuivi pour avoir tenté, en avril 2008, de faire franchir illégalement la frontière de Melilla à une ressortissante nigériane en la cachant dans le coffre de sa voiture. Dans ce cas, le juge d’instruction avait auparavant entamé les poursuites sur la base de l’article 52 de la loi 02-03 qui prévoit un emprisonnement de six mois à trois ans et une amende de 50 000 à 500 000 dirhams pour « quiconque organise ou facilite l’entrée ou la sortie des nationaux ou des étrangers de manière clandestine du territoire marocain ». Ces peines peuvent atteindre dix à quinze ans de réclusion et de 500 000 à 1 000 000 de dirhams d’amende lorsque ces faits « sont commis de manière habituelle ». Mais dans le jugement rendu par la Cour d’appel, le juge n’a retenu que les dispositions de l’alinéa 1 de l’article 52 de la loi 02-03 et s’est basé « sur de nombreux articles du Code pénal […] et sur les articles 146 et 149 du Code de procédure pénale [sic], ainsi que sur la situation sociale de l’accusé et son âge [62 ans] », pour prononcer une peine de trois mois de prison ferme pour délit d’aide à l’émigration clandestine selon le Gadem.

Dans les rares décisions se basant sur la loi 02-03, le juge fonde parfois sa décision sur des articles qui n’ont aucun rapport avec l’affaire (Gadem 2009). Ainsi, dans différentes affaires concernant les demandeurs d’asile ayant un document du Haut-commissariat aux réfugiés (hcr) attestant de leur statut, les prévenus peuvent être déclarés coupables de séjour irrégulier. Dans un arrêt de 2013, la Cour d’appel de Rabat, en chambre criminelle, a statué, au sujet d’un inculpé, que même si ce dernier « a présenté à la cour une attestation de l’unhcr lui conférant le statut de réfugié, il n’a pu, par contre, présenter aucun autre document qui lui donne le droit d’entrée sur le territoire national, ce qui oblige la cour à le déclarer coupable du délit d’entrée irrégulière » (Cour d’appel de Rabat 2013). Cette décision est contraire à la Convention sur le statut des réfugiés de 1951 et à son Protocole de 1967, tous deux ratifiés par le Maroc.

Pourtant, dans un cas similaire où cinq réfugiés statutaires ont été poursuivis pour délit de séjour irrégulier, les juges du tribunal de première instance de Rabat ont rendu une décision différente, déclarant « qu’il a été établi au tribunal que les inculpés possèdent des cartes de réfugiés délivrées par l’unhcr et que ce statut de réfugiés confère à leur séjour au Maroc la légitimité, d’autant plus que le Maroc a ratifié la Convention de Genève, ce qui oblige à les déclarer innocents du dit délit » (Tribunal de grande instance de Rabat 2009).

De ce fait, tout indique que dans certaines juridictions marocaines la qualification des faits sur la base de la loi 02-03 est loin d’être cohérente et conduit à des incriminations qui portent atteinte aux droits fondamentaux des migrants irréguliers.

En outre, l’externalisation se traduit par le refoulement de plusieurs migrants vers d’autres pays limitrophes comme l’Algérie ou la Mauritanie. D’ailleurs, toute personne déplacée peut être expulsée, à chaque instant, sans « la moindre possibilité de recours », sans « garanties judiciaires ». Ces renvois s’effectuent dans des conditions très difficiles, les personnes étant « entassées dans des camions militaires pour aller dans des casernes, d’autres abandonnées dans le désert dans le plus grand dénuement, livrées à de multiples maux » (Rossetto 2009 : 80). Des rafles s’effectuaient dans la « forêt » au nord du pays, à quelques centaines de mètres de la frontière espagnole.

La loi marocaine est fortement critiquée en raison de son imprécision en matière de protection des droits des étrangers, car même si l’article 26 interdit l’expulsion des femmes enceintes et des mineurs, la police marocaine continue d’arrêter, de priver de liberté et d’expulser ces groupes minoritaires (Lahlou 2005 : 26) en violation des conventions internationales pertinentes, notamment la Convention pour la protection de tous les travailleurs migrants et les membres de leurs familles, ratifiée par le Maroc. La détention arbitraire utilisée par les forces de sécurité marocaines et les violences subies par les migrants (Médecins sans frontières 2013) révèlent les lacunes de ce texte.

