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Considéré comme le concept le plus controversé – et souvent mal compris – de la religion musulmane, le jihād se trouve, depuis les attentats du 11 Septembre 2001 et les nombreuses attaques terroristes qui les ont suivis dans de nombreux pays à travers le monde, au centre de tous les débats et analyses, et il est devenu, disons-le, la source de toutes sortes d’élucubrations, de raccourcis et de représentations (Sadegh Haghighat 2009 : 211 ; voir aussi Jafari et Said 2011 : 233 ; Al-Bouti 1993 : 27). Il est vrai que les groupes terroristes défendent une vision classique – bien que fiqhique[1] binaire et guerrière des rapports interétatiques divisant le monde entre deux entités (maisons = dar) antagonistes et en conflit perpétuel : d’une part une maison pour les musulmans et ceux qui acceptent d’être soumis aux musulmans (dar al-Islam) et, d’autre part, une maison pour les non-musulmans (dar al-Harb), lesquels doivent entrer dans la religion musulmane, bon gré, mal gré (Ibn Khaldūn 1984 : 5).

Cependant, cette vision ne reflète ni la réalité juridique et sociologique des pays musulmans, ni la tendance majoritaire de la littérature juridique musulmane, classique et contemporaine, portant sur le jihād[2]. La réalité de la pratique des États musulmans n’est, à notre avis, que la concrétisation de l’évolution doctrinale du jihād défensif puisque ces États, y compris ceux qui disent appliquer la sharī‘ah, n’adhèrent pas, de jure et de facto, à cette conception binaire du monde. En adhérant à l’Onu et en ratifiant sa Charte, ces États ont de jure manifesté leur opposition à cette distinction et ont décidé de privilégier la voie du dialogue et de la coopération internationale. Plus encore, en se référant à la liste des États membres de l’Organisation de la coopération islamique (Oci) ainsi qu’aux études et recherches que nous avons effectuées dans le cadre du groupe de recherche sur les systèmes juridiques dans le monde (JuriGlobe 2017), nous pouvons remarquer qu’aujourd’hui, le monde musulman est composé de 57 États souverains dont les législations et le droit interne ont quasiment écarté les distinctions entre musulmans et non-musulmans[3].

Le critère religieux est désormais remplacé par le critère, plus laïque, de citoyenneté[4]. Cet article se propose donc de revisiter l’évolution historique du concept du jihād défensif pour confirmer l’existence d’une tendance doctrinale musulmane majoritaire qui limite le jihād à sa vocation défensive (jihād al-dafāa) aussi bien dans la doctrine juridique musulmane classique (I) que dans les écrits des juristes, penseurs et théologiens musulmans depuis la période dite de la renaissance (nahdhah) (II). Il nous permet, ensuite, de défendre l’idée selon laquelle le jihād peut être assimilé à une forme spécifique de légitime défense qui se rapproche, à certains égards, de celle développée par le droit international contemporain (III).

I – Confirmation de la vocation défensive du jihād par les écoles juridiques musulmanes classiques

En dépit de son caractère polysémique (A), le jihād, en tant que recours défensif à la force (qitāl), semble avoir une assise bien solide dans la doctrine des grandes écoles juridiques musulmanes classiques (B).

A – Signification du jihād

Étymologiquement, le mot jihād « dérive de la racine jhd » dont le sens originel signifie « faire des efforts » (Nasr 1993 : 27 ; voir aussi Lamchichi 2005 : 79). Cependant, selon les textes théologiques et juridiques, classiques et contemporains, des auteurs musulmans, cet effort ne se limite pas à « l’effort guerrier »[5]. Il comprend d’autres dimensions, à savoir une dimension « éthique et morale (le don de soi, être altruiste et généreux) », une dimension communautaire (travailler et apprécier l’impact de son travail sur sa communauté) et une dimension personnelle (mener un combat contre les passions, purifier son âme et maîtriser ses désirs) (Abbes 2003 : 43-44). Selon Ibn Qayim al-Jawziyah (1292-1350), il existe quatre formes de jihād : la première est celle conduite contre soi-même, la deuxième est celle dirigée contre Satan, la troisième est celle engagée contre les mécréants, alors que la quatrième est celle dirigée contre les hypocrites (Ibrahim 2007 : 2-3).

Or, c’est la dimension personnelle qui est considérée comme étant constitutive du grand jihād ou du jihād majeur, puisque la personne l’effectue contre elle-même, c’est-à-dire contre ses propres désirs et contre ses tentations « illégitimes ». D’ailleurs, les maîtres soufis comme Abd al-Qâdir al-Jilani (mort en 1166), Cheikh Arsalān (mort en 1166), Umar Shihāb al-Din Suhrawardi (mort en 1234) ou Ibn Arabi (mort en 1240) insistent sur cette dimension spirituelle du jihād. Par exemple, selon Éric Geoffroy, pour Ibn Arabi, le jihād (ou le ribāt qui est un synonyme du jihād) est « l’attachement sans relâche de l’âme », et les soufis n’ont fait, en vérité, que méditer la parole du prophète sur le jihād. Ainsi, on rapportait qu’au retour de l’une de ses expéditions, le prophète avait déclaré explicitement à ses fidèles qu’il venait de revenir du jihād mineur (la guerre) pour recommencer le jihād majeur, « celui du coeur ! » Ou selon une variante, « la lutte du serviteur contre ses passions » (Geoffroy 2003 : 23 ; voir aussi Lamchichi 2005), surtout que Dieu lui avait commandé d’utiliser le Coran, et non l’épée, pour pratiquer ce jihād (Al-Bouti 1993 : 21)[6].

Cette qualification se justifie par le fait que le jihād mineur « concerne la guerre qui est, par nature, épisodique, alors que le grand jihād concerne la lutte contre soi-même, laquelle est par essence permanente » (Boisard 1979 : 231 ; voir aussi Khadduri 1962 : 56-57). C’est possiblement la raison qui a fait dire à un auteur contemporain qu’« il ne fait pas de doute que le terme jihād a un contenu purement islamique, il était inconnu à l’époque antéislamique » (Kāssimī 1982 : 13 ; voir aussi Limam 2009 : 30) ; en ce sens, c’est un terme dont le sens religieux et guerrier est né avec l’avènement de l’islam et dont les significations et les finalités vont être développées, à partir du viiie siècle, par les différentes écoles juridiques, notamment sunnites.

B – Acceptation de la guerre défensive par les écoles juridiques musulmanes classiques

À l’intérieur des plus grandes écoles juridiques musulmanes, il y a lieu de distinguer les positions des quatre grandes écoles juridiques sunnites (1) de celles développées timidement par l’école chiite jaffarite (2) et, surtout, de celles développées par ce que nous appelons, dans le présent article, les écoles sunnites minoritaires (3).

1) La confirmation de la vocation défensive par les quatre grandes écoles sunnites

Sans totalement exclure la vocation offensive du jihād qui vise à répandre l’islam par la force[7], les écoles juridiques sunnites, à savoir l’école malékite (a), l’école hanafite (b), l’école chaféite (c) et l’école hanbalite (d) sont unanimes à légitimer le jihād en tant que guerre défensive (jihād al-dafāa). Pour certains, la reconnaissance par ces écoles de la vocation offensive du jihād (jihāda-talab) – en sus de sa vocation défensive – s’explique moins par des raisons religieuses que par des raisons politiques[8] et par la volonté des Ommeyades[9], et après eux les Abbassides[10], d’étendre leurs pouvoirs et d’élargir les territoires de leurs dynasties. C’est ce que certains appellent « the process of empire-building » (Afsaruddin 2015 : 120).

Cette opinion nous semble pertinente dans la mesure où la légitimation de cette vocation offensive correspond à la période de glissement du califat musulman (pouvoir central) vers un système monarchique totalitaire (al-Mulk al-adhoudh)[11] ; une période pendant laquelle le jihād offensif est devenu intimement lié à un objectif plus temporel, celui de l’extension de l’empire musulman (Afsaruddin 2015 : 120). Comme l’a bien remarqué l’auteur Khaled Ridha, « après la disparition du quatrième calife en 661, le pouvoir est passé aux mains d’un clan qui a substitué la monarchie héréditaire au système électif de départ, excluant toute forme de participation au pouvoir et mettant fin à toute pratique de concertation » (Ridha 2015 : 35).

D’ailleurs, c’est sous ces différents régimes monarchiques héréditaires que vont naître les plus grandes écoles juridiques musulmanes. La proximité de certains fondateurs de ces écoles avec le pouvoir politique aurait possiblement influencé leur enseignement et leurs productions jurisprudentielles portant sur les relations entre les musulmans et les non-musulmans. Leurs divergences à propos de la validité du jihād offensif et de ses finalités[12] ne peuvent que confirmer nos propos. Ces désaccords « semblent trouver leur origine dans la difficulté à réconcilier les exigences du Coran, et son économie du don, avec les impératifs de la conquête et de l’empire » (Bonner 2004 : 133). En revanche, et s’agissant de la vocation défensive du jihād, ces écoles semblent adopter des positions quasiment similaires.

Confirmation de la vocation défensive du jihād par l’école malékite

Fondée par le jurisconsulte Mālik Ibn Anass (vers 710-795), cette école est connue comme étant l’école de Médine, voire encore l’école de la tradition médinoise, puisque Mālik se référait souvent aux us et aux coutumes des gens de Médine (’amal ahlu al-madīnah) qui sont conformes aux prescriptions coraniques, ou aux paroles du prophète ou aux solutions dégagées par un ijmāen évitant de « se fier à la libre opinion des croyants » (Brunin 2003 : 77). Son érudition et la rigueur de son livre al-Muwatta ou « Livre du chemin aplani », rédigé à la demande du calife Jaāfar al-Mansour[13] et très apprécié par le calife Haroun al-Rachid avec qui Mālik entretenait de bonnes relations, lui a valu d’être nommé « le saint Jean Chrysostome de l’islamisme »[14].

