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En 2011, lors de l’éclosion de ce qu’on a appelé le « printemps arabe », le monde était rempli d’espoir devant la perspective du développement d’une véritable démocratie dans les pays arabes concernés, au premier chef la Tunisie et l’Égypte, mais également la Libye et la Syrie. Or, quelques années plus tard, force est de constater que les révolutions n’ont pas eu l’effet escompté, sauf peut-être en Tunisie. La mise en oeuvre des idées libérales apparaît donc, pour le moment, constituer un échec, puisque le président égyptien élu au lendemain du retrait de Hosni Moubarak, Mohamed Morsi, a été destitué un an seulement après son entrée en fonction et que la guerre civile fait rage depuis plus de cinq ans déjà en Syrie. Sami Aoun, dans son ouvrage La rupture libérale. Comprendre la fin des utopies en Islam, examine les causes de ces échecs apparents au sein de l’espace arabo-musulman.
L’auteur analyse, dans les trois premiers chapitres, les crises que traversent les différentes idéologies au sein de la région arabo-musulmane : l’islamisme (ou l’islam politique), le libéralisme arabe, le nationalisme et la gauche. Il présente, dans son dernier chapitre, la situation qui prévaut dans certains États arabes depuis l’éclosion du printemps arabe. En ce qui concerne les crises idéologiques, l’auteur révèle qu’elles semblent généralement relever en premier lieu d’un manque de théorisation qui les lierait de manière concrète à la réalité arabe. Par exemple, le libéralisme et la gauche semblent avoir été importés d’autres régions (le libéralisme de l’Occident, la gauche de l’Union soviétique/Russie, de la Chine et de l’Europe), sans qu’une attention particulière ait été portée sur la manière dont une telle idéologie pourrait s’intégrer harmonieusement au sein de la culture arabe. Pour ce qui est du panarabisme, qui s’inscrit dans l’idéologie nationaliste, on y emploie, selon Sami Aoun, un discours passéiste idéalisant l’histoire et le patrimoine arabes, mais ne trouvant guère plus de fondement dans le présent. On aurait tendance à verser dans un « attentisme messianique » jusqu’à la venue du « leader sauveur », ne prévoyant ainsi généralement pas de plan concret pour atteindre « l’Unité arabe », par exemple en menant « une réflexion profonde sur les fondements de toute unité, comme l’interdépendance économique et les alliances stratégiques » (page 129).
En second lieu, bon nombre des partis politiques se réclamant des idéologies préalablement nommées ont eu de la difficulté à élaborer un programme politique cohérent. En ce qui a trait aux partis islamistes, par exemple, l’auteur écrit que « la victoire électorale des mouvements islamistes n’a pas abouti en raison de plusieurs défis, dont principalement la capacité des islamistes de toutes tendances d’élaborer un programme cohérent sur l’ampleur des réformes ou la nature du système politique projeté, ainsi que leurs plans suggérés du nouvel ordre social envisagé » (pages 32-33). En troisième lieu, un autre facteur pouvant se révéler au coeur des crises idéologiques actuelles est le fait que bien souvent, une fois au pouvoir, les partis n’agissent pas conformément à leur programme politique et à leur idéologie affichée. On relèvera l’exemple de « partis libéraux qui s’associent sans gêne à des partis islamistes ou socialistes à des fins purement électoralistes ou seulement pour participer au gouvernement sans égard à l’affinité idéologique » (page 115). Ils agiraient ainsi bien souvent en fonction de leurs propres intérêts et de façon à demeurer ou à accéder au pouvoir. Cela les empêcherait de réaliser bon nombre de leurs objectifs, comme l’achèvement des droits de la personne tels qu’on les conçoit dans les démocraties.
En ce qui a trait à l’échec de la majorité des expériences révolutionnaires liées au printemps arabe, le professeur Aoun l’explique principalement par trois facteurs. Le premier est que la spontanéité inhérente à ces révolutions faisait en sorte que, d’une part, leur organisation était limitée et que, d’autre part, elles souffraient d’un « faible contenu démocratique libéral » (page 220). Le deuxième facteur est que différents groupes n’ayant pas les mêmes visées de liberté que les jeunes manifestants, au premier chef des mouvements islamistes, auraient profité de l’opportunité de soutenir la révolution, s’assurant par la suite une place au pouvoir. Le troisième facteur est que les dynamiques régionales auraient contribué à « aggraver l’effondrement de l’État central » ; le cas de la Syrie est sans doute ici le plus frappant.
Enfin, cet ouvrage paru en 2016 revêt un intérêt scientifique et actuel certain, analysant les causes des crises idéologiques qui sévissent en ce mo- ment même au sein de l’espace arabo- musulman. Sans nécessairement mener une étude comparative de la situation dans les différents États arabes, l’auteur présente ces pays de façon quasi holistique, nous amenant du Maroc au Bahreïn, en s’attardant au passage sur le Liban. Par ailleurs, cet ouvrage comporte un grand défaut, qui est sans contredit la qualité du français. En effet, la syntaxe et la ponctuation, notamment, ne sont pas bien maîtrisées, ce qui nuit à une lecture fluide et, surtout, rend certaines phrases difficiles à comprendre. L’ouvrage n’en demeure cependant pas moins pertinent pour les néophytes, les universitaires et les autres professionnels du domaine. D’une part, les profanes y trouveront une synthèse de différents éléments historiques, culturels et idéologiques des plus instructifs sur plusieurs États arabes. D’autre part, les initiés y découvriront des pistes de réflexion pour des solutions à moyen et long terme en vue de remédier aux crises idéologiques qui font rage dans l’espace arabo-musulman.