Toutefois, depuis 2014, une nouvelle approche migratoire se profile au Maroc, qui semble plus inclusive et respectueuse des droits des migrants. Des milliers de migrants sont régularisés et des programmes d’insertion professionnelle sont mis en place, de concert avec des organisations internationales (Organisation internationale pour les migrations 2016). Cependant, le cadre légal reste répressif et une réforme de la législation s’impose afin que le Maroc puisse protéger efficacement les droits des Marocains et des migrants qui désirent rejoindre le continent européen. Des mesures que le Sénégal devrait également adopter compte tenu de l’incidence de l’application de sa législation nationale sur les droits de ses ressortissants quant à leur liberté de partir.

B – Une pratique judiciaire en faveur de la criminalisation de la migration au Sénégal

Plusieurs éléments déterminent l’implication du pays dans la prévention contre l’émigration irrégulière à partir des côtes sénégalaises fondée sur la loi 2005-06 du 10 mai 2005. Au Sénégal, toute personne souhaitant quitter le pays sans se munir des documents légaux requis par le pays de destination peut faire l’objet de violation de ses droits les plus fondamentaux, notamment de la liberté individuelle et de la liberté de circulation.

D’ailleurs, l’analyse de plusieurs décisions de justice rendues par le Tribunal régional hors classe de Dakar consultées lors d’un voyage d’études au Sénégal en juillet 2016 démontre l’impact de cette absence de définition de la « migration clandestine », infraction au sens de la loi 2005-06 du 10 mai 2005, adoptée pour mettre en oeuvre le Protocole additionnel contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, sur les sanctions prononcées par les juges. Ces derniers ont qualifié différemment des faits semblables, avec comme conséquence une forte criminalisation du migrant. Dans la mesure où l’expression « entrée illégale » est définie à l’article 3-b du Protocole comme le franchissement de frontières « alors que les conditions nécessaires à l’entrée légale dans l’État d’accueil ne sont pas satisfaites », on peut s’interroger sur l’incrimination de Sénégalais par les tribunaux sénégalais sur la base de l’article 4 de la loi 2005-06 du 10 mai 2005.

Entre mars et décembre 2006, les tribunaux de Thiès, Dakar, Saint-Louis et Ziguinchor ont traité 149 affaires concernant 1149 personnes pour des infractions « d’émigration ou d’immigration clandestines ». La plupart (80 %) de ces personnes ont été placées en détention préventive. Les premiers ont été poursuivis et emprisonnés, mais, devant la colère des populations, les autres ne l’ont pas été (Gonin et Robin 2009 : 18). Dans les années 2000, des juges ont sanctionné des ressortissants sénégalais et des étrangers pour avoir tenté d’émigrer clandestinement vers l’Europe à partir du territoire sénégalais. En 2006, environ 18 % des personnes ont été poursuivies pour émigration clandestine (complicité et tentative incluses). Parmi elles, 72 % étaient de nationalité sénégalaise, nées au Sénégal et résidentes du Sénégal (Robin et Ndiaye 2009 : 177).

Cette incrimination a été reprise dans d’autres situations, notamment dans un jugement rendu le 20 août 2008 par le tribunal régional hors classe de Dakar, concernant deux ressortissants sénégalais poursuivis et déclarés coupables en vertu de la loi du 10 mai 2005 pour avoir tenté d’émigrer clandestinement (Tribunal régional hors classe de Dakar 2008). Ils ont été condamnés à une peine de deux ans d’emprisonnement chacun, assortie de sursis. La même qualification des faits a été retenue par le juge pénal dans un jugement rendu le 14 janvier 2009 par le tribunal régional hors classe de Dakar (Tribunal régional hors classe de Dakar 2009). Il s’agissait d’un ressortissant sénégalais accusé d’avoir tenté d’émigrer clandestinement par voie maritime. Celui-ci a été déclaré coupable et condamné à un mois d’emprisonnement ferme en vertu de la même loi de 2005.

La mesure consistant à priver une personne de liberté pour une intention de partir est contraire au protocole de 2000 dont l’objectif est de protéger les victimes. Ce faisant, étant probablement des victimes, ces ressortissants sénégalais devraient bénéficier d’une protection des autorités sénégalaises et non d’un emprisonnement, même dans le contexte particulier du phénomène « Barca ou Barsaakh ».

