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Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis, revendiqués par Al-Qaïda, ont marqué un tournant important sur la scène internationale. Planifiés à partir de l’Afghanistan, ces attentats ont précipité l’invasion de ce pays en octobre 2001 par une coalition que dirigeaient les États-Unis. En décembre 2001, la résolution 1386 (2001) des Nations Unies autorisait, sous les dispositions prévues au chapitre VII de la Charte, la création de la Force internationale d’assistance à la sécurité (fias) pour aider l’autorité intérimaire afghane à maintenir la sécurité à Kaboul. Dans le cadre de son engagement en Afghanistan, le Canada a d’abord pris part à une mission de stabilisation, de 2002 à 2005, au sein de la fias à Kaboul. Au printemps 2005, la mission militaire canadienne s’est progressivement déployée dans la province de Kandahar, prêtant ainsi main-forte à l’opération américaine Enduring Freedom. C’est à partir d’août 2005 que le Canada a pris le commandement de l’Équipe provinciale de reconstruction (epr) à Kandahar, qui est devenue un élément central de la mission du Canada en Afghanistan.

Au cours de la même année, le gouvernement du Canada annonçait dans son Énoncé de politique internationale du Canada (epi) l’adoption d’une nouvelle stratégie d’intervention dite pangouvernementale afin de mieux répondre aux situations complexes de crise et de reconstruction après-conflit. L’engagement du Canada au sein de l’epr s’inscrivait en droite ligne avec cette nouvelle stratégie d’intervention adoptée par le gouvernement[1]. Le Canada a ainsi mis à contribution l’expertise et les ressources des Forces armées canadiennes (fac), du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (maeci), de l’Agence canadienne de développement international (Acdi)[2], du Service correctionnel Canada (scc) et de la police civile (polciv)[3] pour collaborer à des initiatives de reconstruction et de renforcement des capacités. Bien que cette stratégie pangouvernementale ait été conçue comme un outil d’intervention optimal afin de répondre aux nouvelles réalités internationales, l’absence de directives du gouvernement du Canada pour guider la collaboration interministérielle sur le terrain a rapidement cédé le pas à d’importantes tensions organisationnelles.

Cet article s’interroge par conséquent sur les raisons pour lesquelles des tensions organisationnelles ont émergé à l’epr et sur la manière dont ces tensions ont affecté les dynamiques de collaboration interministérielle. Pour examiner ces sensibilités organisationnelles, l’étude s’appuie sur la littérature de la théorie des organisations et elle adopte une analyse féministe pour étudier le phénomène de subordination des organisations. Selon nous, le fait que l’engagement du Canada était mis en oeuvre dans un environnement hautement militarisé où la culture militaire était prédominante a eu un impact significatif sur les possibilités de collaboration interministérielle. L’hypothèse défendue est la suivante : la culture de masculinité militarisée présente à Kandahar a contribué à instaurer entre les partenaires gouvernementaux des rapports hiérarchiques socialement construits qui ont eu pour effet de privilégier les intérêts sécuritaires au détriment de ceux de gouvernance et de développement.

Afin de comparer les cultures organisationnelles des agences et des ministères à l’epr, il a d’abord été nécessaire d’établir une grille d’analyse pour dégager sous forme thématique un ensemble de critères servant à comparer les organisations entre elles. Après avoir établi six thèmes de comparaison, nous avons pu mettre en évidence les principes sous-jacents qui guident la conduite des ministères de la Défense, des Affaires étrangères et du Développement, de même que celle des policiers et du service correctionnel, puis comprendre de quelle manière les valeurs associées à la masculinité ont joué un rôle déterminant dans la hiérarchisation des dynamiques de pouvoir au sein du partenariat pangouvernemental. L’application d’une perspective féministe dans cette étude a le mérite d’expliquer en partie les raisons qui se cachent derrière les frustrations des partenaires gouvernementaux qui ont participé à l’approche pangouvernementale canadienne en Afghanistan et de tirer des leçons sur les politiques à mettre en place pour optimiser les interventions canadiennes à l’étranger.

I – Un cadre d’analyse basé sur la théorie des organisations avec une perspective féministe

Afin d’examiner les sensibilités des organisations publiques engagées dans un effort pangouvernemental, cette étude s’appuie sur la littérature de la théorie des organisations et intègre une perspective féministe. Nous nous intéressons particulièrement à l’apport des courants féministes à l’analyse de la culture organisationnelle, de même qu’à leur façon d’analyser le phénomène de subordination des organisations. L’application d’une perspective féministe au sujet d’étude contribue à approfondir la compréhension des tensions organisationnelles qui ont émergé à l’epr en tenant compte des rapports de pouvoir et de subordination propres aux dynamiques d’interactions interministérielles.

Il est particulièrement important dans les études sur la guerre et la paix en relations internationales de reconnaître que la masculinité est étroitement associée à la guerre et au militarisme. L’importance de la masculinité dans le processus de la guerre est cruciale et l’on pourrait même dire que la guerre engendre la masculinité autant qu’elle est produite par elle. Particulièrement présente dans les zones de conflit, la culture guerrière masculine teinte les rapports de pouvoir et tend à valoriser les attributs associés à la masculinité au détriment des valeurs associées à la féminité. Les spécificités de la masculinité militarisée sont intériorisées par ses membres et ont pour effet de renforcer les rapports de pouvoir et les rapports hiérarchiques entre les sexes (Enloe 1989 ; Eichler 2014 ; Hooper 1998 ; Kronsell 2005 ; Willet 2010).

Le concept de culture organisationnelle est important, car il est révélateur de la raison d’être d’une organisation, de laquelle découle le sens des objectifs que celle-ci poursuit dans son environnement externe. Essentiellement, la culture organisationnelle indique comment une organisation se perçoit et désire être perçue. En plus de guider les façons de faire d’une organisation dans ses procédures et ses routines, la culture organisationnelle se reflète également dans les valeurs fondamentales, symboles et pratiques collectives partagés par les membres d’une organisation (Duffey 2000 : 148 ; Bentley 2010 : 1-3 ; Minear et Weiss 1993 : 69). Edgar H. Schein donne de la culture organisationnelle la définition suivante :

Le pattern des principes ou postulats de base qu’un groupe donné a créés, découverts ou développés, en apprenant à traiter ses problèmes d’adaptation à l’environnement extérieur et d’intégration interne, et qui se sont avérés suffisamment efficaces pour être considérés [comme] valables et qui, par conséquent, peuvent être enseignés aux nouveaux membres comme la bonne manière de percevoir, de penser et de sentir, par rapport à ces problèmes.