Pour Mālik, tout comme pour Abū Hanīfah et Ibn Hanbal, le jihād armé constitue une « obligation non désirée »[15], à laquelle il ne faut recourir qu’en dernière instance en respectant les prescriptions coraniques et la tradition prophétique (Qaradāwi 2009 : 1418). Certains historiens affirment que Mālik Ibn Anass était réticent à mener la guerre au-delà des frontières des pays musulmans[16]. Plus encore, pour Al-Imām Sahnoun (776-654), l’un des grands juristes malékites, le jihād offensif n’est pas licite alors que le jihād défensif (jihād al-dafa‘) est une obligation divine qui vise à défendre la communauté musulmane (l’Ummah) (Qaradāwi 2009 : 92). C’est la même position qui est prônée par al-Qurtubî (1937, vol. 2 : 80), mais surtout par un autre grand juriste malékite, en l’occurrence Al-Imām Ibn ‘Arafah (1316-1426), pour qui le jihād se limite au « combat mené par les musulmans contre les infidèles si ces derniers font mouvement contre eux ou pénètrent dans leur territoire » (Al-Kharshī 1921 : 107).

Dans son livre Hashiyah Al-Dassūqī (« L’explication d’Al-Dassūqī »), le plus célèbre des juristes malékite du 18e siècle, Muhammad Ibn Ahmad Al-Dassūqī, affirme pour sa part que le jihād devient fard ‘ayn (obligation pour chaque individu) quand l’ennemi attaque par surprise. Il ajoute que, « partout où cela se produit, le jihād devient immédiatement fard ‘ayn pour tous les musulmans sans exception » (Al-Dassūqī 1952 : 174).

Cette vocation défensive du jihād est aussi défendue par les juristes de l’école hanafite.

Confirmation de la vocation défensive du jihād par l’école hanafite

Considéré comme « le chef de file des partisans de la raison » (Ridha 2015 : 43) parmi les jurisconsultes musulmans, Abū Hanīfah (699-767) a prôné une position claire sur la vocation défensive du jihād. Pour lui, ce n’est pas la mécréance qui légitime la guerre (sa raison d’être = ‘illa), mais l’agression (harāba) (Qaradāwi 2009) subie par les musulmans, qui rend alors licite toute riposte armée. Les arguments invoqués par Abū Hanīfah vont être cristallisés dans les écrits de son disciple (plus précisément le disciple de son disciple), le juge Mouḥammad ibn al-Ḥasan al-Shaybānī (749-805), lequel fut le premier à codifier, dans son ouvrage Kitāb Siyār al-kabīr (« Le grand traité de droit des gens ») les principales règles régissant les rapports entre les musulmans et les non-musulmans. Parmi les règles identifiées dans ce traité, nous pouvons citer l’obligation qui pèse sur le combattant musulman de ne pas initier les attaques contre l’ennemi et celle de protéger et de défendre le territoire des musulmans (Al-Shaybânî 1957 : 120, « la vertu du Ribāt », et 234 ; voir aussi Sbat s.d., en ligne).

C’est la même position qui va être défendue plus tard, au 18e siècle, par le célèbre juriste hanafite Muhammad Amin Ibn ‘Ābidīn. Dans son livre Rad al-Mukhtār-Hashiyat Ibn ‘Ābidīn, ce dernier affirme que

[l]e jihād devient far[d] [‘]ayn (obligation pour chaque individu) si l’ennemi attaque une des frontières des musulmans, et il devient également far[d] [‘]ayn pour ceux qui sont proches. Pour ceux qui sont lointains, c’est un fard kif[ā]yah (une obligation pour un groupe et pas pour l’autre), quand leur aide n’est pas exigée. Par contre, si elle est indispensable – parce que les musulmans proches ne peuvent pas résister seuls à l’ennemi ou parce qu’ils sont nonchalants et n’accomplissent pas le jih[ā]d – le jih[ā]d devient alors obligatoire pour ceux qui sont derrière eux, à l’exemple de l’obligation de prier et jeûner (c.-à-d. une obligation pour chaque individu). Il n’y a aucun prétexte pour qu’ils laissent le jihad. S’ils sont aussi incapables, le jih[ā]d devient alors far[d] [‘]ayn pour ceux qui sont encore derrière, et ainsi de suite jusqu’à ce que le jih[ā]d devienne far[d] ‘ayn concernant toute la Communauté [l’Ummah] de l’Islam de l’Est à l’Ouest.

Amīn Ibn ‘Abdīn 2000 : 328 ; voir aussi Qaradāwi 2009 : 106
Confirmation de la vocation défensive du jihād par l’école chaféite

Cette école est fondée par Muhammad Ibn Idrīss al-Shāfi‘īy (vers 767-820), connu pour être « celui qui a donné la victoire à la sunna » (Ridha 2015 : 55). C’est à lui que revient la paternité de la doctrine connue sous le nom de fard al-kifayah ; cette doctrine signifie que l’obligation du jihād est « considérée comme étant remplie, à tout moment et pour tous, une fois exécutée par un nombre suffisant de musulmans volontaires » (Bonner 2004 : 134 ; voir aussi Al-Shāfi‘Īy 1997 : 250). Toutefois, si ces volontaires n’arrivent pas à repousser l’ennemi et que le territoire des musulmans est menacé, l’obligation du jihād échoit alors de façon spécifique à chaque musulman et devient un fard‘ayn (Bonner 2004 : 134 ; voir aussi Al-Shāfi‘Īy 1997 : 250). Pour al-Shāfi‘īy, la guerre se justifie en premier lieu par la nécessité de défendre la communauté musulmane contre les invasions et de « garder les frontières des musulmans bloquées par des hommes » (sad atrāf al-muslimīn bil-rijāl) (Al-Shāfi‘Īy 1987 : 91-92 ; voir aussi Qaradāwi 2009 : 106). Notons, par ailleurs, qu’al-Shāfi‘īy est le seul parmi les fondateurs des grandes écoles juridiques sunnites à considérer la mécréance comme une justification pour déclencher le jihād offensif (Qaradāwi 2009 : 106).

Confirmation de la vocation défensive du jihād par l’école hanbalite

Fondateur de l’école qui portera son nom, Ahmad Ibn Hanbal (vers 780-855) est considéré, par un grand nombre de savants et de jurisconsultes, comme étant « l’homme des hadīths » (rajul al hadīth), puisqu’il a collecté 40 000[17]hadīths (paroles du prophète) auxquels il a consacré un recueil appelé al-musnad (Chehata 1971 : 21). Cette école se caractérise par la rigidité de son interprétation et par son attachement à la lettre des textes coraniques, au point que Goldziher (2005 : 44) l’appelle « l’extrême droite » des écoles juridiques musulmanes. Cette école reconnaît aussi bien la vocation défensive qu’offensive du jihād sans pour autant lui reconnaître le même degré « d’obligatoriété ». Pour Ibn Taymiyyah, figure de proue de cette école et père spirituel de l’école wahhabite, fondée au 18e siècle par le saoudien Muhammed Ibn Abdelwahab (1703-1791),

[s]i l’ennemi entre dans une terre musulmane, il n’y a aucun doute qu’il est obligatoire pour le plus proche et puis celui qui le suit de le repousser, parce que les terres musulmanes forment une seule terre. Il est obligatoire de progresser vers le territoire sans même la permission des parents ou du maître, et les récits rapportés par l’Imam Ahmad[18] sur ce sujet sont clairs.

Et il ajoute dans une autre opinion juridique (fatwa) que

[s]i l’ennemi entre dans une terre musulmane, il n’y a aucun doute qu’il est obligatoire pour ceux qui sont contigus de la défendre. S’ils sont paresseux ou incapables, alors la mobilisation se porte à ceux qui sont aux alentours de ceux-là, puis aux alentours de ceux-ci, jusqu’à ce qu’elle comprenne le monde entier, l’Est et l’Ouest, parce que les terres musulmanes forment une seule terre. Dans de telles conditions, il est obligatoire d’avancer vers le territoire sans même la permission des parents ou du maître.

Ibn Taymiyya 2005 : 608 ; voir aussi Qaradāwi 2009 : 10

Son disciple, Ibn Qayyim al-Jawziyah (1292-1350), qui a déduit dans ses écrits l’existence de quatre formes de jihād, va dans le même sens.

C’est pourquoi cela devient une obligation individuelle de se lever et de se lancer au combat, même pour l’esclave, que ce soit avec ou sans la permission du maître, de l’enfant sans la permission des parents, de l’endetté sans la permission du créancier, et cela est comme à l’époque du jihād des musulmans au temps d’Uhoud et de Khandaq[19]. Il n’est pas conditionné pour ce type de jihād que le nombre des (combattants) ennemis se limite au double ou moins que le double. En réalité, l’ennemi a souvent été supérieur par rapport aux musulmans à l’époque des batailles d’Uhoud et de Khandaq et le jihād leur incombait parce qu’à ce stade, le jihād devenait une nécessité défensive, et pas une affaire de libre choix.

Al-Jawziyah 1976 : 189

Notons enfin que la littérature juridique de ces différentes écoles sunnites sur le jihād a beaucoup influencé les doctrines développées par les écoles chiites.

2) Confirmation de la vocation défensive du jihād par les écoles chiites

Comme pour la majorité des questions juridiques (fiqhique), les écoles chiites n’ont pas développé de conception particulière du jihād[20] en dépit du rôle primordial qu’elles accordent à l’imām (guide suprême) pour autoriser et pour qualifier les actes relevant du jihād (Fadhlallah 1996 : 132). L’un des textes fondateurs de la conception chiite du jihād, plus précisément de la vocation défensive de celui-ci, est la lettre envoyée par le calife et premier imām des chiites, ‘Alī ibn Abi Tālib, à son gouverneur d’Égypte Malik el-Achtar. Dans cette lettre, il est question de privilégier la voie de la paix et du dialogue et de favoriser tout ce qui peut sauvegarder la stabilité sociale. ‘Alī demande expressément à son gouverneur : « […] ne repousse pas l’effort de paix que tes ennemis déploieraient eux-mêmes. Accepte-le, cela plaira à Allah. La paix est la source de repos de l’armée. Elle réduit tes ennuis et fait régner l’ordre et la stabilité dans le pays » (Sibtayn s.d., en ligne ; voir aussi Mirahmadi 2012 : 229).

