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Publiée huit ans après la première édition, la seconde édition de Critical Approaches to International Security s’efforce de présenter une vue d’ensemble de la littérature critique en matière de sécurité internationale. Organisé en huit chapitres, eux-mêmes regroupés en trois parties (contexte, méthodologie et pratique), le livre de Fierke nous propose une synthèse de la littérature publiée au cours des vingt et quelques dernières années, soulignant les thématiques communes et les débats majeurs. À ce titre, il s’agit certainement d’un ouvrage incontournable pour les étudiants et chercheurs qui s’intéressent à l’approche critique en Relations internationales.
Ceux qui ne sont pas encore familiarisés avec la théorie critique pourront découvrir cette approche par le biais de présentation d’auteurs ainsi que de nombreux exemples concrets (intégration européenne, migration, guerre contre le terrorisme, conflit en Syrie…). Les autres apprécieront le travail titanesque de Fierke qui s’efforce de digérer une masse croissante de production scientifique et d’évaluer les évolutions en cours dans la discipline. Par ailleurs, l’exercice d’application qui suit chaque chapitre souligne l’utilité de l’ouvrage en tant qu’appui d’enseignement.
L’organisation du texte autour de thèmes clés plutôt que de « labels » théoriques peut dérouter le lecteur de prime abord. Cependant, ce choix permet de mettre l’accent sur les débats plus que sur des distinctions parfois secondaires entre différentes écoles. Au fil du texte apparaît progressivement le portrait d’une discipline dont les racines remontent jusqu’à Marx, à Gramsci, à Adorno, à Horkheimer, à Foucault, ou à Edward Saïd, et l’idée que le chercheur critique se doit d’aborder les problèmes par le prisme de l’humanité en souffrance, de ceux pour qui l’ordre établi est source d’insécurité. Dans les deux premiers chapitres, l’auteure revient sur l’évolution de l’étude de la sécurité, initialement organisée autour de la notion de sécurité nationale, et longtemps analysée en termes essentiellement militaires. Les approches critiques qui émergent peu à peu reposent toutes sur l’idée que le concept de sécurité ne peut être que politique et qu’il est, de ce fait, voué à demeurer « essentiellement contesté ».
Les deux chapitres axés sur la méthodologie sont centrés sur les notions de changement et d’identité. Leur lecture permet de mieux comprendre le lien entre l’approche socioconstructiviste, et les autres approches critiques. Fierke y explore notamment la notion d’agence (agency) et la capacité de certains acteurs, en particulier non étatiques, à amorcer des changements en « faisant comme si » les règles du jeu étaient différentes. Finalement, c’est un processus complexe d’accumulation d’actes qui conduit à la construction ou au renforcement de certains discours, de certaines identités, et permettent d’expliquer les changements. Si les approches critiques refusent l’idée d’un monde réel objectif à découvrir, l’analyse du discours est l’une des méthodes par laquelle le chercheur critique peut s’efforcer de dresser la carte d’un certain monde ou d’une transition entre deux mondes. En recourant à la « critique immanente », le théoricien critique peut également encourager résistance et changements en exposant les contradictions inhérentes à certaines politiques et les discours qui les justifient. Mais au-delà, certains auteurs, dont Fierke, étudient la capacité des plus marginalisés à être des vecteurs de changement, en inventant des moyens de se réapproprier le politique, parfois par le biais du sacrifice personnel.
Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, Fierke affine son portrait des approches critiques en s’intéressant aux concepts de « danger », de « peur et traumatismes », « d’insécurité humaine » et « d’émancipation ». Son analyse de la notion de danger lui permet de revenir en détail sur la contribution de l’école de Copenhague et le concept de « sécurisation » (securitization). Si les approches critiques s’accordent sur l’idée que les menaces sont socialement construites, elles divergent quant à leur interprétation de tels processus, notamment sur le lien entre sécurisation et politique. De la même manière, la notion de « sécurité humaine », initialement conçue comme un concept critique susceptible de changer les discours et pratiques sécuritaires, a suscité de nombreux débats. Le discours autour de la notion de sécurité humaine a notamment fait couler beaucoup d’encre du fait des présupposés libéraux et ethnocentriques sur la base desquels ce concept semble le plus souvent interprété. Certains auteurs, dont Fierke, préfèrent parler d’insécurité.
Étant donné le credo des approches critiques et leur promesse d’être au service des marginalisés, de ceux pour qui l’ordre établi est synonyme d’insécurité, ainsi que leur intérêt pour la notion d’émancipation, on regrettera la surreprésentation d’auteurs occidentaux dans cet ouvrage. À l’instar de nombreux autres théoriciens critiques, Fierke est consciente de cette limite qui est, tout comme beaucoup des thèmes discutés dans le livre, le produit de processus complexes. En même temps, ce que l’ouvrage de Fierke nous rappelle, est le lien intrinsèque entre théorie et pratiques de sécurité, et de ce fait, l’importance vitale de la discipline. À cet égard, bien que les approches critiques de la discipline soient loin d’avoir accompli leurs objectifs, leurs prémisses communes continuent de représenter un cadre théorique essentiel. Comme Fierke le rappelle, l’émancipation doit être conçue comme un processus, une direction plutôt qu’une destination. Vu sous cet angle, le livre présenté ici réussit certainement le pari de proposer une vue d’ensemble – et forcément sélective – de ce processus critique.