Schein 1991 : 176

C’est à travers un processus d’acculturation[4] que les membres d’une organisation apprennent et intègrent les règles ainsi que les modèles de conduite prescrits par leur culture organisationnelle (Duffey 2000 : 148). La transmission de la masculinité s’effectue ainsi à travers les valeurs et les principes sous-jacents de l’organisation militaire qui fait la promotion notamment de la force, de la discipline et de l’ordre, de l’héroïsme et de la violence. Ces valeurs masculines sont intériorisées par le membre, influençant dès lors la façon dont ce dernier perçoit son environnement, prend des décisions et se comporte au quotidien (Davis 2010 : 48). Ce processus d’acculturation établit un cadre culturel à l’intérieur duquel sont puisés les schèmes d’action qui permettent à un individu d’agir de façon « appropriée » dans son environnement. Dans des circonstances inhabituelles et des conditions de forte pression, les réactions et les mécanismes d’adaptation d’un militaire seront guidés par les habitudes et les façons de faire apprises par sa culture organisationnelle. Paradoxalement, les personnes chez qui l’acculturation est la plus forte sont celles qui ne prendront pas conscience de l’influence qu’exerce leur culture sur leur vie. En conséquence, un individu ne peut se rendre compte de sa propre acculturation à moins d’être exposé à une autre culture (Dasen 1993).

Dans le contexte d’une mission pangouvernementale, les agences et ministères sont poussés à collaborer et par la force des choses à être exposés à des cultures différentes de la leur. Lorsqu’il est confronté à un schème culturel qui ne cadre pas avec sa culture d’appartenance, un individu aura tendance à recourir à l’altérité, afin de mieux se définir par rapport à l’autre. L’ethnocentrisme joue alors un rôle important dans le processus d’acculturation et tend à s’exprimer par une tendance à privilégier les valeurs de sa propre société pour analyser celles des autres (Sumner 1906). L’ethnocentrisme permet aux membres de distinguer les communautés hors groupes (outgroup) qui sont jugées à travers les normes et les critères de l’endogroupe (ingroup). Cette compréhension partagée par les membres d’une même culture a pour effet de procurer un sentiment de sécurité, de familiarité et d’ordre (Kimmel 1998 : 59). Selon la définition qu’en ont donnée Preiswerk et Perrot (1975), « l’ethnocentrisme est défini comme l’attitude d’un groupe consistant à s’accorder une place centrale par rapport aux autres groupes, à valoriser positivement ses réalisations et ses particularismes, et menant à un comportement projectif à l’égard des hors-groupes qui sont interprétés à travers le mode de pensée de l’endogroupe » (p. 49). En d’autres mots, les membres de l’endogroupe auront tendance à tenir pour acquis que les schèmes de comportement qu’ils ont appris et intériorisés sont meilleurs que ceux des autres. Par exemple, la culture de masculinité militarisée aura tendance à opposer le masculin au féminin et à recourir à des stéréotypes qui renforcent les rapports de force inégaux : guerre/pacifisme, force/vulnérabilité, guerrier/victime, sang-froid/émotions, action/passivité, puissant/faible. Par conséquent, l’adoption d’un comportement par une personne à l’extérieur de l’endogroupe qui ne cadre pas avec les construits de la culture dominante, sera jugée déraisonnable et incompréhensible.

Dans une approche pangouvernementale, les organisations publiques se voient obligées de répondre positivement aux pressions extérieures les poussant à collaborer. Non seulement les plus petites organisations craignent que la nouvelle structure réduise leur autonomie, mais elles redoutent que celle-ci les assimile et que leurs valeurs et leurs préoccupations organisationnelles ne soient plus reflétées dans cette structure (Baumann 2008 : 71 ; Christensen et Laegreid 2006 : 17). Dans la littérature sur le développement international, le concept d’approche pangouvernementale a été particulièrement critiqué par la communauté, qui craignait que l’harmonisation des politiques ne réduise leur autonomie et leur capacité d’agir conformément à leur objectif de combattre la pauvreté (Patrick et Brown 2007 : 131). Cette communauté jugeait que l’approche pangouvernementale instrumentalisait le développement international de sorte que les ressources qui y seraient destinées servent aux impératifs sécuritaires et politiques, donnant ainsi au développement une importance secondaire (Brown 2008).

II – Méthodologie

Afin de vérifier l’hypothèse de recherche, deux sources de données ont été combinées : la participation observante et les entrevues. Cette section expliquera plus en détail ces méthodes d’investigation. La théorie des organisations avance que, pour comprendre les cultures organisationnelles, il est nécessaire d’explorer les significations intersubjectives partagées par les membres d’un groupe qui leur donnent un sens d’unité et d’identité. Pour découvrir les significations des cadres de référence spécifiques à une culture organisationnelle, la meilleure approche demeure l’observation (Smirchich 1983). Cet apprentissage de la compréhension d’une culture demande d’être mené sur une longue période, durant laquelle des entrevues peuvent être réalisées simultanément. Dans l’observation de sa participation, le chercheur est ainsi amené à utiliser ses « compétences sociales quotidiennes simultanément pour expérimenter et observer les interactions, les leurs comme celles des autres, au sein de configurations sociales diverses » (Tedlock 1992 : 13). Il est alors nécessaire de pouvoir tolérer un haut niveau d’ambiguïté et de s’abstenir de vouloir obtenir des réponses rapidement, si l’on veut percevoir ce qui se passe réellement dans le milieu d’observation.

Dans le cadre de cette étude, la collecte de données primaires a d’abord été recueillie en recourant à la participation observante lors de deux exercices de prédéploiement de trois semaines chacun, organisés par les fac qui préparent les militaires et les fonctionnaires gouvernementaux affectés en Afghanistan. Le premier de ces exercices a eu lieu en juin 2009, à la base de Wainwright en Alberta, et le second, en février 2010, à Fort Irwin en Californie[5]. L’exercice Maple Guardian a réuni approximativement deux mille militaires et une cinquantaine de civils venant du maeci, de l’Acdi, de la polciv et du scc. Cet exercice donnait la possibilité aux membres de l’epr de s’entraîner dans un environnement qui reproduisait au mieux les conditions d’opération en Afghanistan. La stratégie retenue pour recueillir les données fut d’observer activement les participants durant les deux exercices. La participation observante a permis de porter attention aux comportements non verbaux des participants et d’inférer certaines explications des informations qui n’étaient pas dites textuellement dans les entrevues. Étant donné l’impossibilité d’avoir accès au terrain en Afghanistan, cet exercice qui rassemble les militaires et experts civils canadiens appelés à être affectés ensuite à l’epr à Kandahar a fourni un échantillon d’intérêt pour étudier les relations civilo-militaires.