Malgré son importance historique et doctrinale, ce texte ne s’est pas prononcé sur la validité du jihād en l’absence de l’imām, voire sur son occultation (ghayba), pour utiliser la terminologie de la doctrine chiite[21]. Deux opinions vont par conséquent diviser les chiites : d’une part, celle qui n’autorise aucune forme de jihād tant que l’imām (al-Imām al-montazar) est en occultation et, d’autre part, celle qui confie la tâche de déclarer le jihād à son représentant (waly al-Amr ou al-waly al-Faqih) (Fadhlallah 1996 : 132 ; voir aussi Salmi, Majul et Tanham 1998 : 72)[22], lequel peut s’entourer de savants (‘ulamā) qui « suivent ses enseignements et ses comportements »[23] pour s’acquitter de cette tâche. Selon l’opinion majoritaire, l’occultation ne met pas fin au jihād (Fadhlallah 1996 : 132) et l’imam désigné peut le déclarer dans les cas extrêmes pour repousser une agression contre les musulmans et pour lever les obstacles qui s’opposent à la diffusion pacifique de l’islam (Fadhlallah 1996 : 132 ; voir aussi Seyed et Tabatabai : 1983 : 41 ; Kabanji 2002 : 431-432). Les chiites jaffarites – plus grande école du chiisme – vont élever ce type de jihād au même rang que les obligations fondamentales de l’islam en le considérant comme le sixième pilier de cette religion (Qaradāwi 2009 : 76 ; voir aussi Amara 1997 : 54).

Cette glorification du jihād ne s’est pas, toutefois, traduite par une ferveur expansionniste chiite. Au contraire, un retour sur l’histoire montre que les chiites se sont souvent opposés à l’action armée et qu’ils se sont limités, dans les guerres qu’ils ont menées, à repousser les agressions. Certains historiens ont d’ailleurs remarqué que la révolution islamique iranienne guidée par l’ayatollah Rouhollah Mousavi Khomeiny, en 1979, constitue la troisième révolte/guerre de l’histoire chiite, après celle menée par les compagnons de l’imam ‘Alī et celle menée par l’imām al-Hussayn en 685. Les écrits et les discours de Khomeiny vont, toutefois, changer la doctrine chiite classique en ce qui concerne le jihād, puisque cette institution devient un outil pour contrer l’hégémonie économique impérialiste (Amara 1997 : 221).

3) Vocation défensive dans les écoles sunnites minoritaires

Certes, ces écoles sont formées par des jurisconsultes peu connus mais, chose remarquable, leurs opinions semblent attirer de plus en plus l’attention des chercheurs et universitaires musulmans et non musulmans. Les juristes Sufyān A’thawri (719-777), Ibn Shubrumah al-Kūfī (mort en 761), ‘Atāa Ibn Abi Rabāh (mort en 733) et Amr b. Dinār (mort en 743) sont les chefs de file de ces écoles. Pour ces juristes, la doctrine offensive du jihād est une doctrine « immorale et [elle] contredit les principes de l’Islam » (Afsaruddin 2015 : 121).

Pour Sufyān A’thawri, connu pour être « l’émir du hadith » (Dakr 1994 : 44) , le jihād n’est pas une obligation religieuse qui incombe à tous les musulmans (Qaradāwi 2009 : 79). Selon lui, le jihād ne pourrait être que défensif et c’est là où « A’thawri prend une position différente de celles adoptée par les jurisconsultes avant lui » (Khayr Haykal 1992 : 902, notre traduction). Par ailleurs, nous pensons que la pensée de ce jurisconsulte mérite une attention particulière dans la mesure où il est connu pour être un rebelle et un anticonformiste. Il a dû « refuse[r] de cautionner la politique officielle, et […] fuir sa ville pour se cacher jusqu’à sa mort » et on rapportait que « lorsque le calife al-Mahdi l’a désigné comme juge à Al-Koufa, il a pris l’acte de désignation, l’a jeté dans les eaux du Tigre et s’est enfui » (Ridha 2015 : 45). Cette liberté intellectuelle et ce détachement de toute pression politique justifient, à notre avis, ses opinions juridiques et justifient sa position sur la vocation défensive du jihād.

Pour leur part, les jurisconsultes Ibn Shubrumah al-Kūfī, ‘Atāa Ibn Rabāh et ‘Amr Ibn Dinār vont également dans le même sens lorsqu’ils affirment que le jihād n’est pas une obligation religieuse au même titre que les cinq piliers de l’islam et que les musulmans ne sont pas tenus de combattre les mécréants si aucune menace ne pèse sur eux (Qaradāwi 2009 : 9, 79).

Les opinions de ces jurisconsultes ont été confirmées, quelques siècles plus tard, par Ibn al-Salāh al-Shahrazūri (1181-1245) (Limam 2009 : 39), lequel interdit l’agression contre les non-musulmans du fait de leur religion. Il dit que « the basic thing is to keep non-believers as they are because God does not want to annihilate people, nor did He create them to be killed » (Wagie-Allah s.d., en ligne ; voir aussi Qaradāwi 2009 : 9 ; Cheltout 1951 : 36 ; Limam 2009 : 39). Ibn al-Salāh ajoute que la punition ne peut intervenir que pour réprimer un acte préjudiciable aux musulmans.

Their killing was allowed only when they became harmful. Even that is not a punishment for being non-Muslims. This world is not made for a punishment. It will be made in the other world […] It is not right, therefore, to say that they should be killed just because they are non-Muslims.

Wagie-Allah s.d., en ligne

Le philosophe et théologien du 12e siècle, Fakhroddîn al-Rāzī, s’inscrit, quant à lui, dans cette tendance en déclarant que le Coran n’autorise le combat que contre ceux qui déclarent leur hostilité aux musulmans (Afsaruddin 2015 : 121).

Les opinions de ces écoles sunnites, à la fois peu connues et minoritaires, vont être reprises par les juristes et théologiens musulmans, à partir du 18e siècle, pour défendre la vocation minimaliste du jihād, soit sa vocation défensive en dépit des agressions subies par de nombreux pays musulmans.

II – Confirmation de la légitimité de la guerre[24] défensive dans la pensée juridique musulmane depuis la Renaissance, ou nahdhah

Nous pouvons dire que la période qui débute avec l’invasion de l’Égypte en 1789 est une période charnière de l’histoire du monde musulman. Appelé « l’homme malade » de la scène internationale, le monde musulman, dont l’Empire ottoman se voulait la principale vitrine, était devenu la cible des expéditions et des mouvements de colonisation provenant d’une Europe forte de sa révolution industrielle et militaire. Cette période se traduit non seulement par l’émiettement progressif de l’Empire ottoman et le démembrement de ses possessions (Sourdel 2009 : 109), mais aussi par le questionnement sur la valeur du jihād et sa signification. Paradoxalement, plutôt que de pousser les juristes et théologiens musulmans vers l’adoption de la vision binaire et offensive semblable à celle développée par Ibn Taymiyyah à la suite des invasions mongoles et de la destruction de Bagdad au xiiie siècle[25], ces agressions, illustrées par l’invasion bonapartienne de l’Égypte en 1789 et la colonisation de l’Algérie en 1830, ont amené l’élite musulmane à se questionner sur les raisons de la décadence du monde musulman et surtout à s’attacher à la vocation défensive du jihād. L’attitude des juristes et théologiens de la période de la Renaissance (Nahdhah) (A), ainsi que la doctrine musulmane du xxe siècle (B), confirment cette tendance.

A – Confirmation du jihād défensif dans la doctrine juridique dite de la nahdhah

À l’aube du 19e siècle, le monde musulman, qui languissait depuis plusieurs siècles du fait de sa propre inertie et de son engourdissement intellectuel, fut « confronté à un Occident offensif et conquérant » (Khaldi 2016 : en ligne). L’invasion de l’Égypte par Bonaparte (1798) n’était que la confirmation de ce déclin généralisé, aussi bien militaire que culturel (Brasseul 2004 ; voir Hourani 1991a). Qui plus est, cette invasion a provoqué une véritable « crise occidentale dans la pensée arabe »[26], qu’Antoine Makdissi exprime ainsi :

[t]elle la philosophie pour Platon, la « Renaissance » commença pour l’Arabe par un étonnement : comment se fait-il que lui, qui autrefois n’avait jamais cessé d’assimiler et de dépasser le meilleur chez les peuples, ait pu laisser échapper à sa curiosité insatiable – à sa juridiction dirais-je encore – tant de connaissances accumulées le long de plusieurs siècles et de telle façon que lui, dont les autres dépendaient, se trouve de nos jours dépendant et à plus d’un titre ?.

Makdissi 1989 : 52

La réaction à ce choc n’a pas tardé. En Égypte, Muhammad ‘Alī (1805-1848) et, après lui, le khédioui[27] Ismāīl (1863-1879) vont lancer de vastes projets « pour reformer leur pays et permettre ainsi à l’Égypte de relever les défis lancés au monde arabo-islamique par l’expansionnisme européen » (Khaldi 2016 : en ligne). Arrivé au pouvoir, Muhammad ‘Alī ciblera, pour sa part, le système éducatif visant à mettre en oeuvre son projet de réformes sociales et économiques. Pour ce faire, il « créa au Caire une faculté de médecine et une école d’ingénierie, il fit appel à des professeurs européens et envoya des étudiants en Angleterre, en Autriche et en France » (Jamali 2010 : en ligne). Rifā‘ah al-Tahtāwī (1801-1873), dont les oeuvres et les opinions vont dépasser les frontières égyptiennes et vont constituer, à notre avis, la première confrontation intellectuelle des musulmans avec leur passé, était parmi les étudiants envoyés en France où il va vivre entre 1826 et 1831.