En tout état de cause, on peut s’interroger sur la réponse apportée par le Sénégal à cette problématique. L’externalisation de la lutte de l’Union européenne et de ses États membres contre l’immigration irrégulière expliquerait-elle l’application de la loi 2005-06 sur des ressortissants sénégalais interpellés et poursuivis au Sénégal pour immigration clandestine ?

La tentative d’immigration clandestine est l’une des infractions les plus utilisées par les juges pour sanctionner les migrants irréguliers qui désirent se rendre en Europe sans disposer des documents légaux leur permettant d’entrer ou de séjourner dans les pays membres de l’Union européenne. En fait, en 2006, sur 47 % des personnes poursuivies pour immigration clandestine, 95,5 % étaient des ressortissants sénégalais (Robin et Ndiaye 2009). D’ailleurs, dans un jugement rendu en audience publique par le tribunal régional hors classe de Dakar le 26 août 2008, pour flagrant délit, deux ressortissants sénégalais étaient poursuivis pour avoir tenté d’immigrer clandestinement, délit prévu et puni par la loi 2005-06 du 10 mai 2005, soutiennent les juges. Ils furent condamnés à deux ans de prison avec sursis (Tribunal régional hors classe de Dakar 2008b).

Ce type d’infraction a été retenu dans un autre jugement du 13 mars 2013 du Tribunal hors classe de Dakar. L’affaire concernait un Sénégalais interpellé dans le port de Dakar, en territoire sénégalais, pour avoir tenté d’émigrer clandestinement à bord d’un navire. Il fut inculpé dans les mêmes circonstances de temps et de lieu, pour s’être introduit illégalement dans le port sans aucun titre d’accès. Pour le juge, le ressortissant sénégalais avait commis les faits de tentative d’émigration clandestine et de présence irrégulière dans le port, faits punis par les lois du 24 avril 2010 et du 10 mai 2005 (Tribunal hors classe de Dakar 2013).

Pourtant, la loi du 10 mai 2005 ne prévoit aucunement une infraction pénale dénommée « tentative d’émigrer clandestinement », encore moins d’embarquement clandestin. À supposer qu’une interprétation contextuelle du texte aboutisse à un tel résultat, cette infraction ne peut être appliquée à un Sénégalais interpellé dans son pays d’origine, car il ne tente pas d’entrer dans un autre pays, il n’a franchi aucune frontière. Le mot « tentative » utilisé dans la qualification des faits signifie que le ressortissant sénégalais peut être sanctionné pour avoir l’intention d’entrer irrégulièrement en Europe à partir du territoire sénégalais. Tout au plus, il pouvait être poursuivi pour embarquement clandestin, pour s’être introduit dans un navire, et dans ce cas se voir appliquer les sanctions prévues par le dispositif pertinent, c’est-à-dire le Code de la marine marchande du Sénégal (Gouvernement du Sénégal 2002 : article 658) ou la loi relative à la police des ports maritimes (Comité sur les droits des travailleurs migrants 2010 : article 27).

L’absence de définition de la « migration clandestine » dans la loi de 2005 et l’imprécision de son champ d’application ratione personae expliquent cette confusion dans la qualification des faits et, ce faisant, produit une criminalisation de la migration. Cette loi est critiquée pour sa formulation trop vague et générale qui ouvre la possibilité d’une interprétation arbitraire et excessive. Elle ne vise pas en réalité le problème de la traite d’êtres humains. Elle a donné lieu à des détentions arbitraires de ressortissants étrangers au Sénégal ainsi que de citoyens sénégalais. Des pêcheurs en mer ou des personnes rassemblées sur les plages ont ainsi fait l’objet d’arrestations par les forces de l’ordre. À Saint-Louis, par exemple, des Sénégalais ont été condamnés pour avoir pris une pirogue. Les condamnations vont de trois mois de prison à dix ans lorsqu’on est convoyeur (Comité sur les droits des travailleurs migrants 2010 : 12).

Dans un contexte de pressions politiques fortes, à la différence du droit, la pratique judiciaire peut varier en fonction des réalités nouvelles ; cela favorise l’application d’un droit subjectif éloigné du principe de l’interprétation stricte du droit pénal. Ainsi, en 2006, l’obligation qui était faite aux autorités sénégalaises de démontrer leur volonté de lutter contre une vague inattendue de départs a favorisé l’application d’un droit subjectif (Robin et Ndiaye 2009 : 185).