Par la suite, afin d’actualiser les données pour tenir compte des dynamiques réelles enclenchées entre les agences et ministères canadiens dans le théâtre opérationnel, des entrevues semi-dirigées ont été réalisées avec des représentants canadiens qui ont travaillé à l’epr entre 2008 et 2011. L’échantillon était constitué de quatorze représentants canadiens, venant de l’ensemble des agences et ministères présents dans l’epr à Kandahar : trois analystes politiques du maeci, trois agents de développement de l’Acdi, cinq officiers des fac, un policier de la grc et deux agents du scc. L’échantillon contenait aussi une entrevue avec un directeur de chacune des organisations civiles (Acdi, maeci, grc et scc) afin de bien saisir les enjeux politiques présents au niveau décisionnel. Puisque la majorité des répondants qui ont participé à l’étude sont toujours au service du gouvernement, il fut choisi de préserver leur anonymat et de rapporter les résultats en ne mentionnant que leur organisation d’origine. Une fois les entrevues terminées, l’ensemble des données qualitatives obtenues ont été catégorisées en scrutant le verbatim ligne par ligne.

Ma position en tant que chercheure, civile, femme, francophone, ancienne militaire ayant servi en Afghanistan et fonctionnaire a influencé mon processus de recherche. D’abord, mon statut d’assistante de recherche civile durant l’exercice Maple Guardian m’a conféré une certaine flexibilité qui m’a permis de me soustraire à l’environnement hiérarchique socialement construit de l’epr. Néanmoins, je suis consciente que le fait d’avoir été réserviste au sein des fac a rendu plus difficile pour moi le traitement de questions de genre, puisque j’ai été exposée à une conception neutre du genre durant mes années de service (voir l’article de Maya Eichler dans ce numéro). Mon service au sein des fac et ma présence sur le théâtre opérationnel à Kandahar m’ont certainement aidée à gagner de la crédibilité dans les entretiens que j’ai réalisés avec des militaires. En revanche, mes connaissances pouvaient rapidement se révéler très limitées dans un entretien avec les militaires, qui avaient tendance à utiliser des acronymes très spécialisés liés à leur fonction dans un quartier général. Je réalise également que mon analyse comprendra inévitablement des biais culturels malgré mes efforts pour les amoindrir. Les données primaires comportaient en effet des préjugés et des jugements ethnocentriques dont je devais tenir compte comme chercheure, mais de façon à saisir la culture organisationnelle dans son ensemble. Le poste de fonctionnaire pour le gouvernement du Canada que j’occupe maintenant facilite ma compréhension de la position des civils et m’est utile pour mieux saisir comment ces personnes se sont senties durant leur affectation au sein de l’epr. Par ailleurs, en tant que francophone, j’ai parfois eu de la difficulté à bien comprendre des parties de conversation qui se déroulaient en anglais ; cela n’a toutefois pas affecté les entrevues enregistrées. Mes différentes expériences, comme chercheure, ancienne militaire et maintenant fonctionnaire, m’aident à me distancier de mon sujet de recherche et à tirer des conclusions plus nuancées. Cela étant dit, la nature de ce sujet de recherche demeure basée sur des interprétations subjectives.

Afin de mettre en évidence la culture de chacune des organisations engagées dans l’approche pangouvernementale, une démarche inductive a été préconisée pour mettre en lumière les principes fondamentaux sous-jacents d’une culture qui ne peuvent être expliqués par la seule observation. À cet effet, chacune des données qualitatives obtenues dans les entrevues a été indexée de façon inductive et catégorisée en tenant compte des trois niveaux d’analyse de la culture du modèle de Schein. Le premier niveau étudie l’aspect superficiel d’une culture, qui se perçoit par les artefacts visibles. Ceux-ci se manifestent dans l’environnement construit de l’organisation qu’on repère, sous forme de logos, de tenues vestimentaires, de langage usuel, de documents publics, ainsi que dans les modes de comportement visibles. Ces données sont a priori accessibles et permettent de décrire l’environnement de l’organisation et de discerner certains modèles de comportement chez ses membres. Cependant, ces observations ne peuvent expliquer la logique interne de l’organisation, c’est-à-dire expliquer « pourquoi un groupe se comporte comme il le fait » (Schein 1991 : 176).

Pour comprendre la façon dont les membres d’une organisation agissent, il faut tenter de reconnaître les valeurs qui guident leurs comportements, ce qui constitue le deuxième niveau d’analyse. Or, ces valeurs ne peuvent être directement observées ; il est nécessaire de les inférer, que ce soit en interrogeant les membres de l’organisation ou en consultant le contenu des artefacts – comme les constitutions et documents officiels qui définissent le mandat et les objectifs poursuivis par l’organisation. Cependant, ce procédé ne présente que les valeurs manifestes ou affichées publiquement par l’organisation. Dès lors, les valeurs n’expliquent pas nécessairement les véritables raisons sous-jacentes aux conduites de ses membres, qui demeurent cachées ou inconscientes (Schein 1991 : 176-177).

Ainsi, pour vraiment comprendre une culture, il importe d’approfondir le troisième niveau, c’est-à-dire les principes sous-jacents qui sont ordinairement inconscients et qui déterminent dans les faits comment les membres d’un groupe pensent et agissent. Ces principes sous-jacents doivent nécessairement être inférés, parce qu’ils intègrent des aspects de la culture qui sont tenus pour acquis et qui sont difficilement discutables. Pensons, par exemple, à l’obligation pour les entreprises de faire des profits, pour les écoles d’enseigner ou pour la médecine de prolonger la vie ; ce sont tous des principes sous-jacents, même s’ils sont souvent perçus par les membres comme de simples valeurs (Schein 1991 : 178). À la base, un principe sous-jacent vient d’une valeur qui s’est traduite en conduite pour résoudre un problème. Progressivement, au fur et à mesure de son utilisation, cette conduite a été enseignée aux nouveaux membres, qui l’ont intégrée comme faisant partie de la nature des choses (Schein 1991 : 177-178). Cela dit, il importe de souligner que ces trois niveaux sont interreliés. Le fait qu’ils soient considérés séparément dans cette étude a pour seul objectif de faciliter leur compréhension.