C’est à son retour au Caire (Alameddin 1978 : 8) que Tahtāwī décide de fonder une école de traduction (Khaldi 2016 : en ligne), de même qu’il entreprend de diffuser ses idées sur la réforme sociale. Celle-ci passe, selon lui, par une relecture de l’Islam, dans une sorte de conciliation entre le mode de vie occidental et celui du monde musulman, le tout dans le respect des règles fondamentales de la religion (Jamali 2010). Autrement dit, les musulmans doivent voir en l’Occident un modèle de progrès à suivre et non une masse d’infidèles avides d’exploitation et d’hégémonie économique et militaire. C’est pourquoi il insiste sur l’importance de l’introduction de réformes dans les systèmes éducatifs et législatifs pour adapter les lois à chaque époque (Hourani 1991b : 69).

Ces deux axes sur la réforme de l’éducation et de la législation se retrouvent également dans la pensée de Muhammad ‘Abduh (1849-1905). En effet, face à la tendance libérale, voire occidentale, dont al-Tahtāwī fut le chef de file, et « qui cherche dans les révolutions de l’Europe moderne des sources d’inspiration, le fondamentalisme islamique, initié par Muhammad ‘Abduh, se tourne vers l’Islam, fondement de la tradition nationale de l’univers idéel depuis le viie siècle » (Abdel-Malek 1972 : 207).

Contrairement à son compagnon Jamāl al-Dīn al-Afghānī (1838-1897), lequel prône le jihād révolutionnaire pour réveiller le monde musulman et le pousser à se libérer de la tutelle occidentale en vue de rétablir la gloire de l’Ummah, Muhammad ‘Abduh estime, pour sa part, que « le progrès ne peut être assuré qu’en passant par un changement de mentalité et par une réforme radicale de l’éducation morale et religieuse » (Khaldi 2016). Ainsi, dit-il, « [n]ous voulons surtout attirer l’attention des pères de famille, que Dieu les guide, de ne pas donner à leurs enfants une éducation qui aboutisse à troubler leur esprit et à mettre du désordre dans leur pensée » (‘Abduh 1965 : 30).

En sa qualité de muftī de la Mosquée al-Azhar, soit la plus importante autorité religieuse en Égypte, il affirme que « le but de la réforme religieuse est de diriger la foi du musulman dans sa religion, de manière à le rendre meilleur et d’améliorer ainsi sa condition sociale. Redresser les croyances religieuses, mettre fin aux erreurs, conséquences de l’incompréhension des textes religieux, si bien qu’une fois les croyances purifiées, les actes soient conformes à la morale, telle est la tâche du réformateur musulman » (Amin 1944 : 197). La religion était pour lui le meilleur outil, ainsi que le point de départ, pour introduire cette réforme sociale et morale. Il fallait donc « commencer par réformer la religion pour réformer l’ensemble de la société » (Khaldi 2016).

Quant au jihād, Muhammad ‘Abduh estime, en donnant comme exemples les batailles menées par le prophète, que celui-ci ne peut avoir pour but que la défense de la justice et la protection des musulmans et que cette protection ne peut se réaliser que par le jihād scientifique (le savoir) (Ridha 1925 : 215 ; voir aussi Meddeb 2006). Sa confrontation avec son compagnon et maître Jamāl al-Dīn al-Afghānī illustre bien cette attitude. Un auteur rapporte qu’à la suite de l’échec de la révolution égyptienne de 1882 et de la répression qui l’a suivie, Muhammad ‘Abduh a proposé à Jamāl al-Dīn al-Afghānī ce qui suit :

l’idée que nous délaissions la politique et que nous nous retirions dans un endroit éloigné de la surveillance des pouvoirs et que nous enseignions et que nous éduquions des élèves que nous aurions au préalable choisis selon nos critères. Il ne se passerait pas dix ans que nous n’ayons tant et tant d’élèves qui nous suivraient et seraient prêts à quitter leur patrie pour aller de par le monde pour répandre la réforme exigée qui se diffuserait ainsi de la meilleure façon.

Ramadan 1998 : 105

Totalement opposé à cette proposition et à l’idée d’abandonner l’action révolutionnaire (Khaldi 2016), Jamāl al-Dīn al-Afghānī, fidèle à sa mentalité tribale (Ibn Nabi 1986 : 53), lui aurait répondu : « [t]u es écoeurant » (Ramadan 1998 : 105). Il est clair, par là même, que les idées de Muhammad ‘Abduh s’inscrivent à contre-courant et ne reflètent pas l’expression générale et normale de la pensée de son époque, mais elles ont le mérite de renforcer la compréhension défensive du jihād. D’ailleurs, des notions telles que la « maison de la guerre » ou de « l’impiété » que les musulmans doivent conquérir ne sont nullement mentionnées dans ses écrits. Pour l’islamologue Michael Bonner, ce jihād défensif a souvent tenu un rôle important dans la résistance des pays musulmans face à l’occupation occidentale. Tel fut le cas de la résistance menée par l’émir Abdelkader pour « refouler et battre l’ennemi [français] qui envahit notre territoire [l’Algérie] dans le dessein de nous imposer son joug »[28], ou de celle rencontrée par les Russes dans le Caucase. En Égypte, la « révolte » menée par Ahmad ‘Urābī en 1882 proclame, elle aussi, le jihād. ‘Urābī était même décrit comme étant « le leader des mujāhidī», qui « s’est vendu lui et son armée au jihād dans la voie de Dieu, sans se préoccuper des difficultés ni de la fatigue » (Bonner 2004 : 193).

B – Confirmation du jihād défensif dans la doctrine juridique du 20e siècle

C’est à partir du xxe siècle qu’un vaste courant doctrinal a émergé dans le monde musulman, insistant sur le jihād comme un mode de guerre défensive. Ce courant a, essentiellement, tenté de donner une plus grande visibilité aux positions et aux opinions juridiques classiques qui favorisent la vocation défensive de tout recours à la force en procédant à des interprétations plus rationnelles des versets du Coran ayant trait à la guerre et en contextualisant les versets et hadīths qui vont à l’encontre de leurs interprétations. Cependant, il ne s’agit pas là d’un courant monolithique. Nos recherches nous permettent de repérer l’existence de deux tendances idéologiques à l’intérieur de ce courant doctrinal, soit la tendance laïque et la tendance traditionaliste.

1) La tendance laïque

Il s’agit d’une tendance des intellectuels musulmans formés dans des écoles et universités occidentales et véhiculant un discours prônant la laïcisation de la société et la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux.

Pour le théologien égyptien ‘Alī ‘Abdulrrāzik (1888-1966), ainsi que pour une minorité d’intellectuels musulmans et non musulmans[29], l’islam n’a aucune vocation politique (Abdel-Razek 1994 : 156). La guerre devient alors une prérogative de l’État et ne devrait pas être justifiée par une quelconque rhétorique religieuse. Ainsi, dans son ouvrage intitulé L’Islam et les fondements du pouvoir, publié en 1925, ‘Alī ‘Abdulrrāzik affirme que « la religion musulmane est purement spirituelle et qu’elle n’a point de rapport ni avec le pouvoir politique, ni avec l’exécution dans le domaine des affaires temporelles ».

Selon lui, la mission de Mohammed était une mission semblable à celle conférée à Jésus, qui consistait en la diffusion d’une croyance et non en l’instauration d’un État (Ben Achour 1974). Ainsi, écrit-il, « rien n’empêche les musulmans d’édifier leur État ou leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prônée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs » (Abdel-Razek 1994 : 156). S’agissant du jihād, ‘Abdulrrāzik, refuse de le considérer comme une obligation religieuse. Pour lui, celui-ci trouve son explication dans la volonté des musulmans, y compris le prophète, de « consolider leur pouvoir politique et d’étendre leur empire » (Ben Achour 1974).

Les idées d’Abdulrrāzik ne sont pas différentes de celles développées avant lui par l’Indien (né dans l’actuel Pakistan) Sayyid Ahmad Khān (1817-1898) et qui se résument dans la nécessité d’adapter l’islam aux valeurs occidentales en profitant de l’héritage légué par les écoles rationalistes, notamment par l’école mutazilite et par le philosophe Averroès (1126-1198). C’est ainsi qu’il dit :

[…] if the Mussulman be a true warrior and thinks his religion correct, then let him come fearlessly to the battleground and do unto Western knowledge and modern research what his forefathers did to Greek philosophy. Only then shall our religious books be of any real use. Mere parroting and praising ourselves will not do !.

Reilly 2011 : 44

S’agissant du jihād, Sayyid Khān va proposer la révision de la doctrine classique en limitant le jihād aux cas d’oppressions qui interdisent aux musulmans de pratiquer leur religion. Par conséquent, « dans la mesure où les Britanniques garantissent la liberté religieuse […], les musulmans indiens ne sont aucunement obligés de se soulever contre eux » (Bonner 2004 : 193). Les idées d’Alī ‘Abdulrrāzik, et à moindre égard de Sayyid Khān, vont être reprises et développées par d’autres juristes et penseurs musulmans tels que les Soudanais Mahmoud Mohamed Taha (1909-1985) (voir Mohamed Taha 2002) et Abdullahi Ahmed An-Na’im (né en 1946) (voir An-Na’im 2008).

Se situant dans ce courant intellectuel – en plus d’être connu pour son anti-fondamentalisme islamique – l’intellectuel égyptien Nasr Hāmid Abū Zayd (1943-2010) voit dans le comportement du prophète, lors de la conquête de la Mecque, l’attestation de ce que les relations entre les musulmans et les non-musulmans trouvent leurs fondements dans la justice et non pas dans la guerre : « [a]nd after all, Muslims are commanded not only to do justice to those who do not wage war against them, but they are also ordered to sustain relationship of good terms with them ». Ces idées ne sont pas loin de celles défendues par d’autres juristes arabes et musulmans, tels que le tunisien Muhammed Charfi (1936-2008) qui insistait, tout comme Alī ‘Abdulrrāzik, sur le caractère spirituel de la religion musulmane en disant notamment que « it is desirable that a representative and credible assembly of ulema should one day proclaim that idea of holy war, and especially of offensive jihad, has been abondoned for ever, and that any attack on an innocent person is to be condemned, whatever the circumstances » (Charfi 2005 : 109). Pour l’intellectuel iranien, Abdolkarim Soroush, la religion qui veut être hégémonique en reniant les droits des autres est une fausse religion puisque, dit-il,

[n]o one should be compelled to tolerate inhumanity, mendacity, and injustice in the name of God […]. It’s humanity’s right to reject inhumane religions and even to contest their claim to true religiosity.