À cette répression pénale s’ajoute le double contrôle effectué en amont des départs à l’aéroport de Dakar par les compagnies aériennes au moment de l’enregistrement (billets d’avion, passeports) et par la police sénégalaise (contrôle documentaire des passeports et visas d’entrée émis par le pays de destination). L’ensemble de ces mesures confirme, s’il en était encore besoin, que l’externalisation de la lutte contre l’immigration irrégulière du Sénégal vers l’Union européenne est loin d’être un mythe.

En somme, l’externalisation de la lutte contre l’immigration irrégulière prend plusieurs formes et peut être analysée selon des perspectives politiques, sociales, économiques et juridiques. D’une part, cette externalisation se matérialise par la conclusion d’accords de réadmission ou d’insertion de clauses de réadmission dans les accords de coopération (Conseil européen de Séville 2002) afin d’assurer un retour des migrants présents de façon irrégulière et, d’autre part, par l’implication directe des pays tiers sur lesquels l’Union européenne fait pression pour qu’ils adoptent des mesures sanctionnant l’immigration irrégulière. Notre étude s’est focalisée sur cette seconde dimension de l’externalisation.

La démarche adoptée dans ce travail réaffirme l’intérêt d’analyser dans une optique juridique l’externalisation aux pays tiers, par l’Union européenne, du contrôle des frontières et de la gestion des flux, externalisation prônée par les États membres depuis le Conseil européen de Tampere de 1999. Nous nous sommes intéressés aux éléments de cette externalisation afin de mettre en évidence les atteintes aux droits fondamentaux des migrants et des demandeurs d’asile qu’elle engendre.

Les peines d’emprisonnement et les amendes prononcées par des juridictions nationales contre les migrants irréguliers démontrent une volonté explicite des autorités nationales des pays tiers de lutter contre l’émigration et l’immigration irrégulières. La matérialisation de cette coopération en un cadre normatif répressif dans les pays tiers entraîne des impacts négatifs sur les droits des personnes. Le reconnaître permettrait de modifier les paradigmes qui fondent la gestion des mouvements migratoires par l’Union européenne et ses relations avec les pays tiers à qui on demande de plus en plus d’être des acteurs actifs dans le blocage et la réadmission des migrants.

Il s’agit de voir maintenant si l’inefficacité de cette stratégie basée sur une logique sécuritaire incitera les États membres et l’Union européenne à changer de paradigme et à orienter leur politique migratoire suivant un registre plus protecteur des droits des migrants et des demandeurs d’asile, d’autant plus que la fermeture des frontières européennes ouvre la voie à de nouveaux parcours plus dangereux pour les migrants dont le sort est laissé aux mains des passeurs et des trafiquants. En effet, le contexte actuel de la Libye, où l’Organisation internationale pour les migrations (oim) dénonce des pratiques d’esclavage, de torture ou de traitements inhumains ou dégradants, est plus qu’illustratif.

En avril 2017, le personnel de l’oim au Niger et en Libye a relaté des événements choquants sur les itinéraires migratoires d’Afrique du Nord, qu’il a décrits comme des « marchés aux esclaves » qui touchent des centaines de jeunes Africains en route vers la Libye (Organisation internationale pour les migrations 2017). Cette situation démontre combien les motifs pouvant justifier la protection internationale peuvent évoluer durant le parcours d’un migrant qui avait fui son pays en raison de conditions économiques difficiles. Cet état de fait exige d’harmoniser le droit international des réfugiés avec la réalité migratoire. Il reste aussi à déterminer les responsabilités des uns et des autres dans les violations graves des droits de la personne lors des interceptions des personnes en mer, lors de renvois en cascade vers les pays tiers et pendant les opérations de blocage des migrants.

Les solutions proposées à l’échelle internationale convergent vers l’adoption du global pact, sur les migrations et sur les réfugiés. Le Pacte sur les migrations est un accord couvrant toutes les dimensions de la migration dont « la mise en oeuvre apportera sécurité, ordre et progrès économique au bénéfice de tous » et permettra d’éviter que l’exploitation, le chaos et les dangers liés aux migrations ne « deviennent une nouvelle norme », selon la Représentante spéciale de l’Onu pour les migrations internationales, Louise Arbour[12]. Toutefois, le caractère non contraignant de ce texte limitera fortement sa portée en termes d’efficacité et d’effectivité pour mieux assurer une protection des migrants. Cela incite à se poser la question suivante : dans quelle mesure ce Pacte mondial sur les migrations apportera-t-il une meilleure protection des migrants ?