En plus de tenir compte des trois niveaux d’analyse de la culture du modèle de Schein, chacune des données des entretiens a été indexée de façon inductive et catégorisée sous des thèmes généraux pour analyser les dimensions des dynamiques interministérielles dans l’epr (Altheide et Johnson 1998). Les informations ainsi indexées ont permis de dégager sous forme thématique un ensemble de critères pour comparer les principales divergences entre les cultures des agences et ministères canadiens en Afghanistan. La grille d’analyse contient six grands thèmes de comparaison : 1) les documents publics ; 2) l’appréciation du temps ; 3) l’adaptation à une zone de guerre ; 4) les comportements genrés ; 5) la résilience ; 6) les styles de leadership et de prise de décision. Ces thèmes facilitent la comparaison entre les artefacts visibles qui distinguent les cultures civiles et militaires et permettent ensuite de dégager les valeurs et principes sous-jacents mis en cause.

III – Analyse comparative des cultures des agences et ministères canadiens au sein de l’epr

À l’aide de six grands thèmes de comparaison, cette section dégage des observations globales sur les différentes cultures organisationnelles distinguant les partenaires gouvernementaux qui ont participé à l’effort pangouvernemental. Cette analyse se base sur les observations menées durant l’exercice de prédéploiement Maple Guardian, sur les informations qualitatives des entrevues ainsi que des données secondaires, comme des publications gouvernementales et la littérature scientifique. Les thèmes choisis aident ainsi à mettre en évidence les principes sous-jacents des cultures organisationnelles de la Défense, des Affaires étrangères, du Développement, des policiers et du service correctionnel, et comprendre comment la masculinité a joué un rôle déterminant dans la hiérarchisation des dynamiques de pouvoir entre les partenaires gouvernementaux.

A — Documents publics

La consultation de documents publics considérés comme des artefacts visibles aide à mettre au jour les valeurs épousées par une organisation. À cet égard, les documents publics portant sur la diplomatie, la défense et le développement offrent la possibilité d’analyser plus en profondeur les agences et les ministères au vu de leurs référents culturels et de mieux comprendre comment ces valeurs et principes sous-jacents ont guidé leurs actions dans le cadre de l’intervention canadienne en Afghanistan. Plutôt que d’utiliser le terme 3d sur le terrain, on se référait aux trois lignes d’opération de la gouvernance, de la sécurité et du développement pour décrire les activités de l’epr, ce que nous ferons également.

La ligne d’opération de la gouvernance était coordonnée par le maeci. Dans le cadre de son mandat, le maeci détenait un rôle important pour appuyer les efforts de réconciliation ainsi que pour renforcer la gouvernance au sein des institutions afghanes. Traditionnellement, les Affaires étrangères ont toujours été à l’avant-plan et ont assumé un rôle de leadership pour le Canada à l’étranger. Les principes sous-jacents liés à ce rôle de leadership transparaissent d’ailleurs dans les documents publics des Affaires étrangères. Les chercheurs Fortmann et Mérand (2005) ont interprété l’abréviation 3d dans le livret de l’epi (Canada 2005b) comme signifiant, sur le plan de la diplomatie, que « la consultation d’autres ministères [se fait] seulement quand cela est nécessaire pour garantir que les ressources affectées au développement et à la défense viennent renforcer la politique étrangère » (Fortmann et Mérand 2005 : 51). Ce schème de pensée cadre avec la conduite des Affaires étrangères depuis la création de l’Acdi en 1968. Leurs dirigeants ont toujours voulu lier l’aide au développement à des intérêts politiques et commerciaux, ce qui s’est effectivement produit sous le gouvernement Harper en 2013. Pour cette raison, les relations entre l’Acdi et le maeci ont toujours été tendues à Ottawa (Brown 2008 : 93-94). Le fait que le poste de représentant du Canada à Kandahar (rck) était assigné à un diplomate d’expérience des Affaires étrangères, responsable de représenter les volets à la fois du développement et de la gouvernance, révèle que le maeci entendait garder la mainmise sur la politique étrangère.

Le Fonds pour la paix et la sécurité mondiales (fpsm) était également géré par la ligne d’opération de la gouvernance et avait pour objectif de renforcer les capacités institutionnelles et l’établissement de la primauté du droit en Afghanistan. La contribution du service correctionnel et celle de la police civile étaient financées par le fpsm et administrées par le maeci. En ce qui concerne le renforcement des capacités des services correctionnels afghans, le scc avait pour mandat d’assurer la formation et de faire du mentorat auprès des gardiens et des administrateurs de la prison, en plus d’améliorer la sécurité et les conditions des détenus de la prison de Sarposa. Quant au volet policier, le rôle de la polciv était de conseiller, d’entraîner et de faire du mentorat auprès des membres de la police nationale afghane à leur quartier général et leurs postes de quartier. Dans les entretiens, les policiers et les agents du service correctionnel ont admis avoir vécu beaucoup de frustrations parce que tous leurs projets de reconstruction faisaient invariablement l’objet d’un examen par les fonctionnaires du maeci à Ottawa. Parfois, il y avait des divergences entre les recommandations qui avaient été soumises par les experts sur le terrain – par exemple, la construction d’une barrière à la prison de Sarposa ou le financement d’un sous-commissariat de police afghan – et l’interprétation faite par les fonctionnaires à Ottawa, qui évaluaient les demandes selon les priorités établies par leur politique en matière de gouvernance. Et comme le pouvoir de décision finale pour renforcer les capacités institutionnelles du secteur de la police et du service correctionnel reposait entre les mains du personnel du maeci à Ottawa, cela avait pour effet de susciter des frustrations nombreuses chez les experts du scc et de la polciv qui étaient sur le terrain[6].

Pour la ligne d’opération de la sécurité, les fac avaient pour principale tâche de fournir les transports et la protection nécessaires pour faciliter le travail de leurs partenaires civils dans l’epr. Ces activités de soutien s’alignent avec les principes de la doctrine de contre-insurrection qui stipulent que, pour s’attaquer aux causes profondes d’un conflit, les fac ne pourront compter que sur des moyens militaires et qu’ils devront recourir à l’expertise des civils afin de régler les problèmes d’insurrection de façon durable (Canada 2008 : 3-18). Les civils présents dans l’epr étaient souvent décrits comme des « multiplicateurs de force » essentiels pour régler les problèmes de manière durable à Kandahar. Il convient toutefois d’apporter des nuances, puisque dans le livret de l’epi en matière de défense l’abréviation 3d renvoie plutôt au fait que les Forces devaient être prêtes à agir dans un contexte de « guerre à trois volets » (Canada 2005c : 8). Dans le rapport préliminaire sur la mise en oeuvre de l’approche pangouvernementale, paru en 2009, on peut lire que, lorsque la situation de sécurité était jugée trop dangereuse pour les civils, il incombait aux fac d’accomplir simultanément les tâches de combattre, de maintenir la paix et de reconstruire le pays, jusqu’à ce que la situation de sécurité se rétablisse (jtfa 2009 : 6). Néanmoins, des partenaires gouvernementaux ont plutôt perçu l’omniprésence des fac sur les trois lignes d’opération comme de l’ingérence dans leurs domaines d’expertise[7].