Soroush 2000 : 124

2) La tendance traditionaliste

Il s’agit d’une tendance instaurée par des juristes et théologiens sunnites (a) et chiites (b). Tout en défendant la vocation à la fois spirituelle et temporelle de l’islam, ces juristes et théologiens du xxe siècle n’hésitent pas à voir dans le jihād une forme de légitime défense et non une guerre en vue d’islamiser tous les esprits.

La tendance traditionaliste sunnite

Nous incluons dans cette tendance les penseurs et juristes musulmans sunnites qui défendent la vocation purement défensive du jihād tant et autant que les musulmans ne sont pas agressés et tant et autant que ces derniers pratiquent leur religion en toute liberté.

Premier secrétaire général de la Ligue arabe, le diplomate ‘Abdu al-Rahmān ‘Azzām (1893-1976)[30] affirme que « ce qui est tout à l’honneur de l’Islam, c’est qu’il a rendu la guerre licite afin de repousser les injustices et les agressions […] le fondement de la guerre légitime, en Islam, est la guerre défensive » (‘Azzam 1968 : 79)[31]. Ayant lui-même participé à de nombreuses guerres contre les Français et contre les Britanniques, ‘Azzām voit dans le jihād une forme de légitime défense pour défendre sa personne, sa famille et toute personne qui a besoin de secours (Limam 2009 : 41). Ainsi, selon lui, « lorsque les musulmans firent l’objet d’exactions et d’injustices sans qu’ils aient été en mesure d’y répondre par la force, il l’a rendue licite et a, en même temps, posé les règles à même de conduire à la victoire. Une fois celle-ci réalisée, est intervenue la règle “pas de contrainte en religion” » (‘Azzam 1968 : 79).

Pour le professeur de droit international Wehba Zuhili (1932-2015), le jihād ne peut être déclaré qu’en cas de nécessité (darūrah) (Limam 2009 : 41), aussi la guerre musulmane n’a-t-elle qu’une vocation défensive.

Warfare is only for defence, to prevent injustice and fend off aggression. Persons should not be maimed, nor should they be starved, made to suffer thirst, tortured, severely abused, assaulted or their property plundered, in violation of the sanctity of human brotherhood, except when necessity so requires and to ward off aggression.

Zuhili 2005 : 273

Il ajoute que l’histoire des guerres musulmanes montrent qu’elles étaient menées à titre défensif en affirmant que :

[i]n their diverse wars with Arabs, Persians or Romans, Muslims resorted to combat only in defence of their existence, to repel aggression, to empower themselves in order to raise the banner of freedom among all nations on an equal footing, to declare the absolute truth, namely servitude and submission to God alone, without any influence from an oppressive sultan, an unjust ruler or a despotic leader. The State of Islam [the Caliphate] was the only system based on the emancipation of the individual and society from the phenomenon of “domination and subordination” that prevailed in human society. For “domination and subordination”, Islam substituted justice, consultation [shūrah], equality, mercy, freedom and brotherhood, which are the most noble Islamic foundations in the politics of government.

Zuhili 2005 : 271

Plus intéressante est la pensée de Mohamed Abdallah Draz (1894-1958), professeur d’études islamiques à l’Université Al Azhar et diplômé de la Sorbonne à Paris en 1947, qui considère que de l’ensemble des textes coraniques « se dégage une définition de la guerre légitime. Elle est celle qui se tient sur la défensive » (Draz 1952 : 199), et les musulmans ne sont autorisés « à organiser cette résistance armée » que dans deux cas :

1) [la] défense de soi-même, et 2) [le] secours dû a un allié ou à un frère sans défense. II va de soi que, dans les deux cas, l’on suppose que l’adversaire ait pris préalablement une attitude belliqueuse, qu’il soit déjà en marche ou du moins qu’il se prépare à 1’attaque. Car une simple manifestation malveillante, une offense morale, voire une opposition farouche contre nos aspirations légitimes, ne sauraient nous servir de prétexte pour déclencher un conflit.

Draz 1952 : 199-200

Dans un autre registre, Mohammed Saïd Ramadan Al-Bouti (1929-2013)[32], Muhammad al-Ghazāli ( 1917-1995) et Jawdat Said (né en 1931) affirment que les rapports interétatiques conçus par l’islam trouvent leurs bases dans la paix. Selon ces trois théologiens et savants, le jihad ne peut être déclaré qu’en cas de légitime défense. Plus encore, pour Al-Bouti, qui n’a pas hésité à démentir tout lien entre le jihād et les actes du Front islamique du Salut en Algérie dans les années 1990, la philosophie du jihād consiste « dans la défense d’une chose existante » (par chose, il vise l’existence d’un État/territoire musulman) et non pas pour l’obtention ou la création de cette chose. Pour preuve, explique-t-il, le prophète n’a pas autorisé le jihād pour instaurer un État mais, au contraire, pour défendre un État existant (Al-Bouti 1993 : 174, 197) et pour repousser les agressions. Pour Al-Bouti, il est primordial de faire un lien entre la paix et la justice, car l’instauration de la justice est de nature à créer un climat de paix durable entre musulmans et non-musulmans. Cependant, cette paix durable et permanente exige que soit levée toute injustice à l’égard des musulmans (l’occupation de leurs terres) et à l’égard de la diffusion pacifique de leur religion (El-Sayed 2014 : 105).

Le prédicateur et penseur égyptien Muhammad al-Ghazālī semble s’inscrire dans la même analyse lorsqu’il confirme que toutes les guerres menées par le prophète, depuis sa fuite vers Médine jusqu’à la conquête de la Mecque, étaient des guerres défensives trouvant leurs justifications dans les persécutions et les agressions subies par les musulmans. Il suffit, selon lui, de constater que ces guerres n’ont causé que la mort de 100 soldats polythéistes (Al-Ghazālī s.d., en ligne). Plus encore, influencé par les idées de l’Algérien Malik Ibn Nabi, le Syrien Jawdat Said voit dans la non-violence l’essence de tout message divin. La non-violence, dit-il, est « la doctrine du fils d’Adam »[33], faisant ainsi allusion à l’histoire d’Abel (fils d’Adam) qui a refusé de tuer son frère Caïn. Selon lui, « de même que l’esclavage, qui était une conséquence de la guerre, a été aboli, la guerre elle-même sera abolie » (Said 2001 : 118)

Sans prôner la non-violence totale à l’instar de Jawdat Said, Muhammad ‘Izzat Darwazah (1888-1984), défendait le jihād défensif, lequel s’explique par le fait que « les musulmans sont, bel et bien, dans une position de partie agressée contre laquelle les infidèles ont pris l’initiative d’ouvrir les hostilités » (Darwaza 1981 : 226)[34].

Du même avis que Darwazah, l’écrivain et philosophe égyptien Abbas Mahmoud Al-Akkad (1889-1964), se réfère aux expéditions du prophète pour dire que « jamais le prophète n’a ouvert les hostilités contre les autres peuples » (notre traduction). En ce sens, il cite l’étude menée par l’historien turc Ahmed Zaki Pacha dans laquelle ce dernier montre, preuves historiques à l’appui, que toutes les guerres du prophète étaient « des guerres défensives » (Al-Akkad 2001 : 149).

Pour Yūssuf al-Qaradāwī (né en 1926), président de l’Union internationale des savants musulmans, il existe plusieurs types de jihād, à commencer par le jihād scientifique, jusqu’au jihād comme recours à la force (qitāl) en passant par le jihād social, économique, éducatif, sanitaire (ou de santé) et environnemental (Qaradāwī 2009 : 233-239)[35]. Fervent défenseur de l’opinion de Wahba Zahili, al-Qaradāwī voit dans les musulmans qui prônent le jihād contre tout le monde un danger pour l’islam et une bande « d’imbéciles ». Selon lui – ainsi que selon une fatwa (opinion juridique) émise par l’Union internationale des savants musulmans – le jihād défensif est obligatoire dans les cas suivants :

1) pour libérer les territoires musulmans sous occupation, 2) pour repousser toute agression ou, 3) pour protéger les frontières des États musulmans (Kura-Daghui 2012 : 240-241, 268, 282)[36].

Le discours véhiculé par cette tendance traditionaliste sunnite n’est pas différent de celui défendu par les juristes et théologiens chiites.

La tendance traditionaliste chiite

Les écrits de certains théologiens et intellectuels chiites qui se sont intéressés à la question du jihād s’inscrivent dans la doctrine défensive. Ainsi, pour l’ayatollah Murtaza Mutahhari (1920-1979), dont les enseignements ont influencé la pensée de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny, la guerre purement agressive, menée pour des visées territoriales ou pour une quelconque cupidité (domination raciale ou autre), n’est pas seulement injuste, elle est en outre un acte diabolique. En revanche, est considérée comme étant légitime la guerre menée pour défendre sa propre terre, sa propriété, sa liberté et sa dignité.

Plus encore, certaines idées de Mutahhari sur le jihād nous semblent très en avance par rapport à la majorité de la doctrine juridique sunnite, dans la mesure où ce théologien a même attribué au jihād une fonction qui ressemble à ce que les experts en droit international appellent, depuis le début de ce siècle, « la responsabilité de protéger ». Selon lui, le jihād devient obligatoire en cas d’injustice grave commise contre un groupe « d’êtres humains », peu importe leurs croyances et leur race. Dans ce cas, les musulmans sont tenus de porter secours et aide à ce groupe opprimé tant qu’ils ont les moyens et la capacité de le faire. Comme nous pouvons le remarquer, Mutahhari ne parle pas d’injustice commise contre des musulmans, mais contre des « êtres humains » en général.

