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Helmut Schmidt nous a quittés en 2015 en laissant un bilan contrasté de son action. L’image de ce chancelier de l’Allemagne de l’Ouest pendant huit années houleuses a souffert de la comparaison avec les réussites de ses illustres prédécesseurs et successeurs : Konrad Adenauer (1949-1963) et la normalisation d’une Allemagne vaincue, Willy Brandt (1969-1974) et l’ouverture à l’Est et, enfin, Helmut Kohl (1982-1998) et la réunification. Schmidt, pour sa part, a longtemps été critiqué pour ses méthodes de gouvernement et pour le manque d’attention aux questions internes. Dans The Global Chancellor, Kristina Spohr propose une réévaluation du passage de Schmidt au pouvoir en étudiant ses succès et sa vision en politique étrangère. Elle met en avant les questions de politique économique internationale, l’évolution du conflit bipolaire et ses enjeux géopolitiques.
Schmidt devint chancelier au printemps 1974, une année marquée par une forte instabilité macroéconomique à la suite de la chute du système de Bretton Woods. La récession et l’instabilité monétaire qui ont mis fin aux trente glorieuses et marqué les années soixante-dix comme une décennie de crise ont poussé certains à craindre la disparition du capitalisme. L’année 1974 vit un renouvellement des leaders occidentaux. Avec Valéry Giscard d’Estaing et Gerald Ford, Schmidt entretint des relations personnelles et politiques très positives, marquées par une compréhension réciproque des priorités de chacun.
C’est donc dans un climat de coopération renouvelée et fort de son expérience de ministre des Finances dans le gouvernement Brandt que, selon l’auteure, Schmidt exerça un véritable leadership dans les questions de diplomatie économique. Il joua un rôle clé dans la création du sommet des pays industrialisés (G7) et dans le choix des politiques à mettre en oeuvre pour relancer la croissance. Les initiatives du leader allemand étaient le fruit d’une vision claire de l’évolution du système international : globalisation naissante et donc interdépendance grandissante. Le leadership de Schmidt perdura également sous la présidence Carter, une période de distance transatlantique croissante, où s’affrontaient le keynésianisme du président démocrate et l’attention du gouvernement allemand à l’orthodoxie budgétaire et à la stabilité des prix. Cette distance n’aura cependant pas empêché certains succès, comme le compromis obtenu lors du sommet de Bonn.
Les années de la chancellerie d’Helmut Schmidt furent marquées par l’apogée puis l’effondrement de la « détente ». Le dirigeant allemand sut jongler avec des dynamiques contrastantes et y survivre. D’un côté, il fut protagoniste du sommet d’Helsinki en 1975. De l’autre, face au regain de vigueur des tensions bipolaires, il renforça l’ancrage de son pays dans le camp occidental et fut promoteur de l’accord « dual track » entre l’Otan et le pacte de Varsovie, qui prévoyait une réduction bilatérale des armements en Europe. Le non-respect de l’accord engendra, après le mandat de Schmidt, la crise des euromissiles : une escalade de tensions entre les blocs due à l’installation de nouveaux missiles balistiques à portée intermédiaire en Europe de l’Ouest. La professeure Spohr montre très bien que le comportement de Schmidt ne fut pas dicté par une nature de simple « faiseur » (page 34), qui lui fut longtemps reprochée. Le chancelier faisait partie d’un noyau international restreint d’intellectuels, experts de stratégie et de défense.
Ce livre de qualité montre efficacement l’importance des relations personnelles dans les relations diplomatiques. Schmidt a certainement apporté une rupture par rapport à la situation que connut son prédécesseur Willy Brandt, qui était perçu avec méfiance par ses partenaires occidentaux. Ces liens personnels ont certainement favorisé l’émergence de son leadership sur les questions financières internationales. Mais, bien que son argumentation soit solide, l’auteure traite ce leadership et certains succès de Schmidt avec une emphase parfois excessive. C’est notamment le cas de la création du G7. L’auteure met l’accent sur la vision du chancelier tout en atténuant le rôle de Giscard d’Estaing, l’autre grand protagoniste de cette initiative et membre avec Schmidt du « Library Group », où se réunissaient les ministres des Finances des cinq pays les plus industrialisés. Il faut cependant souligner que le livre explore avec lucidité certaines limites de l’action de Schmidt. L’incapacité de celui-ci à « lire » correctement la personnalité du président Carter ainsi que certaines gaffes à son égard ont eu des répercussions sur les relations transatlantiques. Spohr illustre très bien la différence fondamentale de visions des deux hommes sur les politiques économiques à adopter.
Sur un point, le raisonnement perd en efficacité. Spohr suggère que le chancelier était en avance sur son temps, ayant perçu très tôt ce qui prendrait plus tard le nom de « globalisation » (page 2). Son appui à la coopération économique dans la seconde moitié des années 1970, en réponse à l’interdépendance croissante, s’inscrit parfaitement dans ce que l’historiographie décrit comme les « Long Seventies ». Daniel Sargent, Niall Ferguson ou Charles Maier affirment que durant cette décennie la guerre froide cessa d’être le principal élément structurant des relations internationales et qu’elle fut supplantée par la globalisation. Or Kristina Spohr, dans la majeure partie de son livre, s’efforce de montrer l’identité de « Cold Warrior » d’Helmut Schmidt, son influence sur l’évolution stratégique de l’affrontement bipolaire ainsi que ses réflexions profondes en la matière. Elle s’abstient par contre d’illustrer avec autant de précision, en nous demandant parfois de les déduire, comment Schmidt percevait les changements que traversait le monde : la montée de l’interdépendance entre les nations et l’élargissement du monde résultant de la soudaine montée en puissance du « Sud ».
En conclusion, Kristina Spohr nous offre une remarquable contribution en langue anglaise sur une des figures clés de la seconde moitié du 20e siècle. Ce livre ne se veut pas une biographie, mais une réévaluation d’Helmut Schmidt par l’examen de ses réalisations internationales. Il se fonde sur des recherches d’archives exhaustives, non seulement à travers les sources de langue allemande, mais aussi à travers celle des partenaires du club atlantique. Le livre atteint ses objectifs. Il montre un homme d’État qui ne fut pas intimidé par la popularité de ses prédécesseurs, mais qui, bien au contraire, par son parcours intellectuel et professionnel, sut faire trésor de la tradition préservée par son pays sous le leadership d’Adenauer et de Brandt. Il sut mettre à profit le capital politique que l’Allemagne de l’Ouest avait obtenu par sa force économique et l’ancra avec davantage de fermeté au bloc occidental, tout en ne renonçant pas à l’héritage de l’Ostpolitik de Brandt, devenant ainsi un interlocuteur crédible dans une confrontation bipolaire changeante. Finalement, ce bilan est convaincant, mais il gagnerait à s’enrichir d’une réflexion sur le rôle de Schmidt dans le processus d’intégration européenne. Spohr choisit de ne pas traiter ce sujet sans pour autant justifier ce choix, pourtant difficile à comprendre.