L’Acdi, quant à elle, était responsable de la ligne d’opération du développement et elle devait soutenir le renforcement des capacités institutionnelles du gouvernement afghan pour offrir des services de base et apporter de l’aide humanitaire à l’échelle nationale. Le programme de développement canadien a investi 1,6 milliard de dollars dans des initiatives de relèvement multilatérales et nationales, dont le tiers devait servir exclusivement au sud de l’afghanistan. le gouvernement canadien a notamment investi dans trois projets de premier plan – le barrage de Dalah, la construction et la réparation de 50 écoles et l’éradication de la poliomyélite. Il a également contribué au programme d’initiatives locales de l’Acdi pour favoriser la reconstruction et le renforcement des capacités des communautés vulnérables dans la province de Kandahar. Lorsqu’elle utilisait l’expression d’approche pangouvernementale dans l’epi sur la gouvernance (Canada 2005d) l’Acdi le faisait en réaffirmant les principes de cohérence énoncés dans la Déclaration de Paris (2005) en vue de réduire la pauvreté. Pourtant, le guide interne pour la coopération au développement efficace dans les états fragiles, publié par l’Acdi en 2008, indique clairement que les ressources de développement seront liées aux intérêts de politique étrangère, comme en témoigne l’extrait suivant :

L’adoption d’une approche pangouvernementale intégrée [était] la nouvelle norme pour assurer une bonne coordination interministérielle au sein des pays donateurs. […] Le but de l’approche pangouvernementale [était] de faciliter la mise en oeuvre d’interventions cohérentes au sein desquelles les instruments de la politique étrangère sont alignés et utilisés aux fins prescrites.

Canada 2005e : 20

Bien que ce guide ait été accessible en ligne, notons qu’une mention sur le document spécifiait qu’il n’avait jamais été officiellement adopté par l’Acdi. Cela laisse supposer que l’Agence était réticente à adopter le concept de l’approche pangouvernementale, parce que cela allait à l’encontre d’un de ses principes sous-jacents d’« exclu[r]e de son agenda l’intrusion des politiques commerciales, internationales et autres objectifs d’ordre public qui reviennent légitimement à d’autres ministères » (Pratt 2003).

En fait, la décision de choisir l’Afghanistan comme principal récipiendaire de son aide au développement ne venait pas de l’Acdi, mais était plutôt celle du Cabinet du Premier ministre (Brown 2008 : 97). En 2005, l’Acdi avait initialement exprimé ses réticences à l’idée de se joindre à l’epr et de devoir travailler en partenariat avec les militaires. Bien que l’Acdi soit une organisation gouvernementale, sa culture organisationnelle est grandement influencée par celle de la communauté du développement, réputée pour être très critique à l’égard des epr en zone de conflit. De plus, l’Agence craignait que son association avec les fac ne compromette sa neutralité et son impartialité auprès de ses partenaires de développement. La programmation de l’Acdi s’en est même trouvée affectée, puisque des ong canadiennes, comme Care Canada et World Vision, ont refusé les fonds de l’Agence en raison de sa participation à l’epr (Hrychuk 2009 : 840). À cause de ces importantes dissensions organisationnelles à l’égard de l’engagement de l’Acdi en Afghanistan, un répondant a affirmé qu’à son avis c’était un geste délibéré de la part de l’Agence d’affecter une majorité d’agents de développement novices à l’epr durant cette période[8].

B — Appréciation du temps

Au cours de l’intervention canadienne en Afghanistan, il fut observé que les organisations civiles et militaires opéraient dans des délais très différents. Les fac avaient un rythme de bataille rapide ; elles voulaient constamment démontrer que des progrès étaient réalisés dans la zone d’opération. Les militaires se mettaient une grande pression pour accomplir le plus de projets possible durant leur présence sur le terrain[9]. Les principes qui se cachaient derrière la conduite des soldats étaient un besoin de se distinguer, de démontrer à tout prix qu’ils avaient fait plus que le groupement tactique qui les précédait. Chacun des commandants voulait faire sa marque ; chaque bataillon d’infanterie voulait prouver qu’il était meilleur que le précédent. Les valeurs sous-jacentes s’exprimaient ici dans la compétition, l’action et la performance. Les policiers et les agents du service correctionnel partageaient davantage d’affinités avec les militaires à cet égard. Ils désiraient eux aussi obtenir des résultats entraînant des retombées immédiates[10]. Ceux qui pratiquent ces métiers ont en commun une culture fondée sur l’action ; ils sont formés pour agir et obtenir des résultats.

Pour l’Acdi et le maeci, responsables de projets de reconstruction de grande envergure, l’atteinte de leurs objectifs s’inscrivait davantage dans une vision à long terme. Leurs projets de développement se concentraient sur la mise en oeuvre d’initiatives durables et leur pérennité ; leurs jalons s’échelonnaient sur plusieurs années. Certains estimaient même que les changements apportés par leur contribution ne seraient perceptibles que pour la prochaine génération[11]. Les propos d’un directeur de l’Acdi, en poste au début de 2008, confirment cette perspective à long terme : « J’étais au début d’un engagement d’un mandat de trois ans. Ma vision était d’atteindre nos objectifs d’ici à mars 2011. Cela me suffisait amplement »[12]. Contrairement aux militaires, le personnel civil ne ressentait pas la même urgence de réussir dans un court laps de temps. Comme les objectifs de l’Acdi et du maeci s’inscrivaient à long terme, le plus important pour ces organisations était d’impliquer les communautés locales afin qu’elles s’approprient les projets une fois construits. C’étaient davantage les valeurs de collaboration, de consensus et de patience qui dominaient dans leurs comportements organisationnels.