The defense of humanity and human rights is, for Mutahhari, the most superior jihad. He believes that the ‘jih[ā]d’ of the European countries, who rushed to the aid of Algeria during its war with the French, was holier than the jih[ā]d’ that the Algerians themselves waged, because Algerians were defending the cause of their own rights, while the cause of the others was more ethical and more sacred than that of the Algerians.

Moghadam 2003

Le théologien et savant chiite libanais Muhammād Mahdi Chams’Eddine (1938-2001) va quant à lui parler de la guerre défensive, plus précisément de la guerre de l’agressé dont l’objectif est de permettre au musulman et à tout individu (nous soulignons) de défendre sa vie et sa liberté (Mussa et Chams’Eddine 1994 : 237).

La pensée du philosophe iranien, compagnon de Frantz Fanon et de Jean-Paul Sartre, ‘Alī Sharī‘atī (1933-1977), n’est pas loin de celle de Mutahhari. Dans son article, « Jihād and Shahadat », Sharī‘atī décortique le concept de Shahādāt (martyrologie) en montrant, contrairement à la pensée courante, qu’être martyr ne veut pas dire être tué dans un combat. Ainsi affirme-t-il que :

Shahadat does not mean “to be killed.” It implies that something has been covered and is about to leave the realm of memory, being gradually forgotten by people. The shahid witnesses for this innocent, silent, and oppressed victim. We know that shahid is a term of a different kind from others. The Apostle is a shahid without being killed.

Sharī‘atī s.d., en ligne

Le martyr est alors un témoin. Il peut être une seule personne, comme c’était par exemple le cas d’al-Hussayn (petit-fils du prophète et fils d’Alī, quatrième calife des musulmans), comme il peut englober la totalité de la communauté musulmane. D’ailleurs, pour lui, cette communauté musulmane est en fait une communauté de témoignage et non pas une communauté de guerre. Ainsi, dit-il,

Islamic community established by the Qur’an has the status and responsibility of a shahid. God says, “[…] So that you may be shuhada over mankind […]”, just as the Apostle is shahid over you. Thus the role of shahadat is more general and more important than that of being murdered. Nevertheless the one who gives his life has performed the most sublime shahadat. Every Muslim should make a shahid community for others, just as the Apostle is an ‘uswah (pattern) on the basis of which we make ourselves. He is our shahid and we are the shuhada of humanity.

Sharī‘atī s.d., en ligne

Il s’agit d’une communauté modérée, loin de tout extrémisme, et qui a pour mission de donner le bon exemple aux autres communautés sans contrainte et sans recours à la force, puisque :

God belongs both the East and the West. He guides whom He will to a straight path. Thus we have made you an ummatan wasatan (middle community) so that you may be shuhada (witnesses) over mankind, and the Apostle may be a shahid (witness) over you (2 :142-143).

Sharī‘atī s.d., en ligne

La communauté musulmane a un rôle de témoignage, ce qui veut dire, selon Sharī‘atī, qu’elle doit se situer entre l’Est et l’Ouest et participer activement à la construction et à la diffusion des valeurs humaines.

It means that we, as an ‘ummat, we must be the axis of time ; that is to say, we must not be a group cowering in a corner of the Middle East or turning around ourselves, rather than becoming involved in crucial and vital issues, which form everything and make the present day of humanity and tomorrow’s history. We should not neglect this responsibility by engaging in self-indulgent repetition. We must be in the middle of the field. We should not be a society which is ghaib (absent, the opposite of shahid), isolated, and pseudo-Mutazilite, but we should be an ‘ummat in the middle of the East and the West, between Right and Left, between the two poles, and in short, in the middle of the field.

Sharī‘atī s.d., en ligne

Les musulmans sont alors tenus, aussi bien à titre individuel qu’à titre collectif, de « témoigner » de leur foi, comme les y invite le premier pilier de l’islam, mais « cela ne peut se faire que par un comportement exemplaire. Sinon, le musulman témoigne contre l’islam » (Geoffroy 2003 : 1).

Il est clair que c’est pour ne pas témoigner contre l’islam que la majorité des juristes et penseurs musulmans ont vu dans le jihād un moyen de repousser l’injustice, défendre le territoire musulman et secourir les musulmans opprimés. Il s’agit en effet d’une forme spécifique de légitime défense.

III – Le jihād musulman comme forme particulière de légitime défense

La légitime défense musulmane est spécifique, car elle contient deux notions complémentaires : d’une part, la notion de « légitime défense » comme droit inhérent à la communauté musulmane (A), d’autre part, la notion « d’interventions humanitaires » (B). En droit international public contemporain, ces deux notions ont été développées séparément, de même qu’elles ont été incorporées dans des instruments juridiques différents.

A – La légitime défense musulmane comme droit inhérent à la communauté musulmane

Dans le cadre des relations internationales, la légitime défense est un droit qui appartient à tout État qui a subi une agression armée. Il s’agit d’un droit naturel inhérent à l’État (inherent right) (Arbour et Parent 2009 : 703)[37]. Son but est de repousser cette agression et de rétablir la légalité. Ainsi, si l’attaque constitue « la négation du droit, dit Hegel, la défense devient la négation de cette négation, donc l’affirmation du droit » (Calogeropoulos-Stratis 1986 : 24). En d’autres termes, il s’agit d’un droit reconnu par toutes les traditions juridiques et philosophiques, y compris la tradition juridique musulmane.

En droit musulman, cette légitime défense trouve son fondement dans plusieurs versets coraniques ainsi que dans plusieurs hadīths du prophète. Elle englobe aussi bien les ripostes contre les agressions armées effectives que les ripostes contre les menaces sérieuses d’attaques qui peuvent peser sur la communauté musulmane.

En termes coraniques, les musulmans sont tenus de repousser toute agression commise contre eux. « Combattez dans le sentier de Dieu ceux qui vous combattent, et ne transgressez pas. Certes, Dieu n’aime pas les transgresseurs » (Coran, sourate 2, verset 190). Ils sont aussi tenus de se prémunir contre toute menace, puisque le Coran commande au prophète : « Et si tu crains vraiment une traîtrise de la part d’un peuple, alors résilie (le traité) de façon équitable. Dieu n’aime pas les traîtres » (Coran, sourate 8, verset 58) ; et aussi, « ne combattrez-vous pas un peuple qui a rompu son pacte ? » (Coran, sourate 9, verset 13)[38].

Les musulmans sont également autorisés à mener la guerre pour récupérer leurs biens et leurs propriétés et pour mettre fin à l’injustice puisque : « Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués [de se défendre] parce que vraiment ils sont lésés ; et Dieu est certes capable de les secourir. Ceux qui ont été expulsés de leurs demeures, contre toute justice, simplement parce qu’ils disaient “Dieu est notre Seigneur” » (Coran, sourate 22, versets 39, 40) ; et encore, « ceux [les musulmans] donc qui ont émigré, qui ont été expulsés de leurs demeures, qui ont été persécutés dans Mon chemin, qui ont combattu, qui ont été tués, Je tiendrai certes pour expiées leurs mauvaises actions, et les ferai entrer dans les jardins sous lesquels coulent les ruisseaux, comme récompense de la part de Dieu […] Quant à Dieu, c’est auprès de Lui qu’est la plus belle récompense » (Coran, sourate 3, verset 195). En ce qui concerne les hadīths du prophète, il est rapporté que ce dernier avait dit que : « celui qui est tué alors qu’il défend ses biens est un martyr, celui qui est tué alors qu’il défend sa foi est un martyr, celui qui est tué alors qu’il défend sa vie est un martyr et celui qui est tué alors qu’il défend sa famille est un martyr » (Al-Tirmīdhī s.d., en ligne).

En droit international public contemporain, ce « droit inhérent » de légitime défense est incorporé dans la Charte des Nations Unies. Tout comme en droit musulman, il s’agit d’un recours exceptionnel à la force qui ne saurait être exercé d’une façon arbitraire. Contrairement au droit musulman, lequel autorise l’exercice de ce droit à titre préemptif[39], l’article 51 de ladite Charte prévoit que ce recours à la force n’est légitime que « dans le cas où un membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée » et « non l’objet de la simple éventualité ou même de la forte probabilité de la survenance d’une agression » (Laghmani s.d., en ligne). À vrai dire, la formulation de cet article a soulevé, depuis sa rédaction, dans son interprétation et son application, de nombreuses controverses[40]. Comme le souligne un auteur,

[t]he key interpretative problem lies in the first part of the first sentence. The phrase “nothing ... shall impair” and the reference to the “inherent” right of self-defence have been invoked by several scholars as evidence that the Charter did not impose any limitations on the preexisting customary right of self-defence. According to these authors, the phrase “if an armed attack occurs” was only intended to give particular emphasis in a declaratory manner, for self-defence in the case of an armed attack. Hence, Article 51 was not incompatible with the broader customary right of self-defence, which allegedly allowed for self-defence in certain situations in which no armed attack had occurred, and which was simply left unabridged. Most proponents of this approach support the legality of anticipatory self-defence, before an actual attack is launched

Ruys 2010 : 58

Ce même auteur cite D.W. Bowett pour qui la légitime défense peut concerner « d’autres situations, par exemple pour faire valoir des droits légaux, pour entreprendre des représailles armées ou même pour protéger des intérêts économiques à l’étranger » (Ruys 2010 : 58, notre traduction). Pour le professeur Myres MacDougal, l’article 51 de la Charte « n’exclut pas la possibilité d’une action militaire préventive en cas de simple menace ». En se référant au texte anglais de cet article, l’auteur soutient que l’expression if an armed attack occurs ne devrait pas être lue comme signifiant if, and only if, an armed attack occurs (McNair 2016 : 90).

Au lieu de parler d’attaques ou de guerres préventives en raison notamment des conséquences fâcheuses de l’intervention américaine en Irak, la doctrine juridique des deux dernières décennies a orienté le débat vers l’acceptation ou le rejet de la défense anticipatoire. Ce nouveau débat, s’il peut être qualifié ainsi, ne s’est pas matérialisé par un consensus autour de la légitimité de cette forme de recours à la force.

