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Dans Ethnic Diasporas and the Canada-United States Security Community, David Haglund propose une analyse des plus originales de l’impact des diasporas ethniques sur la constitution de la communauté de sécurité nord-américaine (csna). Par une approche historique comparative, Haglund montre en quoi les diasporas irlandaises et allemandes ont influencé la relation canado-américaine, de la fin de la guerre de Sécession à la Première Guerre mondiale, afin de jeter un éclairage nuancé sur la question de la diaspora musulmane nord-américaine à l’âge de la « guerre à la terreur ».
L’Amérique du Nord, rappelle Haglund, n’a pas toujours été une « zone de paix ». Avant de devenir, au cours du 20e siècle, « la plus longue frontière non défendue au monde », la frontière séparait bel et bien deux entités politiques régulièrement en guerre. Le Canada et les États-Unis ont cependant fini par se constituer en une communauté de sécurité, dont la naissance date du moment où le recours à la force est devenu impensable entre le Canada et les États-Unis. Selon Haglund, ce n’est qu’en 1937 que les États-Unis ont cessé de consacrer des ressources à la planification d’une guerre contre le Canada : c’est à cette date que naît la csna. Quelles sont les causes de l’établissement de la « zone de paix » canado-américaine ? D’aucuns y voient une incarnation de la théorie de la paix démocratique. D’autres soulignent le rôle des valeurs, normes et pratiques communes. En opposition à ces deux conceptions, Haglund argue que si les institutions ou les valeurs libérales-démocratiques étaient à l’origine de l’avènement de la csna, celle-ci serait née dans les années suivant la « consolidation » de la démocratie libérale en Amérique du Nord, ce qui, pour lui, correspond à la fin de la guerre de Sécession et à la Confédération canadienne. C’est ici que les diasporas ethniques entrent en jeu : la csna « aurait dû » se constituer dans la seconde moitié du 19e siècle, mais l’activisme diasporique l’en aurait empêché en bloquant le rapprochement anglo-américain, condition évidente du rapprochement canado-américain.
Haglund définit une diaspora comme un groupe dispersé, provenant d’une patrie originelle, dont l’existence politique demeure orientée vers cette patrie et qui reste distinct au sein de la nation hôte. La diaspora irlandaise aux États-Unis se caractérisait ainsi par son attachement à la cause de la liberté de l’Irlande et, partant, par une anglophobie appuyée. Pour nuire à la métropole anglaise, les Fenians, frange de cette diaspora, organisèrent notamment plusieurs attaques contre le territoire canadien dans les années suivant la guerre de Sécession, mais la diaspora irlandaise employa aussi le lobbying, le point d’orgue se situant entre 1905-1917. Nombre d’observateurs soulignent ainsi que le « retard » de l’engagement américain aux côtés des Britanniques dans la Première Guerre mondiale découle en partie de l’influence anglophobe de la diaspora irlandaise, alliée pour l’occasion à la diaspora allemande, celle-ci cherchant à bloquer l’alliance anglo-américaine par attachement patriotique envers l’Allemagne.
Au final, l’activisme irlandais et allemand a échoué : les États-Unis sont entrés en guerre aux côtés du Royaume-Uni. Mais Haglund n’en conclut pas pour autant à l’absence d’influence de ces diasporas. Il suggère en fait que leur activisme aurait eu pour effet « inattendu » de pousser les États-Unis à entrer en guerre. Haglund renverse ainsi la question de l’intervention américaine dans la guerre : au lieu de demander pourquoi les Américains ont attendu trois ans pour intervenir, il demande plutôt pourquoi les Américains sont intervenus. Selon Haglund, c’est précisément l’activisme irlandais et allemand qui aurait mené les Américains à se définir comme descendants de l’Angleterre :
In effect, the Irish Americans, with more than a little help from their German American friends succeeded in « getting America’s English up », in the process mobilizing America’s large « hidden diaspora », the one consisting of the English-descended Americans who had heretofore been inclined to regard the British themselves as having been Americans’ « significant oppositional others », so necessary for establishing the very meaning of the American national identity.
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C’est seulement lorsque les Américains d’ascendance anglaise ont été mis face à un « Autre » allemand et irlandais qu’ils ont pu se concevoir comme une « diaspora », et donc comme appartenant au même groupe que les Britanniques et les Canadiens. C’était une condition nécessaire à la création de la csna.
La menace terroriste djihadiste, injustement associée à la diaspora musulmane, a elle aussi contribué à resserrer les liens de la csna. Après les attentats du 11 septembre 2001, des Canadiens ont craint un « épaississement » de la frontière, mais le problème terroriste s’est depuis révélé comme une menace pour les deux partenaires, renforçant de ce fait la coopération au sein de la csna. Haglund en vient à la conclusion que l’impact des diasporas sur la relation canado-américaine n’est plus, et depuis longtemps, un facteur de division. Qui plus est, la diaspora musulmane n’a pas la taille des diasporas irlandaise et allemande du tournant du 20e siècle : elle ne peut espérer avoir qu’une fraction de l’influence de celles-ci. Surtout, cette diaspora est engagée de manière résolue dans la lutte contre le djihadisme, contrairement aux deux autres diasporas, qui s’opposaient explicitement au Canada et au Royaume-Uni.
S’adressant avant tout aux spécialistes des diasporas ou des relations canado-américaines, Haglund apportera aussi du grain à moudre à qui s’intéresse au terrorisme et aux « acteurs clandestins transnationaux ». Mais sa prose, à la fois précise et colorée, ainsi que le récit saisissant qu’il fait de passages souvent oubliés de l’histoire américaine, confèrent à cet ouvrage un intérêt qui devrait largement dépasser les cercles des seuls politologues.