Cela étant dit, les civils à l’epr ressentaient une pression constante pour maintenir la cadence des fac et pour respecter leurs échéanciers d’évaluation de performance, pourtant jugés irréalistes. Malgré leur désaccord, les agents de développement ont d’abord tenté d’accélérer leur rythme pour s’aligner davantage sur celui des militaires – et ce, même s’ils estimaient que les militaires auraient dû faire plus d’efforts pour comprendre les spécificités liées à la nature de leur travail plutôt que de percevoir leur différence comme un signe de faiblesse. Après un certain temps, le maeci et l’Acdi ont refusé de remplir l’évaluation hebdomaire des fac pour mesurer l’état d’avancement de leurs projets, parce que les indicateurs de progression utilisés par les militaires donnaient l’impression qu’aucun de leurs objectifs organisationnels n’était en voie d’être atteint. Les livrables de leurs grands projets de développement étaient échelonnés sur plusieurs années ; il n’était donc pas réaliste de les mesurer sur une base hebdomadaire[13].

C — Adaptation à une zone de guerre

L’adaptation des partenaires de l’approche pangouvernementale à une zone de guerre n’a pas été facile pour les membres de certaines organisations. Alors que dès son entrée dans les fac un soldat est entraîné à faire la guerre et à se défendre contre un ennemi, les diplomates et les agents de développement ne sont tout simplement pas formés à cette fin. En fait, la très grande majorité des civils canadiens envoyés à Kandahar n’avaient reçu qu’une formation de quelques jours avant de se retrouver dans un environnement hostile. Si, durant leur entraînement, les soldats étaient appelés à développer leurs sens pour percevoir les dangers (durant les patrouilles en Afghanistan, les soldats observaient les comportements de la population locale et pouvaient sentir qu’une situation devenait dangereuse), à l’opposé le concept de danger était beaucoup moins tangible aux yeux des civils.

Pour cette raison sans doute, les sorties à l’extérieur du camp ont été la source de nombreux conflits entre les partenaires gouvernementaux. Quelques civils avaient tendance à vouloir prolonger leurs réunions au-delà du temps prévu pour éviter de brusquer les discussions avec leurs homologues afghans et établir un rapport de confiance. Les militaires considéraient ces comportements comme dangereux, non seulement pour la sécurité personnelle des civils, mais également pour les militaires chargés de leur protection[14]. Même si quelques civils seulement étaient à blâmer, lorsque des situations semblables se produisaient les soldats étaient portés à faire usage de stéréotypes et à critiquer les civils pour ne pas avoir une mentalité de corps expéditionnaire.

Les policiers et les agents correctionnels se sont adaptés facilement à l’environnement de contre-insurrection. La nature de leur travail fait en sorte qu’ils sont régulièrement exposés à des situations dangereuses et leur formation professionnelle leur a appris à composer avec ces risques. C’est d’ailleurs ce qu’a souligné un agent du service correctionnel : « Pour nous, aller à Kandahar, cela signifiait de transposer nos principes de gestion des risques que nous appliquons au Canada à un contexte de guerre »[15]. Dans l’exercice de leurs fonctions, les policiers et les agents du service correctionnel savent qu’ils peuvent être blessés ou perdre la vie. Les policiers et les agents du service correctionnel ont également affirmé partager un fort esprit de camaraderie, semblable à celui que l’on retrouve dans la culture militaire[16].

D — Comportements genrés

Dans l’environnement hautement militarisé de l’epr, on a observé que les comportements associés à la féminité étaient souvent interprétés comme un signe de faiblesse. En raison de la culture d’autorité présente au sein des fac, les militaires étaient portés à avoir des comportements très formels dans leurs rapports professionnels[17]. Lorsqu’ils s’exprimaient, ils avaient tendance à adopter un ton directif qui se transposait dans leur posture (c’est-à-dire, la façon dont les militaires se tiennent dans leur environnement). Dans les forces armées, la posture joue un rôle très important et accorde un sens de fierté au militaire (par exemple, un torse bombé, un geste directif et contrôlé, une voix forte, une marche au pas cadencé).

À l’inverse, les civils avaient tendance à avoir une posture plus décontractée (par exemple, des gestes avec les mains, un ton plus posé, une démarche désinvolte). Certains de ces attributs dits féminins étaient considérés par la culture de masculinité militarisée comme un signe de faiblesse. Comme les civils n’étaient pas habitués aux comportements très formels des militaires, ils trouvaient que la façon dont les militaires s’adressaient à eux pouvait parfois être très directe, voire carrément impolie[18]. À la suite d’une exposition prolongée à la culture militaire, il fut observé que les civils avaient tendance à modifier leurs comportements et à adopter des aspects de la culture militaire (par exemple, un style plus directif) afin d’améliorer leurs performances dans leur environnement.

E — Résilience

Les agents de développement ont montré une plus grande résilience dans l’évaluation du succès de leur projet de développement et de renforcement des capacités. Ils avaient tendance à accorder plus d’importance aux processus qu’aux résultats. Pour eux, le processus d’apprentissage était plus important encore que la réussite d’un projet. Leur principal objectif était d’assurer le renforcement des capacités des autorités locales. Dès lors, apprendre de ses erreurs constituait une étape essentielle pour les communautés locales en vue d’acquérir de nouvelles compétences[19]. Par conséquent, si leurs rapports de rendement pouvaient indiquer la réussite du projet parce qu’il avait atteint les résultats escomptés, d’autres cultures organisationnelles auraient évalué ce même projet comme ayant été un échec.

À l’opposé, la culture militaire accordait beaucoup d’importance au succès d’une opération, au point où l’échec était jugé très négativement. Le chef d’état-major, le général Vance, l’a d’ailleurs bien souligné dans l’un de ses discours : « Gagner fait partie de notre adn »[20]. Même si l’approche de contre-insurrection ajoute désormais un volet de renforcement des capacités, dit « enable » (habiliter), au traditionnel « clear-hold-build » (nettoyer-tenir-construire), dans les faits les militaires éprouvent beaucoup de difficultés à laisser aller, surtout si cela risque d’entraîner l’échec d’une initiative. Les militaires vont plutôt avoir tendance à prendre en charge la situation et à vouloir résoudre le problème eux-mêmes. Ne pas passer à l’action est un principe contre-intuitif pour les militaires (Tamas 2009 : 57 et 179-180). Les principes sous-jacents à cette conduite sont liés entre autres aux valeurs de performance et de compétition présentes dans la culture militaire, mais également à la formation reçue dans les cours de professionnalisation qui enseignent que l’échec est synonyme de pertes de vie. Vu sous cet angle, l’échec n’est donc pas envisageable. Tout cela mis ensemble fait en sorte que la culture militaire est beaucoup moins résiliente que celle du développement.