Si importantes soient-elles, nous pensons que ces controverses ne veulent nullement dire que le concept de légitime défense est remis en cause. Le principe lui-même est « à l’abri de toute discussion » (Pellet et Fauchille 1976 : 878). C’est plutôt son utilisation à titre préemptif ou à titre anticipatoire qui n’est pas exempte de difficultés théoriques et pratiques. C’est en raison de ces difficultés que nous adhérions à l’interprétation post-Charte selon laquelle la condition de l’attaque armée de l’article 51 de la Charte n’a pas de portée indicative ou illustrative. Au contraire, l’attaque armée est la condition pour l’activation de la légitime défense et, en son absence, aucune légitime défense ne peut être invoquée (Ruys 2010 : 60). Il s’agit, à notre avis et comme le suggère un courant non négligeable de la doctrine internationale (voir Brownlie 1961 ; Gray 2006 : 555-563 ; Simma et al. 2002 ; Dinstein 2001 ; Corten 2003 ; Corten et Klein 1996), d’une interprétation qui respecte aussi bien l’esprit de la Charte de l’Onu que les principes interprétatifs enchâssés dans la Convention de Vienne sur le droit des traités puisque « all of the primary interpretative elements indicate that the phrase “if an armed attack occurs” forms an integral part of, and essential condition for, the exercise of the right of self-defence » (Ruys 2010 : 60).

Cette interprétation est également conforme à la notion d’agression armée telle que précisée dans la Résolution 3314 (xxix) de l’Assemblée générale des Nations Unies du 14 décembre 1974 selon laquelle « l’agression est l’emploi de la force armée par un État contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies »[41].

Et elle correspond enfin à l’interprétation faite par la Cour internationale de Justice (cij) dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci. En effet, dans cette décision, la Cour déclare que : « dans le cas de la légitime défense individuelle, ce droit ne peut être exercé que si l’intéressé a été victime d’une agression armée », en ajoutant que « si la notion d’agression armée englobe l’envoi de bandes armées par un État sur le territoire d’un autre État, la fourniture d’armes et le soutien apporté à ces bandes ne sauraient être assimilés à l’agression armée »[42].

En ce sens, nous pensons que la légitime défense, en tant que droit inhérent et naturel[43], ne peut pas être exercée à titre préventif (Thierry 1990 : 142). D’ailleurs, la pratique internationale a montré, à de nombreuses reprises, son rejet et son opposition à de cette doctrine (Ruys 2010 : 39).

En sus de ce « droit inhérent » reconnu à la communauté musulmane en vue de repousser les agressions dont elle est victime, nous pensons qu’en droit musulman, la légitime défense englobe également les interventions humanitaires qui visent à secourir et à protéger les populations civiles.

B – Les interventions humanitaires comme partie intégrante de la légitime défense musulmane

Notre lecture, et interprétation, des règles coraniques et des paroles du prophète, nous permet de déduire qu’en droit musulman, l’intervention humanitaire qui constitue un recours légitime au jihād armé, comporte deux types d’actions. Le premier consiste en l’obligation qui pèse sur les musulmans de secourir leurs coreligionnaires opprimés par une puissance étrangère. Il s’agit d’une obligation qui trouve son fondement dans les prescriptions coraniques qui déclarent que « [l]es croyants ne sont que des frères. Établissez la concorde entre vos frères » (Coran, sourate 49, verset 10) et que « [l]es croyants et les croyantes sont alliés les uns des autres. Ils commandent le convenable, interdisent le blâmable, accomplissent la salât, acquittent la Zakat et obéissent à Dieu et à Son messager. Voilà ceux auxquels Dieu fera miséricorde, car Dieu est Puissant et Sage » (Coran, sourate 9, verset 71). Les exégètes du Coran sont unanimes pour dire que l’alliance dont il s’agit ici est une alliance d’aide, de compassion, d’amour et de secours militaire (Ibn Kathīr s.d., en ligne ; Ben Achour 1984 ; Ridha 1925).

Cette obligation découle aussi de la sunna, puisque selon le prophète, « le musulman est le frère du musulman. Il ne lui fait pas d’injustice et ne le trahit point. Celui qui aide son frère à satisfaire ses besoins, Dieu l’aide à satisfaire les siens. Celui qui dissipe une situation affligeante à un musulman, Dieu lui en dissipe une le jour de la résurrection. Celui qui couvre les défauts d’un musulman, Dieu lui recouvre les siens le jour de la résurrection » (Al-Tirmīdhī s.d., en ligne, hadīth 1426). Plus encore, Bukhāri rapporte que lorsque le prophète a dit « Secours ton frère, qu’il soit injuste ou opprimé ! Quelqu’un dit : “Ô Messager de Dieu ! Je l’aide quand il est victime d’une injustice, mais s’il se montre injuste, comment pourrais-je le secourir ?” Il dit : “En l’empêchant d’être injuste, et en cela, tu l’auras secouru” » (Al-Bukhārī, s.d., en ligne : hadīth 2312).

Le deuxième type d’action constitutif de « l’intervention humanitaire musulmane » consiste en l’obligation qui pèse sur les musulmans de secourir les peuples opprimés. Le Coran commande aux musulmans : « Et qu’avez-vous à ne pas combattre dans le sentier de Dieu, et pour la cause des faibles : hommes, femmes et enfants qui disent “Seigneur ! Fais-nous sortir de cette cité dont les gens sont injustes, et assigne-nous de Ta part un allié, et assigne-nous de Ta part un secoureur” » (Coran, sourate 4, verset 75). Pour le prophète, qui a souvent manifesté son admiration pour le Pacte des braves ou des vertueux (hilf al-fudūl) conclu par les différentes tribus arabes avant l’avènement de l’islam et fondé sur l’obligation de secourir toute personne victime d’une injustice ou une agression (Abū Salih 2008 : 87)[44], « [t]out musulman qui soutient un être humain sur terre, Dieu l’aidera le jour du jugement » (Al-Tirmīdhī s.d., en ligne, hadīth 1924).

Si nous nous sommes livré à un exercice d’interprétation des règles contenues dans les sources du droit musulman, c’est parce que nos recherches nous ont permis de constater que le concept d’intervention humanitaire n’a été abordé que timidement par la doctrine juridique musulmane, en dépit de ses fondements solides dans les sources sacrées du droit musulman. Plus encore, ceux qui se sont intéressés à cet aspect n’ont reconnu que les interventions humanitaires visant à protéger et à sauver des coreligionnaires, à savoir des musulmans. D’ailleurs, les jurisconsultes musulmans n’avaient considéré que « les cas de persécution de musulmans vivant sous le pouvoir de puissances étrangères comme un casus belli » (Laghmani 2003 : 27), sans pour autant étendre cette règle aux non-musulmans.

Cependant, cette faiblesse doctrinale ne nous empêche pas d’affirmer que la notion « d’intervention humanitaire », telle qu’elle ressort du Coran et de la sunna, se rapproche de celle développée par le droit international public contemporain. En effet, dans le corpus du droit international, les interventions humanitaires sont conçues comme des exceptions au principe d’interdiction de recours à la force. C’est une exception qui, elle aussi, comporte deux types d’actions (Emanuelli 2004 : 663). Le premier est celui qui accorde à un État la possibilité d’intervenir unilatéralement pour protéger ses nationaux dont la vie ou l’intégrité se trouveraient menacée à l’étranger[45]. C’est la thèse défendue par Oppenheim et par d’autres juristes contemporains, tels Brierly et Bowett, qui allèguent que ce droit est reconnu par le droit international coutumier (Arbour et Parent 2009 : 700). Ainsi, dans l’Affaire des biens britanniques au Maroc espagnol (1925), l’arbitre Max Huber affirme que, d’une part :

[l]e caractère territorial de la souveraineté est un trait si essentiel du droit public moderne, que l’intervention étrangère dans les rapports entre l’État territorial et les individus soumis à sa souveraineté ne peut être admise qu’à titre exceptionnel

et que, d’autre part,

il est incontestable qu’à un certain point l’intérêt d’un État de pouvoir protéger ses ressortissants et leurs biens doit primer sur le respect de la souveraineté territoriale. Ce droit d’intervention a été revendiqué par tous les États : ses limites seules peuvent être discutées.

Huber 1925 : 641-642

Le deuxième type d’intervention humanitaire est celui qui permet à un ou plusieurs États d’intervenir sur le territoire d’un État étranger afin de secourir et de protéger la vie des populations qui y habitent, quand l’État en question n’a plus les moyens d’assurer cette protection (Arbour et Parent 2009 : 702) ou lorsqu’un gouvernement commet des violations graves des droits de la personne, puisque, selon les mots du professeur Arntz, « quelque respectables que soient les droits de souveraineté et d’indépendance des États, il y a quelque chose de plus respectable encore, c’est le droit de l’humanité qui ne doit pas être outragé » (Paye 1996 : 13).

