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Il est rare de nos jours d’avoir une idée de l’étendue et du fonctionnement des relations diplomatiques entre deux grandes puissances bien avant que les archives diplomatiques ne soient rendues publiques. Cette possibilité est normalement réservée aux historiens qui peuvent nous dire beaucoup plus tard si le récit historique émanant du journalisme quotidien a été juste. Angela E. Stent, politicologue universitaire, réussit, en étudiant les documents publiés et en utilisant une bibliographie vaste et surtout des entrevues avec des diplomates et des fonctionnaires des deux pays et des spécialistes dans le domaine, à nous donner, malgré la contemporanéité du sujet, un aperçu extrêmement détaillé des relations entre la Russie postsoviétique et les États-Unis dans la première décennie du 21e siècle.
Organisé en douze chapitres, l’ouvrage examine ces relations à partir des sujets brûlants ou des contentieux entre les deux puissances depuis la fin de la guerre froide, de même qu’au regard des présidences américaines et du rôle de Vladimir Poutine, l’interlocuteur russe principal tout au long de la période récente. Selon l’auteure, le fil conducteur de ces relations est le désir des dirigeants politiques des deux pays d’assurer un dialogue stable, alors que les différences de politique et d’appréciation du rôle de l’une et de l’autre puissance changent au fil des événements. La fin de la guerre idéologique entre l’Union soviétique et le monde occidental sous le leadership américain exigeait un ajustement des relations jusqu’alors contentieuses entre les deux puissances ; en fait, il y aura, nous dit l’auteure, quatre « redémarrages » (resets) qui correspondent à autant de présidents aux États-Unis.
Le premier effort se fait sous George Bush père au moment où naît la Russie postcommuniste. En raison de l’incertitude des transformations en Russie et du temps nécessaire pour en connaître les contours, c’est sous Bill Clinton dans les années 1990 qu’il y aura une tentative réfléchie du côté américain d’asseoir les relations sur une base solide. La passation du pouvoir entre Boris Eltsine et Vladimir Poutine en 1999 ainsi que les attaques terroristes sur le sol américain le 11 septembre 2001 sont à l’origine du troisième redémarrage, à l’initiative de Poutine, au moment où George Bush fils est président. L’évolution de la situation internationale mais aussi la guerre entre la Russie et la Géorgie en 2008 sont les raisons principales d’un quatrième redémarrage, cette fois sous la présidence de Barack Obama. Considérant ces quatre périodes, ce que l’auteur examine et explique, ce sont les raisons de la difficulté d’établir une relation productive et plus prévisible entre les deux pays, les domaines où ces relations ont bien fonctionné et où elles sont problématiques afin de voir comment elles peuvent aller au-delà de ce qui apparaît pour l’instant comme un partenariat limité et sélectif.
Dans son analyse des différents événements et des situations qui ont opposé ou rapproché les deux puissances depuis la chute du communisme, l’auteure, dans la mesure où elle a réussi à obtenir l’information nécessaire, nous résume les débats en politique étrangère au sein de chaque administration américaine, mais aussi au Kremlin. C’est l’un des points forts de cet ouvrage. Il est fascinant de constater que ces débats signalent un effort sérieux, de part et d’autre, de saisir de façon réaliste la signification du changement dans l’équilibre de la puissance sur le plan géopolitique, mais aussi dans le domaine stratégique où l’équilibre de la terreur militaire exigeait une modification après la fin de la guerre froide, et d’en tirer les conséquences appropriées. Il en résulte une série de questions auxquelles l’auteure tente de répondre : quelle était la nouvelle réalité et comment était-elle perçue dans les deux pays ? Les élites et les populations des deux pays avaient-elles une bonne connaissance et comprenaient-elles les perceptions de l’autre ? Ces questions émanent de la constatation suivante : depuis la chute de l’Union soviétique, Washington ne voyait plus la Russie comme un rival idéologique ou militaire, mais plutôt comme une puissance affaiblie qu’elle pouvait influencer dans la réalisation de ses objectifs en politique étrangère. Du côté russe, tant les élites, surtout Poutine, que la population acceptaient de mauvais gré les conséquences de la fin du communisme et ne souffraient surtout pas cette approche américaine. Ainsi, l’objectif principal de la politique étrangère de la Russie dès 1992 était et restait de regagner son statut de grande puissance et de se faire accepter comme telle par Washington, quitte à le manifester de façon obstructionniste, ne serait-ce que pour faire passer le message. Tout au long de chaque chapitre, examinant six séries de défis que les deux puissances cherchaient à gérer – l’équilibre nucléaire ; la non-prolifération des armes de destruction massive ; le rôle de chaque puissance dans l’espace postsoviétique ; la sécurité européenne ; le monde arabe ; le terrorisme mondial et les défis qu’il pose pour la Russie –, Stent nous montre comment ces perceptions dans les deux pays ont influencé les décisions prises.
The Limits of Partnership est un ouvrage détaillé et extrêmement riche à tous les égards. D’aucuns seront peut-être en désaccord avec plusieurs de ses conclusions. Il n’en reste pas moins que son analyse est solide et réaliste par rapport à une situation internationale qui est devenue asymétrique après la chute du communisme. Pour ces raisons, il mérite d’être lu non seulement par les étudiants en histoire et en science politique qui s’intéressent à ces questions, mais surtout par le grand public américain et russe.