Styles de leadership et prises de décisions

En comparant les méthodes de prises de décisions et les styles de leadership entre les agences et les ministères au sein de l’epr, il fut constaté que les valeurs recherchées chez les hauts dirigeants de l’approche pangouvernementale différaient grandement d’une culture à l’autre et qu’elles les opposaient sur le spectre de la masculinité et de la féminité.

La prise de décision revêt une importance particulière dans la culture militaire, puisque les soldats sont parfois appelés à agir dans des situations à haut risque dans lesquelles des vies peuvent être mises en danger. L’une des compétences recherchées auprès des militaires de haut rang est la capacité à prendre la meilleure décision possible dans un court laps de temps (Turnbull et Ulrich 2010 : 2). À l’inverse, les hauts fonctionnaires tendent à vouloir négocier pour trouver un compromis qui soit un consensus négocié, plutôt que d’exercer une influence directe (Baumann 2008 : 72). Ces processus de décision sont certes plus inclusifs, mais ils demandent beaucoup plus de temps. Cela agaçait particulièrement les militaires, surtout que les décisions prises par les hauts fonctionnaires civils péchaient souvent par excès de prudence. Cette aversion aux risques des organisations civiles était perçue négativement par la culture militaire qui tend, quant à elle, à récompenser le changement, peu importe si les besoins qui l’entraînent sont réels ou non.

Quant aux styles de leadership recherchés chez les hauts dirigeants, le modèle qui prédomine dans la culture militaire est étroitement associé à la capacité de commandement de ces dirigeants. L’exercice du leadership, au sein des fac, se caractérise comme étant hautement autoritaire et directif, ce qui convient parfaitement aux besoins opérationnels de l’institution (Hill 2007 : 13). Le leadership militaire s’exprime donc par la capacité de ses hauts dirigeants militaires à diriger efficacement leur chaîne de commandement, en donnant des directives claires et avec l’objectif d’accomplir une mission donnée. Les dirigeants civils au sein de la fonction publique, quant à eux, sont appréciés pour leur style de leadership plus nuancé qui s’appuie sur les principes de la coopération et du consensus. Il est également attendu d’eux qu’ils aient de la facilité à préserver de bonnes relations interpersonnelles et à communiquer efficacement[21]. En résumé, le processus décisionnel et le style de leadership chez les militaires se basent sur les valeurs de la capacité de commandement, alors que dans un contexte diplomatique les décisions sont prises d’une façon plus consensuelle. Malheureusement, puisque ces compétences ne sont pas nécessairement complémentaires, elles ont plutôt été une source de divisions et ont créé de la confusion chez les hauts dirigeants.

Tableau récapitulatif de l’analyse comparative des cultures organisationnelles des agences et ministères

Tableau récapitulatif de l’analyse comparative des cultures organisationnelles des agences et ministères

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IV – Dynamiques d’interactions interministérielles au sein de l’epr

Au vu de la section précédente, l’analyse comparative des cultures organisationnelles des agences et des ministères au sein de l’epr a permis de mettre en évidence les valeurs et les principes sous-jacents de ces organisations et de mieux comprendre comment la masculinité y a joué un rôle déterminant. Cette section tente de discerner comment les affinités et les différences culturelles entre les partenaires gouvernementaux ont eu pour effet de hiérarchiser les dynamiques d’interactions et d’instaurer des rapports de pouvoir au sein de l’epr.

Pour présenter les résultats de cette recherche, nous utilisons un modèle de la culture qui illustre schématiquement les dynamiques interministérielles observées dans l’epr. En observant les dynamiques d’interactions interministérielles dans l’epr, il a été possible de constater que les agences et ministères se sont regroupés en trois sous-groupes : les militaires, les paramilitaires et les civils (voir la figure plus bas). Un apport important de ce modèle est qu’il rend visible le fait que chacun des groupes culturels – fac, polciv, scc, maeci, Acdi – se positionne différemment sur le continuum de la masculité et de la féminité. Ainsi, son niveau d’adhésion à la culture masculine dominante prédispose chacune des cultures organisationnelles à développer certaines affinités avec d’autres groupes culturels similaires. Au-delà de ces affinités culturelles, puisque la conceptualisation de l’approche pangouvernementale repose, dans son essence, sur la contribution des 3d – Diplomatie, Défense, Développement –, nous terminerons en commentant leurs dynamiques d’interactions.

Il fut observé que, dans l’environnement de l’epr, la perméabilité des cultures des trois sous-groupes différait grandement. Autrement dit, les membres de l’endogroupe avaient la capacité de distinguer de manière instinctive ceux qui appartenaient ou non à leur communauté élargie. Dans la figure ci-dessous, la ligne pleine est utilisée pour représenter l’imperméabilité de la culture, alors que la ligne pointillée indique que la culture est plus perméable et encourage les échanges avec d’autres cultures.

Dynamiques des interactions interministérielles basées sur le continuum de la masculinité et de la féminité

Dynamiques des interactions interministérielles basées sur le continuum de la masculinité et de la féminité

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Les militaires étaient clairement perçus comme ayant une culture forte et imperméable. Au sein des fac, tout individu non militaire était perçu comme extérieur à la culture d’appartenance parce que la notion d’identité est très forte au sein de la communauté militaire. En ce qui a trait au sous-groupe culturel des « paramilitaires », ces corps de métier partageaient plusieurs valeurs de la culture militaire (par exemple, ils étaient habitués à travailler au sein d’une structure hiérarchique, à suivre des ordres, à porter des armes, à faire preuve de discipline). De plus, leurs métiers ont tous une culture fondée sur l’action et ils désirent obtenir des résultats opérationnels avec des retombées immédiates. Cela dit, la culture des « paramilitaires » était jugée plus perméable que celle des « militaires » ; ces membres étaient en mesure de faire le pont entre la culture « purement » civile et la culture militaire. Le sous-groupe culturel des « civils » était composé du personnel de l’Acdi et du maeci. Le sous-groupe culturel des « civils » était perçu comme moins résistant aux incursions extérieures ; les « civils » avaient un fort désir d’encourager les échanges entre leur culture et celle des militaires pour pouvoir se sentir inclus dans l’epr. Cela étant dit, le maeci est tout de même considéré comme une des organisations les plus hiérarchiques à l’extérieur du secteur de la sécurité.