Dans la pratique et en raison des controverses juridiques et politiques (et même linguistiques) qu’il suscite, notamment quant à sa légalité (Arbour et Parent 2009 : 702), ce type d’intervention est limité à des circonstances très précises qui peuvent être constitutives d’une menace contre la paix et la sécurité internationales selon les termes du chapitre VII de la Charte de l’Onu. C’est dans ce cadre que le Conseil de sécurité a autorisé l’opération militaro-humanitaire en Somalie en 1992[46], ainsi qu’une opération d’intervention au Rwanda[47]. Nous pensons, toutefois, que le développement, depuis la dernière décennie du siècle passé, du concept de la responsabilité de protéger, est de nature à donner plus de consistance et de signification aux interventions humanitaires. Tel que décrit dans le rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (2001, en ligne), ce principe accorde à la communauté internationale un pouvoir pour « aider à protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité » au cas où « les autorités nationales n’assurent manifestement pas leurs populations » contre ces crimes. C’est d’ailleurs dans ce cadre que le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté le 30 mars 2011, à l’unanimité, la Résolution 1975 sur la situation en Côte d’Ivoire. C’est également dans ce même cadre que le Conseil a adopté les Résolutions 1970[48] et 1973 sur la situation en Libye afin « d’assurer la protection des civils et des secteurs où vivent des civils, et pour faciliter l’acheminement, sans obstacle ni contretemps, de l’aide humanitaire tout en garantissant la sécurité du personnel humanitaire »[49]. Certes, les résultats désastreux de l’intervention en Libye ont suscité beaucoup de méfiance à l’égard de ce « nouveau-né » du droit international ; méfiances matérialisées notamment par les oppositions russe et chinoise à toute intervention militaire en Syrie sous la bannière de la responsabilité de protéger. Cependant, nous pensons que la responsabilité de protéger en tant que mécanisme pour protéger les populations civiles est porteur de valeurs universelles, abstraction faite des comportements de certaines puissances mondiales qui cherchent à contourner le droit international et à instrumentaliser ses institutions. Contrairement aux opinions de nombreux juristes et non-juristes[50], nous pensons qu’il est primordial de distinguer les valeurs véhiculées par les règles matérielles du droit international, telles que la r2p, et la mauvaise application de celles-ci par certaines puissances mondiales.

En effet, les conditions et les fondements de mise en oeuvre de la r2p sont le fruit de nombreuses années de discussions, formelles et informelles, entre les membres de la communauté internationale. Il suffit de jeter un regard sur le rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États pour constater la diversité des origines et des cultures de ses rédacteurs[51]. Autrement dit, la responsabilité de protéger n’est pas une création des « superpuissances blanches », non plus qu’elle n’a pour objectif de contourner la Charte des Nations Unies (Herman et Peterson 2009, en ligne). Elle ne va ni légitimer ni créer les comportements hégémoniques. Les juristes arabes et musulmans – et autres – qui critiquent la r2p ressemblent, à notre avis, à ceux qui ont vu dans la Charte des Nations Unies un outil de colonisation. Ce faisant, ils oublient que de nombreux pays arabes et musulmans figuraient parmi les 47 signataires de la Déclaration des Nations Unies de 1942 qui a préparé le terrain pour la conférence de San Francisco et l’adoption de la Charte de 1945 ! De même qu’ils oublient que

Muslim states have been active participants as non-permanent members of the Council since 1946, being elected in 53 of the 67 rounds of voting, or gaining representation in 75 % of votes held.

MacQueen 2010 : 51

Ils oublient également que la quasi-majorité des pays colonisés, pays africains et musulmans en tête, ont accédé à l’indépendance après 1945.

À vrai dire, sans nier l’existence d’intérêts stratégiques et autres, nous pensons qu’il est temps que certains juristes et intellectuels musulmans cessent d’analyser tous les événements qui prennent naissance dans le monde musulman à l’aune de la soi-disant pax americana, toujours avide d’interventionnisme et d’hégémonie. Plus encore, nous pensons que les juristes musulmans ont dans leur héritage juridique et théologique de quoi défendre les valeurs intrinsèques de la responsabilité de protéger. Qui plus est, l’obligation de secourir l’affligé (ighāthatu al-musstajīr), bien ancrée dans le droit musulman, n’est, à notre avis, que la traduction islamique de cette responsabilité de protéger. Le Coran a d’ores et déjà comparé la sauvegarde de la vie d’une seule personne à la sauvegarde de toute l’humanité. Il dit : « […] et quiconque lui fait don de la vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes » (Coran, sourate 5, verset 32). Dans le même sens, secourir une personne dans le besoin est considéré comme un geste de bienfaisance et d’équité.

Dieu ne vous défend pas d’être bienfaisants et équitables envers ceux qui ne vous ont pas combattus pour la religion et ne vous ont pas chassés de vos demeures. Car Dieu aime les équitables. Dieu vous défend seulement de prendre pour alliés ceux qui vous ont combattus pour la religion, vous ont chassés de vos demeures et ont aidé à votre expulsion. Et ceux qui les prennent pour alliés sont les injustes.

Coran, sourate 60, versets 8, 9

Le prophète avait d’ailleurs clairement reconnu que « Dieu aime le secours de l’affligé » (Al-Munawi 2009 : 287), abstraction faite de sa race, de sa couleur ou de sa religion, et que celui qui ne porte pas secours à son voisin n’est pas considéré comme un bon croyant (Afifi-Ghazi 2011). Ainsi, dit-il, « [p]ersonne n’atteindra la foi parfaite en s’endormant le ventre plein alors que son voisin a faim ». Ces versets et ces paroles ne sont que quelques exemples de l’obligation de secours qui incombe à tout musulman capable envers tout être humain. Ce n’est pas « une question de religion [puisqu’]un être humain est un être humain » (Grignon et al. 2008 : 221).

Plus large, mais moins élaborée que les notions de « légitime défense » et « d’intervention humanitaire » telles que développées par le droit international public contemporain, nous pensons que la notion de « légitime défense musulmane » est à la fois le « fait générateur » du jihād musulman et son synonyme. Par sa stabilité historique et son bien-fondé doctrinal, la conception du jihād à vocation défensive a facilité, non seulement l’adhésion des pays musulmans aux différentes institutions et aux divers instruments du droit international, mais elle a également permis à ces pays d’être parmi les principaux édificateurs de ce droit, de même qu’elle a permis à de nombreux juristes de pays musulmans d’amorcer un projet de rapprochement entre les principes du droit musulman et les principes du droit international en vue « de faire ressortir leurs convergences et de marquer leur parenté harmonieuse dès le principe » (Rechid 1937 : 375).

Conclusion

Ainsi qu’il est possible de le constater, l’opinion selon laquelle le jihād revêt une vocation purement défensive semble être une opinion répandue. C’est une tendance qui a encore été renforcée lors du démantèlement de l’Empire ottoman en 1923, par l’émergence d’un courant d’intelligentsia civile et militaire, composé en partie d’une élite élevée conformément « à la tradition “laïque” qu’Olivier Carré évoque à propos de l’histoire musulmane » (Bozarslan 2004 : 82). De ce courant se dégage une idée maîtresse, à savoir la nécessité de procéder à une relecture des références religieuses et de tirer profit du développement politique et scientifique de l’Occident. D’ailleurs, les mouvements de décolonisation, bien que généralement menés sous des bannières religieuses (Ben Bella 1985, en ligne), dans le but notamment d’avoir le soutien et l’adhésion de la masse populaire, n’ont pas réussi à réintroduire le concept de la binarité classique qui divisait le monde en deux blocs antagonistes.

Plus encore, les pays musulmans qui ont accédé à l’indépendance sont demeurés régis par le principe colonial uti possidetis et ce qu’il implique en termes de sauvegarde des frontières tracées par les puissances coloniales[52]. Davantage même, ces pays se sont lancés dans une vaste entreprise d’occidentalisation de leurs législations. La vague de codification, imposée[53] ou volontaire, des différentes branches du droit, en s’inspirant du modèle français[54] ou suisse[55], qui a donné une nouvelle physionomie au droit musulman, en est la preuve la plus marquée. Les études que nous avons menées dans le cadre du groupe de recherche sur les systèmes juridiques dans le monde nous ont amené à constater que la majorité des systèmes juridiques des pays de traditions musulmanes sont des systèmes mixtes (JuriGlobe), et que, de nos jours, « dans un certain nombre de pays de tradition musulmane, le droit musulman tend à être cantonné au seul domaine du statut personnel, celui-ci pouvant être toutefois assez largement entendu » (Fathally et Mariani 2009 : 14).

Disons-le encore une fois, contrairement aux discours guerriers et aux actes abjects de Daech, d’al-Qaïda et de tous ces groupes terroristes qui pullulent aux quatre coins de la planète, le jihād musulman n’a pas une vocation offensive visant à répandre l’islam par la force. Notre étude de l’évolution historique du jihād montre que la vocation défensive est l’essence et la raison d’être de ce concept. Certes, la vocation offensive a occupé une place importante dans la doctrine et la pratique des musulmans, mais il s’agit d’une interprétation qui n’a jamais été aussi stable et aussi homogène que celle portant sur la vocation défensive. L’interprétation qui attribue au jihād une vocation offensive est une interprétation « politique », même si ces défenseurs ont toujours essayé de lui donner un fondement théologique et juridique.

Entre une interprétation qui fait l’unanimité de la communauté musulmane et une interprétation qui est à la fois contestée sur le plan doctrinal et seulement acceptée par une minorité des musulmans depuis le viie siècle, il est clair, du moins pour les musulmans, que l’interprétation stable, constante, majoritaire et non contestée du jihād devrait être considérée comme la vraie interprétation ! Le prophète n’avait-il pas dit que sa « communauté ne tombera jamais d’accord sur une erreur » ? Enfin, nous pensons que c’est cette assise doctrinale et historique du jihād défensif qui a permis aux juristes et aux gouvernements musulmans de défendre, sans complexes, les valeurs véhiculées par le droit international contemporain et le principe de non-recours à la force sauf en cas de légitime défense ou pour porter secours aux populations opprimées. Car admettre que le jihād musulman est foncièrement offensif équivaudrait à dire que le droit musulman ne doit assurer aucune protection aux non-musulmans, qu’ils soient combattants ou non-combattants. La faiblesse de ce raisonnement, aussi bien sur le plan historique (les musulmans et les non- musulmans ont toujours vécu côte-à-côte depuis le viie siècle) que doctrinal, confirme nos propos et les propos des auteurs qui ont « délégitimé » la doctrine guerrière et offensive du jihād.

Comme l’a bien expliqué Marcel Boisard, ancien diplomate suisse et représentant du cicr,

[l]a révélation coranique admet la violence et légitime la guerre. Toutefois, la lutte n’est autorisée que pour réprimer l’injustice. L’autorisation d’entreprendre le combat armé est explicitement motivée et immédiatement limitée. La guerre doit nécessairement être déclarée en tant qu’auto-protection ou légitime défense, l’agression ou l’initiation des combats, sans raison valable, sont interdites. La violence répond à la violence ; la force à l’injustice.

Boisard 1979 : 244