Étant donné que les militaires opéraient dans un contexte de guerre, un environnement sur lequel se fondent les référents culturels des fac, les soldats ne percevaient pas la force de leur acculturation. La contribution civile dans l’epr avait lieu dans un environnement hautement militarisé, dans lequel la culture militaire était prédominante. De nombreuses critiques furent émises à l’encontre des militaires canadiens désireux d’imposer leur terminologie et leurs modèles, qu’ils considéraient comme plus appropriés au contexte de guerre présent en Afghanistan. Si l’on observe les thèmes de comparaison retenus précédemment, on note que les cultures civile et militaire étaient en opposition sur presque tous les critères : dans leur appréciation du temps (objectifs à court terme vs à long terme), les comportements genrés (posture guerrière et ton directif vs posture décontractée et ton posé), la résilience (échec jugé négativement vs processus d’apprentissage) ainsi que dans leurs styles de leadership (capacités de commandement et leadership autoritaire vs consensus et relations interpersonnelles). La culture de masculinité militarisée qui régnait dans la zone de guerre de Kandahar faisait en sorte que la masculinité l’emportait sur tout ce qui était socialement construit comme étant féminin.

On a également observé que les militaires avaient tendance à adopter un comportement ethnocentrique à l’égard des autres partenaires des 3d. Le maeci et l’Acdi devaient constamment se justifier lorsque leurs mandats et leurs objectifs organisationnels étaient à contre-courant de la culture militaire. De façon générale, les fac tendaient à ignorer les spécificités du maeci et de l’Acdi ; les réflexions qui ne cadraient pas avec la culture militaire étaient souvent vues comme illogiques et incompréhensibles par la culture dominante. La primauté était accordée à l’autorité du militaire, et ce dernier perdait patience devant les nuances complexes d’un monde formé de nombreux acteurs. Ces comportements ethnocentriques ont eu pour effet de nuire à l’effort pangouvernemental et d’accorder la préséance aux préoccupations sécuritaires au détriment des plans de gouvernance et de développement.

Conclusion

L’étude de cas de l’epr à Kandahar montre bien que la mise en oeuvre d’une approche pangouvernementale n’a pas su fournir à elle seule suffisamment de directives pour encadrer le travail des agences et des ministères en Afghanistan. Le Canada était engagé dans un environnement hautement militarisé où la culture militaire prédominait. Cela a contribué à instaurer entre les partenaires gouvernementaux des rapports hiérarchiques socialement construits qui ont eu pour effet de nuire à l’effort pangouvernemental. Étant donné que les référents culturels des fac se fondent sur la guerre, la plupart des militaires canadiens n’étaient pas conscients de leur forte acculturation. De fait, les valeurs qui ne cadraient pas avec les impératifs militaires du contexte de guerre étaient jugées illogiques et subordonnées à un enjeu secondaire. Si la polciv et le scc partageaient beaucoup plus d’affinités culturelles avec les fac, le fait que les décisions finales des projets de reconstruction dans les secteurs de la police et des services correctionnels reposaient entre les mains du maeci a contribué à limiter le pouvoir d’action de ces organisations sur le terrain. Ces dynamiques de pouvoir montrent bien qu’une collaboration fondée uniquement sur la bonne volonté des individus est vouée à l’échec.

On constate dès lors d’autant plus l’importance du rôle que doit jouer le gouvernement canadien dans la mise en place de structures garantissant à tous les partenaires gouvernementaux d’être entendus et que les pensées dites divergentes de la culture dominante se refléteront dans les plans mis en oeuvre. À cet égard, l’application de certaines initiatives destinées à bâtir la confiance et les facteurs de cohésion serait bénéfique pour préparer les partenaires pangouvernementaux en vue de futures interventions. L’augmentation des possibilités d’entraînement et de socialisation entre les partenaires est un moyen reconnu pour améliorer les relations civilo-militaires et donc consolider les liens de confiance. De telles initiatives peuvent aider les acteurs à prendre conscience des raisons pour lesquelles les barrières culturelles et institutionnelles affectent la coordination interministérielle.

Plus concrètement, l’une de ces suggestions est d’intégrer aux formations déjà offertes avant une affectation à l’étranger un volet pour sensibiliser les participants aux relations avec les autres organismes gouvernementaux. Dans le cadre de leur apprentissage, les participants prendraient alors conscience de l’influence de leur propre conditionnement culturel et de la façon dont celui-ci a formé leur mode de pensée, leurs perceptions d’un conflit et leur façon de réagir à une situation difficile. Ces formations viseraient aussi à améliorer les techniques de communication interpersonnelle, en encourageant les participants à user de diplomatie et à faire preuve d’empathie culturelle, tant dans leurs propos que dans leurs actes. Une telle formation axée sur les effets de la culture organisationnelle dans les interactions interministérielles apporterait des bénéfices concrets à la préparation des partenaires appelés à travailler dans un contexte pangouvernemental.

De plus, l’entraînement commun est considéré comme l’un des meilleurs moyens pour améliorer la coordination civilo-militaire (Das et Teng 1998 ; Duffey 2000 ; Jenny 2001 ; Patrick et Brown 2007 ; Leslie, Gizewski et Rostek 2008 ; Thompson, Febbraro et Blais 2011). D’ailleurs, durant la mission du Canada en Afghanistan, le gouvernement canadien avait exigé que tout le personnel en poste à Kandahar participe aux activités prévues dans le programme de prédéploiement. Parmi ces activités, l’exercice Maple Guardian, organisé par les fac, a permis aux participants d’acquérir une meilleure compréhension des mandats et des capacités des autres agences et ministères, desquels ils étaient généralement peu familiers. Ces opportunités d’entraînement ont permis aux participants de créer des relations personnelles qui, en retour, ont amélioré significativement la coordination interministérielle dans des situations tendues (Banko, Leprince et Gizewski 2011).

En résumé, afin de mieux outiller le personnel appelé à travailler dans un contexte pangouvernemental, une formation, centrée davantage sur la culture, faciliterait chez les participants une prise de conscience de leur acculturation et de la façon dont cette dernière influence leurs interactions interpersonnelles. Une hausse des opportunités de socialisation, telle que la tenue d’entraînements communs et les occasions d’échange entre agences et ministères, sont de bons moyens d’améliorer la coordination civilo-militaire. Ces initiatives aident à tisser des liens de confiance entre les différentes organisations tout en les familiarisant avec les perspectives d’autres cultures organisationnelles. En améliorant la formation offerte au personnel appelé à participer à une mission pangouvernementale, le gouvernement canadien contribuera à renforcer la qualité de ses futures interventions dans les situations de crise et de reconstruction après-conflit.